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Date : 20191031


Dossier : IMM-1601-19

Référence : 2019 CF 1372

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

SANAA ISKANDAR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision en date du 18 février 2019 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], qui a refusé sa demande d’asile. La SAR a confirmé, pour des motifs différents, la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’était ni un réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 ni une personne à protéger en vertu de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR].

II.  Contexte factuel

[2]  La demanderesse, Sanaa Iskandar, est une citoyenne du Liban de confession chrétienne maronite. Elle est arrivée au Canada le 12 juillet 2016 et a fait une demande d’asile le 19 août 2016, sur la base d’une crainte d’être tuée par son frère cadet, Tony, et ses cousins pour avoir épousé un homme musulman. Selon la tradition et la culture, Tony serait devenu le chef de famille suite au décès de leur père en avril 2013.

[3]  La demanderesse a rencontré Mohamad Beyrouthy en 2012, un homme de confession musulmane sunnite, alors qu’ils fréquentaient les deux la même université. Ils ont entretenu une relation amoureuse, laquelle aurait été opposé dès le départ par Tony.

[4]  En janvier 2014, Tony et quatre de ses cousins auraient attaqué M. Beyrouthy dans la rue et ont endommagé sa voiture.  M. Beyrouthy a porté plainte à la police qui lui aurait répondu ne pas se mêler de querelle de famille.

[5]  Le 23 mai 2015, la demanderesse et M. Beyrouthy se sont épousés à l’insu de Tony, lequel serait devenu furieux lorsqu’il a appris la nouvelle. Le 26 mai 2015, la demanderesse et son époux auraient été attaqués par Tony et ses cousins. Une plainte fut portée à la police, à la suite de quoi Tony a consenti à signer un engagement à garder la paix devant le procureur public.

[6]  Après avoir obtenu un visa de touriste en novembre 2015, la demanderesse est allée rejoindre son mari reparti aux Émirats Arabes Unis [ÉAU] en septembre pour son travail. Le 25 novembre 2015, Tony, qui était alors aux ÉAU, aurait appelé la demanderesse et lui aurait proféré des menaces au téléphone, sans toutefois donner suite à ces menaces.

[7]  À l’expiration de son permis de travail, M. Beyrouthy et la demanderesse sont retournés au Liban le 4 janvier 2016. Aussitôt arrivés au Liban, ils auraient reçu de nouvelles menaces de Tony et de ses quatre cousins.

[8]  Craignant pour leur vie, la demanderesse et son époux ont décidé de fuir le Liban. M. Beyrouthy est d’abord parti pour le Canada le 5 février 2016 où il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] puisqu’il avait déjà fait une demande d’asile en 2008.

[9]  La demanderesse a quitté le Liban 1e 12 juillet 2016 pour se réfugier au Canada et rejoindre son mari. Elle a déposé son formulaire de demande d’asile le 19 août 2016, craignant d’être persécutée sur la base de son sexe et en raison des menaces à sa vie proférées par sa famille.

A.  Décision de la SPR

[10]  Dans sa décision datée du 3 mai 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile en concluant que la demanderesse n’était pas crédible en raison des nombreuses contradictions, omissions et invraisemblances dans la preuve présentée. Par ailleurs, la SPR a jugé que la demanderesse ajustait son témoignage au gré du vent lorsqu’elle était confrontée aux contradictions dans sa preuve et exagérait son récit pour corroborer ses allégations.

[11]  Lors de l’audience devant la SPR, il y a eu un échange tendu entre la commissaire et l’avocat de la demanderesse. Ce dernier a soulevé sa préoccupation devant un interrogatoire poussé par la commissaire quant aux affirmations de la demanderesse à l’effet que Tony s’était opposé dès le départ à sa relation amoureuse avec M. Beyrouthy en mai 2013. Selon la demanderesse, la commissaire aurait posé la même question à plus de trois reprises, alors que la question à savoir quand Tony a appris de la relation avait clairement déjà été répondue deux fois. Toujours selon la demanderesse, lors de la poursuite de l’interrogatoire après l’ajournement de l’audience pour permettre de rétablir le calme, la commissaire aurait persisté à faire certaines remarques acerbes démontrant son incrédulité et son étonnement face à certaines réponses de la demanderesse.

B.  Décision de la SAR

[12]  La demanderesse a porté la décision de la SPR en appel devant la SAR. Au soutien de son appel, elle alléguait que la SPR a erré dans l’analyse de sa crédibilité et qu’il y avait une crainte raisonnable de partialité en raison de l’échange entre son avocat et la commissaire lors de l’audience. La SAR a conclu que la preuve présentée était insuffisante pour démontrer l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. Elle a accepté que la SPR avait commis certaines erreurs dans l’évaluation de la crédibilité de la demanderesse, et a conclu que les problèmes qui demeuraient n’étaient pas suffisants pour miner l’ensemble de la demande d’asile. La SAR a toutefois conclu que la demanderesse n’a pas établi l’existence d’un risque prospectif de persécution au Liban et qu’elle n’avait pas réfuté la présomption qui existe à l’égard de la protection de l’État. Elle a donc confirmé la décision de la SPR pour des motifs différents et a rejeté l’appel.

