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Date : 20050630

Dossier : T-404-05

Référence : 2005 CF 925

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

ENTRE :

LE TRÈS HONORABLE JEAN CHRÉTIEN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

L'HONORABLE JUGE JOHN GOMERY, ÈS QUALITÉS DE COMMISSAIRE DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE SUR LE PROGRAMME DE COMMANDITES ET LES ACTIVITÉS PUBLICITAIRES

intervenant

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH


INTRODUCTION

[1]                Le 30 mai 2005, environ une semaine avant que la demande dans le présent dossier ne fasse l'objet d'une instruction accélérée, le demandeur, le Très Honorable Jean Chrétien, s'est désisté de la demande par laquelle il cherchait à obtenir, en invoquant la crainte de partialité et le manquement à l'équité procédurale, la destitution du juge Gomery à titre de commissaire présidant la Commission d'enquête sur le programme de commandites.

[2]                Le juge Gomery, intervenant à titre restreint en l'espèce, craint que le demandeur ne renouvelle sa contestation. Il a présenté la requête sous examen parce qu'il désire pouvoir poursuivre son travail sans que son horizon soit obstrué par cette perspective alors qu'il prépare son rapport. Le commissaire demande que les conditions énoncées dans l'autorisation d'intervention soient élargies et qu'on lui accorde la qualité requise pour qu'il puisse plaider que les événements entourant la présentation du désistement constituent essentiellement un abus de procédure qui justifie l'annulation de l'avis de désistement du demandeur. Si telle était la conclusion de la Cour, le commissaire demande que la Cour ordonne que l'avis de désistement soit annulé et que les allégations du demandeur soient entendues et tranchées rapidement.

[3]                En somme, le commissaire souhaite contraindre le demandeur à poursuivre une demande dont le demandeur s'est désisté. Après examen des arguments des parties, je conclus que les allégations d'abus de procédure sont sans fondement. J'estime que rien ne justifie, en fait ou en droit, d'élargir le statut de l'intervenant, de remettre en cause l'avis de désistement ou d'ordonner l'instruction rapide des allégations.

CONTEXTE


[4]                Il est utile à ce stade d'apporter quelques précisions quant aux faits entourant la présente requête.

[5]                Le procureur général, avec l'accord du demandeur, a présenté une requête pour accélérer l'audition de la demande en l'instance. J'ai accueilli cette requête par ordonnance en date du 5 avril 2005, dans laquelle j'ai précisé que les allégations du demandeur feraient l'objet d'une instruction accélérée les 7 et 8 juin 2005 et conclu que l'urgence et l'intérêt public de tenir une instruction accélérée de la demande avaient été établis.

[6]                Le commissaire a ensuite demandé de pouvoir intervenir dans la présente instance et, le 29 avril 2005, le statut d'intervenant à titre restreint lui a été accordé (Le Très Honorable Jean Chrétien c. Procureur général du Canada, 2005 CF 591). Le commissaire devait avoir l'occasion de présenter des observations écrites et orales quant à la portée de son mandat, de la compétence qu'il lui conférait et de sa latitude sur le plan de la procédure. Le droit d'interjeter appel de la décision relative au contrôle judiciaire lui a aussi été accordé, pour le cas où le procureur général ne le ferait pas.

[7]                Le 25 mai 2005, l'avocat du procureur général a déposé son mémoire en vue du contrôle judiciaire. Il y soutient notamment que la demande est prématurée et ne devrait être entendue qu'après la publication du rapport du commissaire. Voici un extrait des observations du procureur général :

[TRADUCTION]


61.             La demande du demandeur est prématurée et devrait être rejetée pour ce motif. À moins de circonstances exceptionnelles, la Cour ne connaît pas des demandes de contrôle judiciaire relatives aux tribunaux administratifs avant que l'instance devant le tribunal ne soit terminée.

62.             En l'espèce, le commissaire n'a pas rendu son rapport ni, du reste, terminé son enquête. Il n'existe pas de circonstances exceptionnelles justifiant la tenue immédiate d'un contrôle judiciaire.

