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Date : 20191121


Dossier : T-1756-18

Référence : 2019 CF 1474

Montréal (Québec), le 21 novembre 2019

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

demandeur

et

SÉNAT DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  « Je me disais que cette situation n’avait aucun sens. Pourquoi un affichage unilingue anglais dans un édifice gouvernemental, sur la Colline du Parlement à Ottawa, berceau de la législature d’un pays bilingue? Pourquoi renier l’un des deux peuples fondateurs de cette façon? »

[2]  C’est par le dur questionnement plus haut que, M. Michel Thibodeau, le présent demandeur, introduit sa demande contre le Sénat. Celle-ci est présentée à la Cour en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e suppl) [LLO], suite au dépôt de la plainte du demandeur au Commissaire aux langues officielles [Commissaire].

[3]  La Cité parlementaire – aménagée sur les terrains de la Colline du Parlement – abrite un ensemble important d’édifices emblématiques et d’institutions démocratiques vitales au bon fonctionnement du pays, qu’il s’agisse de l’édifice du Centre – siège permanent de la Chambre des communes et du Sénat –, de l’édifice de l’Ouest, et de l’édifice de l’Est dont il est question dans la plainte du demandeur. C’est le cœur de la Nation : y travaillent quotidiennement des centaines de parlementaires et de fonctionnaires fédéraux. C’est également l’un des endroits les plus visités au Canada.

[4]  Il s’agit en l’espèce de déterminer si le Sénat – une institution fédérale assujettie à la LLO – s’est conformé à son obligation d’offrir un service et/ou un affichage de qualité égale dans les deux langues officielles, et le cas échéant, si le demandeur a droit à un jugement déclaratoire, à une lettre d’excuses, à des dommages-intérêts et aux dépens, ce que conteste le défendeur.

[5]  Pour les motifs exposés plus loin, il y a lieu de faire droit en partie à la présente demande de réparation.

I.  Faits à l’origine de la plainte

[6]  Le demandeur se représente seul. Il a fait de la défense du français dans les institutions fédérales un absolu. C’est un chemin de vie qui fait de lui un habitué des cours de ce vaste pays.

[7]  Les faits ayant donné lieu au dépôt de la plainte du demandeur contre le Sénat ne sont pas contestés.

[8]  Entre 1999 et 2017, le demandeur a travaillé à la Chambre des communes. Il se rendait régulièrement d’un endroit à l’autre sur la Colline du Parlement à Ottawa pour régler divers problèmes d’ordre informatique; il a depuis pris sa retraite.

[9]  Faire partie d’un groupe minoritaire peut quelque fois exacerber le sentiment d’injustice chez ces individus pour qui la langue est un facteur identitaire. Le demandeur dit qu’il est passé souvent durant son travail de fonctionnaire devant des fontaines d’eau unilingues anglophones, et qu’il se sentait « comme un citoyen de deuxième classe par rapport aux anglophones qui eux avaient l’affichage dans la langue de leur choix ».

[10]  Le 26 septembre 2016, il a déposé une plainte contre le Sénat. D’ailleurs, une plainte similaire a été portée contre la Chambre des communes; cependant, le problème d’affichage unilingue a été réglé à la satisfaction des deux parties. Ce n’est pas le cas de la plainte visant les fontaines d’eau dans l’édifice de l’Est.

[11]  Rappelons que l’édifice de l’Est a été le centre névralgique du gouvernement du Canada pendant les cent premières années du pays et a notamment accueilli les bureaux de sir John A. Macdonald et de sir George-Étienne Cartier, qu’on peut d’ailleurs visiter en saison. Aujourd’hui, l’édifice de l’Est accueille toujours les bureaux des sénateurs et de leurs employés. En outre, la Chambre des communes occupe des locaux dans cet édifice.

[12]  Or, dans les couloirs de l’édifice de l’Est, le Sénat met à la disposition des visiteurs et du personnel quelques 19 fontaines d’eau potable de différents modèles. Certaines fontaines sont actionnées par un bouton, sans aucune inscription particulière. D’autres sont actionnées à l’aide d’un large bouton en métal argenté sur lequel apparaît, en relief, le mot anglais « PUSH » seulement, ou le mot anglais « PUSH » et son équivalent en braille [les fontaines unilingues].

