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Date : 20050714

Dossier : IMM-8243-04

Référence : 2005 CF 979

Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

BASSAM JWEIDAN AL-JAMEL, BASMA M.M. DAJEH,

MUSTAFA BASSAM AL-JAMEL, REEM BASSAM AL-JAMEL,

SARA B.J. BASSAM JAMEL, MANAL BASSAM JAMEL

demandeurs

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER


[1]         M. Bassam Jweidan Al-Jamel (le demandeur principal), de nationalité jordanienne, revendique la qualité de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger, en invoquant ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social, la tribu Al-Khoury, à Ma'an, en Jordanie. Son épouse et ses enfants, eux aussi de nationalité jordanienne, fondent leurs demandes sur celle du demandeur principal. Dans une décision datée du 14 septembre 2004, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté leurs demandes au motif que leurs témoignages ntaient pas crédibles sur des éléments clés des demandes. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

La question en litige

[2]         Les demandeurs contestent un certain nombre des conclusions de la Commission. Il faut donc se demander ici si la Commission, pour certaines conclusions essentielles, a mal compris la preuve qu'elle avait devant elle ou n'en a pas tenu compte, de telle sorte que sa décision serait manifestement déraisonnable.

Analyse

a) La norme de contrôle

[3]         La décision de la Commission repose sur le fait qu'elle n'a pas cru le récit des demandeurs. Une conclusion quant à la crédibilité est une conclusion de fait. En conséquence, les demandeurs doivent s'acquitter de la difficile obligation de prouver que la Commission a tiré une conclusion abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7). Il est bien établi en droit que la Cour n'interviendra que si la décision de la Commission est jugée manifestement déraisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 160 N.R. 315 (C.A.F.)), faute dtre appuyée par la preuve.


b) L'absence de prise en compte d'une preuve de lacunes de mémoire

[4]         La Commission a examiné une lettre du médecin de famille, le docteur Khulbe. Le premier paragraphe de la lettre du médecin décrit la prétendue torture que lui a relatée le demandeur principal, ainsi que les signes visibles de cette prétendue torture. Au second paragraphe, le Dr Khulbe considère ltat mental du demandeur principal. Le médecin décrit les symptômes de la dépression générale et de l'insomnie, puis affirme que [traduction] « [l]e sujet semble connaître des difficultés de concentration et des lacunes de la mémoire à court terme » . Ce paragraphe se termine par les mots suivants : [traduction] « Nombre de ces symptômes peuvent être collectivement réunis sous le syndrome de stress post-traumatique » .

[5]         Dans sa décision, la Commission examine la lettre du Dr Khulbe et, après des motifs clairement exposés, elle conclut ainsi :

_     les observations du Dr Khulbe à propos de certaines marques foncées sur le cuir chevelu du demandeur principal « ne sont pas assez concluantes pour que le tribunal puisse leur accorder une valeur probante » ;

_     « le tribunal n'est pas convaincu que les problèmes psychologiques du demandeur soient liés à cette prétendue persécution » .


[6]         Les demandeurs disent que la Commission n'a pas tenu compte de la mémoire défaillante du demandeur principal, dont il était fait état dans son formulaire de renseignements personnels (le FRP) et qui était confirmée dans la lettre du Dr Khulbe, ni de l'incidence que pouvait avoir cette mémoire défaillante sur le témoignage du demandeur principal. De l'avis des demandeurs, elle explique les contradictions du témoignage du demandeur principal, ainsi que ses trous de mémoire durant l'audience. À leur avis, la Commission n'a pas apprécié à leur juste valeur le témoignage du demandeur principal et la lettre du Dr Khulbe.