[8]                Le 30 mai 2005, un certain nombre d'événement sont survenus. En premier lieu, l'avocat du procureur général, ayant appris que le demandeur était disposé à se désister de sa demande, a écrit à l'avocat du demandeur pour lui faire part, en ces termes, de sa compréhension :

[TRADUCTION]Nous comprenons que votre client a revu sa position et est maintenant disposé à se désister de sa demande de contrôle judiciaire. Nous reconnaissons que s'il se désistait, il aurait le même droit que toutes les autres parties devant la Commission de présenter une demande de contrôle judiciaire à lgard de la Commission, lorsque celle-ci aura publié son rapport. Nous reconnaissons également que si votre client décidait de demander le contrôle judiciaire du rapport de la Commission, il aurait le droit de soulever tous les arguments qu'il a invoqués dans la présente demande, en se fondant sur les mêmes faits que ceux déjà allégués. Plus particulièrement, il pourrait à ce moment, s'il le désirait, soulever l'argument relatif à la partialité sans que cet argument soit considéré comme irrecevable. Comme vous le savez, l'un des points que nous entendions plaider en réponse à la présente demande de contrôle judiciaire de votre client, est que la demande est prématurée et ne peut être présentée avant que le commissaire n'ait rendu son rapport. Généralement, la Cour fédérale n'intervient pas par voie de contrôle judiciaire dans les procédures administratives avant que celles-ci ne soient terminées.

[9]                 Le même jour, le demandeur a déposé un avis de désistement conforme aux Règles de la Cour fédérale (les Règles), déclarant : [TRADUCTION] « Le Très Honorable Jean Chrétien se désiste en totalité de la présente demande » .

[10]            De plus, le même jour, le demandeur a publié un communiqué de presse dans lequel il expose :


En réponse à la Demande de contrôle judiciaire de l'enquête Gomery du Très Honorable Jean Chrétien, le Gouvernement du Canada prend la position formelle que la demande est prématurée. De plus, il est trop tard pour remplacer le Commissaire. En raison de ltape à laquelle se trouvent actuellement les procédures et l'achèvement de la preuve, les avocats de Monsieur Chrétien se prononcent en accord avec cette affirmation. Des arrangements ont été pris avec le Gouvernement du Canada selon lesquels Monsieur Chrétien suspendra la procédure qu'il a initiée, avec l'entente du Gouvernement qu'il sera libre de resoumettre une demande de contrôle judiciaire pour les mêmes motifs, ainsi que des motifs additionnels, à une date future.

[11]            Le 6 juin 2005, l'avocat du commissaire a transmis au procureur général une lettre dans laquelle il lui fait part des préoccupations du commissaire à l'égard de cette suite d'événements. Le commissaire demandait que le procureur général entreprenne des démarches soit pour faire annuler le désistement, soit pour requérir du demandeur qu'il déclare renoncer définitivement à ses allégations, à défaut de quoi le commissaire présenterait à la Cour les requêtes dont elle est saisie en l'espèce. Voici un extrait de cette lettre :

[traduction] La position adoptée récemment par le procureur général met le juge Gomery et la Commission dans une situation extrêmement difficile.    Le fait qu'aucune décision ne soit rendue relativement aux allégations de partialité et que M. Chrétien conserve la possibilité de renouveler sa demande pour les mêmes motifs ou pour des motifs semblables, est tout simplement inacceptable.

Le juge Gomery n'a pas pris ni n'entend prendre position devant la Cour fédérale quant au bien-fondé de l'allégation de partialité. Il peut cependant à bon droit être sérieusement préoccupé et soucieux du fait que la Cour ne statuera pas, comme prévu les 7 et 8 juin 2005, sur les allégations de M. Chrétien et qu'il est possible que ces allégations soient reprises après la publication du rapport.

Dans les circonstances, le juge Gomery est d'avis que le procureur général devrait entreprendre les démarches nécessaires soit pour faire annuler l'avis de désistement et demander qu'il soit statué dans les meilleurs délais sur les allégations de M. Chrétien, soit pour obtenir de M. Chrétien qu'il confirme que le dépôt de l'avis de désistement signifie qu'il retire ses allégations et que celles-ci ne seront pas renouvelées.