[13]  Une photographie en couleur de deux fontaines unilingues est jointe à la plainte du demandeur. Celle-ci a apparemment été prise le 26 septembre 2016. En voici une reproduction :

[14]  Un peu moins de deux ans après le dépôt de la plainte du demandeur, soit en août 2018, le Commissaire conclut dans son rapport final que celle-ci est fondée en l’espèce. Il y a bel et bien non-respect par le Sénat des obligations linguistiques contenues à la partie IV (Communications avec le public et prestation des services) et à la partie V (Langue de travail) de la LLO, en ce que l’affichage sur les fontaines d’eau était en anglais (« PUSH ») seulement.

[15]  Toutefois, étant donné qu’« une nouvelle affiche bilingue a été posée » [je souligne], aucune recommandation particulière n’est faite au Sénat par le Commissaire. À ce sujet, le demandeur explique le 6 février 2019, dans son contre-interrogatoire sur affidavit, qu’il n’est pas retourné à l’édifice de l’Est après sa retraite, et que la première fois qu’il a vu la « nouvelle affiche bilingue » dont fait mention le rapport final du Commissaire, c’est lorsqu’on lui a signifié, le 18 janvier 2019, l’affidavit de la représentante du Sénat – auquel est joint une photographie de l’affiche en question.

[16]  Le 6 septembre 2018, le demandeur s’adresse au défendeur pour obtenir une lettre d’excuses et une compensation pécuniaire. Jusqu’à ce moment, le nom de l’auteur de la plainte n’avait pas été dévoilé au défendeur. Le 28 septembre 2018, M. Richard Denis, greffier du Sénat intérimaire [greffier], répond par lettre au demandeur : il « remercie [le demandeur] d’avoir porté cette situation [à l’attention du Sénat]; il « [exprime] ses sincères regrets »; et il « [réitère] l’engagement du Sénat à communiquer avec le public et lui donner des services dans les deux langues officielles ainsi qu’à offrir un milieu inclusif et propice à l’usage effectif des deux langues officielles et à leur respect ». De surcroît, le greffier signifie au demandeur qu’une compensation pécuniaire n’est pas de mise dans les circonstances, « compte tenu notamment des mesures prises sans délai afin de remédier à la situation ». Mais quelles sont au juste ces mesures auxquelles fait référence le greffier dans sa réponse?

II.  Mesures prises par le Sénat suite au dépôt de la plainte

[17]  Les rapports du Commissaire sont recevables en preuve devant la Cour, mais ne lient pas les parties (DesRochers c Canada (Industrie), 2009 CSC 8 au para 36). En l’espèce, le défendeur s’appuie sur les faits relatés dans l’affidavit en date du 17 janvier 2019 de Mme Pascale Legault, dirigeante principale des services corporatifs et greffière du Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration du Sénat [la représentante du défendeur]. En bref, voici ce dont fait état de façon assez nuancée la représentante du défendeur.

[18]  Tout d’abord, quelques dix mois s’écoulent avant que le défendeur ne soit officiellement avisé qu’une enquête est en cours. En juillet 2017, soit après qu’il a reçu un préavis d’enquête de la directrice des enquêtes au Commissariat aux langues officielles, le défendeur dit avoir « promptement communiqué » avec le ministère des Services publics et Approvisionnement Canada [SPAC] « afin que l’ensemble des fontaines d’eau de l’édifice de l’est comporte un affichage bilingue ».

[19]  Le 31 juillet 2017, SPAC accepte de faire l’inventaire des affichages sur les fontaines d’eau. En effet, les édifices et terrains de la Cité parlementaire appartiennent à la Couronne et leur gestion – tant sur le plan opérationnel que sur le plan de l’entretien à long terme – est assurée par SPAC. En clair, c’est SPAC qui est responsable de l’ensemble des installations de base, ce qui inclut, par exemple, l’entretien du toit, des fenêtres, des portes et de la plomberie, y compris les fontaines d’eau potable de la Cité parlementaire.