[7]         Ce qu'il faut examiner à ce stade, c'est la manière dont la preuve d'une mémoire défaillante a été présentée à la Commission, ainsi que la raison pour laquelle elle l'a été. Le demandeur principal fait état de sa mémoire défaillante dans son FRP, mais la mention apparaît dans une seule phrase, à la ligne 79 d'un exposé de 91 lignes, dans un paragraphe où il est question de nombreux ennuis de santé. Quand la lettre du Dr Khulbe a été déposée le deuxième jour de l'audience, le demandeur principal a été prié de dire pourquoi il avait obtenu la lettre d'un médecin. Sa réponse a été la suivante : [traduction] « Je suis allé la voir pour qu'elle m'examine et je lui ai dit que cette fois je ne pouvais pas me concentrer du tout ni fixer mon attention sur quelque chose » .

[8]         Toutefois, on a du mal à voir pourquoi le demandeur a donné ce renseignement. Était-ce, comme l'affirment maintenant les demandeurs, pour expliquer les faiblesses de son témoignage? Ou était-ce pour montrer les effets durables des prétendues épreuves subies? La lettre du Dr Khulbe n'a été mentionnée de nouveau qu'au moment des conclusions finales de l'avocat des demandeurs, lequel s'est exprimé ainsi à propos de la preuve :


[traduction] Satisfait-il au critère qui l'oblige à prouver que, en cas de retour en Jordanie, il y a plus qu'une simple possibilité qu'il soit exposé à un préjudice grave? Oui, tant au regard de son témoignage personnel qu'au regard des rapports et lettres de médecins qui confirment ses dires. Il est prouvé qu'il a déjà subi des tortures. Il est donc raisonnable de conclure qu'il ne s'agit pas là d'une invention. [Non souligné dans l'original.]

[9]         Dans ses observations finales, l'avocat des demandeurs n'a nullement évoqué les difficultés que le demandeur principal avait eues à témoigner.

[10]       Ainsi que le montre la décision, la Commission a cru que les lacunes de mémoire alléguées dans le FRP et mentionnées dans la description que fait le Dr Khulbe des problèmes psychologiques du demandeur ont été invoquées pour corroborer le témoignage du demandeur principal selon lequel il souffrait du syndrome de stress post-traumatique. Je suis convaincue que cette preuve a été présentée pour attester les effets des prétendus mauvais traitements et non pas, comme les demandeurs voudraient maintenant le prétendre, pour expliquer ou excuser les faiblesses du témoignage du demandeur principal. Il ntait pas déraisonnable pour la Commission de ne considérer les lacunes de mémoire que comme l'un des préjudices allégués par les demandeurs, puisque c'est ainsi que la preuve a été présentée. Il n'y a pas eu incompréhension de la preuve de la part de la Commission.

c) La preuve médicale de la torture


[11]       Le demandeur principal dit que, après une protestation en 1996, il a été emprisonné durant dix jours, période au cours de laquelle il a été [traduction] « battu et torturé (coups aux pieds, brûlures avec un métal chaud, pieds et poings liés, menaces de sévices sexuels contre les femmes de nos maisons) » . Le Dr Ruddy, un dermatologue, a examiné une cicatrice sur la cheville du demandeur principal et a fait le diagnostic suivant :

[traduction] Le type et la configuration de la cicatrice correspondent certainement à une blessure guérie qui pourrait résulter d'une brûlure causée par un objet brûlant. Elle serait certainement compatible avec le récit fait par le patient. Il serait difficile d'imaginer que ce type très particulier de cicatrice soit le résultat de causes naturelles.

[12]       Dans sa décision, la Commission accepte les conclusions du dermatologue, mais estime que ses observations « ne sont pas concluantes quant à savoir si la blessure à la cheville résulte d'actes de torture ou si elle a été causée d'une autre façon » . Selon les demandeurs, cette conclusion est manifestement déraisonnable eu égard à la preuve et la Commission a obligé le demandeur à prouver la torture selon une norme de preuve trop élevée.