[12]            Le procureur général a répondu par écrit, citant les Règles relatives au désistement, qu'il ne pouvait accepter le plan d'action proposé.

QUESTIONS EN LITIGE


[13]            Il y a essentiellement deux questions en litige. La première consiste à décider s'il y a lieu d'élargir le statut d'intervenant du commissaire de façon à lui donner qualité pour plaider en faveur de l'annulation du désistement. La seconde consiste à examiner si la Cour, sur le plan juridique, peut annuler cet avis de désistement et si elle devrait le faire, après avoir conclu que le dépôt de cet avis constitue un abus des procédures de la Cour.

DESSAISISSEMENT

[14]            Je remarque que les parties n'ont présenté aucune observation concernant la compétence de la Cour pour statuer sur une requête relative à une procédure dans laquelle il y a eu désistement. Compte tenu de mes conclusions et de mon appréciation au fond de la présente instance, il n'est pas nécessaire que je me prononce sur cette question.

LES MOTIFS DE LA REQUÊTE DU COMMISSAIRE

[15]            Le commissaire soutient que les observations, dans le mémoire du procureur général, selon lesquelles la demande est prématurée et devrait n'être entendue qu'à la fin de la procédure, font totalement abstraction de l'ordonnance d'instruction accélérée que le procureur général avait lui-même demandée et à laquelle il avait acquiescé, et sont incompatibles avec cette ordonnance.

[16]            Il est allégué que l'avis de désistement a aussi été déposé sans égard à la conclusion de la Cour, qui a statué dans cette ordonnance qu'il était dans l'intérêt public qu'une décision intervienne rapidement quant aux allégations du demandeur. De l'avis du commissaire, l'avis de désistement a eu pour effet de passer effectivement outre, sans autorisation de la Cour, à l'ordonnance prescrivant que la demande soit entendue les 7 et 8 juin 2005.


[17]            Le commissaire conteste aussi le libellé du communiqué de presse du 30 mai 2005, dans lequel on peut lire que la demande serait suspendue. Le commissaire estime qu'une simple « suspension » n'équivaut pas à un véritable désistement, mais consiste plutôt à mettre en quelque sorte en veilleuse les allégations formulées contre le commissaire, au mépris de l'ordonnance de la Cour prescrivant à leur égard une instruction accélérée.

[18]            Selon le commissaire, ces incidents tournent en dérision la gestion des instances, sont une tentative de contourner l'ordonnance de la Cour et constituent, à ce titre, un recours abusif aux procédures de la Cour.

[19]            Comme argument connexe, le commissaire fait valoir que les événements du 30 mai 2005 ont fait fi du principe de droit selon lequel les allégations de partialité touchent l'essence même de la compétence du commissaire et sa capacité de poursuivre son travail, et qu'en conséquence elles doivent être soulevées avec célérité.

LES POSITIONS RESPECTIVES DU DEMANDEUR ET DU DÉFENDEUR

[20]            Le demandeur conteste la requête dans sa totalité.

[21]            Le procureur général fait observer que le commissaire a exprimé publiquement les préoccupations que lui cause le désistement de la demande et l'incertitude que cette situation crée pour lui dans la poursuite de son travail; pour ce motif, le procureur général appuie le commissaire relativement à sa demande pour qu'on lui accorde la qualité qui lui permettrait d'invoquer ces préoccupations devant la Cour.


[22]            S'agissant de la seconde question, celle de savoir s'il y a lieu d'annuler le désistement, le procureur général se dit disposé à consentir à une date d'instruction accélérée si la Cour concluait que le désistement du demandeur constitue un abus de procédure et en ordonnait l'annulation.

ANALYSE

Est-il justifié de modifier les conditions d'autorisation de l'intervention du commissaire ?

[23]            Il convient en premier lieu d'examiner si la Cour a compétence pour modifier les conditions énoncées dans l'ordonnance autorisant le commissaire à intervenir.

[24]            Le commissaire a obtenu l'autorisation d'intervenir à titre restreint, pour pouvoir aider la Cour en expliquant le processus de l'enquête, son mandat et son pouvoir discrétionnaire en matière de procédure.