[20]  Le 15 août 2017, SPAC avise le défendeur qu’il est impossible de remplacer les boutons des fontaines d’eau unilingues, car il s’agit de modèles désuets. Toutefois, SPAC peut produire des étiquettes autocollantes en plastique Lamicoid avec le mot français « POUSSEZ ». Ces étiquettes pourront être apposées directement sur les fontaines. Avant leur production en masse, un échantillon sera transmis pour approbation au défendeur. Cependant, pour un motif non expliqué par la représentante du défendeur dans son affidavit, cette solution pratique ne sera pas retenue.

[21]  Le 27 septembre 2017, SPAC avise le Sénat qu’il a installé des affiches bilingues au-dessus des fontaines unilingues, et sur lesquelles on peut lire :

Pour activer la fontaine d’eau, veuillez appuyer sur le bouton.

To activate the water fountain, please push the button.

[22]  Voici une reproduction d’une photographie en couleur, fournie à la demande de cette Cour, et montrant l’affiche bilingue en question au-dessus des deux fontaines unilingues – laquelle a été substituée à la photographie en noir et blanc jointe à l’affidavit de la représentante du défendeur (pièce F) :

[23]  Selon le défendeur, l’affichage bilingue au-dessus des fontaines unilingues permet dorénavant au Sénat de se conformer à l’ensemble de ses obligations linguistiques, « entraînant que toute violation n’existe plus ». Bien entendu, le demandeur n’est pas du même avis.

III.  Nature constitutionnelle et quasi-constitutionnelle des obligations linguistiques du Sénat

[24]  En premier lieu, abordons la nature des obligations linguistiques du Sénat et le caractère non contesté de la violation dénoncée par le demandeur dans sa plainte du 26 septembre 2016. Cela nous permettra de soupeser la valeur des arguments concernant la question de savoir si la nouvelle affiche bilingue est ou non suffisante en l’espèce comme en ont longuement débattu les parties devant la Cour.

[25]  Le terme « communiquer » (« to communicate ») suppose une interaction, des actions bilatérales entre les parties (Knopf c Canada (Président de la Chambre des communes), 2007 CAF 308 au para 40). Or, nous vivons dans un monde complexe où la langue constitue un objet de communication privilégié entre humains. Mots complets, abréviations, idéogrammes, ceux-ci n’ont qu’une finalité, bien concrète celle-là : communiquer et se faire comprendre.

[26]  Que la langue fasse partie de la culture et du patrimoine collectif est un fait qui se reflète dans la vie quotidienne de tous et chacun. La langue, c’est la couleur du temps. C’est également ce qui dessine les avenues, les murs, les portes, bref, c’est la langue qui donne forme et signification à tout ce qui nous entoure. C’est elle qui nous définit, nous unit, nous distingue, nous divise et nous caractérise : nous, comme société ; lui ou elle, comme individu. En somme, la langue est un facteur identitaire, dont l’affichage est un porte-étendard incontournable. (Voir, à cet égard, Denise G. Rhéaume, « The Demise of the Political Compromise Doctrine: Have Official Language Use Rights Been Revived? » (2002) 47 RD McGill 593, aux pp 617-619; Monica Heller, « Language and Identity » dans U. Ammon, N. Dittman et K. Mattheier, dir., Sociolinguistics – an international handbook of the science of language and society, 1ère éd., Berlin, De Gruyter Mouton, vol. 1 aux pp 780-784).

[27]  Si le principe de la primauté du droit est une assise de notre système démocratique, les droits linguistiques au Canada, eux, reposent sur le principe constitutionnel de la protection des minorités (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 au para 79). L’axiome est simple. Il est également incontournable. Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada (paragraphe 16(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte]).

[28]  En pratique, plusieurs lois fédérales, dont la LLO – qui a un caractère quasi-constitutionnel –, viennent donner effet à cette égalité de droit entre les deux langues officielles – laquelle doit se concrétiser dans les faits également. On ne parle pas d’une égalité formelle ou d’un concept juridique superfétatoire. Au contraire, l’égalité réelle entre l’anglais et le français, c’est la norme institutionnelle, tandis que les droits linguistiques sont des droits substantiels et non-procéduraux appartenant exclusivement aux individus (R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768 aux paras 22 et 28 [Beaulac]).

