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Date : 20191125


Dossiers : T-2111-16

T-460-17

Référence : 2019 CF 1477

Dossier : T-2111-16

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

SHERRY HEYDER,

AMY GRAHAM ET

NADINE SCHULTZ-NIELSEN

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-460-17

ET ENTRE :

LARRY BEATTIE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DES ORDONNANCES

LE JUGE FOTHERGILL

Table des matières

 

I. Aperçu  3

II. Contexte  7

III. Questions en litige  12

IV. Analyse  13

A. Faut-il autoriser les recours collectifs envisagés?  13

1) Causes d’action valables  14

2) Groupes identifiables  16

3) Questions communes  17

4) Meilleur moyen  18

5) Représentants des demandeurs  19

6) Conclusion quant à l’autorisation  20

B. Faut-il approuver l’entente de règlement?  20

1) Aperçu de l’Entente de règlement  20

2) Principes généraux d’approbation des règlements  32

3) Considérations favorables à l’approbation du règlement  35

4) Oppositions quant à l’approbation du règlement  43

5) Conclusion quant à l’approbation du règlement  53

C. Faut-il approuver le paiement d’une rétribution aux représentants des demandeurs?  53

D. Faut-il approuver les honoraires et débours des avocats des groupes?  54

1) Risque, complexité, compétences des avocats et résultats obtenus  57

2) Attentes des demandeurs  59

3) Temps consacré  60

4) Honoraires dans des cas semblables  62

5) Conclusion quant aux honoraires d’avocat  64

V. Dispositif  64

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs ont déposé une requête visant à obtenir une ordonnance : a) réunissant les présentes instances aux fins de règlement; b) autorisant les instances à titre de recours collectifs aux fins de règlement; c) approuvant l’Entente de règlement définitive (l’Entente de règlement) conclue entre les parties; d) approuvant l’avis d’Entente de règlement définitive et l’avis du délai d’exclusion et la période de réclamation; et e) réglant d’autres questions accessoires.

[2]  Les recours collectifs envisagés ont été engagés à la suite de l’Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes rédigé par l’ancienne juge à la Cour suprême du Canada, Marie Deschamps. Voici l’une des principales conclusions de l’examen externe :

[…] qu’il existe une culture sous-jacente de la sexualisation au sein des FAC. Cette culture est hostile aux femmes et aux LGTBQ et propice aux incidents graves que sont le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle. Un changement culturel s’impose donc. Il ne suffit pas de revoir les politiques ou de répéter le mantra de la « tolérance zéro ». Les dirigeants doivent reconnaître que l’inconduite sexuelle est un problème grave et bien réel pour les FAC, et qu’ils doivent y voir personnellement, directement et de façon soutenue.

[3]  Les procédures et l’Entente de règlement rassemblent deux groupes composés de femmes et d’hommes qui ont vécu de l’inconduite sexuelle alors qu’ils servaient dans les Forces armées canadiennes (FAC), travaillaient au ministère de la Défense nationale (MDN) ou faisaient partie du Personnel des fonds non publics, Forces canadiennes (PFNP). Le premier groupe comprend des membres actuels ou anciens des FAC (groupe des FAC), tandis que le deuxième groupe rassemble des employés actuels ou anciens du MDN ou du PFNP (groupe du MDN/PFNP). Je parlerai de « membres des groupes » pour désigner l’ensemble de ces personnes.

[4]  Six recours collectifs qui se chevauchent ont été intentés à la fin de 2016 et au début de 2017 un peu partout au Canada. En septembre 2017, les demandeurs dans les présentes instances ont signé une convention de consortium avec les demandeurs de quatre autres recours collectifs connexes (convention de consortium). Les quatre autres recours faisant l’objet de la convention de consortium sont les suivantes : Graham v Attorney General of Canada (dossier de la Cour no 13-80853-CP) devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario; Rogers v The Attorney General of Canada (dossier de la Cour no 457658) devant la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse; Alexandre Tessier c Le procureur général du Canada (dossier de la Cour no 200-06-000209-174) devant la Cour supérieure du Québec; Peffers v The Attorney General of Canada (dossier de la Cour no S165018) devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique (collectivement, les actions provinciales).

[5]  Les parties à la convention de consortium ont accepté que les instances devant notre Cour soient entendues au nom d’actions nationales, et que les actions provinciales soient suspendues.

[6]  L’Entente de règlement prévoit une indemnisation financière globale maximale de 900 millions de dollars au moyen d’un processus de réclamation efficace et non contradictoire. Elle prévoit également de nombreux changements systémiques et programmes, plus précisément :

  • a) un programme de démarches réparatrices pour permettre aux membres des groupes de parler à de hauts représentants des FAC ou du MDN des inconduites sexuelles subies au travail, afin de rétablir les relations entre les membres des groupes et l’armée, ainsi que de promouvoir un changement de culture;

  • b) un examen quinquennal externe afin d’évaluer les progrès des FAC en ce qui a trait à la lutte contre l’inconduite sexuelle, à l’efficacité des politiques, ainsi qu’aux procédures et aux programmes liés à l’inconduite sexuelle, et afin de fournir des recommandations et des conseils pratiques justes, objectifs et fondés sur les résultats au Chef d’état-major de la défense et au sous-ministre de la Défense;

  • c) la modification de la définition de « harcèlement » dans la Directive et ordonnance administratives de la Défense 5012-0 (l’ordonnance prédominante s’appliquant à l’ensemble des membres des FAC et des employés du MDN en ce qui concerne le harcèlement) dans l’intention de moderniser l’approche des FAC à l’égard de l’inconduite sexuelle;

  • d) des consultations avec les membres des groupes et des experts en la matière quant à ce que prévoient les FAC pour améliorer les programmes de recours et de soutien à l’intention de ceux qui ont vécu de l’inconduite sexuelle;

  • e) des consultations avec les membres des groupes et des experts en la matière au sujet de l’amélioration de la représentation des genres et de la diversité au sein des FAC;

  • f) des changements au fonctionnement d’Anciens Combattants Canada (ACC), plus précisément :

  1. mettre en place un service spécialisé chargé de recevoir et de traiter les demandes de prestations d’invalidité d’ACC envoyées par des personnes demandant une indemnisation au titre de la catégorie « C » du système d’indemnisation prévu dans le règlement (expliqué ci-après);

  2. mettre à jour les politiques d’ACC régissant l’admissibilité aux prestations d’invalidité d’ACC, afin de préciser la nouvelle méthode à suivre pour la prise des décisions quant aux demandes concernant des allégations d’agression sexuelle et de harcèlement sexuel;

  3. aviser les membres des groupes quant aux mises à jour des politiques d’ACC;

  4. mettre à jour les politiques d’ACC concernant l’examen et le réexamen des demandes découlant d’agressions sexuelles et de harcèlement sexuel, et concernant les commentaires transmis à ACC quant à ce type de demandes;

  5. continuer d’offrir aux décideurs d’ACC une formation en matière d’aide.

[7]  La requête en autorisation et la requête en approbation de règlement ont été entendues à Ottawa, les 19 et 20 septembre et le 3 octobre 2019. La Cour a entendu environ 50 membres des groupes; la majorité d’entre eux se sont montrés favorables à l’Entente de règlement.

[8]  Les demandeurs nommés dans les recours collectifs envisagés affirment que l’Entente de règlement, dans ses aspects pécuniaires comme dans ses aspects non pécuniaires, est juste, raisonnable et dans l’intérêt des groupes. Le procureur général convient que l’Entente de règlement devrait être approuvée.

[9]  Pour les motifs exposés ci-dessous, les instances envisagées sont autorisées comme recours collectifs et l’Entente de règlement, y compris les honoraires et débours à verser aux avocats des groupes, est approuvée.

II.  Contexte

[10]  Les avis de requête en autorisation des recours collectifs envisagés ont été signifiés le 12 mai 2017. Le 30 mai 2017, la Cour a établi un calendrier d’exécution des étapes menant aux requêtes en autorisation, dont l’audition a été fixée à juillet 2018.

[11]  Le procureur général a signifié ses dossiers de réponse aux requêtes en décembre 2017. Il a également présenté une requête en radiation des recours collectifs envisagés.

[12]  Les demandeurs ont déposé leurs dossiers de réponse à cette requête en février 2018. Les contre-interrogatoires sur les affidavits devaient avoir lieu le 9 février et le 28 mars 2018.

[13]  Début février 2018, des reportages dans les médias ont fait état des requêtes en radiation des recours collectifs envisagés présentées par le procureur général. Les critiques portaient sur le manquement du procureur général à une obligation de diligence de droit privé, envers les membres des FAC et du MDN, d’offrir aux militaires un environnement sécuritaire et exempt de harcèlement ou à créer des politiques visant à prévenir le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles. Le premier ministre du Canada aurait déclaré que ces arguments n’étaient pas conformes à ses convictions ni à celles de son gouvernement, et a demandé au procureur général d’intervenir personnellement.

[14]  Peu après les commentaires publics du premier ministre, le procureur général a proposé aux demandeurs de reporter les contre-interrogatoires sur les affidavits afin de permettre des discussions préliminaires quant à la possibilité de conclure un règlement négocié. Le procureur général a également retiré ses requêtes en radiation.

[15]  Le 1er mars 2018, à la demande des parties, la Cour a ordonné l’adoption d’un calendrier révisé et a fixé l’audition des requêtes en autorisation du 25 février au 1er mars 2019.

[16]  Entre avril 2018 et mars 2019, les avocats des parties ont pris part à plus de 30 réunions et téléconférences pour discuter de la possibilité de règlement. Les sujets abordés étaient les suivants :

  • a) initiatives actuelles menées par les FAC et le MDN afin d’aborder le problème de l’inconduite sexuelle, par exemple l’Opération Honour, le Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle, le processus intégré en matière de harcèlement et le système de justice militaire;

  • b) définition des groupes;

  • c) estimations de la taille des groupes et des taux d’incidence, à l’aide notamment d’une analyse actuarielle;

  • d) mesures susceptibles d’être bénéfiques pour les membres des groupes, notamment une réforme des politiques d’ACC, des révisions de la politique des FAC en matière de harcèlement et des améliorations de la représentation des genres et des mesures de soutien;

  • e) programme de démarches réparatrices;

  • f) examen externe complet cinq ans après le règlement;

  • g) indemnisation des membres des groupes, admissibilité à l’indemnisation et établissement des seuils d’indemnisation;

  • h) plafond global et structure afin de débloquer les fonds pour l’indemnisation individuelle;

  • i) indemnités et prestations offertes par ACC aux termes de la Loi sur les pensions, LRC (1985), c P-6, et de la Loi sur le bien-être des vétérans, LC 2005, c 21, et leur disponibilité pour les membres des groupes, ainsi que le réexamen de décisions antérieures d’ACC;

  • j) structure d’un règlement;

  • k) questions juridiques, notamment la prescription en matière de pension énoncée à l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC (1985), c C-50, limites et causalité;

  • l) réclamations présentées au nom de la succession de membres des groupes;

  • m) traitement et vérification des demandes;

  • n) financement pour la sensibilisation et les initiatives de changement culturel;

  • o) avis, publication d’avis, évaluation des demandes et administration du règlement.