III.  Analyse

[13]  La demanderesse prétend que la décision de la SAR est erronée à plusieurs égards. La demanderesse reproche premièrement à la SAR d’avoir erré en concluant qu’elle n’avait pas démontré l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part de la SPR. Deuxièmement, elle maintient que la SAR, dans son examen indépendant du dossier, a tiré des conclusions déraisonnables du manque de crédibilité de la demanderesse, dont la plus importante relevait du domaine de la conjecture. Troisièmement, elle soutient que la conclusion d’absence de risque prospectif de persécution, qui constitue le premier motif de rejet de la demande d’asile, n’est pas fondée sur l’application du bon critère afin de déterminer l’existence d’une crainte fondée de persécution. Finalement, selon la demanderesse, le deuxième motif de rejet de la SAR qui a conclu à l’existence de la protection de l’État est injuste sur le plan procédural car la SAR n’a pas donné à la demanderesse la possibilité de présenter de nouvelles preuves et des observations pour cette nouvelle question non traitée par la SPR et, de plus, est déraisonnable puisque la SAR n’a pas appliqué le bon critère de l’efficacité opérationnelle adopté par cette Cour.

[14]  Il n’est pas nécessaire d’aborder les deux premières questions soulevées par la demanderesse puisque la question déterminante en l’espèce consiste à savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de la protection de 1’État est raisonnable. Pour les motifs suivants, j’estime que la preuve permettait à la SAR de tirer cette conclusion.

A.  Risque de persécution et critère applicable

[15]  Je conviens avec la demanderesse que la SAR a mal énoncé dans sa décision le critère régissant la protection des réfugiés en effectuant son évaluation prospective du risque afin de déterminer si, à son retour au Liban, la demanderesse serait confrontée à « plus qu’une faible possibilité de persécution » conformément à l’article 96 de la LIPR. Au paragraphe 2 de sa décision, la SAR écrit: “I find the Appellant has failed to establish a prospective risk of persecution and rebut the presumption of state protection”.

[16]  La SAR semble avoir imposé à la demanderesse qu’elle établisse qu’elle « sera persécutée » selon la norme de la prépondérance des probabilités. Cette norme de preuve est plus exigeante que celle énoncée par la Cour d’appel fédérale dans Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, aux paragraphes 5 et 6. Le bon critère consiste à savoir si un demandeur a établi qu’il y avait plus qu’une simple possibilité de persécution et non pas de savoir si un demandeur a prouvé la persécution selon la prépondérance des probabilités.

[17]  Bien que le critère appliqué ait été mal exprimé par la SAR, il n’en demeure pas moins que la demanderesse devait démontrer que les autorités du Liban ne pouvaient ou ne voulaient pas intervenir pour la protéger contre la persécution par des membres de sa famille.

B.  Protection de l’État

[18]  Sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil d’État, il existe une présomption qu’un État est en mesure de protéger ses citoyens. Pour réfuter cette présomption, un demandeur doit démontrer par moyen d’une preuve claire et convaincante que l’État ne peut pas ou ne veut pas protéger ses citoyens. Cette preuve doit être établie selon la prépondérance des probabilités.

[19]  La SAR a d’abord conclu que le frère de la demanderesse n’habitait plus au Liban. Cette conclusion était basée non seulement sur le témoignage contradictoire de la demanderesse, mais également sur ses déclarations écrites dans le cadre de sa demande de visa et sa demande d’asile.

[20]  La SAR a toutefois reconnu que, même si la preuve permettait de croire que le frère de la demanderesse n’était plus présent au Liban, les cousins qui l’avaient agressée étaient toujours au Liban et devaient être considérés comme agents persécuteurs. Elle a donc examiné la preuve à l’égard de la protection offerte par les autorités au Liban.

[21]  La SAR a soigneusement examiné la preuve documentaire présentée par la demanderesse sur la situation objective et la violence familiale au Liban et a noté que certaines lacunes persistent dans ce pays au niveau de l’application des lois. Elle a toutefois noté que la police est intervenue et a fourni la protection demandée après l’agression que la demanderesse et son mari ont subie suite à leur mariage en mai 2015.

[22]  La demanderesse et son époux disent avoir été menacés lors de leur retour au Liban en janvier 2016, mais ils ne sont pas retournés aux autorités pour dénoncer ces menaces ou le défaut de respecter l’engagement de garder la paix.