[29]  En particulier, en vertu de la partie IV de la LLO, le public a, au Canada, droit à l’emploi du français ou de l’anglais pour « communiquer » avec le siège ou l’administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement du Canada ou pour en recevoir les « services » (paragraphe 20(1) de la Charte et articles 21 et 22 de la LLO), et ce, bien que « [l]e contenu du principe de l’égalité linguistique en matières de services gouvernementaux n’est pas nécessairement uniforme » (DesRochers c Canada (Industrie), 2009 CSC 8 au para 51 [DesRochers]). De plus, en vertu de la partie V de la LLO, le français et l’anglais sont les langues de travail des institutions fédérales, et leurs agents ont donc le droit d’utiliser l’une ou l’autre (article 34 de la LLO), alors que les institutions doivent veiller à ce que, dans la région de la capitale nationale, leur milieu de travail soit propice à l’usage effectif des deux langues officielles tout en permettant à leur personnel d’utiliser l’une ou l’autre (article 35 de la LLO).

[30]  À ce chapitre, le défendeur – qui dit prendre au sérieux ses obligations linguistiques – s’est doté d’une politique qui établit les principes, les règles, les rôles et les responsabilités gouvernant l’utilisation des langues officielles dans ses communications avec le public et prestations des services, ainsi que le milieu de travail. Dans sa plus récente mouture, cette politique établit que l’approche de l’Administration du Sénat concernant les langues officielles est fondée sur le principe du « bilinguismes institutionnel » (paragraphe 2.1.2. de la Politique de l’Administration du Sénat sur les langues officielles, approuvée par le Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration le 22 avril 2012 [la Politique du Sénat].

[31]  En l’espèce, la Politique du Sénat reconnaît de façon expresse :

  • a) Les membres du public ont le droit de communiquer en anglais ou en français et de recevoir des services dans ces langues, y compris des services par un tiers agissant au nom de l’institution. Les services sont définis comme toute communication orale ou écrite et comprennent des activités qui fournissent des renseignements au public ou à une audience précise (paragraphe 2.2.1);

  • b) Tous les signes qui indiquent l’emplacement des bureaux ou des établissements du Sénat, ainsi que les panneaux qui comprennent des mots, des avis écrits et des annonces publiques normalisées concernant la santé ou la sécurité des membres du public, seront dans les deux langues officielles (paragraphe 2.2.9);

  • c) Tandis que l’anglais et le français sont les langues de travail au Sénat, les gestionnaires créeront et maintiendront un environnement de travail propice à l’utilisation efficace des deux langues officielles afin de permettre à leur personnel d’utiliser les deux langues (paragraphe 2.3.4).

[32]  En pratique, d’un point de vue opérationnel, il incombe au greffier du Sénat de s’assurer que la Politique du Sénat est mise en œuvre et appliquée de façon appropriée, et de prendre les mesures appropriées en cas de non-conformité (paragraphes 3.3a) et b) de la Politique du Sénat). Ainsi, toute communication du Sénat au public ou au personnel doit se faire dans les deux langues officielles : c’est la règle. Par exemple, si le mot anglais « EXIT » apparaît en grosses lettres au-dessus d’une porte, un francophone comprendra sans doute qu’il s’agit de la sortie. Mais là, vous l’aurez compris, n’est pas l’objet de la LLO ou de la Politique du Sénat. Si le Sénat désire affirmer l’égalité réelle entre les deux langues officielles, les mots « EXIT » et « SORTIE » doivent être utilisés côte-à-côte – à défaut de faire disparaître ces deux mots vernaculaires du vocabulaire institutionnel et de montrer plutôt un petit personnage (souvent en vert) courant vers la sortie.

[33]  En effet, la communication n’est-elle pas, dans sa finalité, un objet d’attention universel?

