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Date : 20191108


Dossier : T-1318-19

Référence : 2019 CF 1405

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

MARTIN LAJEUNESSE

requérant - demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé - défendeur

et

CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

intimé - défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une requête du demandeur visant « à reconnaitre le droit à l’audition pour la requête du demandeur datée du 30 septembre 2019 […] et à y interroger un témoin lors de cette audience » [Requête].

[2]  La Requête s’inscrit dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire aux termes de laquelle le demandeur conteste une décision du Conseil canadien de la magistrature [Conseil] de ne pas faire un examen plus poussé d’une plainte qu’il a logée auprès de celui-ci à l’encontre de trois juges de la Cour supérieure du Québec devant laquelle un litige entre le demandeur et Investissement Québec est pendant depuis quelques années et pour lequel une date de procès n’a toujours pas été fixée pour des raisons que le demandeur attribue à la conduite de ces trois juges.

[3]  La requête du 30 septembre, à laquelle est intimement liée la Requête, vise, elle, à contester le suivi donné par le Conseil à la demande de transmission de documents que lui a adressée le demandeur aux termes de la règle 317 des Règles des cours fédérales, DORS/98-106 [Règles] et à contraindre le Procureur général, personnellement, à produire « [l]e dossier intégral et complet concernant les faits énoncés aux documents joints à la plainte du demandeur au Conseil canadien de la magistrature […] » et à fournir une « réponse précise » à des questions énoncées dans l’Avis de demande de contrôle judiciaire produit par le demandeur.  Cette requête [Requête principale] est fixée au rôle de la séance générale des requêtes du 5 décembre 2019, à Québec.

[4]  Le premier volet de la Requête, soit celui visant « à reconnaitre le droit à l’audition pour la requête du demandeur datée du 30 septembre 2019 », résulte de l’objection formulée par le Procureur général, en réponse à la Requête principale, à ce que celle-ci procède oralement, et non par écrit, sous le régime de la règle 369. Le Procureur général soutient que la Requête principale ne présente aucune des caractéristiques militant en faveur d’une audition orale : elle n’est pas, en soi, complexe et ne requiert pas la présentation d’arguments juridiques complexes; elle ne soulève pas de questions d’intérêt public qui soient nouvelles; rien ne démontre qu’une audition orale faciliterait la tâche de la Cour ou encore que le demandeur est incapable de la présenter adéquatement par écrit; et il n’y pas urgence exigeant qu’une audition orale soit tenue de manière à assurer une résolution rapide de la requête.

[5]  Je ne saurais faire droit à l’objection du Procureur général. Aux termes des Règles, le mode de présentation – oral ou écrit - d’une requête est laissé au choix des parties (Letarte, Veilleux, LeBlanc et Rouillard-Labbé, Recours et procédures devant les Cours fédérales, Lexis Nexis, Montréal, 2013, au para 7-2). Il est vrai que la Cour d’appel fédérale, comme le notent ces auteurs, a comme pratique d’exiger, sauf circonstances exceptionnelles, que les requêtes en cours d’instance soient plaidées par écrit. Avec un effectif de moins de 15 juges exerçant une compétence matérielle et territoriale nationale, cela se comprend.

[6]  Sauf à quelques exceptions près, cette même pratique n’existe toutefois pas en Cour fédérale, le choix des parties demeurant la règle, sous réserve du pouvoir de la Cour d’ordonner qu’une requête présentée par une partie uniquement sur la base de prétentions écrites, comme le permet la règle 369, soit, à la demande de la partie adverse, entendue oralement. C’est dans ce contexte que jouent les facteurs invoqués par le Procureur général, et non, comme ici, dans la situation inverse.

[7]  D’ailleurs, la jurisprudence invoquée par le Procureur général au soutien de son objection quant au mode de présentation de la Requête principale ne concerne que des cas où une partie a demandé à ce qu’une requête présentée par la partie adverse suivant la règle 369 soit plutôt décidée aux termes d’une audition orale (Behnke c Canada (Department of External Affairs), 2000 CanLII 15883 (CF)); Sterritt c Canada, [1995] FCJ No. 1102). Je ne connais aucun cas où la Cour a exercé sa discrétion de manière à ce qu’un requérant qui souhaitait présenter sa requête oralement soit tenu de la soumettre strictement sur la base de prétentions écrites. Certes, la Cour doit pouvoir intervenir pour prévenir un usage abusif des Règles, mais il ne s’agit pas de ça ici, du moins à ce stade du dossier.

[8]  Je ferais remarquer que les travaux de la Cour sont organisés de manière à ce que des séances générales de requêtes soient tenues à fréquences régulières, d’un océan à l’autre, dans les grands centres urbains du Canada. Ils sont aussi organisés de manière à ce que des séances spéciales puissent être fixées pour permettre d’entendre des requêtes dont le temps d’audition est susceptible d’excéder deux heures. Cela favorise, comme il se doit et comme cela va de soi, la publicité des débats judiciaires. Je ne suis pas convaincu, dans ce contexte, que le recours à des objections du genre de celle soulevée par le Procureur général en l’instance doive être encouragé.

[9]  La Requête principale pourra donc procéder oralement le 5 décembre prochain.

[10]  Quant à l’autre volet de la Requête, celui lié à l’assignation d’un témoin pour les fins de l’audition de la Requête principale, il est, pour les motifs qui suivent, rejeté.

