Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20191115


Dossier : IMM-1456-19

Référence : 2019 CF 1440

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

SULUB ADAN DOOL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Sulub Adan Dool est un ressortissant somalien qui vit en Afrique du Sud. Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de réfugié au sens de la Convention et de personne protégée à titre humanitaire outre-frontières. Sa demande a été rejetée par un agent, qui a essentiellement conclu qu’il n’était pas crédible en raison des incohérences que contenait son récit. Il demande le contrôle judiciaire de cette décision.

[2]  Le demandeur a été parrainé pour pouvoir venir au Canada dans le cadre du Programme de parrainage privé. Au cours de son entrevue avec un agent des visas, il a fait un certain nombre de déclarations qui ont suscité des préoccupations chez l’agent, et il a été interrogé sur les aspects concernés de son récit. Dans les notes que l’agent a prises au cours de l’entrevue figurent un certain nombre d’incohérences qui ont servi de fondement à sa conclusion selon laquelle le demandeur manquait de crédibilité :

  • le demandeur a affirmé que sa demande reposait sur sa crainte des combats et de la violence causés par le groupe Al‑Chabaab en Somalie; toutefois, il n’était fait nulle mention d’Al‑Chabaab dans sa demande écrite;
  • le demandeur a déclaré qu’il craignait d’être recruté par Al‑Chabaab contre son gré; il a d’abord indiqué qu’il ne connaissait personne qui avait été enlevé, mais il a ensuite prétendu qu’il connaissait des personnes qui avaient été victimes des combats. Par la suite, il a affirmé que des amis qui vivaient dans la même ville que lui avaient été touchés par les combats. Cependant, lorsque l’agent l’a pressé de donner des noms, il a simplement fait référence au [traduction] « vendeur de la petite boutique ». Ces renseignements ne figuraient pas non plus sur les formulaires de sa demande;
  • il a prétendu qu’il ne pouvait pas rester en Somalie parce que ses oncles avaient été tués, mais a déclaré que ces assassinats s’étaient produits en 1990; il a également affirmé qu’il n’avait pas été en mesure de quitter le pays à ce moment‑là parce qu’il n’avait pas le soutien financier nécessaire. L’agent a toutefois noté que de nombreux membres de la famille du demandeur avaient quitté la Somalie pour s’établir en Éthiopie bien avant que celui‑ci prenne la décision de partir;
  • il a allégué avoir décidé de quitter la Somalie en raison de l’intensification de la violence, mais aussi parce qu’il craignait d’être recruté par Al‑Chabaab contre son gré. Il a également déclaré que l’un de ses oncles travaillait en Afrique du Sud et qu’il était allé l’y rencontrer. L’agent a conclu qu’il s’agissait là de la véritable raison pour laquelle le demandeur avait quitté la Somalie.

[3]  Le demandeur allègue que la décision de l’agent est déraisonnable; en effet, celui‑ci a relevé dans son récit un certain nombre d’incohérences qui n’étaient pas étayées par des éléments de preuve, mais il n’a pas analysé tous les éléments de sa demande, et s’est plutôt concentré uniquement sur la question de savoir si la violence avait des conséquences personnelles pour lui, comme le prévoit l’article 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR]. Le demandeur déclare également que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale lorsqu’il s’est appuyé sur une preuve extrinsèque relative aux membres de sa famille qui ont fui en Éthiopie, sans toutefois lui divulguer ni la source ni les détails des renseignements.

[4]  La décision elle‑même est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, alors que la question de l’équité procédurale exige de la Cour qu’elle détermine si la procédure était équitable eu égard aux intérêts en jeu et à l’ensemble des circonstances (Sivakumaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 590, au par. 19; Tesfamichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 337, au par. 8; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par. 54; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267, au par. 14).

[5]  Le demandeur soutient que la conclusion de l’agent, selon laquelle il n’était pas crédible parce qu’il avait fourni des réponses incohérentes aux questions sur les motifs de son départ de la Somalie, est déraisonnable. Il prétend que la seule incohérence dans la preuve concernait la date de son arrivée en Afrique du Sud. Au cours de l’entrevue, il a dit qu’il était arrivé en 2011, mais il a inscrit qu’il était arrivé en 2008 sur ses formulaires. Autrement, les incohérences alléguées constituaient de simples omissions, ou encore étaient dues à une interprétation erronée de la preuve par l’agent.