[34]  Le fonctionnement d’une fontaine d’eau peut sembler évident. Pour activer une fontaine d’eau munie d’un bouton, il faut pousser sur le bouton en question. C’est l’enfance de l’art. Et, pourtant, le manufacturier a pris la peine d’écrire, en gros caractères détachés et en relief sur le bouton qui actionne la fontaine d’eau, les lettres P-U-S-H, qu’il a également reproduites en braille pour les non-voyants dans le cas de certains modèles.

[35]  Dans cette histoire d’affichage, disons simplement que la fontaine d’eau, « c’est l’éléphant dans la pièce ». Ou, pour reprendre la pensée de Marshall McLuhan : « le vrai message, c’est le médium lui-même » (Pour comprendre les médias (1968), traduction française de Understanding Media: The Extensions of Man (1964)).

[36]  À l’instar du Commissaire, je suis donc satisfait que la plainte du 26 septembre 2016 est bien fondée, et que les obligations linguistiques contenues à la partie IV (Communications avec le public et prestation des services) et à la partie V (Langue de travail) de la LLO n’ont pas été respectées par le Sénat, en ce que l’affichage sur plusieurs fontaines d’eau dans l’édifice de l’Est est en anglais (« PUSH ») uniquement, ou en anglais et son équivalent en braille (« PUSH ») uniquement.

IV.  L’affiche bilingue placée au-dessus des fontaines unilingues fait-elle échec au recours judiciaire du demandeur?

[37]  Aujourd’hui, le défendeur considère que l’affiche bilingue placée par SPAC en septembre 2017 au-dessus des fontaines unilingues est propre à assurer le respect de l’ensemble des obligations linguistiques du Sénat. Or, selon le demandeur, c’est bien le genre « d’accommodement » que ne tolèrent pas la Charte et la LLO, car leur principe directeur est bien celui de l’égalité réelle des deux langues officielles.

[38]  Car la position du demandeur dans le présent dossier est simple : il n’aurait aucune raison légale de se plaindre, si une étiquette autocollante bilingue avec les mots « PUSH » et « POUSSEZ » recouvrait le bouton de chaque fontaine unilingue, ou encore, si le mot anglais « PUSH » était camouflé par une étiquette autocollante de couleur neutre assez épaisse.

[39]  Je suis entièrement d’accord avec le demandeur, qui s’appuie sur la décision rendue l’été dernier dans l’affaire Thibodeau c Air Canada, 2019 CF 1102 [Air Canada 2019]. Celle-ci n’a pas été portée en appel et fait donc autorité.

[40]  Cette Cour a déterminé que la société Air Canada – qui est assujettie aux dispositions de la LLO – ne respectait pas ses obligations linguistiques. Dans ses communications avec le public, le mot anglais « LIFT » – qui apparaissait sur les boucles des ceintures de sécurité à bord des aéronefs d’Air Canada – contrevenait à la partie IV de la LLO (puisqu’il n’apparaissait pas avec le mot « LEVEZ »).

[41]  Or, l’inscription unilingue en question avait été gravée par le manufacturier, et non par Air Canada. La juge Saint-Louis note à ce chapitre :

[52] Je ne peux retenir l’argument d’Air Canada à l’effet que l’inscription du seul mot « lift » ne serait pas assujettie aux exigences de la Loi puisqu’elle résulte d’une initiative du fabriquant. Air Canada ne dépose aucune autorité à l’effet qu’une telle communication ne serait pas assujettie à la Loi.

[53] L’inscription du mot « lift » constitue une communication d’Air Canada à ses passagers et, étant unilingue, elle contrevient aux exigences de la Loi. Si Air Canada affiche ce mot, elle doit afficher l’équivalent français.

[Je souligne]

[42]  Le même raisonnement s’applique au Sénat. Ce dernier ne peut justifier son défaut de respecter ses obligations linguistiques en s’en remettant entièrement au bon vouloir du fabricant des fontaines d’eau, ou encore à SPAC, qui achète et fournit les fontaines d’eau dans les édifices fédéraux.