[11]  Le demandeur soutient que le témoignage viva voce de M. Hubert Pépin lors de l’audition de la Requête principale est nécessaire parce qu’il serait un témoin « possiblement privilégié » pouvant éclairer la Cour au sujet des allégations entourant, de manière générale, la demande en contrôle judiciaire déposée par le demandeur et la Requête principale. Affirmant que les intérêts de M. Pépin divergent des siens et que ce dernier « semble opposé à ce que [le demandeur] obtienne justice » devant la Cour supérieure, le demandeur craint qu’il lui soit impossible de lui faire souscrire un affidavit.

[12]  Plus particulièrement, l’intérêt du témoignage de M. Pépin viendrait du fait, selon les allégués de la Requête, qu’il est « possible » qu’il ait de l’influence auprès des juges de la Cour supérieure du Québec siégeant à Sherbrooke, sur leur nomination et sur la fixation des dates de procès en Cour supérieure. Il est même « possible », toujours selon la Requête, que M. Pépin utilise cette influence pour retarder la nomination d’un nouveau juge à la Cour supérieure de ce district avec comme objectif de faire reporter la tenue du procès qui oppose le demandeur à Investissement Québec, dont M. Pépin est un des témoins annoncés.

[13]  Au-delà du caractère purement spéculatif de ces allégations, le problème ici est que rien de tout cela n’apparaît de la plainte logée par le demandeur auprès du Conseil où M. Pépin est essentiellement dépeint comme un acteur important dans le litige opposant le demandeur à Investissement Québec.

[14]  À l’audition de la Requête, j’ai compris, des représentations du demandeur, que la Cour avait actuellement en mains amplement d’éléments pour casser la décision du Conseil et que le témoignage de M. Pépin était proposé au cas où le/la juge qui entendra la Requête principale ou encore le mérite de l’affaire, estime ce témoignage utile.

[15]  Or, tel n’est pas le fardeau à rencontrer pour faire exception à la règle voulant que la preuve sur une requête présentée en cours d’instance se fasse par affidavit. Conformément à la règle 371, ce n’est que dans des « circonstances particulières » (“special circumstances”) que la Cour fera exception à cette règle.

[16]  La Cour a déjà dit que ce n’est que dans des circonstances « exceptionnelles » qu’il y a lieu de déroger à cette règle; l’on doit, en outre, démontrer que le témoignage est essentiel ou nécessaire à la résolution de la requête (Glaxo Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) [1987] 11 FTR 132, au para 7 ; Cyanamid Canada Inc v Canada (Minister of National Health and Welfare), [1992] FCJ No 144). Par exemple, on a permis la présence d’un témoin dans un cas où les politiques d’un corps de police interdisaient à ses agents de souscrire des affidavits dans le cadre de litiges civils (Alcohol Countermeasure System Inc. v Lion Laboratories Ltd. (1983), 77 CPR (2d) 83). On a aussi fait droit à une demande en vertu de la règle 371 dans un cas d’outrage au tribunal où le juge saisi de l’affaire était confronté à nombreux affidavits irréconciliables (Apple Computer Inc. v Mackintosh Computers Ltd., [1988] 3 FC 277).

[17]  Rien, ici, ne justifie une dérogation à la règle de la preuve par affidavit. En particulier, je ne vois pas - et le demandeur n’a pu dire – en quoi le témoignage de M. Pépin pourrait contribuer, de quelque façon, à la résolution de la Requête principale, laquelle, je le rappelle, porte, d’une part, sur la suffisance de la communication de documents effectuée par le Conseil, en sa qualité d’office fédéral au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch. F-7, à la suite de la demande que lui a faite le demandeur aux termes de la règle 317, et, d’autre part, sur la question de savoir si le Procureur général est lui aussi tenu de divulguer des renseignements au demandeur, si tant est qu’il en possède, en lien avec la demande de contrôle judiciaire initiée par ce dernier en marge de la décision du Conseil de ne pas donner suite à sa plainte.

[18]  J’ajoute que la simple crainte que M. Pépin ne veuille souscrire un affidavit n’est pas suffisante pour que la Cour autorise son témoignage aux fins de la Requête principale (Ministre du Revenu national c Vennes, 97 DTC 5159, à la p. 5). Encore aurait-il fallu avoir au dossier la preuve du refus effectif de M. Pépin de souscrire cet affidavit.

[19]  Bref, le demandeur n’a pas réussi à me convaincre qu’il existe des circonstances particulières justifiant que M. Pépin soit assigné à comparaitre comme témoin lors de l’audition de la Requête principale. Il me semble que le demandeur, par cette démarche, cherche avant tout, en supposant qu’il lui soit permis de le faire, à bonifier sa plainte auprès du Conseil ou encore à bonifier la preuve appuyant le mérite de sa demande de contrôle judicaire. Or, cela ne constitue pas un motif valable pour justifier un témoignage viva voce dans le cadre de la présentation d’une requête faite en cours d’instance.

[20]  Vu le succès partagé de la Requête, le demandeur et le Procureur général devront assumer leurs frais. Il n’y aura aucune adjudication de dépens en faveur ou à l’encontre du Conseil.


ORDONNANCE dans le dossier T-1318-19

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête est accueillie en partie;

  2. La Requête principale pourra être présentée oralement, en séance générale;

  3. La demande visant à ordonner la comparution de M. Hubert Pépin à l’audition de la Requête principale afin qu’il y témoigne, est rejetée;

  4. Le tout, sans frais;

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1318-19

 

INTITULÉ :

MARTIN LAJEUNESSE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 novembre 2019

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Gloriane Blais

 

Pour le demandeur

 

Me Pascale-Catherine Guay

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Me Yvan Bujold

Pour le défendeur

CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Gloriane Blais

Avocate

Lac-Mégantic (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Québec (Québec)

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Cain Lamarre

Avocats

Québec (Québec)

 

Pour le défendeur

CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

 

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