[17]  Les parties ont choisi l’ancien juge George W. Adams en tant que médiateur. Une médiation de cinq jours s’est déroulée en août et en septembre 2018. Les discussions en vue d’un règlement se sont poursuivies après la médiation, mais aucune entente n’a été conclue.

[18]  Les parties ont décidé de passer aux contre-interrogatoires sur les affidavits déposés dans les requêtes en autorisation. Le premier contre-interrogatoire devait commencer le 1 er mars 2019, mais a été soudainement interrompu lorsque le procureur général a demandé à reprendre les discussions en vue d’un règlement.

[19]  Le 15 mars 2019, les parties sont parvenues à une entente de principe. La Cour en a été informée le 3 avril 2019 et on lui a demandé de préserver la confidentialité de l’entente de principe en attendant les requêtes en approbation de la forme de l’avis de règlement proposé aux membres des groupes.

[20]  Après la conclusion de l’entente de principe, les avocats des parties ont participé à plus de 15 autres réunions et téléconférences et ont échangé de nombreuses lettres afin de préciser les détails des sujets précédemment abordés et négociés et de régler un certain nombre d’autres questions, plus précisément :

  • a) l’inclusion des employés civils du MDN et du PFNP dans le règlement et les questions de compétence connexes, l’estimation de la taille du groupe, le taux d’incidence et le soutien des syndicats;

  • b) l’administration du processus d’indemnisation individuel;

  • c) la vérification des demandes individuelles;

  • d) les modalités de renonciation devant être fournies par les groupes;

  • e) l’avis et l’administration;

  • f) les mesures politiques bénéfiques pour les membres des groupes;

  • g) le processus de résolution de conflit.

[21]  Les parties ont conclu l’Entente de règlement le 10 juillet 2019. Les requêtes en approbation de la forme d’avis de l’Entente de règlement devant être transmis aux membres des groupes ont été entendues le 17 juillet 2019 et ont été accueillies le lendemain (Heyder c Canada (Procureur général), 2019 CF 956).

[22]  Un avis a été transmis aux groupes envisagés conformément au plan approuvé par la Cour. Les parties avaient jusqu’au 30 août 2019 pour déposer des oppositions. Une compilation de toutes les oppositions a été soumise à la Cour avant l’audition des requêtes en approbation de règlement qui ont eu lieu en septembre et en octobre 2019.

III.  Questions en litige

[23]  La mesure de redressement demandée n’est pas contestée dans la mesure où elle se rapporte à la réunion d’instances, à l’avis concernant l’Entente de règlement, à l’avis concernant les périodes d’exclusion et de présentation d’une réclamation, ainsi qu’à des questions accessoires. Voici les questions abordées dans les présents motifs :

  1. Faut-il autoriser les recours collectifs envisagés?

  2. Faut-il approuver l’entente de règlement?

  3. Faut-il approuver le paiement d’une rétribution aux représentants des demandeurs?

  4. Faut-il approuver les honoraires et débours des avocats des groupes?

IV.  Analyse

A.  Faut-il autoriser les recours collectifs envisagés?

[24]  Lorsque les parties ont négocié une entente de règlement dans un recours collectif envisagé et présentent conjointement une requête en vue d’obtenir une autorisation et afin que l’entente soit approuvée sur consentement, le critère d’autorisation est peu exigeant et la Cour peut adopter une démarche moins rigoureuse (Buote (Succession) c Canada, 2014 CF 773 [Buote], au para 8; et Merlo c Canada, 2017 CF 51 [Merlo], au para 10).

[25]  À l’étape de l’autorisation, l’analyse ne vise pas à déterminer le bien-fondé des allégations, mais à savoir s’il convient de présenter les allégations en tant que recours collectif. Les critères d’autorisation d’un recours collectif sont énoncés au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) :

334.16 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

e) il existe un représentant demandeur qui :

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

334.16 (1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

(i) would fairly and adequately represent the interests of the class,

(ii) has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceeding on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

(iii) does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

(iv) provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff or applicant and the solicitor of record.

1)  Causes d’action valables

[26]  Au moment de décider si un recours collectif envisagé révèle des causes d’action valables, la Cour présume que les faits relatés dans les déclarations sont véridiques ou susceptibles d’être prouvés. Aux fins de la présente autorisation, les représentants des demandeurs s’appuient uniquement sur les allégations de négligence, de manquement à une obligation fiduciaire et de violation des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte).

[27]  Les demandeurs reprochent à la Couronne d’avoir, par négligence, favorisé un environnement propice aux agressions sexuelles, au harcèlement sexuel et à la discrimination fondée sur le genre et l’orientation sexuelle, qui a provoqué chez les membres des groupes des souffrances physiques et psychologiques. Pour avoir gain de cause dans une action fondée sur la négligence, le demandeur à une telle action doit établir les éléments suivants : 1) le défendeur avait envers lui une obligation de diligence; 2) par ses agissements, le défendeur a manqué à la norme de diligence; 3) le demandeur a subi des dommages; 4) ces dommages lui ont été causés, en fait et en droit, par le manquement du défendeur (Mustapha c Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, au para 3). Les faits substantiels à l’appui de chacun de ces éléments sont suffisamment invoqués dans les déclarations.

[28]  Les demandeurs affirment également que les actes et omissions de la Couronne constituaient un manquement à ses obligations fiduciaires envers les membres des groupes. Pour avoir gain de cause dans une action fondée sur le manquement aux obligations fiduciaires, le demandeur à une telle action doit établir les éléments suivants : a) le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire; b) le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire; et c) le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire (Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, au para 27). Les faits substantiels à l’appui de chacun de ces éléments sont suffisamment invoqués dans les déclarations.

[29]  En outre, les demandeurs affirment que les actes et omissions de la Couronne allaient à l’encontre des droits garantis par la Charte aux membres des groupes. Selon l’article 7 de la Charte, « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Le paragraphe 15(1) de la Charte dispose que « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ». Les demandeurs soutiennent que la violation des droits garantis par la Charte aux membres des groupes ne découle pas d’une « règle de droit » et ne peut pas être justifiée par l’article 1 de la Charte. Les faits substantiels à l’appui de chacune de ces allégations sont suffisamment invoqués dans les déclarations.

2)  Groupes identifiables

[30]  La description d’un groupe doit clairement indiquer les personnes susceptibles d’avoir droit à une réparation dans la mesure où ils font partie du groupe; elle doit également fournir des critères objectifs permettant d’identifier d’éventuels membres du groupe. Il n’est pas nécessaire que les membres du groupe aient les mêmes revendications et, à l’étape de l’autorisation, il n’est pas non plus nécessaire d’être sûr que chacun des membres du groupe réussira à établir le bien-fondé de sa réclamation.

[31]  Les demandeurs proposent de définir les groupes de la façon suivante :

Groupe des FAC : Tous les membres et anciens membres des FAC qui ont vécu de l’Inconduite sexuelle jusqu’à la Date d’approbation et qui n’ont pas demandé l’Exclusion des Recours collectifs Heyder ou Beattie.

Groupe du MDN/PFNP : Tous les employés ou anciens employés du MDN et du PFNP qui ont vécu de l’Inconduite sexuelle jusqu’à la Date d’approbation et qui n’ont pas demandé l’Exclusion des Recours collectifs Heyder ou Beattie.

[32]  Ces groupes sont clairement identifiables en fonction de critères objectifs et répondent à l’exigence de l’alinéa 334.16(1)b des Règles.

3)  Questions communes

[33]  La question commune doit être un [traduction] « élément important » de la revendication de chacun des membres du groupe. On présentera ainsi une revendication représentative et on évitera la répétition de l’appréciation des faits et de l’analyse juridique. L’exigence quant aux questions communes est un seuil peu élevé (Vivendi Canada Inc c Dell’Aniello, 2014 CSC 1, au para 72). La Cour doit adopter une approche téléologique pour évaluer les questions communes. Il n’est pas essentiel que les membres du groupe soient tous dans la même situation par rapport au défendeur et il n’est pas nécessaire que les questions communes l’emportent sur les questions non communes (Pro-Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, au para 108).

[34]  La question commune proposée par les parties est simple : le défendeur est-il responsable envers les membres des groupes? Les parties mentionnent que la même question commune a été certifiée sur consentement avant l’approbation du règlement dans la décision Merlo (aux paras 23 à 26) qui concernait un recours collectif en vue d’obtenir des dommages-intérêts pour harcèlement sexuel et agression sexuelle au nom des femmes de la Gendarmerie royale du Canada.

[35]  La question de la responsabilité du défendeur, qui est posée par chaque membre des groupes, accompagne l’allégation découlant du traitement que le membre a subi lorsqu’il ou elle était membre des FAC, travaillait pour le MDN ou faisait partie du PFNP. Cette question commune sous-tend la revendication de chaque membre des groupes. En répondant à la question, on évitera la répétition de l’appréciation des faits et de l’analyse juridique tout en respectant l’exigence de l’alinéa 334.16(1)c) des Règles.

4)  Meilleur moyen

[36]  Pour savoir si un recours collectif est le meilleur moyen de régler les demandes du groupe, la Cour doit examiner les principaux objets du recours collectif, comme l’a expliqué la juge en chef Beverley McLachlin dans l’arrêt Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 :

[15] Premièrement, par le regroupement d’actions individuelles semblables, le recours collectif permet de faire des économies de ressources judiciaires en évitant la duplication inutile de l’appréciation des faits et de l’analyse du droit. Deuxièmement, en répartissant les frais fixes de justice entre les nombreux membres du groupe, le recours collectif assure un meilleur accès à la justice en rendant économiques des poursuites que les membres du groupe auraient jugées trop coûteuses pour les intenter individuellement. Troisièmement, le recours collectif sert l’efficacité et la justice en faisant en sorte que les malfaisants actuels ou éventuels prennent pleinement conscience du préjudice qu’ils infligent ou qu’ils pourraient infliger au public et modifient leur comportement en conséquence.

[37]  Les procédures liées aux questions comme celles soulevées dans les présentes instances sont complexes et onéreuses. Il est possible que la répartition des frais de justice entre les groupes soit la seule façon pour les membres des groupes d’accéder à la justice. Un recours collectif permet également de faire des économies de ressources judiciaires, d’éviter de tirer des conclusions contradictoires sur des questions communes et de favoriser la modification des comportements. Ces facteurs militent fortement en faveur de l’autorisation.

[38]  En outre, l’autorisation de ces instances a pour but de mettre en œuvre un règlement national. Il s’agit d’une condition préalable nécessaire pour régler les réclamations conformément à l’Entente de règlement.