[25]            Aucun appel n'a été interjeté de l'ordonnance accordant au commissaire le statut d'intervenant. Il s'agit d'une ordonnance définitive de la Cour et, à ce titre, les questions qu'elle a réglées sont choses jugées[1].


[26]            Comme c'est le cas pour toute ordonnance définitive de la Cour, l'ordonnance autorisant le commissaire à intervenir peut être modifiée seulement si elle tombe sous le coup de l'article 399 des Règles, qui prévoit que la Cour peut modifier une ordonnance obtenue par fraude ou, comme on l'avance en l'espèce, lorsque des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l'ordonnance a été rendue. Autrement dit, une ordonnance ne peut être modifiée que lorsque des circonstances nouvelles le justifient.

[27]            Comme on le souligne dans l'arrêt Zeneca Pharma Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (2000), 10 C.P.R. (4th) 146 (C.A.F), au paragraphe 6 : des « faits nouveaux » sont des faits qui auraient donné lieu à un résultat différent au moment où le jugement a été rendu. La Cour indique clairement, dans cet arrêt, que la règle 399 ne saurait « permettre la réforme d'un jugement chaque fois qu'un changement se produit sur le plan factuel » .

[28]            Je vais maintenant examiner s'il existe des circonstances nouvelles qui justifieraient une modification des conditions de l'autorisation d'intervenir accordée au commissaire.

[29]            Comme je l'ai mentionné plus tôt, le procureur général avait, avant le désistement, déposé des observations concernant la demande de contrôle judiciaire. Le commissaire soutient que ces observations sont incompatibles avec l'ordonnance d'instruction accélérée. On y faisait valoir que la demande de destitution du commissaire, à mi-parcours, était prématurée et devait être rejetée, puisqu'en l'absence de circonstances exceptionnelles la Cour n'entend pas les demandes de contrôle judiciaire des tribunaux administratifs avant que l'instance devant ces tribunaux soit terminée.


[30]            L'argument du caractère prématuré de la demande est un exposé de ce que le procureur général estime être l'état du droit. Se fondant sur son examen de la jurisprudence pertinente, il a conclu qu'il existait une possibilité légitime que la Cour puisse rejeter la demande de contrôle judiciaire vu son caractère prématuré. Ainsi que je l'exposerai ci-dessous, ce point de vue est étayé par une jurisprudence abondante.

[31]            Dans la mesure où la position du procureur général concorde avec la jurisprudence, il était prévisible qu'il soulève cet argument. Le procureur général a le devoir de soulever devant la Cour toutes les questions pertinentes et de présenter tous les arguments défendables au soutien de sa cause, dont l'objet en l'occurrence était d'obtenir le rejet de la demande alléguant une crainte de partialité ainsi que des manquements à l'équité procédurale.

[32]            Je conclus en conséquence que cet argument juridique n'est pas un fait nouveau et ne constitue pas une circonstance nouvelle qui aurait influé sur mon ordonnance d'instruction accélérée. Il n'existe donc pas de motifs justifiant de modifier l'autorisation d'intervenir de la manière proposée par le commissaire. Je suis d'avis de rejeter sa demande de se voir accorder la qualité requise pour contester l'avis de désistement.

[33]            Cela dit, pour le cas où ma conclusion serait erronée, je vais maintenant examiner au fond les arguments du commissaire.

La Cour peut-elle annuler l'avis de désistement ?

[34]            J'aborde maintenant la demande du commissaire visant à faire annuler l'avis de désistement du demandeur, et je vais étudier la question de la compétence de la Cour à cet égard.


[35]            Tout demandeur jouit, devant notre Cour, du droit absolu de se désister d'une demande sans autorisation de la Cour et sans le consentement des autres parties, en signifiant et déposant tout simplement un avis de désistement, conformément à l'article 165 des Règles[2].

[36]            Selon une jurisprudence bien établie, cette Cour n'a pas compétence pour annuler un avis de désistement conforme aux Règles[3]. En l'espèce, nul n'a laissé entendre que l'avis de désistement ne respectait pas les Règles.