[23]  La demanderesse a témoigné qu’ils ne sont pas retournés pour porter plainte aux autorités parce que son frère n’avait pas respecté l’engagement qu’il avait pris de garder la paix. La SAR a conclu que le fait que le frère ou les cousins de la demanderesse n’aient pas respecté l’engagement qu’ils ont signé pour garder la paix n’était pas suffisant pour démontrer que l’État n’était pas en mesure de la protéger.

[24]  La SAR avait raison de conclure que la demanderesse n’a pas pris de mesures raisonnables pour épuiser les recours qui s’offraient à elle pour obtenir la protection au Liban et n’a pas démontré qu’il était raisonnable pour elle d’agir ainsi. La réticence subjective d’un demandeur de faire intervenir les autorités ne suffit pas pour réfuter la présomption de protection de l’État : Ruszo. c Canada (MCI), 2013 CF 1004, paragr. 33; Navarro Canseco c. Canada (MCI) 2007, CF 73, paragr. 17; Torales Bolanos c. Canada (MCI) 2011 CF 388, paragr. 60; Gallo Farias c. Canada (MCI) 2008 CF 578, paragr. l9.

[25]  La SAR a tenu compte des Directives N°4 relatives aux revendicatrices craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Le tribunal a conclu que ces Directives ne permettaient pas à la demanderesse de se soustraire de l’obligation de demander la protection des autorités simplement en raison d’une réticence subjective.

[26]  La demanderesse reproche à la SAR d’avoir fait une lecture sélective de la preuve documentaire sur la situation au Liban et d’avoir omis de faire ressortir les passages les plus accablants sur la situation de violence familiale au Liban. Elle prétend que la SAR n’a pas examiné le critère de l’efficacité opérationnelle. Je ne suis pas d’accord.

[27]  La preuve documentaire générale sur les lacunes dans l’application de la loi et la protection offerte aux victimes de violence familiale au Liban n’est pas suffisante en soi pour établir l’existence d’un risque. Il est bien établi qu’il appartient au demandeur d’établir un lien entre les éléments de preuve documentaire de nature générale et la situation qui lui est propre. (Ayikeze c. Canada (MCI), 2012 CF 1395, paragr. 22)

[28]  Tel qu’il est mentionné précédemment, les autorités libanaises sont intervenues pour protéger la demanderesse contre son frère et ses cousins. La demanderesse n’a pas démontré le lien entre sa situation personnelle et la preuve documentaire de nature générale sur les problèmes au Liban. La protection offerte par l’État n’était pas tenue d’être parfaite.

[29]  Compte tenu de l’ensemble de la preuve, la SAR a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

C.  Équité Procédurale

[30]  La demanderesse allègue qu’il y aurait eu un manquement d’équité procédurale découlant du fait que la conclusion de la protection de l’État était une nouvelle question qui n’avait pas été traitée par la SPR, et que la SAR ne lui a pas fourni l’opportunité de présenter des observations et nouvelles preuves à cet égard. Cet argument est mal fondé.

[31]  La demanderesse a elle-même soulevé la question de l’absence de protection de l’État à plusieurs reprises dans les soumissions qu’elle a déposées avec son appel. De plus, elle a cité des extraits de preuve documentaire et la jurisprudence à cet égard.

[32]  Compte tenu que c’est la demanderesse qui a soulevé la question de l’absence de protection de l’État dans le cadre de son appel, et qu’elle a clairement eu l’opportunité d’adresser cette question et de présenter des nouvelles preuves à cet égard, elle ne peut prétendre avoir été prise par surprise lorsque la SAR a examiné cette question et tiré ses propres conclusions à l’égard de la preuve.

D.  Absence de crainte de partialité

[33]  Pour être exhaustif, je me dois d’ajouter qu’aucune erreur n’a été démontrée à l’égard de l’évaluation faite par la SAR de la crainte alléguée de partialité devant la SPR. L’avocat de la demanderesse s’est objecté au fait que la commissaire répétait la même question alors qu’il était d’avis que sa cliente avait déjà répondu à la question. La commissaire a tenu compte de l’objection, mais étant d’avis que la demanderesse n’avait pas répondu à sa question, elle a rejeté l’objection et procédé avec l’audition. Je conviens avec le défendeur qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, arriverait à la conclusion qu’il n’y a aucun élément du dossier donnant à penser que la SPR ait manifesté la moindre apparence de partialité.

IV.  Conclusion

[34]  La décision de la SAR est raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve. Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’intervenir dans le présent dossier.

[35]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question ne sera énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1601-19

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Roger R. Lafrenière »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1601-19

 

INTITULÉ :

SANAA ISKANDAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETE ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 septembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 octobre 2019

 

COMPARUTIONS :

Jacques Beauchemin

 

Pour la demanderesse

 

Suzanne Trudel

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauchemin Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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