5)  Représentants des demandeurs

[39]  Les représentants proposés des demandeurs, Mmes Heyder, Schultz-Nielsen et Graham, ainsi que M. Beattie, représentent de façon équitable et appropriée les intérêts des membres des groupes. Chacun d’entre eux a fourni des preuves de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle dont il ou elle ont personnellement vécu pendant son service dans les FAC. Chacun a souscrit des affidavits confirmant qu’ils voulaient et pouvaient agir dans l’intérêt du groupe représenté. Rien n’indique qu’ils sont dans une situation de conflit d’intérêts avec d’autres membres des groupes quant aux questions communes de droit ou de fait, et ils ont fourni les détails de leurs ententes avec les avocats des groupes en ce qui concerne les honoraires et les débours.

[40]  Les parties ont préparé conjointement un plan détaillé et structuré indiquant les étapes auxquelles les membres des groupes seront informés de l’autorisation et du règlement proposé de ces instances. Le plan d’avis contient tous les éléments du plan précédemment approuvé par la Cour pour la diffusion de l’avis de certification et d’audition d’approbation du règlement. En outre, le plan prévoit des insertions dans les journaux et la diffusion de l’avis dans des magazines à fort tirage tels que Maclean’s, L’actualité, et Châtelaine (en anglais et en français), ainsi que la diffusion de 2 400 annonces sur 24 stations de radio partout au Canada.

6)  Conclusion quant à l’autorisation

[41]  Toutes les exigences du paragraphe 334.16(1) des Règles sont respectées. Les recours collectifs envisagés doivent donc être approuvés.

B.  Faut-il approuver l’entente de règlement?

1)  Aperçu de l’Entente de règlement

[42]  L’Entente de règlement prévoit ce qui suit :

  • a) une indemnisation globale combinée allant jusqu’à 900 millions de dollars pour les membres du groupe des FAC et les membres du groupe du MDN/PFNP qui ont vécu de l’inconduite sexuelle, les indemnisations individuelles de la plupart des membres des groupes allant de 5 000 $ à 50 000 $. Certains membres des groupes ayant subi un préjudice exceptionnel, comme un trouble de stress post-traumatique (TSPT), pourraient avoir droit à un maximum de 100 000 $ supplémentaires;

  • b) un processus de réclamation sur papier, non contradictoire et de nature réparatrice, dans la mesure du possible;

  • c) la possibilité pour les membres des groupes de participer à un programme de démarches réparatrices afin de parler à de hauts représentants des FAC ou du MDN des inconduites sexuelles subies;

  • d) des changements aux politiques et d’autres mesures de lutte contre l’inconduite sexuelle au sein des FAC, notamment une consultation sur l’amélioration de la représentation des genres et de la diversité au sein des FAC, ainsi que sur l’amélioration des ressources et des programmes de soutien à l’intention de ceux qui ont vécu de l’inconduite sexuelle;

  • e) un examen externe complet mené cinq ans après l’approbation du règlement pour évaluer les progrès de l’Opération Honour et du Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle;

  • f) des améliorations des politiques d’ACC quant à l’admissibilité aux versements de prestations d’invalidité, ainsi que le réexamen des demandes par un service spécialisé mis sur pied à cette fin;

  • g) une exemption générale du Canada quant à toutes les poursuites, actions ou demandes fondées sur les faits qui ont été énoncés, ou qui auraient pu l’être, en lien avec tout aspect des recours collectifs;

  • h) une demande écrite présentée par le défendeur à Emploi et Développement social Canada et à l’Agence du revenu du Canada afin qu’il n’y ait pas de répercussions négatives sur les droits des membres des groupes aux prestations sociales ou à l’aide sociale fédérales;

  • i) une demande écrite présentée par le défendeur aux gouvernements provinciaux et territoriaux afin que le versement d’indemnités conformément à l’Entente de règlement n’ait pas de répercussions sur l’obtention de prestations sociales.

[43]  L’Entente de règlement rassemble deux groupes. Comme il a été mentionné précédemment, la définition du groupe des FAC est la suivante :

Tous les membres et anciens membres des FAC qui ont vécu de l’Inconduite sexuelle jusqu’à la Date d’approbation et qui n’ont pas demandé l’Exclusion des Recours collectifs Heyder ou Beattie.

[44]  La définition du groupe du MDN/PFNP est la suivante :

Tous les employés ou anciens employés du MDN et du PFNP qui ont vécu de l’Inconduite sexuelle jusqu’à la Date d’approbation et qui n’ont pas demandé l’Exclusion des Recours collectifs Heyder ou Beattie.

[45]  On indemnisera tous les membres des groupes qui étaient en vie en date du 15 mars 2019 (soit la date de signature de l’entente de principe) et qui remplissent les critères d’admissibilité prévus dans l’Entente de règlement. L’Entente de règlement prévoit que les membres des groupes admissibles pourraient recevoir une indemnisation au titre de la catégorie A, de la catégorie B1 ou B2, ainsi que de la catégorie C, à condition de remplir les critères de chacune des catégories :

Catégorie

Indemnisation/degré de préjudice

A. Harcèlement sexuel, discrimination fondée sur le genre ou sur l’appartenance à la communauté LGBTQ2+.

5 000 $

B1. Harcèlement sexuel ciblé, continu ou grave, ou agression sexuelle sous la forme de contacts sexuels non désirés.

Préjudice faible

5 000 $

Préjudice moyen

10 000 $

Préjudice élevé

20 000 $

B2. Agression sexuelle sous la forme d’une attaque de nature sexuelle ou d’activité sexuelle à laquelle le membre n’a pas consenti ou n’était pas capable de consentir.

Préjudice faible

30 000 $

Préjudice moyen

40 000 $

Préjudice élevé

50 000 $

C. Paiement bonifié : membres des groupes qui souffrent ou ont souffert de stress post-traumatique ou qui ont reçu un autre diagnostic de préjudice psychologique, ou qui ont subi des blessures physiques découlant directement de l’agression sexuelle ou du harcèlement sexuel.

Préjudice faible

50 000 $

Préjudice moyen

75 000 $

Préjudice élevé

100 000 $

[46]  Les membres des groupes ne recevront pas d’indemnisation au titre de la catégorie C à moins d’avoir présenté à ACC une demande de prestations d’invalidité découlant d’une inconduite sexuelle et d’avoir essuyé un refus le 3 avril 2017 ou après cette date, lorsqu’ACC a modifié ses politiques quant à ce type de demande. Les demandeurs qui sont à la fois membres du groupe des FAC et du groupe du MDN/PFNP ne peuvent recevoir qu’un seul paiement, et ce, au niveau le plus élevé auquel ils ont droit.

[47]  L’Entente de règlement prévoit également des modalités afin d’éviter la double indemnisation lorsque des membres ont été indemnisés pour le même incident ou le même préjudice dans une autre instance; cela comprend les personnes qui ont reçu une indemnisation ou qui sont admissibles à en recevoir une dans le recours collectif concernant la « purge LGBT » (Ross, Roy and Satalic c Her Majesty the Queen, Cour fédérale no T-370-17). Si un membre des groupes reçoit une indemnisation au titre de la catégorie C et devient par la suite admissible à une pension, à une indemnité ou à un autre avantage pécuniaire versé par ACC ou obtenu aux termes de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, LRC (1985), c G-5, relativement au même incident ou préjudice, une somme équivalente à la somme versée au titre de la catégorie C doit être déduite de la pension ou de l’indemnité.

[48]  L’Entente de règlement prévoit un plafond global concernant les indemnisations pour chaque groupe, ainsi que les circonstances dans lesquelles les fonds inutilisés pourraient être redistribués à d’autres membres du groupe. Tout autre solde, jusqu’à concurrence de 23 millions de dollars, pourrait être consacré à un fonds de sensibilisation et de promotion du changement culturel au sein des FAC.

[49]  La somme globale payable au groupe des FAC ne doit pas dépasser 800 millions de dollars et la somme globale payable au groupe du MDN/PFNP ne doit pas dépasser 100 millions de dollars. Si ces sommes ne permettent pas de verser l’indemnisation prescrite à chaque membre des groupes admissible, alors l’ensemble des sommes payables doit être divisé au prorata entre les membres des groupes admissibles afin que le total des paiements ne dépasse pas les limites établies. Si un seul des deux groupes dépasse la limite établie, les fonds destinés à un groupe peuvent être redistribués à l’autre.

[50]  Le Canada fournira également deux millions de dollars pour la sensibilisation et la promotion du changement culturel, que les limites établies pour l’un ou l’autre des groupes soient ou non dépassées.

[51]  L’Entente de règlement prévoit un processus de réclamation sur papier, non contradictoire et confidentiel. Les membres des groupes n’auront pas à passer d’entrevue. Ils peuvent toutefois en demander une, dans certaines circonstances. Il est par exemple possible demander une entrevue à titre d’accommodement raisonnable, afin de répondre à une demande de renseignements supplémentaires formulée par l’administrateur des réclamations ou par les évaluateurs, ou en lien avec une demande de réexamen. Aucun demandeur n’est tenu de témoigner devant une cour, de se soumettre à un contre-interrogatoire ou de subir un interrogatoire par une partie adverse.

[52]  Le processus de réclamation a pour but d’éviter tout nouveau traumatisme aux membres des groupes qui ont vécu de l’inconduite sexuelle, en renonçant aux témoignages oraux et aux contre-interrogatoires. Comme l’a déclaré le juge Warren Winkler dans la décision Parsons v Canadian Red Cross Society, [2000] OJ No 2374 (Ont SC), qui portait sur un règlement envisagé pour l’affaire dite du [traduction] « sang contaminé » :

[traduction]
[17] Cette situation contraste, de manière positive, avec de nombreux recours collectifs dans lesquels, malgré un règlement global, les membres du groupe doivent encore intenter un grand nombre de poursuites juridiques afin d’obtenir les prestations. Il est important que les personnes puissent accéder relativement facilement à l’indemnisation. Cela donne une certaine assurance quant au montant des indemnités que les membres du groupe recevront à chaque niveau, mais surtout, cela témoigne de la rigueur dont les avocats du groupe ont fait preuve pour élaborer un règlement satisfaisant.

[53]  Pour demander une indemnisation, un membre des groupes n’a qu’à remplir un formulaire de demande en fournissant les renseignements suivants :

  • a) confirmation que le demandeur est un membre actuel ou ancien des FAC ou un employé actuel ou ancien du MDN ou du PFNP qui a vécu de l’agression sexuelle, de harcèlement sexuel ou de discrimination fondée sur le sexe, le genre, l’identité de genre ou l’orientation sexuelle pendant son service ou lorsqu’il était employé;

  • b) renseignements biographiques de base (p. ex. nom, date de naissance, numéro d’assurance sociale, coordonnées, détails de son service au sein des FAC ou de son emploi au MDN ou à titre de PFNP);

  • c) renseignements permettant de savoir si le demandeur a déjà reçu une indemnisation pour tout événement ou préjudice visé par l’Entente de règlement, y compris toute indemnisation versée par ACC ou obtenue au moyen d’un programme de prestations semblable;

  • d) pour la catégorie d’indemnisation A, une brève description du préjudice subi;

  • e) pour la catégorie d’indemnisation B, une description des incidents et du préjudice subi;

  • f) pour la catégorie d’indemnisation C, des copies des dossiers médicaux prouvant que le demandeur a reçu un diagnostic de blessure physique ou de préjudice psychologique, avec des renseignements supplémentaires à l’appui, s’il y a lieu;

  • g) une certification et la signature d’un témoin.

