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Date : 20191119


Dossier : IMM-6972-19

Référence : 2019 CF 1466

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 19 novembre 2019

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

JENNELYN OCAMPO PAYUKET

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE

VU LA REQUÊTE présentée par la demanderesse, Jennelyn Ocampo Payuket, visant l’obtention d’une ordonnance sursoyant à l’exécution, prévue pour ce soir, de la mesure de renvoi prise contre elle en attendant qu’une décision définitive soit rendue quant à sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire;

ET VU que la demande précitée porte sur la décision [la décision] par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a rejeté la demande de report du renvoi présentée par Mme Payuket;

ET VU le critère en trois volets applicable aux sursis, qui est énoncé dans les arrêts Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF) [Toth], RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 (CSC), et R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5;

ET VU la nature conjonctive du critère en trois volets, qui signifie que Mme Payuket doit satisfaire aux trois volets du critère (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112);

ET VU la norme élevée (« la vraisemblance que la demande soit accueillie ») qui s’applique au premier volet du critère lorsqu’un demandeur sollicite le contrôle judiciaire du rejet d’une demande de report de renvoi (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682, au par. 11; Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, aux par. 66, 67 et 74 [Baron]);

ET VU que, dans le contexte de la présente requête, cela renvoie à la probabilité de démontrer que la décision était déraisonnable (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au par. 42 [Lewis]);

ET VU que le pouvoir discrétionnaire des agents de l’ASFC quant au report d’un renvoi est très limité et ne permet le report que de façon temporaire, pour une courte période (Lewis, précité, aux par. 54 et 55; Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029, au par. 36 [Forde]);

ET APRÈS avoir examiné et pris en compte les documents écrits présentés au nom des parties, ainsi que les observations présentées de vive voix par les avocats hier après-midi;

ET APRÈS avoir conclu que Mme Payuket n’a pas établi qu’il était vraisemblable que sa demande soit accueillie, conformément à ce qu’exige le premier volet du critère en trois volets applicable en matière de sursis, et qu’il n’y a donc pas lieu de rendre une décision quant aux deux autres volets du critère;

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée pour les motifs exposés ci-dessous.

MOTIFS

[1]  Dans sa demande de report du renvoi, Mme Payuket, qui est citoyenne des Philippines, a demandé à être autorisée à demeurer au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, soit i) les conséquences négatives auxquelles elle serait exposée si elle était renvoyée aux Philippines et ii) l’intérêt supérieur de son fils Jairus né au Canada, qui est âgé de 20 mois et qui est toujours allaité. Mme Payuket a soutenu qu’il est dans l’intérêt supérieur de Jairus de demeurer au Canada avec ses deux parents. Elle a ajouté qu’il lui faut plus de temps pour obtenir, de l’étranger, des documents à présenter à l’appui d’une demande de parrainage d’un conjoint, documents que son conjoint de fait, M. Jordan Saddleman, est quant à lui prêt à présenter sans délai, même sans ces documents.

[2]  En outre, Mme Payuket a mentionné que M. Saddleman, qui est un membre inscrit de la bande indienne d’Okanagan [la bande], a refusé de donner son consentement pour que Jairus, qui est aussi un membre de la bande, puisse voyager. Elle a précisé que M. Saddleman et elle [traduction] « ont amené Jairus à établir un lien culturel fort avec la [bande] en le faisant participer à divers événements d’apprentissage et en lui enseignant sa culture et son héritage ».

[3]  Dans une correspondance distincte, le chef de la bande, M. Byron Louis, s’est fortement opposé à ce que Mme Payuket soit séparée de Jairus et il a soutenu que la bande a un intérêt juridique reconnu à l’égard du bien-être de Jairus.

[4]  Dans la décision, l’agent a jugé que Mme Payuket [traduction] « cherch[ait] à faire reporter indéfiniment son renvoi ». Je suis d’avis que cette conclusion n’était pas déraisonnable.

[5]  Nulle part dans sa demande de report Mme Payuket n’a fait mention des types de considérations temporaires à court terme qui ont été précisés dans la jurisprudence (Lewis, précité, aux par. 54 et 55; Forde, précitée, aux par. 36 à 40).

[6]  Étant donné que le moment où une décision pourra être rendue à l’égard de la demande de parrainage d’un conjoint que le couple n’a pas encore présentée est indéterminé, il est peu probable que Mme Payuket soit en mesure d’établir qu’il était déraisonnable, pour l’agent, de refuser de reporter son renvoi au moins jusqu’à ce qu’une décision soit rendue. En effet, la demande présentée par Mme Payuket visant le report de son renvoi jusqu’à cette date indéterminée dépassait la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent (Forde, précitée, au par. 42). Ce n’est que lorsqu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ou une demande de parrainage d’un conjoint a été présentée en temps opportun et qu’elle est toujours en suspens en raison d’un retard dans le traitement qu’un report peut être justifié (Lewis, précité, au par. 81; Forde, aux par. 38 à 41).

[7]  Lorsqu’il a rendu sa décision, l’agent a affirmé qu’il avait tenté de respecter toutes les demandes de délais supplémentaires de Mme Payuket, surtout en raison des circonstances concernant son jeune enfant, i) en lui accordant, le 24 juillet 2019, un premier délai d’un mois pour quitter le Canada, ii) en lui accordant un report d’un mois supplémentaire et iii) en lui accordant un nouveau report le 29 septembre 2019. L’agent a souligné que, malgré tous les délais supplémentaires accordés, Mme Payuket n’avait toujours pas présenté de demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et qu’elle n’avait aucune autre demande présentée au titre de la LIPR en suspens.