[37]            Dans l'arrêt Waterside Ocean Navigation Co. c. International Navigation Ltd., [1983] A.C.F. no 545 (C.A.), la Cour, dans une remarque incidente, a indiqué qu'elle peut intervenir à l'égard d'un avis de désistement si elle conclut que le désistement constitue un recours abusif au tribunal. Soulignons que ces remarques concernaient l'article 406 des anciennes Règles de la Cour fédérale, suivant lequel le désistement était subordonné à l'autorisation de la Cour, dans certaines circonstances particulières. Les Règles ont depuis été modifiées et dispensent désormais de l'obligation d'obtenir le consentement ou l'autorisation de la Cour.

[38]            Le commissaire n'a cité aucune décision selon laquelle, en vertu des Règles actuelles, un avis de désistement conforme aux exigences peut être annulé pour quelque motif que ce soit. J'examinerai néanmoins les allégations du commissaire relatives à l'abus de procédure.


[39]            La doctrine de l'abus de procédure a été résumée en quelques mots au paragraphe 37 de l'arrêt Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P), [2003] 3 R.C.S. 77, où la juge Arbour a fait sienne la position que le juge Goudge avait énoncée en ces termes, au paragraphe 55 de Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.) : [TRADUCTION] « La doctrine de l'abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d'empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d'une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l'administration de la justice » .

[40]            De l'avis du commissaire, le fait que le procureur général ait soulevé l'argument du caractère prématuré de la demande, argument auquel le demandeur a par la suite souscrit, donne lieu à un abus de procédure parce qu'il sous-entend qu'en dépit de mon ordonnance d'instruction accélérée, le demandeur ne devrait pas être entendu ni ses allégations de partialité tranchées avant la fin de l'instance.


[41]            Je ne suis pas de cet avis. L'argument du procureur général quant au caractère prématuré de la demande repose sur le droit. Selon le principe général qu'enseigne la jurisprudence, les décisions rendues en cours d'instance par un tribunal ne devraient pas faire l'objet de contestations avant que l'instance engagée ait été menée à terme[4]. La raison d'être de ce principe général est double : premièrement, les demandes présentées avant que le tribunal n'ait rendu sa décision définitive pourraient se révéler inutiles si la partie mécontente obtenait gain de cause au terme de l'instance; deuxièmement, les retards et délais inutiles associés à ces appels interlocutoires peuvent avoir pour effet de discréditer l'administration de la justice et de conduire l'instance administrative en cause à un point mort[5].

[42]            Bien qu'il existe des cas où l'on a autorisé une contestation fondée sur la partialité plus tôt, en cours d'instance, cette situation survient en général uniquement lorsque des circonstances « exceptionnelles » ou « spéciales » justifient l'intervention immédiate d'un tribunal. Les circonstances de cette nature s'apprécient selon les faits de chaque espèce, et elles reçoivent généralement une interprétation restrictive. Une allégation de partialité peut constituer une circonstance spéciale; cependant, le juge Evans (maintenant juge à la Cour d'appel fédérale) a déclaré dans la décision Air Canada (précitée, note 4) qu'il n'existe aucun précédent appuyant la proposition que toute allégation de partialité suffit automatiquement à justifier l'attention immédiate de la Cour.

[43]            Dans le passé, les tribunaux canadiens ont statué que les demandes de contrôle judiciaire fondées sur des allégations de partialité étaient prématurées. Ainsi, dans l'arrêt Krever, où l'on invoquait que le commissaire de la Commission Krever avait failli à son devoir de respecter l'équité procédurale, la Cour suprême a conclu :

[L]es appelants ont présenté leur demande avant la communication des conclusions du commissaire. Par conséquent, il est impossible de dire quelles conclusions il tirera ni comment il les formulera. À vrai dire, les appelants ont engagé leur contestation prématurément. En règle générale, une contestation comme celle-ci ne devrait pas être engagée avant la publication du rapport, à moins que les parties n'aient des motifs raisonnables de croire que le commissaire outrepassera probablement sa compétence[6].