[54]  D’après les demandeurs, les membres des groupes déclarent souvent ne pas vouloir prendre part à la procédure contentieuse parce qu’ils ont peur du traumatisme qu’engendrera un contre-interrogatoire et parce qu’ils craignent des représailles de la part des auteurs présumés des faits reprochés. Ils apprécient que le processus soit confidentiel, sans quoi ils seraient très réticents à parler de ce qu’ils ont vécu.

[55]  Les sommes versées aux termes de l’Entente de règlement sont censées constituer un revenu non imposable. Le défendeur a accepté d’envoyer des lettres à Emploi et Développement social Canada et à l’Agence du revenu du Canada afin qu’il n’y ait pas de répercussions négatives sur les droits des membres des groupes aux prestations sociales ou à l’aide sociale fédérales, ainsi qu’aux gouvernements provinciaux et territoriaux afin que le versement d’indemnités conformément à l’Entente de règlement n’ait pas de répercussions sur l’obtention de prestations sociales.

[56]  Voici une liste non exhaustive des principales caractéristiques du processus d’administration des demandes :

  • a) le processus de réclamation est conçu pour être non contradictoire et de nature réparatrice, dans la mesure du possible;

  • b) les demandeurs sont présumés agir avec intégrité et de bonne foi lorsqu’ils remplissent leurs formulaires de demande;

  • c) les demandeurs ont 18 mois pour remplir et soumettre leurs formulaires de demande, et peuvent bénéficier d’une prolongation de 60 jours dans des cas exceptionnels;

  • d) les demandeurs doivent donner des détails quant à leur plainte et fournir leurs renseignements biographiques pertinents, et sont invités à soumettre tous les documents probants;

  • e) les demandeurs qui réclament une indemnisation au titre de la catégorie C doivent fournir des dossiers médicaux justifiant le niveau de préjudice allégué, et doivent indiquer s’ils ont soumis des demandes à ACC ou aux termes de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État relativement au même incident ou préjudice;

  • f) les demandeurs qui réclament une indemnisation doivent certifier que les renseignements fournis dans leur demande sont vrais;

  • g) l’administrateur, les évaluateurs et le Canada doivent établir des normes de service (pouvant être rajustées de temps à autre) quant à l’administration des demandes afin que celles-ci fassent l’objet d’une décision dans un délai maximal de 14 mois après la date limite de présentation des demandes;

  • h) l’administrateur doit commencer par contrôler l’identité du demandeur, s’assurer que les renseignements fournis sont complets et vérifier si l’individu en question s’est exclu;

  • i) le Canada doit faire des vérifications quant au service militaire ou à l’emploi du demandeur, récupérer et examiner les dossiers pertinents et donner une réponse à la demande, s’il le souhaite;

  • j) si le Canada donne une réponse à la réclamation, le demandeur en sera informé et pourra accéder à la réponse et y répliquer;

  • k) l’administrateur et les évaluateurs examinent la demande et les renseignements fournis, et rendent une décision quant à l’admissibilité et au niveau d’indemnisation;

  • l) l’administrateur doit ensuite informer le demandeur de la décision;

  • m) l’administrateur doit verser 5 000 $ à chaque membre des groupes admissible à un versement au titre de la catégorie A, dès que les circonstances le permettent après avoir vérifié que le membre est admissible à l’indemnisation;

  • n) pour demander que l’évaluateur en chef réexamine la demande d’indemnisation, les demandeurs peuvent soumettre un formulaire de réexamen accompagné de toute nouvelle information pertinente;

  • o) l’administrateur doit ensuite permettre au Canada d’accéder à cette nouvelle information, et le Canada peut fournir tout nouveau renseignement pertinent;

  • p) l’évaluateur en chef rend ensuite une décision et en informe le demandeur;

  • q) les décisions de l’administrateur et des évaluateurs, ainsi que toute décision découlant d’un réexamen, sont définitives et exécutoires et aucun recours devant la Cour ou un autre tribunal n’est possible;

  • r) le Canada a le droit de procéder à une vérification aléatoire du processus de réclamation;

  • s) l’administrateur et les évaluateurs transmettront des rapports mensuels aux avocats.

[57]  L’Entente de règlement prévoit la création d’un comité de surveillance qui définira et choisira les mesures visant à promouvoir la sensibilisation et le changement culturel. Ces mesures peuvent être mises en œuvre par le Canada ou par un tiers, ou les deux. Le comité de surveillance compte sept membres :

  • a) un représentant du groupe des FAC;

  • b) un représentant du groupe du MDN/PFNP;

  • c) un représentant des avocats des groupes ayant participé aux discussions qui ont précédé l’Entente de règlement;

  • d) un représentant des FAC;

  • e) un représentant du MDN/PFNP;

  • f) un représentant du conseiller juridique du Canada ayant participé aux discussions qui ont précédé l’Entente de règlement;

  • g) l’évaluateur en chef.

[58]  Le rôle du comité de surveillance est également de contrôler le travail du fournisseur de services de notification, de l’administrateur et des évaluateurs; d’examiner et de juger les contestations liées à l’interprétation de l’Entente de règlement, sauf en ce qui a trait aux sections 5, 6 et 8 et aux annexes connexes; de donner des conseils et des directives sur l’interprétation et l’application du règlement; ainsi que d’examiner et de juger toute question qui n’est pas traitée expressément dans l’Entente de règlement.

2)   Principes généraux d’approbation des règlements

[59]  Le critère que doit appliquer la Cour pour approuver le règlement d’un recours collectif est de « savoir si le règlement est juste, raisonnable et dans l’intérêt supérieur de l’ensemble du groupe en général » (Merlo, au para 16). Voici une liste non exhaustive des facteurs à prendre en compte (Châteauneuf c Canada, 2006 CF 286 [Châteauneuf], au para 5; Parsons v Canada Red Cross Society, [1999] OJ No 3572 (Ont SC) [Parsons 1], au para 71; et Sayers v Shaw Cablesystems Ltd, 2011 ONSC 962, au para 28) :

  • a) les probabilités de succès ou de recouvrement avec la poursuite de l’instance;

  • b) l’importance et la nature de la preuve administrée ou de l’enquête;

  • c) les modalités et conditions du règlement;

  • d) les recommandations et l’expérience des procureurs;

  • e) les frais éventuels et la durée probable de la procédure contentieuse;

  • f) le nombre et la nature des objections;

  • g) la bonne foi et l’absence de collusion;

  • h) la dynamique et les positions prises par les parties pendant la négociation;

  • i) les risques de ne pas approuver inconditionnellement le règlement.

[60]  Il n’est pas nécessaire qu’un règlement soit parfait, mais il doit se situer dans la [traduction] « fourchette d’issues jugées raisonnables » (Ford v F Hoffmann-La Roche Ltd, [2005] OJ No 1118 (Ont SC), au para 115). Comme l’a déclaré la juge Danièle Tremblay-Lamer dans la décision Châteauneuf :

[7] La Cour saisie d’un règlement d’un recours collectif n’y cherche pas la perfection, mais plutôt que le règlement soit raisonnable, un bon compromis entre les deux parties. Le but d’un règlement est d’éviter les risques d’un procès. Même imparfait, le règlement peut être dans les meilleurs intérêts de ceux qui sont affectés, particulièrement si on le compare aux risques et au coût d’un procès. Il faut toujours tenir compte qu’un règlement proposé signifie le désir des parties de régler le dossier hors cour sans aucune admission de part et d’autre ni quant aux faits ni quant au droit.

[61]  Le critère de la fourchette d’issues jugées raisonnables confirme que différentes possibilités de règlement peuvent être dans l’intérêt du groupe lorsqu’on les compare à la possibilité de poursuites sans fin (Dabbs v Sun Life Assurance Co of Canada, [1998] OJ No 2811 (Ont Gen Div), au para 30). Le Cour ne doit pas entraver le processus sous-jacent au règlement négocié (Fontaine v Canada (Attorney General), 2006 NUCJ 24, au para 38).

[62]  La Cour n’a pas le pouvoir discrétionnaire de réécrire les dispositions de fond de l’entente. Il n’est pas non plus permis de faire passer les intérêts de certains membres du groupe avant les intérêts du groupe en général. La Cour « n’a pas le pouvoir de modifier un règlement conclu entre les parties ou de leur imposer ses propres modalités. Le rôle de la Cour se limite plutôt à approuver ou à rejeter un règlement dans son intégralité. » (Manuge c Canada, 2013 CF 341 [Manuge], au para19).

[63]  La Cour doit également être consciente du risque, si un règlement est refusé, que les négociations s’enlisent et que les parties reviennent devant les tribunaux (Manuge, au para 6) :

Il sera toujours d’une grande importance pour la Cour de ne pas rejeter à la légère un règlement négocié d’égal à égal et de bonne foi. Les parties sont, après tout, les mieux placées pour apprécier les risques et les coûts (autant d’un point de vue financier que d’un point de vue humain) liés au fait de mener à terme un recours collectif complexe. Le rejet d’un règlement comportant de multiples aspects, comme celui négocié en l’espèce, entraîne aussi le risque de déraillement du processus de négociation et de la perte de l’esprit de compromis.

[64]  Lorsque le règlement est négocié d’égal à égal et recommandé par des avocats d’expérience, il existe une [traduction] « forte présomption initiale d’équité » (Serhan v Johnson & Johnson, 2011 ONSC 128, au para 55) :

[traduction]
Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les parties sont représentées par des avocats très réputés ayant de l’expertise en matière de recours collectifs, la Cour est en droit de supposer, à défaut de preuve contraire, qu’on lui présente le meilleur règlement auquel on pouvait raisonnablement parvenir et que l’avocat du groupe, avec cette recommandation, met en jeu sa réputation et son expérience.

[65]  La Cour doit être consciente du risque de rejet de l’Entente de règlement, car un rejet pourrait obliger les membres des groupes à exercer des recours d’un genre nouveau, incertains et tardifs, c.-à-d. qu’ils se retrouveraient dans la même position qu’avant la conclusion de l’Entente de règlement (Semple v Canada, 2006 MBQB 285, au para 3).

3)  Considérations favorables à l’approbation du règlement

[66]  Les facteurs suivants militent en faveur de l’approbation de l’Entente de règlement :

  • a) l’important fonds d’indemnisation et le processus de réclamation simple sur papier;

  • b) les avantages non pécuniaires proposés au groupe, notamment le programme de démarches réparatrices, la modification des politiques et d’autres changements systémiques au sein des FAC;

  • c) les risques afférents à la procédure contentieuse auxquels s’exposeraient les demandeurs dans un procès sur les questions communes;

  • d) les exceptions d’incompétence que pourrait invoquer la Couronne;

  • e) les moyens de défense prévus par la loi que la Couronne pourrait invoquer;

  • f) le fait d’éviter des évaluations individuelles après un procès ou une requête pour jugement en ce qui concerne les dommages-intérêts.