[6]  Je ne suis pas convaincu. Les principales incohérences dans la preuve sont consignées ci‑dessus. La seule déclaration inexacte de l’agent est celle qui figure dans les notes du Système mondial de gestion des cas, et qui précise que le demandeur [traduction] « a mentionné que son oncle voulait qu’il travaille en [Afrique du Sud] et que c’est la raison pour laquelle il s’était rendu là‑bas ». Je conviens avec le demandeur que cela ne correspond pas à ce qu’il a dit à l’agent pendant l’entrevue. Toutefois, je ne crois pas qu’il s’agisse là d’un vice fatal dans la décision compte tenu du très grand nombre d’autres divergences et incohérences qu’on retrouve dans son récit et qui sont confirmées par la preuve.

[7]  Il est important de ne pas oublier que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. La principale question à se poser dans le cadre d’un contrôle judiciaire fondé sur cette norme est résumée comme suit dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 RCS 80 :

[18] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit. Le raisonnement doit démontrer « la justification de la décision, [. . .] la transparence et [. . .] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 47). Le résultat concret et les motifs, examinés ensemble, doivent servir à démontrer que le résultat appartient aux issues possibles (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Nerre‑et‑Labrador [sic] (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Si l’insuffisance des motifs d’un tribunal administratif ne justifie pas à elle seule le contrôle judiciaire, il faut néanmoins que les motifs « expliquent de façon adéquate le fondement de sa décision » (Newfoundland Nurses, par. 18, citant Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56, [2011] 2 R.C.F. 221, par. 163 (le juge Evans, dissident), inf. par 2011 CSC 57, [2011] 3 R.C.S. 572).

[8]  En d’autres termes, en ce qui concerne le contrôle judiciaire selon la norme déférente de la décision raisonnable, l’une des principales préoccupations consiste à savoir si le processus et la décision démontrent que le décideur s’est véritablement penché sur la preuve et s’il a appliqué le critère juridique approprié. La perfection n’est pas la norme. N’oublions pas que le législateur a confié aux agents la tâche de mener les enquêtes initiales sur les faits. Il nous faut faire preuve de déférence à l’égard d’un décideur, particulièrement dans un contexte où l’enquête est principalement factuelle et relève de son domaine d’expertise, et où une plus grande exposition aux nuances contenues dans la preuve ou une meilleure connaissance du contexte politique peut constituer un avantage : Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319. Si la chaîne de raisonnement du décideur peut être comprise et qu’elle démontre que ce type de démarche a bien été appliquée, la décision sera généralement jugée raisonnable : voir Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431.

[9]  Dans la présente affaire, les préoccupations de l’agent étaient fondées sur la preuve, et le demandeur a eu l’occasion d’y répondre pendant l’entrevue. Ces préoccupations ne portaient pas sur des renseignements accessoires ou de menus détails dans le récit du demandeur, mais plutôt sur l’essentiel de ses déclarations. Le fait qu’il ait omis de mentionner Al‑Chabaab dans sa demande écrite est étonnant, dans la mesure où a affirmé pendant l’entrevue qu’il s’agissait du fondement de sa demande. Lors de l’audience, le demandeur a soutenu qu’il n’y avait tout simplement pas suffisamment d’espace sur le formulaire pour inscrire ce détail. Même si j’acceptais cette explication, elle ne me permettrait pas de conclure que la décision de l’agent est déraisonnable, puisqu’elle n’a jamais été présentée à celui‑ci. Qui plus est, elle contredit les affirmations faites par le demandeur pendant l’entrevue. Lorsque l’agent lui a demandé pourquoi il n’avait pas mentionné le groupe, il a répondu qu’il avait signalé cette information à la personne qui avait rempli son formulaire, mais que celle‑ci ne l’avait pas consignée. Le demandeur a toutefois reconnu avoir signé les formulaires.