[8]  Pour situer l’affaire dans son contexte, l’agent a fait observer que le statut juridique de Mme Payuket au Canada avait pris fin en octobre 2017, que sa demande de résidence permanente avait été rejetée en novembre 2018, qu’elle avait été arrêtée en application d’un mandat d’arrêt national lancé contre elle parce qu’elle ne s’était pas présentée à deux audiences convoquées par l’ASFC et qu’une mesure d’exclusion avait été prise contre elle.

[9]  Compte tenu des délais supplémentaires que l’agent a accordés à Mme Payuket après avoir initialement fixé la date de son renvoi au 24 juillet 2019, des éléments contextuels précités ainsi que du fait que Mme Payuket n’a toujours pas présenté de demande au titre de l’article 25 de la LIPR et qu’aucune demande de parrainage d’un conjoint n’a encore été présentée à son égard, il est peu probable que Mme Payuket puisse réussir à démontrer que la décision de l’agent n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

[10]  L’agent a explicitement reconnu qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Jairus de pouvoir demeurer avec ses deux parents. Cependant, il a aussi reconnu que Mme Payuket fait l’objet d’une mesure de renvoi qui doit être exécutée dès que les circonstances le permettent. Étant donné le refus de M. Saddleman de donner son consentement pour que Jairus puisse voyager avec sa mère, l’agent se trouvait dans une situation où la conséquence pratique de ce refus était que Jairus serait séparé de sa mère. Ce sera une conséquence très regrettable du renvoi de Mme Payuket. Cependant, « les difficultés et perturbations causées à la vie familiale sont une des conséquences regrettables entraînées par les mesures de renvoi » (Baron, précité, au par. 69; voir aussi Nguyen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 225, au par. 25).

[11]  En résumé, pour les motifs qui précèdent, Mme Payuket n’a pas satisfait au premier volet du critère en trois volets applicable au sursis d’un renvoi. Bref, il n’est pas vraisemblable qu’elle puisse démontrer que la décision de l’agent de ne pas lui accorder de report supplémentaire de son renvoi du Canada était déraisonnable.

[12]  J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que, pendant l’instruction de la présente requête, l’avocate de Mme Payuket a renvoyé à de possibles arguments constitutionnels qui pourraient être avancés dans un proche avenir relativement au renvoi de Mme Payuket du Canada, étant donné son statut de membre de la bande. Étant donné qu’aucune précision n’a été fournie quant à la nature de ces possibles arguments, précisions que Mme Payuket et la bande auraient facilement eu la possibilité de porter à l’attention de la Cour depuis le moment où la mesure d’exclusion a initialement été prise contre Mme Payuket en mars de cette année, je ne puis conclure que cette dernière est susceptible d’obtenir gain de cause en s’appuyant sur ces arguments. J’ajouterai simplement au passage que si Jairus quitte le Canada avec sa mère, ce sera conformément à une décision prise volontairement par ses parents.

[13]  Par conséquent, la présente requête sera rejetée. Il n’y a pas lieu de se pencher sur les deux autres volets du critère en trois volets.

[14]  Avant de conclure, il m’apparaît nécessaire d’aborder un point supplémentaire. Mme Payuket soutient ne pas avoir été avisée suffisamment à l’avance de son renvoi du Canada. Étant donné qu’elle s’est vu accorder un délai initial de 30 jours pour quitter le Canada, qu’elle a ensuite obtenu deux reports et qu’elle a eu suffisamment de temps pour présenter des observations écrites et de vive voix à l’appui de la présente requête, je ne souscris pas à sa position sur ce point.

[15]  Néanmoins, la position de Mme Payuket à savoir qu’elle aurait dû être avisée plus de sept jours à l’avance de la plus récente date de son renvoi du Canada m’inspire de la sympathie. Lorsqu’un préavis de renvoi est aussi court, il est généralement très difficile pour un demandeur de consulter un avocat, de préparer une demande de report du renvoi et de préparer une demande à présenter à la Cour en cas de rejet de la demande de report. En outre, il est difficile pour un agent de l’ASFC de statuer sur une demande de report suffisamment rapidement pour que les parties aient le temps de présenter des observations écrites à la Cour, et pour que la Cour ait ensuite le temps de se pencher sur ces observations et de rendre une décision avant la date prévue du renvoi.

[16]  En l’espèce, les circonstances étaient telles que la présente décision ne pouvait être rendue que quelques heures avant le moment du renvoi, prévu plus tard ce soir, ce qui est loin d’être idéal.

[17]  Bien que Mme Payuket ait eu la chance de voir sa demande instruite et tranchée avant la date prévue de son renvoi, ce n’est pas toujours le cas des autres demandeurs qui reçoivent d’aussi courts préavis. Ainsi, la Cour pourrait être obligée d’accorder un sursis provisoire à l’exécution d’une mesure de renvoi afin de donner aux parties la possibilité de lui présenter des observations écrites et de se donner le temps d’examiner ces observations, ce qui serait inacceptable.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019.

Maxime Deslippes

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