[67]  La poursuite des recours collectifs envisagés en passant par les étapes d’autorisation, d’interrogatoires préalables, de requêtes et finalement de procès sur les questions communes, puis d’appels, n’est pas sans risque :

  • a) il est possible que l’ordonnance d’autorisation nationale ne soit pas accordée;

  • b) les parties s’engageront dans un long procès;

  • c) la Cour pourrait conclure qu’elle n’a pas compétence à l’égard d’une partie ou de la totalité des membres des groupes;

  • d) les revendications pourraient être prescrites par l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, suspendues aux termes de l’article 92 de la Loi sur le bien-être des vétérans ou prescrites par l’article 12 de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État;

  • e) les causes d’action invoquées (négligence, manquement aux obligations fiduciaires et revendications fondées sur la Charte) pourraient être jugées non valables;

  • f) la responsabilité pourrait ne pas être établie;

  • g) les délais de prescription pourraient faire obstacle aux revendications de bon nombre des membres des groupes;

  • h) la Cour pourrait refuser d’accorder un montant global de dommages-intérêts, forçant ainsi les membres des groupes à subir de longues évaluations individuelles;

  • i) la valeur du préjudice subi pourrait être similaire ou nettement inférieure aux montants du règlement;

  • j) il est probable qu’aucune cour n’ait compétence pour ordonner des initiatives de changements systémiques, de réconciliation, de commémoration et de guérison.

[68]  Les demandeurs estiment que l’ensemble des étapes de cette procédure contentieuse (le procès, le jugement et tous les appels) pourrait nécessiter sept années supplémentaires. Ils notent que les procédures ont été engagées trois ans plus tôt et qu’elles concernent, pour certains membres des groupes, des événements qui se sont produits des dizaines d’années auparavant.

[69]  De nombreux membres des groupes sont âgés. Les tribunaux ont reconnu qu’il est particulièrement important de parvenir rapidement à un règlement lorsque le contentieux porte sur des événements historiques (McKillop and Bechard v HMQ, 2014 ONSC 1282) :

[traduction]
[28] Il ne fait aucun doute que sans règlement, les procédures seront interminables, le résultat sera incertain et (même en cas de succès) les membres du groupe ne recevront pas d’indemnisation avant plusieurs années. Rien ne garantit qu’à la fin de ce processus, ils recevront plus que ce qu’ils obtiendront en vertu de ces ententes de règlement. Compte tenu de l’âge avancé des membres du groupe et de la nature historique de ce contentieux, les avantages d’un règlement immédiat et certain ne sauraient être surestimés.

[70]  Faute de règlement, la Couronne dispose de plusieurs moyens de défense théoriquement solides si un procès a lieu. Les principales allégations soulevées au nom des membres des groupes sont la négligence et les violations de la Charte.

[71]  Voici ce que pourrait faire valoir la Couronne en réponse à l’allégation de négligence :

  • a) elle n’avait pas, envers les membres individuels des groupes, d’obligation de diligence d’offrir un environnement sécuritaire et exempt de harcèlement, ou de créer des politiques visant à prévenir le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles, qui sont déjà interdits par la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6, et par le Code criminel du Canada, LRC (1985), c C-46 (le fait que la Couronne ait retiré sa requête en radiation après l’intervention du premier ministre ne l’empêcherait pas d’invoquer ce moyen de défense lors d’un procès);

  • b) les allégations ne prouvent pas l’existence d’un lien suffisamment étroit entre les membres des groupes et la Couronne;

  • c) même si une obligation de diligence existait, elle était annulée par des considérations de principe.

[72]  En ce qui concerne les allégations de violation de la Charte, la Couronne pourrait soutenir ce qui suit :

  • a) la Charte est entrée en vigueur en 1982 (sauf l’article 15 qui est entré en vigueur en 1985) et les demandeurs ne disposent donc d’aucune cause d’action fondée sur la Charte pour tout événement qui s’est produit avant l’entrée en vigueur de ces dispositions;

  • b) l’article 7 de la Charte ne crée pas de droit positif ni d’obligation positive relativement à un programme ou à une politique en particulier, en milieu de travail ou dans l’armée;

  • c) les faits allégués à l’appui de la revendication formulée aux termes de l’article 15 de la Charte n’établissent ni ne définissent aucune action ou inaction du gouvernement qui pourrait constituer une différentiation ou donner lieu à un traitement distinct en raison du sexe, et n’appuient pas non plus une revendication selon laquelle l’action ou l’inaction alléguée constitue une discrimination.

[73]  Pour les membres actuels ou anciens des FAC, la Couronne pourrait faire valoir que l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif exclut toutes les revendications de membres des groupes auxquels les dispositions s’appliquent. Cette disposition empêche une personne de poursuivre la Couronne en cas de blessure, de dommage ou de perte ouvrant droit au paiement d’une pension.

[74]  La Couronne pourrait également soutenir que toute revendication qui n’est pas prévue par l’article 9 devrait néanmoins être suspendue jusqu’au dépôt d’une demande de prestations d’invalidité aux termes de l’article 92 de la Loi sur le bien-être des vétérans. De la même façon, pour les employés actuels ou anciens du MDN ou du PFNP, l’article 12 de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État empêche un agent de l’État qui a droit à une indemnité par suite d’un accident du travail de se tourner vers les tribunaux.

[75]  Ces dispositions ont déjà exclu des actions en dommages-intérêts contre la Couronne découlant de harcèlement sexuel ou d’agressions sexuelles (p. ex. Brownhall v Canada (Ministry of National Defence), [2007] OJ No 3035 (Ont Div Ct)). Étant donné que l’application de ces dispositions pourrait nécessiter une analyse individuelle, la Couronne pourrait faire valoir que les instances envisagées ne peuvent pas être autorisées comme recours collectifs.

[76]  Les instances envisagées pourraient également se heurter à des obstacles en matière de compétence. La Couronne pourrait soutenir que notre Cour n’a pas compétence à l’égard des réclamations fondées sur la discrimination et le harcèlement. Dans l’arrêt Seneca College c Bhadauria, [1981] 2 RCS 181 (CSC) [Bhadauria], la Cour suprême du Canada a écarté une cause d’action pour discrimination en common law. L’arrêt Bhadauria a depuis été appliqué à des actions civiles portant sur des allégations de harcèlement sexuel, y compris dans le contexte de recours collectifs (Rivers v Waterloo Regional Police Services Board, 2018 ONSC 4307).

[77]  La Couronne pourrait également plaider que la Cour devrait refuser d’exercer sa compétence pour les allégations de harcèlement sexuel et de discrimination et que ces dernières devraient être traitées au moyen des processus internes exhaustifs de résolution offerts aux membres des groupes. Les FAC, le MDN et le PFNP disposent tous de processus de règlement des différends et des griefs qui pourraient constituer un code exhaustif permettant aux personnes de signaler les cas de harcèlement sexuel et de discrimination, et de demander réparation et protection. La Couronne pourrait faire valoir que les membres des groupes doivent soumettre leurs griefs ou plaintes conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne et épuiser les mécanismes de recours internes avant de recourir aux tribunaux.

[78]  La Couronne pourrait soutenir que, dans le cas des employés du MDN et du PFNP, les relations d’emploi sont régies par le régime de griefs et d’arbitrage prévu par la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2. Cet argument pourrait fermer la porte à toute allégation soulevée au nom des membres du groupe du MDN et du PFNP. Un différend en milieu de travail relevant du processus de grief prescrit ne peut habituellement pas être porté devant les tribunaux (Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929 (CSC), au para63).

[79]  Même si les demandeurs obtenaient gain de cause sur la question de la responsabilité, l’attribution de dommages-intérêts globaux pourrait s’avérer presque impossible. L’article 334.27 des Règles prévoit ce qui suit :

334.27 Dans une action, si le juge, après avoir statué sur les points de droit ou de fait communs en faveur du groupe ou d’un sous-groupe, estime que la responsabilité du défendeur à l’égard de membres du groupe ou du sous-groupe ne peut être déterminée sans que ceux-ci fournissent des éléments de preuve, la règle 334.26 s’applique pour établir la responsabilité du défendeur.

334.27 In the case of an action, if, after determining common questions of law or fact in favour of a class or subclass, a judge determines that the defendant’s liability to individual class members cannot be determined without proof by those individual class members, rule 334.26 applies to the determination of the defendant’s liability to those class members.

[80]   Les demandeurs pourraient présenter une preuve d’expert selon laquelle il est raisonnablement possible de calculer le préjudice en fonction des droits communs de l’ensemble des membres des groupes. Toutefois, compte tenu des questions importantes relatives à la causalité et de la nature unique des préjudices individuels, il n’est peut-être pas possible d’évaluer des dommages-intérêts globaux. La Cour pourrait juger que la méthode de quantification des dommages-intérêts prévue dans l’Entente de règlement manque de fondements scientifiques ou ne s’appuie pas suffisamment sur la jurisprudence. Les demandeurs devraient alors entamer un processus d’évaluation individuelle qui serait fastidieux, intrusif, long et coûteux.

[81]  Les délais de prescription pourraient également faire obstacle si l’action proposée est instruite. Bien que de nombreuses provinces aient supprimé les délais de prescription pour les allégations d’inconduite sexuelle, le Nouveau-Brunswick, le Manitoba, la Saskatchewan, Terre-Neuve-et-Labrador, le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut limitent l’exception aux poursuites pour agression sexuelle. Il pourrait donc y avoir prescription dans le cas des poursuites pour harcèlement sexuel et discrimination. Le Québec impose un délai de prescription de dix ans pour les allégations d’agression sexuelle et un délai de prescription de 30 ans en cas de préjudice découlant d’une agression sexuelle ou d’un comportement violent. L’Île-du-Prince-Édouard impose quant à elle un délai de prescription de deux ans à partir de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance.

[82]  Le fait que l’Entente de règlement ait été négociée d’égal à égal et soit recommandée par des avocats d’expérience milite également fortement en faveur de l’approbation. Les avocats des groupes sont des experts reconnus dans leurs domaines et ont eu gain de cause dans de nombreux recours collectifs au Canada. Ils connaissent très bien le fonctionnement des règlements et les impératifs à respecter, les méthodes en matière de dommages-intérêts, ainsi que l’évaluation des risques associés aux procédures contentieuses complexes et de nature historique.

4)  Oppositions quant à l’approbation du règlement

[83]  Au total, 709 membres des groupes ont soumis des formulaires de participation en réponse à l’avis de certification et d’audition du règlement diffusé conformément à l’ordonnance prononcée par la Cour le 18 juillet 2019. Environ 96 % (680 membres sur 709) des membres des groupes participants se sont déclarés favorables à l’Entente de règlement et environ 97 % (573 membres sur 590) de ceux qui ont formulé des commentaires sur les honoraires et débours demandés par les avocats des groupes étaient favorables à cet aspect du règlement envisagé.