[13]       À mon avis, il serait tout à fait exceptionnel pour un demandeur d'asile d'avoir un témoin oculaire direct de tortures subies ou de disposer d'une autre preuve inattaquable. C'est pourquoi, dans de nombreux cas, le demandeur d'asile présente une preuve médicale tendant à corroborer llément subjectif de sa demande. Cette preuve pourrait être le rapport d'un médecin qui a traité le demandeur immédiatement après l'incident. Ou, comme en l'espèce, le demandeur pourrait obtenir des années plus tard un rapport médical affirmant qu'une cicatrice n'est pas incompatible avec un récit faisant état de tortures. Toutefois, quelle que soit la forme que prend cette preuve, elle ne constitue pas une preuve directe que les tortures ont eu lieu et la Commission a donc eu raison d'affirmer que les conclusions du dermatologue ntaient « pas concluantes » , en ce sens qu'il ne s'agissait pas d'une preuve « directe » ou incontestable.


[14]       Les demandeurs font valoir que la Commission aurait dû accepter, du moins selon la prépondérance des probabilités, les allégations de torture sur la seule foi du rapport du dermatologue. Toutefois, la Commission ne peut pas considérer le rapport médical isolément; elle doit plutôt apprécier le rapport médical en même temps que tous les autres éléments de preuve liés aux présumés événements, pour ensuite arriver à sa conclusion générale et dire si les présumées tortures ont eu lieu ou non. L'absence de crédibilité du demandeur ou le refus de la Commission de croire les faits peut réduire le poids que la Commission accordera à la preuve concordante (Chahal c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), 2001 CFPI 1121, aux paragraphes 34 et 35 et Heer c. Canada (Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration), [2000] A.C.F. n ° 1124).

[15]       En l'espèce, la Commission relève dans le témoignage du demandeur principal plusieurs divergences et contradictions qui l'ont conduite à mettre en doute sa crédibilité. Eu égard aux nombreuses difficultés décrites avec minutie par la Commission dans sa décision, sa conclusion générale selon laquelle les demandeurs n'ont pas été maltraités par les autorités jordaniennes comme ils le prétendaient est largement appuyée par la preuve.

d) La lettre du secrétaire municipal


[16]       Le deuxième jour de l'audience, les demandeurs ont présenté une lettre censée venir du secrétaire municipal de Ma'an. Selon la lettre, les autorités jordaniennes sont à la recherche du demandeur principal parce qu'il aurait insulté le roi de Jordanie. La Commission n'a accordé aucune valeur probante à la lettre, affirmant qu'elle avait été « fabriquée afin de renforcer les allégations » , et elle expose plusieurs motifs :

_     Le demandeur principal n'avait jamais dit qu'il était recherché pour diffamation du roi;

_     La lettre était dactylographiée sur du papier ordinaire (non du papier à en-tête) avec signature apposée à l'aide d'un tampon; et

_     Il n'y avait pas d'enveloppe.

[17]       Les demandeurs disent que la Commission a commis une erreur dans les conclusions qu'elle a tirées à propos de la lettre et cela, parce que rien ne permettait d'affirmer que la lettre était une invention. Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, des éléments de preuve autorisaient la conclusion de la Commission. L'appréciation de ces éléments de preuve est totalement du ressort de la Commission.

e) Le témoignage de lpouse

[18]       Lpouse du demandeur principal a témoigné à l'audience. La décision de la Commission ne fait pas expressément référence à son témoignage. Il y a dans la transcription une interruption qui empêche une complète appréciation de ce qu'elle a dit, mais j'admets que lpouse a témoigné à propos de prétendues perquisitions et menaces de la police, dont certaines ont eu lieu alors que le demandeur principal ntait pas à son domicile. Ces agissements des autorités étaient, d'affirmer les demandeurs, distinctes des allégations du demandeur principal. La Commission, affirment-ils, a commis une erreur parce qu'elle n'en a pas tenu compte.


[19]       Il est exact que lpouse n'est pas désignée par son nom dans la décision, mais je suis convaincue que la Commission n'a pas commis d'erreur. La Commission n'est pas tenue de se référer à chacun des éléments de preuve qu'elle a devant elle (Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 598 (C.A.F.)). Ce n'est pas simplement le fait que lpouse a témoigné qui est important, mais plutôt ce sur quoi elle a témoigné. Autrement dit, la Commission a-t-elle tenu compte du témoignage de lpouse selon lequel le domicile des demandeurs avait été l'objet de plusieurs perquisitions? Même si la Commission n'a pas désigné lpouse par son nom, elle est arrivée à la conclusion qu'elle ne croyait pas que « le domicile des demandeurs [avait] été fouillé à plusieurs reprises au fil des ans, surtout quand il [le demandeur principal] ne se trouvait pas en Jordanie » . Selon moi, la décision permet de croire que la Commission était au fait du témoignage de lpouse dans son examen du dossier et qu'elle en a tenu compte.