[44]            Le droit, en effet, ne prévoit pas que les contrôles judiciaires doivent être engagés dès qu'un demandeur perçoit des motifs pour soulever une crainte de partialité. Ce que le droit exige, c'est que la partie qui croit que ces motifs existent les soulève devant le tribunal au lieu de ne sortir de son silence que si le résultat de l'instance ne lui est pas favorable[7]. En l'espèce, les allégations de crainte de partialité ont été soulevées et ont fait l'objet de débats devant le juge Gomery à la première occasion.

[45]            À mon avis, l'argument du procureur général concernant le caractère prématuré de la demande ne passe pas outre ni ne contrevient à l'ordonnance d'instruction accélérée. Ce n'est qu'un argument parmi plusieurs autres mis de l'avant pour convaincre la Cour de rejeter la demande de contrôle judiciaire. Il n'a pas été invoqué dans le but de retarder ou de faire reporter l'audition de la demande, mais plutôt afin que la demande soit tranchée et rejetée en conformité avec les règles de droit.

[46]            L'argument concernant le caractère prématuré de la demande n'est pas non plus incompatible avec les observations que le procureur général a présentées à la Cour lorsqu'il a demandé l'ordonnance d'instruction accélérée. À cette occasion, il a plaidé que la Commission faisait enquête sur un sujet d'un intérêt public de première importance et qu'il importait que la contestation relative au commissaire soit tranchée aussitôt que possible pour qu'il puisse mener à terme les travaux de la Commission.


[47]            L'un des facteurs qui a fortement milité pour l'octroi d'une instruction accélérée était de statuer avec diligence sur la demande de destitution du commissaire. Étant donné le désistement intervenu et le fait que le demandeur lui-même a reconnu qu'il est trop tard pour remplacer le commissaire, ce recours n'est plus en cause.

Le dépôt de l'avis de désistement constitue-t-il un abus de procédure?

[48]            Le commissaire est d'avis que le demandeur commet un abus de procédure en déposant un avis de désistement alors qu'il a l'intention de renouveler sa contestation à une date ultérieure. Le commissaire dénonce le fait que le demandeur, dans son communiqué de presse , déclare qu'il « suspendra » la procédure. Le commissaire se reporte aussi à la lettre du procureur général en date du 30 mai 2005, qu'il désigne comme une « entente » portant que le demandeur, s'il demandait un contrôle judiciaire du rapport de la Commission, aurait le droit de reprendre les arguments soulevés dans sa demande initiale, en alléguant les mêmes faits.

[49]            Aucune disposition des Règles n'empêche une partie de se désister d'une procédure après une ordonnance d'instruction accélérée, ni après une ordonnance inscrivant une affaire au rôle pour audition, ni même en cours d'audience ou de procès. Conclure autrement serait incompatible avec l'article 165 des Règles, qui ne fixe aucune limite de temps pour le dépôt d'un désistement; cela équivaudrait, de fait, à imposer une forme d'exécution en nature à des parties qui refusent d'agir.


[50]            En droit, un désistement n'est ni un ajournement, ni une suspension d'instance. Le désistement met fin à l'instance et clôt le dossier de la Cour. En l'espèce, le désistement ne peut être qualifié de tentative de suspendre ou de reporter le contrôle judiciaire, parce que sur le plan juridique, il résulte en l'abandon complet du contrôle judiciaire et y met fin.

[51]            En outre, selon la jurisprudence, rien n'empêche la partie qui a déposé un avis de désistement d'intenter une autre action fondée sur la même question[8]. Contrairement au rejet d'action, qui vaut ordonnance définitive, le désistement ne règle pas la question ni n'interdit d'entreprendre une autre procédure[9].