[84]  Seuls 29 membres des groupes, soit environ 5 % du nombre total de membres, se sont opposés à une partie ou à la totalité de l’Entente de règlement.

[85]  La Cour a entendu près de 50 membres des groupes qui ont appuyé l’Entente de règlement ou, dans quelques cas, s’y sont opposés. Bien que la Cour ait insisté sur le fait qu’ils n’étaient pas tenus de le faire, de nombreux membres des groupes ont livré des témoignages très personnels et douloureux quant à leur expérience au sein des FAC, du MDN ou du PFNP. Comme l’a expliqué le juge Michael Phelan dans la décision McLean c Canada, 2019 CF 1075 [McLean], au para 20, « l’audience de règlement n’[a] pas pour fonction de se pencher sur les “vérités” personnelles des membres du groupe ». En définitive, l’Entente de règlement et son processus de réclamation donnent aux membres des groupes de meilleures possibilités de parler de leur expérience dans un cadre positif et confidentiel. Néanmoins, les témoignages des membres des groupes ont permis à la Cour de mieux comprendre les raisons pour lesquelles ils étaient favorables ou opposés à l’Entente de règlement.

[86]  Voici les raisons les plus fréquemment avancées par les membres des groupes qui appuient l’Entente de règlement :

  • a) le règlement contribuera à prévenir l’inconduite sexuelle à l’avenir;

  • b) il contribuera à apaiser les blessures, la douleur et la souffrance des membres des groupes;

  • c) il donnera une voix à ceux qui vivent depuis très longtemps dans la peur et le silence;

  • d) il rendra justice aux membres des groupes qui sont en mesure de raconter ce qu’ils ont vécu;

  • e) il garantira un environnement de travail plus sain à l’avenir;

  • f) il offrira une aide et un soutien à ceux qui ont souffert de traumatismes causés par l’inconduite sexuelle;

  • g) il aidera les membres des groupes à trouver la paix et à tourner la page, ce qui leur permettra de se remettre du traumatisme causé par l’inconduite sexuelle;

  • h) il accélérera la révision des politiques et le changement culturel au sein des FAC.

[87]  Les demandeurs signalent que les membres des groupes ont également formulé les commentaires suivants à l’appui de l’Entente de règlement :

  • a) elle donne un sentiment de justice à ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas parler publiquement;

  • b) ses modalités sont centrées sur les membres des groupes;

  • c) elle reconnaît l’existence d’actes répréhensibles à grande échelle;

  • d) elle fait clairement savoir aux autres institutions que l’inconduite sexuelle ne sera pas tolérée;

  • e) elle reconnaît que les traumatismes sexuels en milieu militaire constituent un problème particulier;

  • f) elle permet aux membres des groupes de contribuer au changement des comportements dans les FAC;

  • g) elle permet la réparation des préjudices causés et la réconciliation;

  • h) elle permet aux membres des groupes de participer à un processus réparateur;

  • i) elle offre une assistance aux membres des groupes tout au long du processus de réclamation;

  • j) le processus d’indemnisation est clair et non intrusif pour les membres des groupes;

  • k) l’Entente transmet le message que le gouvernement fédéral est dévoué à remédier l’inconduite sexuelle.

[88]  Dans la décision Parsons 1, le juge Winkler a mentionné que les membres d’un groupe disposent d’un meilleur élément de contrôle lorsqu’un règlement intervient avant la fin de la période d’exclusion (au para 79) :

[traduction]
Même si un règlement est loin d’être idéal pour un membre du groupe en particulier, cela n’empêche pas de l’approuver pour l’ensemble du groupe. Aux termes de la [Loi de 1992 sur les recours collectifs de l’Ontario, LO 1992, c 6], les membres du groupe conservent, pendant un certain temps, le droit de s’exclure d’un recours collectif. Cela garantit un élément de contrôle en permettant au demandeur de procéder individuellement pour obtenir un règlement ou un jugement mieux adapté à sa situation personnelle.

[89]  Un règlement est inévitablement synonyme de compromis et il est peu probable que toutes les parties obtiennent exactement ce qu’elles veulent. Toutefois, [traduction] « les opposants ne sont pas liés par l’Entente de règlement et ses insuffisances perçues. Ils peuvent s’exclure du recours collectif et présenter leurs revendications de la façon habituelle, en sachant qu’ils se heurteront à certains obstacles » (Bosum c Canada (Attorney General), 2006 QCCS 5794, au para13).

[90]  Dans la décision Quatell v Attorney General of Canada, 2006 BCSC 1840, le juge en chef Donald Brenner a déclaré ce qui suit au sujet du règlement envisagé pour ce contentieux concernant les pensionnats indiens :

[traduction]
[6] De nombreux opposants étaient préoccupés par le règlement envisagé. D’autres personnes appuyaient ce règlement. D’autres encore se disaient déchirés entre l’intérêt qu’ils avaient à accepter le règlement envisagé et leurs préoccupations quant à plusieurs dispositions de l’Entente de règlement.

[7] Ce règlement représente un compromis entre des réclamations contestées. Il ne fait donc aucun doute que les demandeurs ne seront pas satisfaits de chacune des dispositions du règlement. Certains pourraient très bien décider de le rejeter. Cependant, les membres du groupe qui concluent que l’Entente de règlement présente plus d’inconvénients que d’avantages sont libres de se soustraire à l’application de la Loi sur les recours collectifs et de présenter des demandes individuelles contre les défendeurs. Dans ce cas, le présent recours collectif n’aura absolument aucune répercussion sur eux ou sur toute action qu’ils pourraient décider d’intenter. À mon avis, le droit de se retirer du recours justifie l’approbation de l’entente.

[91]  Voici, en résumé, les principales objections formulées à l’encontre de l’Entente de règlement et les réponses données par les avocats du groupe :

  • a) Les cadets ne sont pas inclus dans l’entente : Le programme des cadets vise les jeunes âgés de 12 à 18 ans. Les cadets ne sont pas membres des FAC. Les allégations des cadets sont donc distinctes, tout comme le sont les moyens de défense possibles du Canada. Le manque d’éléments communs fait en sorte qu’il n’est pas réalisable de regrouper les allégations formulées par des cadets et celles des membres des groupes.

  • b) L’indemnisation devrait être permise pour les événements survenus avant 1985 : L’indemnisation au titre des catégories B et C est possible pour les événements qui se sont produits avant 1985. Bien que la catégorie A ne concerne que les événements survenus après 1985, elle existe principalement pour tenir compte de l’allégation de violation de la Charte, or l’article 15 de la Charte n’a été adopté qu’en 1985.

  • c) L’entente n’inclut pas les personnes à charge qui ont été agressées : Étant donné que les membres des familles et les autres personnes à charge ne travaillaient pas au sein des FAC, du MDN ou du PFNP, ces allégations sont forcément exclues des recours collectifs envisagés.

  • d) L’indemnisation individuelle n’est pas suffisante : Le caractère raisonnable des indemnisations doit être déterminé en tenant compte de l’autre solution, qui est de poursuivre l’instance jusqu’à un procès. Les demandeurs mentionnent que les membres des FAC et les employés du MDN ou du PFNP n’ont jamais auparavant obtenu de réparation dans un contentieux concernant des allégations d’inconduite sexuelle. Les moyens de défense solides dont dispose la Couronne sont présentés ci-dessus. L’Entente de règlement prévoit une indemnisation individuelle pouvant atteinte 155 000 $, ainsi qu’un éventail de modifications des politiques et de changements systémiques dont la mise en œuvre sera coûteuse. Le Canada doit également payer les honoraires d’avocat et les frais d’administration du règlement, sans aucune retenue sur l’indemnisation des membres des groupes. Il s’agit d’un processus sur papier, accéléré et non contradictoire, ce qui est avantageux comparativement à une procédure contentieuse longue et traumatisante.

  • e) Les indemnisations accordées au titre de la catégorie A ne sont pas suffisantes : Cette catégorie prévoit une indemnisation pour les préjudices modérés découlant, entre autres, de blagues à caractère sexuel et de commentaires déplacés sur la vie sexuelle du demandeur. Une action civile ne permet pas nécessairement d’obtenir une indemnisation pour ces types d’infraction. Une personne ayant subi des injures ou des dommages plus graves peut obtenir une indemnisation supplémentaire au titre des catégories B et C.

  • f) Les indemnisations sont faibles comparativement à l’entente conclue dans le cas de la GRC : Un processus différent a été suivi pour le règlement conclu avec la GRC. Dans ce dernier, chaque demandeur est interrogé et son dossier est examiné par l’évaluateur des réclamations, qui est un ancien juge. Conformément à l’Entente de règlement dont il est question en l’espèce, le processus de réclamation est non contradictoire, sur papier et de nature réparatrice; on présume, en outre, que les demandeurs agissent de bonne foi. Les aspects réparateurs de l’Entente de règlement sont également distincts. Dans le règlement conclu avec la GRC, des honoraires d’avocat supplémentaires sont déduits de l’indemnisation versée aux membres des groupes, ce qui réduit par le fait même l’indemnisation totale.

  • g) Le règlement ne devrait pas être plafonné : Les plafonds sont fondés sur la preuve d’expert et étayés par des données concernant la fréquence de l’inconduite sexuelle dans l’armée; les fonds alloués devraient donc être suffisants. Les règlements non plafonnés supposent habituellement un processus contradictoire comprenant des entrevues personnelles, des contre-interrogatoires et des exigences de preuve élevées (comme c’est le cas dans le règlement conclu avec la GRC et dans le règlement relatif aux pensionnats indiens). En l’espèce, les demandeurs participent à un processus non contradictoire sur papier qui est simplifié et vise à éviter d'autres traumatismes.

  • h) L’Entente de règlement ne donne pas une définition assez large de l’inconduite sexuelle : Les types d’inconduite sexuelle pouvant donner droit à une indemnisation vont au-delà de la définition actuelle du harcèlement sexuel figurant dans les politiques des FAC, qui seront modifiées conformément à l’Entente de règlement. Les membres des groupes peuvent obtenir l’aide de l’administrateur des réclamations et de leurs avocats pour préparer leurs réclamations.

  • i) L’indemnisation devrait être indépendante des prestations d’ACC : L’indemnisation au titre des catégories A et B est indépendante des prestations ou des droits accordés par ACC. Bien que la catégorie C soit réservée aux personnes qui n’ont pas eu droit aux prestations d’ACC, l’Entente de règlement précise les anciennes politiques d’ACC et le processus régissant l’admissibilité aux prestations d’invalidité découlant d’une inconduite sexuelle. Le processus d’ACC comprend également des prestations et un soutien continus et flexibles.

  • j) Le règlement ne prévoit pas d’indemnisation pour la discrimination subie par les femmes quant à la prestation de soins de santé au sein des FAC : Il est possible que cette forme de discrimination donne droit à une indemnisation au titre de l’Entente de règlement. L’administrateur des réclamations expliquera ce qui est inclus et ce qui ne l’est pas.