[43]  Dans la décision Air Canada 2019, la Cour devait également déterminer si l’affichage du seul mot « EXIT », ou de la combinaison des mots « EXIT » et « SORTIE » dans laquelle le mot « SORTIE » est plus petit, pour désigner les issues de secours, respectait ou non le principe d’égalité. À cet effet, la juge Saint-Louis note :

[49] En lien avec les mots « exit » et « sortie », je suis d’avis que la différence de taille de caractères suggère une inégalité de statut entre les deux langues officielles. Ainsi, bien qu’Air Canada s’appuie sur la décision DesRochers pour soutenir que le service a été rendu dans les deux langues et que cela est suffisant, le problème ne se situe pas au niveau de la qualité du service, mais plutôt au niveau de l’égalité de statut, égalité reconnue par les articles 16 de la Charte et 2 de la Loi.

[50] La différence dans la taille des lettres n’est pas nécessaire pour assurer l’égalité réelle, et il paraît plutôt évident qu’une différence dans la grosseur des caractères tend à affirmer le caractère prépondérant d’une langue sur l’autre.

[Je souligne]

[44]  Je ne vois aucune raison particulière pour ne pas adopter le même type de raisonnement. En ne modifiant pas l’affichage sur les fontaines d’eau unilingues, il nous apparaît aujourd’hui que le Sénat ne se conforme toujours pas à la lettre – sinon à l’esprit – de la LLO.

[45]  Selon le défendeur, en plaçant simplement une affiche bilingue au-dessus des fontaines d’eau unilingues, l’accès au service des fontaines d’eau est devenu bilingue. L’inscription du mot anglais « PUSH », apposée par le manufacturier sur le bouton de chaque fontaine d’eau, est devenue redondante et ne constitue plus le moyen de communication avec le public choisi par le Sénat.

[46]  Cette dernière proposition, qui relève plus de la prestidigitation, voudrait détourner notre attention de l’éléphant qui est encore dans la pièce.

[47]  De surcroît, je ne crois pas que la distinction effectuée par la Cour dans l’affaire Picard c Canada (Office de la propriété intellectuelle), 2010 CF 86, et qu’invoque le défendeur, s’applique aux fontaines d’eau unilingues, qui demeurent des objets utilitaires mis à la disposition du public et du personnel par le Sénat. Et, c’est d’autant plus évident dans le cas d’un non-voyant qui comprend l’anglais et/ou le français : celui-ci ne pourra pas lire l’affiche bilingue placée au-dessus des fontaines d’eau, à moins qu’il y ait également des inscriptions en braille dans les deux langues officielles, ce qui n’est pas le cas actuellement.

[48]  Il faut le dire haut et fort : communication rime avec service, et vice versa.

[49]  Il faut également considérer l’esprit général de la Charte et de la LLO lorsqu’on interprète la portée des obligations linguistiques. Faut-il le rappeler, la chambre des Communes et le Sénat sont non seulement soumis à la LLO, mais incarnent des valeurs constitutionnelles et quasi-constitutionnelles reconnues dans la Charte et la LLO, dont bien entendu le bilinguisme institutionnel (paragraphe 2.1.2.de la Politique du Sénat). De plus, en tant qu’acheteur central et fournisseur principal de services pour les ministères et organismes fédéraux, SPAC joue un rôle-clé dans la réalisation des objectifs de la LLO (article 2 de la LLO).

[50]  Quel exemple veut-on donner aux autres institutions fédérales, quel message veut-on communiquer aux Canadiens et Canadiennes, en se rabattant sur une nuance subtile entre l’affiche et la fontaine d’eau?

[51]  Nous l’avons déjà dit plus haut : l’environnement visuel est un facteur identitaire, indissociable de la langue de communication. Or, ce qui a une valeur intrinsèque pour un groupe minoritaire n’a pas nécessairement la même signification aux yeux d’une majorité dont les droits linguistiques ne sont pas menacés. Pour assurer la progression vers l’égalité de statut et d’usage du français et de l’anglais, il faut éliminer les biais linguistiques.

[52]  Les reliques du passé, qui traduisent dans un contexte institutionnalisé la prépondérance d’usage d’une langue officielle au détriment de l’autre, n’ont pas leur place dans les édifices du Parlement et du gouvernement du Canada. C’est le cas des fontaines d’eau unilingues au Sénat, qui sont devenues – au fil du temps et des années qui passent – des objets ostentatoires désuets et incompatibles avec le principe constitutionnel de protection des minorités.