[52]            Le commissaire invoque la décision Sauvé c. Canada, [2002] A.C.F. no 1001 (1re inst.), en particulier, à l'appui de sa position portant que le fait de se désister d'une demande, puis d'entreprendre ensuite une demande identique ou en grande partie semblable peut constituer un abus de procédure. Dans Sauvé, la Cour a statué qu' « en permettant au demandeur d'instituer une deuxième action qui, en fait, n'est que le simple reflet de sa première action, cela tournerait en dérision les Règles de la gestion de l'instance » [10]. La Cour ajoute, au paragraphe 23, que « [l]es juges responsables de la gestion de l'instance prononcent une multitude d'ordonnances afin d'assurer la progression de l'action de façon ordonnée. Permettre à un demandeur de ne pas tenir compte de telles ordonnances, lui accordant la liberté de tout simplement instituer de nouveau une action qui ne serait que le reflet d'une autre, serait contraire au but de ces règles. »


[53]            À mon avis, la décision Sauvé se distingue de la présente espèce. Dans cette affaire, l'action initiale du demandeur a été rejetée pour cause de retard, après qu'il a omis de répondre à la défense dans un délai de vingt jours, comme la Cour le lui avait ordonné. Le demandeur a ensuite déposé une nouvelle demande pour la même cause d'action. La Cour a déclaré que le demandeur « avait toutes les possibilités raisonnables de présenter sa cause en vue d'obtenir une décision au fond. De plus, il a eu l'occasion de le faire sous ordonnance prononcée par le juge Dubé de la présente Cour, mais il n'a pas respecté cette ordonnance d'où le rejet de sa première action[11]. » C'est dans ce contexte que la Cour a statué que le dépôt d'une seconde demande qui était un « simple reflet de sa première action » tournerait en dérision les règles de la gestion des instances.

[54]            La conclusion de la Cour dans Sauvé s'appuyait sur les faits particuliers de l'espèce. Elle ne constitue pas un précédent étayant la proposition que la présentation d'une nouvelle demande après désistement d'une demande semblable ou de la même demande équivaut à un abus de procédure. Notre Cour a notamment décidé ce qui suit :

En ce qui a trait à la question de savoir si le fait d'abandonner une action devant un tribunal pour intenter une action devant un autre tribunal aussi compétent constitue un abus, je ne crois pas qu'il existe de règle de droit générale en ce sens. Bien sûr, dans certaines affaires particulières, les tribunaux peuvent juger que le fait d'abandonner une action et d'en intenter une nouvelle, que cela se fasse devant la même cour ou devant des cours différentes, peut constituer un abus, mais une telle conclusion serait fondée sur les faits propres à chaque espèce[12].

[55]            Mais surtout, le dépôt de l'avis de désistement du demandeur, même s'il s'accompagne de l'intention de présenter une nouvelle demande de contrôle judiciaire au moment de la publication du rapport du commissaire, ne saurait à ce stade être un motif suffisant pour conclure que le désistement lui-même constitue un abus de procédure, compte tenu particulièrement qu'il est à tout le moins possible de soutenir que la demande est prématurée.


[56]            De plus, la question de savoir si la présentation d'une seconde demande, après un désistement, constitue un abus de procédure sera examinée au moment du dépôt de la seconde demande. Dans les affaires citées par le commissaire, c'est au regard de la deuxième demande ou action qu'on a allégué abus de procédure, non au regard du désistement antérieur. J'estime que la question de l'abus de procédure ne trouve pas application à ce stade et est soulevée à tort comme motif pour contester l'avis de désistement.

[57]            De fait, la Cour n'est liée ni par les déclarations que le procureur général a faites dans sa lettre du 30 mai 2005, ni par la position que le demandeur a exposée dans son communiqué de presse, le même jour. Si une nouvelle demande est déposée à la suite du rapport du commissaire, elle sera examinée et tranchée à sa juste valeur. La Cour décidera à ce moment de la légitimité des allégations.

RÉSUMÉ ET CONCLUSION

[58]            Les circonstances qui ont mené au dépôt du désistement en l'espèce ne sont pas des faits nouveaux justifiant d'accueillir la requête du commissaire pour élargir la portée de son intervention. Ayant néanmoins examiné au fond ses arguments, je conclus que les événements mentionnés par le commissaire ne contreviennent pas à l'ordonnance de la Cour prescrivant l'instruction accélérée de la demande et qu'ils n'équivalent pas non plus à contourner cette ordonnance.


[59]            Pour ces motifs, je conclus que les allégations d'abus de procédure avancées par le commissaire sont dénuées de fondement en fait et en droit. Il n'y a pas de motifs justifiant d'élargir la portée de l'intervention du commissaire, de remettre en question l'avis de désistement ou d'ordonner l'instruction accélérée des allégations du demandeur.