[20]       Il eût été préférable que la Commission se réfère expressément au témoignage de lpouse. Toutefois, puisque son témoignage ne faisait, pour l'essentiel, que corroborer celui du demandeur principal, toute erreur serait sans conséquence pour la décision globale.

f) Se réclamer à nouveau de la protection


[21]       La Commission a trouvé appui pour sa décision dans le fait que le demandeur principal voyageait fréquemment, quittant la Jordanie et y revenant, sans rencontrer de difficultés particulières. La Commission a considéré le témoignage du demandeur selon lequel il avait subi de nombreuses détentions aux aéroports, mais elle ne l'a pas cru. En résumé, la Commission a estimé que ce témoignage contredisait un autre témoignage du demandeur selon lequel il se heurtait à des difficultés pour sortir de Jordanie et y revenir, et, selon la Commission, « [e]n sortant de Jordanie et en y revenant maintes fois, il ne se comportait pas comme quelqu'un qui craint pour sa sécurité ou pour sa vie » . Les demandeurs disent que la Commission a commis une erreur dans sa manière de considérer les déplacements du demandeur principal.

[22]       La Commission a sans doute commis une erreur mineure en ce qui concerne la délivrance d'un passeport au demandeur principal en 1995. Comme cela était antérieur aux présumées activités politiques du demandeur en 1996, il était impossible pour la Commission de dire que, vu son opposition au gouvernement en place, le demandeur n'aurait pas été en mesure d'obtenir un passeport en janvier 1995. Toutefois, cette erreur ne modifie pas véritablement la conclusion de la Commission au regard de la facilité avec laquelle le demandeur pouvait se déplacer.

g) L'appréciation de la situation des demandeurs à Ma'an

[23]       Les demandeurs disent que la situation que connaissent les habitants de la ville de Ma'an n'a pas été adéquatement appréciée par la Commission et que la Commission n'a pas fait le « lien » entre la preuve documentaire relative à la ville de Ma'an et le profil politique des demandeurs. Selon les demandeurs, puisque la Commission a admis que le demandeur principal avait été membre du conseil tribal de Ma'an, elle aurait dûprendre en compte le risque que courait une personne ayant ce profil à Ma'an.


[24]       J'ai examiné le dossier ainsi que la décision de la Commission et je ne vois aucune erreur. La Commission a considéré la preuve documentaire qu'elle avait devant elle à propos de la situation que connaissaient en particulier les habitants de Ma'an. La Commission avait déjà rejeté, parce que non crédibles, la plupart des témoignages du demandeur se rapportant à sa visibilité. Les demandeurs ne m'ont signalé aucune preuve documentaire permettant de conclure qu'une personne qui a été membre du conseil tribal de Ma'an court un risque plus grand que les autres habitants de Ma'an.

Conclusion

[25]       La décision de la Commission est une décision réfléchie et toutes les conclusions essentielles de la Commission sont étayées par la preuve. La Cour n'a aucune raison d'intervenir. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune des parties n'a proposé qu'une question soit certifiée. Aucune question ne sera certifiée.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1. La demande est rejetée;

2. Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

                                                                                                                           « Judith A. Snider »          

                                                                                                                                                    Juge                      

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-8243-04

INTITULÉ:                                          BASSAM JWEIDAN AL-JAMEL et autres

c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 6 JUILLET 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                       LE 14 JUILLET 2005

COMPARUTIONS :

Byron Pfeiffer                                                                          POUR LES DEMANDEURS

Alexander Gay                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pfeiffer et Associés                                                               POUR LES DEMANDEURS

Ottawa (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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