[10]  De la même façon, les notes prises par l’agent lors de l’entrevue démontrent comment le récit du demandeur a évolué de diverses manières au fil des questions. Bien que ce dernier prétende maintenant que ces différentes évolutions de son récit ne signifient pas nécessairement que celui‑ci est incohérent, j’estime qu’il cherche, par cet argument, à analyser les motifs en « posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse », ce qui va à l’encontre de la jurisprudence : voir Ragupathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, au par. 15. Il y avait des différences évidentes entre les détails fondamentaux de son récit, qui ont évolué au cours de l’entrevue, et ceux qui figuraient sur ses formulaires écrits.

[11]  Je conviens avec le demandeur que ses prétentions quant aux raisons pour lesquelles il a fui la Somalie reposent essentiellement sur un simple récit, mais je ne puis tenir pour établi que la conclusion de l’agent selon laquelle ledit récit a évolué au fil de l’entrevue est déraisonnable. Elle est largement étayée par la preuve, comme l’a révélé l’examen des documents présentés par le demandeur et des notes prises par l’agent lors de l’entrevue. Il faut faire preuve de beaucoup de retenue à l’égard de l’évaluation faite par un agent des visas de la crédibilité d’un demandeur, et je constate que les conclusions de l’agent à cet égard sont raisonnables.

[12]  Compte tenu de ce qui précède, je ne puis accepter l’argument du demandeur selon lequel la décision de l’agent est déraisonnable parce que celui‑ci s’est concentré uniquement sur les dispositions de l’article 147 du RIPR et a exclu les autres motifs sur lesquels reposait sa demande. L’agent n’était pas tenu d’analyser chaque élément de la demande après qu’il a conclu que le demandeur manquait de crédibilité : voir Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621, au par. 25.

[13]  Le demandeur soutient en outre que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale en lui demandant pendant l’entrevue pourquoi il n’avait pas fui la Somalie en même temps que ses proches, sans toutefois lui révéler ni la source ni les détails de ces renseignements extrinsèques. Le demandeur soutient qu’à défaut d’en savoir plus sur ces proches, par exemple sur l’importance des liens qui l’unissaient à ceux‑ci, ou sur leur situation financière à l’époque, il était injuste de la part de l’agent de tirer des conclusions à partir de ces éléments de preuve. Rien de tout cela n’a été divulgué au demandeur, ce qui rend la procédure injuste, selon lui.

[14]  Je ne suis pas convaincu. L’obligation d’équité peut parfois exiger qu’un agent divulgue des renseignements extrinsèques à un demandeur pour qu’il puisse y répondre, mais, dans la présente affaire, les renseignements en question étaient de nature plus générale et concernaient la propre famille du demandeur. Les renseignements sur lesquels l’agent s’était fondé ont été communiqués au demandeur pendant l’entrevue, et on lui a donné l’occasion d’y répondre. Le demandeur n’a pas nié que ses proches avaient fui la Somalie pour l’Éthiopie, mais il a expliqué qu’à l’époque, aucun d’eux ne lui apportait un soutien financier. Compte tenu de l’ensemble des circonstances et eu égard à la situation et aux intérêts du demandeur dans ce processus, je conclus que la procédure était équitable. Il ne s’agissait pas de renseignements nouveaux que le demandeur ne pouvait raisonnablement pas connaître, et il a été en mesure de fournir des réponses pendant l’entrevue : Ahmed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 471, au par. 27; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 940.

[15]  En résumé, je conclus que l’évaluation de la crédibilité du demandeur par l’agent est raisonnable et bien étayée par la preuve. J’estime également que le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale, parce qu’on l’a informé des préoccupations de l’agent relativement aux raisons pour lesquelles il n’avait pas fui la Somalie en même temps que ses proches, et qu’on lui a donné l’occasion d’y répondre.

[16]  Pour tous ces motifs, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1456‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm‑1456‑19

 

INTITULÉ :

SULUB ADAN DOOL c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 NOVEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

David Matas

POUR LE DEMANDEUR

Eric Haughey

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.