[60]            Le désistement déposé en l'espèce a pour effet juridique de mettre fin à la demande. Si le demandeur présente une nouvelle demande de contrôle judiciaire à la suite du rapport, il se trouvera à ce moment dans la même position que les autres parties comparaissant devant la Commission, avec les mêmes droits que celles-ci de contester le rapport. La nouvelle demande, le cas échéant, sera appréciée selon sa valeur intrinsèque.

[61]            Dans cette mesure, le nuage qui préoccupe le commissaire ne peut être dissipé. Le commissaire se trouve dans la même position que n'importe quel tribunal, exposé à voir ses décisions et son rapport contestés dans le cadre d'un contrôle judiciaire. Avec la plus grande déférence, le commissaire, intervenant en l'espèce, ne peut imposer le moment et l'exercice des droits du demandeur. Les parties ont le droit de choisir quand et comment elles s'opposeront à un décideur et d'arrêter la manière dont elles formuleront leur demande. Ces questions relèvent entièrement de la partie au litige, sous réserve, en dernier ressort, de la décision de la Cour quant à la légitimité et au bien fondé de sa demande. La présente affaire ne fait pas exception.

Roza Aronovitch

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


                                                                 COUR FÉDÉRALE

                                                    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-404-05

INTITULÉ:                                           Le Très Honorable Jean Chrétien c. Procureur général du Canada et autres

                                                                             

LIEU DE L'AUDIENCE :                         Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                        27 juin 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :                     Madame la protonotaire Aronovitch

DATE DES MOTIFS :                            30 juin 2005

COMPARUTIONS :

Peter Doody

     POUR LE DEMANDEUR

Brian Saunders

Joanna Hill

     POUR LE DÉFENDEUR

H. Lorne Morphy

     POUR L'INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR                         

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

Davies Ward Phillips & Vineberg s.r.l.

Toronto (Ontario)

    POUR L'INTERVENANT



[1] Bande de Sawridge c. Canada (2001) N.R. 116 (C.A.F.).

[2] L'article 165 des Règles dispose :

        165. Désistement - Une partie peut se désister, en tout ou en partie, de l'instance en signifiant et en déposant

un avis de désistement

165. Discontinuance - A party may discontinue all or part of a proceeding by serving and filing a notice of

notice of discontinuance.

.

[3] Drapeau c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1996), 119 F.T.R. 146; Molson Companies Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1985) 5 C.P.R. (3d) 287, à la p. 288; et WSM Inc. c. Radio IWC Ltd., [1986] A.C.F. no 760.

[4] Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 C.F. 255 (C.A.), à la p. 260; Jaouadi c. Canada (M.C.I.) (2003), 257 F.T.R. 161, au par. 21; Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 C.F. 494 (1re inst..), au par. 15; Ontario College of Art et al. c. Ontario Human Rights Commission (1993), 11 O.R. (3d) (Div. gén.) 798, à la p. 800; Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d'enquête sur le système d'approvisionnement en sang du Canada)(Commission Krever), [1997] 3 R.C.S. 440, au par. 60.

[5] Zündel, précité, au par. 10.

[6] Krever, précité, au par. 60.

[7] Eckervogt c. British Columbia (Minister of Employment and Investment), (2004), 241 D.L.R. (4th) 685 (C.A. C.-B.), au par. 48; voir aussi Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne) (re Congrès juif canadien) (2000), 195 D.L.R. (4th) 399 (C.A.F.).

[8] Audet c. Canada (2002), 289 N.R. 382 (C.A.F.).

[9] Noranda Forest Sales Inc. c. PCL European Service Ltd. (1996), 107 F.T.R. 186 (Protonotaire.) (1re inst.); The "Kronprinz" (1887), 12 A.C. 256 (H.L.), à la p. 262.

[10] Sauvé, précité, au par. 22.

[11] Ibid., au par. 20.

[12] Lifeview Emergency Services Ltd. c. Alberta Ambulance Operators'Association (1995), 101 F.T.R. 43 au par. 13.


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