[53]  En résumé, je ne crois pas que l’affiche bilingue placée au-dessus des fontaines unilingues permet de réaliser « l’égalité réelle » (Beaulac au para 39; DesRochers au para 51). L’anglais est encore prédominant, puisque les fontaines d’eau unilingues sont encore en place dans l’édifice de l’Est là et n’ont pas été remplacées par des fontaines d’eau neutres.

V.  Quelle est la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances?

[54]  Pour décider quelle réparation est « convenable et juste eu égard aux circonstances », j’ai exercé le pouvoir discrétionnaire qui est accordé à la Cour en vertu du paragraphe 77(4) de la LLO, en me fondant sur une appréciation prudente de la nature du droit et de la violation en cause, sur les faits, enfin, et sur les principes juridiques pertinents (Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 aux paras 52-59). Nous en avons fait déjà longuement état plus haut.

Jugement déclaratoire

[55]  Le demandeur recherche un jugement déclaratoire à l’effet que le 26 septembre 2016 le défendeur a violé ses droits linguistiques et que la même violation se perpétue encore aujourd’hui.

[56]  Un justiciable a le droit d’obtenir un jugement déclaratoire, à titre de réparation, en cas de violation des obligations linguistiques prévues dans la Charte et la LLO (voir le para 18(1) de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F-7; Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 au para 132; Leduc c Air Canada, 2018 CF 1117 au para 41).

[57]  En l’espèce, un jugement déclaratoire général dans le présent dossier, plutôt qu’une déclaration de violation particulière, ou encore une injonction mandatoire, m’apparaît convenable et juste eu égard aux circonstances.

[58]  En conséquence, le demandeur a droit à une déclaration de la Cour à l’effet que les fontaines d’eau unilingues dans l’édifice de l’Est avec le mot anglais « PUSH » uniquement, ou le mot anglais « PUSH » et son équivalent en braille uniquement, contreviennent aux obligations linguistiques du défendeur.

[59]  Au passage, je note que les travaux de la restauration et modernisation des édifices sur la Colline du Parlement prendront encore plusieurs années. Entretemps, l’ancienne gare ferroviaire centrale d’Ottawa – qui accueillait jusqu’à tout récemment le Centre de conférences du gouvernement – est devenue la Chambre temporaire du Sénat. On peut donc espérer qu’à la suite du présent jugement, les plans d’aménagement de l’édifice du Centre et de l’édifice de l’Est incluront, dans un avenir rapproché, le remplacement pur et simple des fontaines unilingues.

Lettre d’excuses

[60]  Le demandeur recherche également une lettre d’excuses formelle.

[61]  Par le passé, cette Cour a reconnu qu’une lettre d’excuses pouvait constituer une réparation adéquate d’une violation des droits linguistiques d’un demandeur (voir Thibodeau c Air Canada, 2005 CF 1621, et Thibodeau c Air Canada, 2011 CF 976). Le défendeur ne s’oppose pas, en principe, à ce type de réparation. Il n’empêche, le défendeur soumet que la lettre du 28 septembre 2018 est suffisante eu égards aux circonstances.

[62]  En l’espèce, le greffier remercie le demandeur d’avoir porté cette situation à son attention et reconnaît implicitement que le Sénat a manqué à ses obligations linguistiques, et « exprim[e] [ses] sincères regrets quant à cette situation. » Bien que sensible à la nuance avancée par le demandeur, qui dit qu’« on peut regretter quelque chose sans s’excuser », il n’y a pas lieu d’intervenir en l’espèce.

[63]  Certes, la lettre du greffier ne dit pas « nous nous excusons » en ces termes, mais il est clair de l’avis de la Cour que la reconnaissance du Sénat de ses obligations linguistiques et de sa volonté de s’y conformer, et les regrets sincères exprimés, sont suffisants en l’espèce.

Dommages-intérêts

[64]  Finalement, le demandeur réclame des dommages-intérêts de 1 500 $.

[65]  Il s’agit d’un dédommagement qui m’apparaît justifié et raisonnable, eu égard aux circonstances et aux précédents jurisprudentiels (voir Thibodeau c Air Canada, 2019 CF 1102; Air Canada c Thibodeau, 2012 CAF 246).