  • k) Le règlement ne protège pas les prestations continues d’ACC : Les demandeurs ne peuvent pas entraver le pouvoir discrétionnaire de gouvernements futurs ou du tribunal qui statue sur les demandes de prestations d’ACC. L’Entente de règlement a toutefois pour but d’améliorer les politiques actuelles d’ACC régissant l’admissibilité aux prestations d’invalidité découlant d’une inconduite sexuelle.

  • l) Les membres des groupes devraient avoir la possibilité de renoncer à certaines parties du règlement : Cela serait contraire aux Règles, selon lesquelles les membres d’un groupe peuvent soit être inclus dans un recours collectif, soit en être exclus. Les membres des groupes ne peuvent pas être inclus dans certains aspects du règlement seulement.

  • m) La période de réclamation est trop courte : La période de réclamations est de 18 mois, ce qui devrait être assez pour la préparation et le traitement d’une demande d’indemnisation. La période de réclamation doit avoir une date de fin afin de permettre le calcul et le paiement des indemnisations individuelles.

  • n) Les membres des groupes devraient conserver leurs droits de recours aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne : Les membres des groupes qui préfèrent présenter individuellement des plaintes relatives aux droits de la personne ou intenter d’autres actions civiles peuvent renoncer au règlement. Le règlement n’empêche pas les membres des groupes de présenter des griefs internes en matière de harcèlement.

  • o) Le Canada devrait admettre sa responsabilité et présenter des excuses : Bien que l’Entente de règlement ne contienne aucune admission de responsabilité, elle reconnaît le préjudice causé par l’inconduite sexuelle et vise à obtenir des changements systémiques afin d’améliorer la culture au sein des FAC, du MDN et du PFNP. Ce n’est pas en recourant aux tribunaux que l’on obtient des excuses.

[92]  Le procureur général de la Colombie-Britannique a soulevé une autre objection, se plaignant du fait qu’aucune renonciation n’avait été demandée quant aux éventuelles réclamations de dépenses de santé engagées par les provinces en lien avec les allégations soulevées dans les présentes actions. Les avocats des parties ont ensuite demandé aux procureurs généraux de l’ensemble des provinces et des territoires de faire part de leur position quant aux éventuelles actions en remboursement des dépenses de santé. Le 21 octobre 2019, les avocats du groupe ont présenté une preuve par affidavit selon laquelle les procureurs généraux de l’ensemble des provinces et territoires, y compris la Colombie-Britannique, avaient confirmé qu’ils approuvaient l’Entente de règlement, ne s’y opposaient pas, ne demanderaient pas de remboursement et renonçaient à leurs droits éventuels quant à ces actions.

5)  Conclusion quant à l’approbation du règlement

[93]  La très grande majorité des membres des groupes ayant formulé des commentaires, que ce soit au moyen de formulaires de participation ou lors d’observations de vive voix devant la Cour, appuient l’Entente de règlement et souhaitent qu’elle soit approuvée. Les avocats du groupe ont donné des réponses raisonnables aux quelques objections soulevées par les membres des groupes. Les objections possibles des procureurs généraux des provinces et des territoires ont elles aussi été réglées.

[94]  Aucune de ces objections, individuellement ou collectivement, ne peut faire en sorte que le règlement ne respecte plus le critère de la fourchette d’issues jugées raisonnables. Si un membre des groupes ne souhaite pas prendre part au règlement, il peut se retirer du recours et intenter une action individuelle.

[95]  Pour tous les motifs exposés ci-dessus, l’Entente de règlement doit être approuvée.

C.  Faut-il approuver le paiement d’une rétribution aux représentants des demandeurs?

[96]  L’Entente de règlement prévoit le versement d’une rétribution de 10 000 $ à chacun des représentants des demandeurs dans les présentes instances, ainsi qu’aux représentants des demandeurs qui ont signé l’Entente de règlement dans les actions provinciales.

[97]  La rétribution a pour but de reconnaître les contributions et sacrifices supplémentaires faits par les représentants des demandeurs pour faire progresser le contentieux au nom du groupe. Il arrive que les représentants des demandeurs doivent renoncer à leur intimité et participer à des événements médiatiques et à des activités de sensibilisation communautaire (Merlo, aux paras 68 à 74). Néanmoins, les rétributions doivent être accordées avec parcimonie, car les représentants des demandeurs ne doivent pas bénéficier du recours collectif plus que les autres membres du groupe (McLean, au para 57).

[98]  Habituellement, dans les recours collectifs, les rétributions ne sont versées qu’aux représentants des demandeurs dont les noms figurent sur l’ordonnance d’autorisation de la Cour. Il peut cependant y avoir des exceptions dans les cas inhabituels, comme en l’espèce, où les demandeurs nommés dans les actions provinciales connexes ont également contribué de façon importante à faire progresser les instances dans plus d’un ressort (McLean, au para 58).

[99]  Les honoraires ont été acceptés par le procureur général et sont relativement modestes. Il n’y a aucune raison de ne pas les approuver.

D.  Faut-il approuver les honoraires et débours des avocats des groupes?

[100]  Il est indiqué, dans l’Entente de règlement, que les avocats du groupe recevront des honoraires de 26,56 millions de dollars, en plus des débours et des taxes applicables.

[101]  Selon les avocats du groupe, les honoraires envisagés correspondent à environ 2,95 % de l’indemnisation totale payable aux membres des groupes. Si l’on tient compte de la valeur totale du règlement, qui comprend l’indemnisation, l’administration, la préparation d’avis, les mesures politiques, les examens externes et le programme de démarches réparatrices, alors les honoraires d’avocat représentent environ 2,5 % de l’indemnisation totale.

[102]  Les avocats du groupe affirment que les honoraires envisagés sont nettement inférieurs à ce qui était prévu dans les mandats de représentation acceptés par les représentants des demandeurs (25 %) ou à ce qui a été accordé dans d’autres recours collectifs comparables. Les honoraires seront directement payés par le Canada et ne viendront pas réduire l’indemnisation accordée aux membres des groupes.

[103]  Très peu de membres des groupes se sont exprimés au sujet des honoraires réclamés par les avocats des groupes. La grande majorité de ceux qui l’ont fait a jugé que les honoraires envisagés étaient justifiés compte tenu des résultats obtenus dans une instance complexe et risquée.

[104]  Les frais réclamés par les avocats des groupes ont fait l’objet d’une négociation de bonne foi, indépendante et distincte de l’Entente de règlement, ce qui pourrait être un facteur important à prendre en considération dans l’approbation des honoraires (McLean, aux paras 22 à 24).

[105]  Toutefois, en réponse aux questions de la Cour, les avocats représentant le procureur général n’étaient pas prêts à dire que leur acceptation des honoraires envisagés permet de déduire que la Couronne les trouve justes et raisonnables. Les avocats ont expliqué qu’un règlement dépendait de nombreux facteurs, notamment le besoin de certitude, d’irrévocabilité et de résolution en temps opportun. Bien que cela soit tout à fait vrai, le procureur général a compliqué la tâche de notre Cour en refusant de se prononcer sur les honoraires réclamés par les avocats des groupes.

[106]  Les honoraires payables aux avocats des groupes aux termes de l’Entente de règlement prévoient la prestation de services juridiques aux membres des groupes à l’avenir. Aucuns frais supplémentaires ne peuvent être facturés par d’autres avocats sans l’approbation préalable de notre Cour :

[traduction]
17.03 Prestation de services juridiques au groupe

Les avocats du groupe acceptent également de prêter raisonnablement assistance aux membres du groupe tout au long du processus de réclamation, et ce, sans frais supplémentaires. […]

17.05 Approbation préalable des honoraires requise

Les parties demanderont à la Cour de rendre une ordonnance selon laquelle aucun honoraire ne peut être facturé aux membres des groupes relativement aux réclamations au titre de la présente entente par un avocat qui ne figure pas à l’annexe « R » sans l’approbation préalable de la Cour.

[107]  Si l’on interdit à d’autres avocats de facturer des honoraires pour l’aide fournie quant au processus de réclamation, c’est en réponse aux craintes nées de la mise en œuvre du règlement relatif aux pensionnats indiens, à l’occasion duquel certains avocats retenus pour le processus de réclamation auraient été accusés d’avoir facturé des honoraires exorbitants.

[108]  La Cour peut examiner un vaste éventail de facteurs pour décider si les honoraires réclamés par les avocats du groupe sont justes et raisonnables. Ces facteurs comprennent les risques qui ont été pris, les résultats obtenus, la complexité des questions en litige, le niveau de qualité et les compétences des avocats, les attentes des demandeurs, le temps consacré à l’affaire et les honoraires versés dans des affaires semblables (McLean, au para 25; Condon c Canada, 2018 CF 522 [Condon], au para 82; Merlo, aux paras 78 à 98; et Manuge, au para 28). Ces facteurs ne sont pas exhaustifs et leur poids variera selon les cas. Le risque et le résultat demeurent les facteurs cruciaux (Condon, au para 83).

1)  Risque, complexité, compétences des avocats et résultats obtenus

[109]  Les risques juridiques et pratiques encourus par les avocats du groupe en l’espèce sont présentés ci-dessus. Ce sont des risques importants. Le consortium de cabinets d’avocats représentant les membres des groupes s’est montré très compétent pour ce qui de préparer les actes de procédure, de coordonner les instances dans plusieurs ressorts, de mener deux recours collectifs nationaux devant notre Cour tout en faisant suspendre les actions provinciales, de contester la requête en radiation de la Couronne, de négocier les nombreuses dispositions d’une Entente de règlement complexe, y compris les aspects non pécuniaires, et d’élargir le groupe afin d’inclure les employés civils du MDN et du PFNP. Compte tenu du contexte juridique et politique difficile dans lequel ils ont dû manœuvrer, on peut à juste titre affirmer que les avocats du groupe ont obtenu d’excellents résultats.

[110]  Comme l’a écrit le juge Phelan dans la décision McLean, au sujet d’un recours collectif au nom des personnes ayant fréquenté des externats indiens :

Lorsque l’avocat du groupe a été investi du mandat, il l’a accepté sans aucune assurance que l’affaire serait réglée politiquement et, certainement sans aucune assurance que ce résultat serait atteint. Les cas comportant des éléments de politique d’intérêt public comportent le risque particulier d’être pris dans le carcan des débats politiques.

[111]  L’observation du juge Phelan est particulièrement pertinente en l’espèce, puisque les considérations politiques ont contribué de façon déterminante à mettre sur pied les négociations qui ont débouché sur l’Entente de règlement. Les avocats du groupe reconnaissent volontiers que le refus du procureur général de reconnaitre une [traduction] « obligation de diligence de droit privé » envers les membres des forces armées était et demeure un moyen de défense à ces actions. Ce principe de droit bien établi est souvent invoqué dans les différends liés à l’emploi dans le secteur public. En désavouant publiquement la cause du défendeur, le premier ministre a sans nul doute fait prendre un virage déterminant aux présentes instances.