[66]  Rappelons d’abord que le libellé du paragraphe 77(4) de la LLO correspond à celui du paragraphe 24(1) de la Charte. Dans l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, la Cour suprême énumère un certain nombre de facteurs pertinents en matière de dommages-intérêts, qui permettent la réalisation des objectifs généraux de la Charte. La fonction d’indemnisation, généralement la plus importante, reconnaît que l’atteinte à un droit garanti par la Charte peut causer une perte personnelle qui exige réparation. La fonction de défense reconnaît que les droits conférés par la Charte doivent demeurer intacts et qu’il faut veiller à ce qu’ils ne s’effritent pas. Enfin, la fonction de dissuasion reconnaît que les dommages-intérêts peuvent permettre de décourager la perpétration d’autres violations par des représentants de l’État.

[67]  En somme, pour que des dommages-intérêts constituent une « réparation convenable et juste » aux termes du paragraphe 77(1) de la LLO, leur octroi doit être nécessaire, d’un point de vue fonctionnel, à la réalisation d’au moins un des objectifs d’indemnisation, de défense des droits ou de dissuasion contre toute nouvelle violation de la LLO (Ward au para 32). C’est bien le cas en l’espèce de l’avis de la Cour.

[68]  D’une part, bien que le demandeur n’a pas subi de perte sur le plan financier, un fait demeure : n’eut été la plainte du demandeur, le Sénat aurait continué de ne pas se conformer à ses obligations linguistiques. La violation notée par le Commissaire et cette Cour a été continue et a duré pendant des décennies avant que le Sénat ne comprenne que les fontaines d’eau unilingues causent problème et qu’il faut un affichage bilingue. La plainte du demandeur contribue à cette conscientisation institutionnelle. Le demandeur a le droit d’être indemnisé pour le temps et les efforts qu’il a déployés pour faire valoir les droits linguistiques de la minorité de langue française.

[69]  D’autre part, tout en acceptant qu’il puisse s’agir d’une omission ou d’un oubli de bonne foi de la part du Sénat, il n’y a pas de violation de minimis d’un droit constitutionnel ou quasi-constitutionnel protégé : toute violation tolérée, non dénoncée ou non corrigée érode à terme la pertinence des droits protégés, en banalisant leur perpétration. Le passé est garant de l’avenir. L’octroi de dommages-intérêts au demandeur témoigne de la valeur que la Cour accorde à la protection des minorités et au fait que le présent type de recours participe à la progression de l’égalité de statut entre les deux langues officielles.

[70]  Tout bien considéré, un montant de 1 500 $ n’est pas excessif dans les circonstances.

VI.  Dépens

[71]  Le paragraphe 81(1) de la LLO prévoit que les frais et dépens sont laissés à l’appréciation du tribunal et suivent, sauf ordonnance contraire de celui-ci, le sort du principal. Il n’y aucune raison pour ne pas octroyer les dépens au demandeur, vu l’importance des questions soulevées et la nature particulière du présent recours. La somme de 700 $ m’apparaît raisonnable dans les circonstances (voir Norton c Via Rail Canada, 2009 CF 704; Thibodeau c Aéroport international d’Halifax, 2018 CF 223).


JUGEMENT au dossier T-1756-18

LA COUR STATUE que :

  1. Le recours judiciaire du demandeur est accueilli en partie;

  2. Les fontaines d’eau unilingues dans l’édifice de l’Est avec le mot anglais « PUSH » uniquement, ou le mot anglais « PUSH » et son équivalent en braille uniquement, contreviennent aux obligations linguistiques du défendeur;

  3. La lettre du 28 septembre 2018 adressée au demandeur constitue une lettre d’excuses et est suffisante en l’espèce;

  4. Une somme de 1 500 $ est accordée au demandeur à titre de dommages-intérêts; et

  5. Le demandeur a droit à des dépens de 700 $.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1756-18

 

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU c SÉNAT DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 octobre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Michel Thibodeau

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Justin Dubois

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Emond Harnden s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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