[112]  Les avocats du groupe ont affirmé que ces instances étaient un [traduction] « contentieux collectif véritablement précurseur, le tout premier du genre traité au nom de membres des FAC au pays ». Lorsque les procédures ont été engagées, aucun tribunal au Canada ne s’était encore prononcé sur le bien-fondé de plaintes inédites telles que celles des présentes instances. Le recours collectif déposé contre la GRC pour inconduite sexuelle (Merlo) n’avait pas encore abouti à un règlement.

[113]  Cependant, les avocats du groupe savaient certainement qu’ils présentaient des demandes au nom de représentants des demandeurs susceptibles de s’attirer la sympathie des médias et du gouvernement. Alors que des procédures similaires sont intentées contre la Couronne et donnent lieu à des discussions en vue d’un règlement rapide, on se demandera inévitablement si les recours collectifs déposés au nom de fonctionnaires qui ont vécu de l’inconduite sexuelle ou d’autre inconduite dans l’exercice de leurs fonctions peuvent encore être présentés comme des procédures contentieuses [traduction] « très risquées ».

[114]  Je conclus néanmoins que ces procédures peuvent être légitimement qualifiées de complexes et risquées, et que les résultats obtenus sont impressionnants. L’Entente de règlement prévoit une indemnisation importante pour ceux qui ont vécu de l’inconduite sexuelle au sein des FAC, du MDN et du PFNP, au moyen d’un processus de réclamation efficace et non contradictoire. Elle prévoit également des programmes afin de favoriser la réconciliation et les changements systémiques. L’indemnisation globale combinée allant jusqu’à 900 millions de dollars est très avantageuse si on la compare aux risques que comporteraient la contestation d’une requête en autorisation nationale, une requête en jugement sommaire, un procès sur questions communes et les appels qui s’ensuivent, ou encore les évaluations individuelles.

[115]  Les aspects non pécuniaires de l’Entente de règlement remplissent un objectif politique central des recours collectifs, à savoir la modification du comportement. Je doute qu’une procédure contentieuse débouche sur de telles initiatives (Rideout v Health Labrador Corp, 2007 NLTD 150, au para 70). Comme notre Cour l’a conclu dans la décision Merlo, ces caractéristiques et avantages s’étendent bien au-delà de ce que les demanderesses auraient pu obtenir par suite d’un procès (au para 2).

2)  Attentes des demandeurs

[116]  Les demandeurs affirment que l’Entente de règlement constitue une étape importante en vue de rétablir les relations entre ceux qui ont vécu de l’inconduite sexuelle et la Couronne, et en vue d’amener un changement systémique durable. Bien qu’il soit loisible aux membres des groupes de présenter leurs demandes individuellement (ce que certains ont décidé ou pourraient décider de faire), ce n’est pas une option viable pour la plupart d’entre eux, qui n’ont pas nécessairement les ressources financières ou l’endurance nécessaires pour poursuivre des causes d’actions inédites et incertaines jusqu’au procès et au-delà.

[117]  Les honoraires payables aux avocats du groupe aux termes de l’Entente de règlement doivent être payés directement par le Canada et n’avoir aucune répercussion sur l’indemnisation et les autres avantages offerts aux membres des groupes. Les honoraires soutiennent la comparaison avec les honoraires conditionnels de 25 % convenus dans les mandats de représentations acceptés par les représentants des demandeurs.

3)  Temps consacré

[118]  Les avocats du groupent déclarent qu’en date du 17 septembre 2019, le consortium de cabinets d’avocats a consacré 9 878,15 heures de travail aux instances et a comptabilisé des honoraires de 4 951 526,87 $. Ils estiment que les honoraires dépasseront 5 millions de dollars d’ici la conclusion des requêtes en autorisation et en approbation.

[119]  De plus, les avocats du groupe devront, au cours des 12 à 18 prochains mois, consacrer de nombreuses heures à la mise en œuvre de l’entente de règlement en accomplissant les tâches suivantes :

  • a) examiner, réviser et approuver les documents d’avis;

  • b) s’assurer que l’avis est donné conformément au plan approuvé;

  • c) communiquer avec les membres des groupes qui ont des questions pour les avocats du groupe;

  • d) communiquer avec les représentants des demandeurs;

  • e) surveiller la mise en œuvre du règlement pour s’assurer que les processus sont suivis;

  • f) répondre à toute question soulevée par l’évaluateur en chef ou l’administrateur lors de l’administration des demandes;

  • g) examiner les mises à jour transmises par l’évaluateur en chef et l’administrateur;

  • h) vérifier la répartition finale de l’indemnisation;

  • i) participer aux travaux du comité de surveillance;

  • j) s’occuper de toute autre question éventuellement soulevée pendant la mise en œuvre du règlement et sur laquelle doivent se pencher les avocats du groupe.

[120]  Les avocats du groupe estiment qu’il leur faudra de 4 000 à 5 000 heures pour mettre en œuvre le règlement et appuyer les membres des groupes tout au long du processus de réclamation, ce qui représente de 2 millions à 2,5 millions de dollars. Ils affirment que le temps qu’ils ont consacré aux instances jusqu’à présent et les travaux futurs estimés représentent des honoraires totaux de 7 millions à 7,5 millions de dollars.

[121]  Dans la décision McLean, le juge Phelan a approuvé des honoraires correspondant à cinq fois le temps facturé. Il a toutefois fait les remarques suivantes (aux paras 36 et 37) :

[...] l’utilisation d’un coefficient comme base pour l’approbation des honoraires n’est pas appropriée. Tel qu’il est mentionné dans les décisions Condon et Manuge, le coefficient peut récompenser ceux qui ne sont pas efficaces et punir ceux qui le sont.

Il permet néanmoins d’effectuer une vérification utile, mais rien de plus – il constitue un facteur, mais pas un facteur clé.

[122]  En l’espèce, les honoraires envisagés de 26,56 millions de dollars représentent moins de quatre fois la valeur estimée du temps consacré aux instances, ce qui comprend la prestation de services juridiques à l’avenir. Comme le juge Phelan, j’estime qu’il s’agit d’une vérification utile, mais rien de plus – c’est un facteur, mais pas un facteur clé.

4)  Honoraires dans des cas semblables

[123]  Pour décider si les honoraires d’avocat sont justes et raisonnables dans les recours collectifs où des sommes très importantes sont en jeu, la méthode la plus courante consiste à évaluer les honoraires en tant que pourcentage de la somme totale payable au groupe. Comme l’a fait remarquer le juge Kenneth Smith dans Endean v The Canadian Red Cross Society; Mitchell v CRCS, 2000 BCSC 971, au para 38, l’utilisation de pourcentages dans les affaires de [traduction] « fonds commun » fait en sorte que l’accent n’est plus mis sur la juste valeur du temps que l’avocat a consacré au dossier (ou ce qu’on appelle des honoraires en fonction du quantum meruit), mais plutôt sur un juste pourcentage de l’indemnisation. Cette approche tend à récompenser la réussite et à favoriser un règlement rapide (Manuge, au para 47).

[124]  Dans la décision McLean, le juge Phelan a approuvé des honoraires d’avocat de 55 millions de dollars, soit 3 % du fonds de règlement :

[54] En résumé, les honoraires d’avocat seront de l’ordre de 3 %.

[55] À mon avis, cette fourchette correspond à d’autres règlements associés à des méga-fonds comme le « Règlement des recours collectifs Hépatite C » (les honoraires d’avocat liés à la décision Parsons et aux affaires connexes s’élevant à 52,5 millions pour un règlement de 1,5 milliard de dollars, soit environ 3,5 %), « la Convention de règlement relative à l’hépatite C visant la période antérieure à 1986 et la période postérieure à 1990 » (les honoraires d’avocat liés à la décision Adrian et aux affaires connexes s’élevant à 37,2 millions de dollars pour un règlement de 1 milliard de dollars, soit environ 3,7 %), le « Règlement relatif aux pensionnats indiens » (les honoraires d’avocat liés à la décision Baxter et aux affaires connexes représentant environ 4,5 %), la « Rafle des années 1960 » (les honoraires d’avocats liés à l’arrêt Riddle c Canada, 2018 CF 641, 296 ACWS (3d) 36, et à l’arrêt Brown v Canada (Attorney General), 2018 ONSC 5456, 298 ACWS (3d) 704, s’élevant à 75 millions de dollars pour un règlement de 625 à 875 millions de dollars, soit approximativement 4,6 % – le plus bas niveau d’honoraires d’avocat), et les honoraires liés à la décision Manuge, représentant à 3,9 % (payés par le groupe).

[125]   Les honoraires réclamés par les avocats du groupe correspondent à environ 2,95 % de l’indemnisation totale payable aux membres des groupes. Si l’on tient compte de la valeur totale du règlement, qui comprend l’indemnisation, l’administration, la préparation d’avis, les mesures stratégiques, les examens externes et le programme de démarches réparatrices, alors les honoraires d’avocat représentent environ 2,5 % de l’indemnisation totale. Ce pourcentage est comparable aux honoraires accordés dans des cas semblables.

5)  Conclusion quant aux honoraires d’avocat

[126]  À la lumière de la jurisprudence et en tenant compte de tous les facteurs pertinents examinés plus haut, j’estime que les honoraires réclamés par les avocats du groupe sont justes et raisonnables et qu’il convient de les approuver.

V.  Dispositif

[127]  Pour les motifs qui précèdent, je rendrai une ordonnance : a) réunissant les présentes instances aux fins de règlement; b) autorisant les instances à titre de recours collectifs aux fins de règlement; c) approuvant l’Entente de règlement; d) approuvant l’avis d’Entente de règlement définitive et l’avis du délai d’exclusion et la période de réclamation; et e) réglant d’autres questions accessoires.

« Simon Fothergill »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 25 novembre 2019

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

T-2111-16 et T-460-17

 

DOSSIER :

T-2111-16

 

INTITULÉ :

SHERRY HEYDER, AMY GRAHAM ET NADINE SCHULTZ-NIELSEN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-460-17

 

INTITULÉ :

LARRY BEATTIE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

Les 19 et 20 septembre 2019, et le 3 octobre 2019

 

MOTIFS DES ORDONNANCES :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 NOVEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Jonathan Ptak

Garth Myers

Andrew Raven

Andrew Astritis

Amanda Montague-Reinholdt

Madeleine Carter

Raymond Wagner

Jean-Daniel Quessy

Simon St-Gelais

Raj Sahota

Patrick Dudding

 

Pour les demandeurs

 

 

Christine Mohr

Jeff Anderson

Sharon Johnston

Thomas Finlay

Julie DeMarco

Derek Allen

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koskie Minsky LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Raven Law LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

Wagners

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Quessy Henry St-Hilaire Avocats

Avocats

Québec (Québec)

Acheson Sweeney Foley Sahota LLP

Avocats

Victoria (Colombie-Britannique)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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