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Date : 20191114


Dossier : IMM-5451-18

Référence : 2019 CF 1431

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 14 novembre 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

HELBERT ANDRES RUIZ TRIANA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Prononcés à l’audience à Toronto (Ontario), le 8 novembre 2019.

La syntaxe et la grammaire ont été corrigées, et des renvois à la jurisprudence pertinente ont été incorporés.)

I.  Aperçu

[1]  La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile du demandeur en raison de la mise en œuvre du processus de paix dans son pays d’origine, la Colombie, et au motif que la situation dans ce pays avait changé. Cette décision était déraisonnable, et je la renverrai pour nouvelle décision pour les motifs qui suivent.

[2]  Le demandeur est maintenant âgé de 30 ans. Il affirme qu’en 2007, alors qu’il fréquentait encore l’école secondaire, les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Columbia, ou FARC, l’ont arrêté alors qu’il rentrait chez lui et ont tenté de le recruter, affirmant qu’ils avaient besoin de jeunes hommes dans leur organisation. Il a refusé en leur disant qu’il ne partageait pas leurs idéaux. Ils l’ont donc battu et poignardé. Il a subi une intervention chirurgicale d’urgence pour réparer ses blessures au visage. Ses agresseurs ont menacé de le tuer s’il signalait l’incident à la police. Il ne l’a jamais fait, et il a dit à l’hôpital qu’il avait été agressé. Il a finalement parlé de l’incident à un psychologue dans son pays et à un psychiatre au Canada. Le demandeur affirme qu’entre avril et juin 2009, puis entre 2010 et 2012 avant de quitter la Colombie pour le Canada, il a reçu des appels téléphoniques sur son cellulaire et chez lui de la part des FARC, qui menaçaient de le tuer s’il allait voir la police.

[3]  Dans sa décision de 2018, la Section de la protection des réfugiés (ou la Commission) a reconnu que le demandeur avait des raisons de craindre d’être persécuté par les FARC dans le passé et a déclaré qu’elle « reconna[issait] que le demandeur d’asile aurait eu qualité de réfugié au sens de la Convention au moment de son départ de la Colombie en 2012 ». Cependant, la Commission a décidé qu’il n’avait plus de raison valable de craindre d’être persécuté à l’avenir compte tenu du changement de situation en Colombie — plus précisément, la signature d’un accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC.

[4]  En ce qui concerne sa première conclusion relative au changement de situation en Colombie, la Commission a écrit qu’elle avait examiné les renseignements figurant dans le cartable national de documentation sur la Colombie concernant les faits nouveaux les plus importants entourant la conclusion d’un accord de paix. Elle a souligné que cet accord était une grande réussite et démontrait le rétablissement de la paix entre le gouvernement et les FARC, d’après certains éléments de preuve concernant la mise en œuvre réussie de l’accord de 2016.

[5]  La Commission a conclu que ce changement de situation était durable, et que « les FARC n’exist[aient] plus en tant qu’organisation criminelle ». Tout en reconnaissant que d’autres groupes armés illégaux continuaient de commettre des violations des droits de la personne, elle a conclu que la crainte du demandeur n’était liée qu’aux FARC. Bien qu’elle ait écrit qu’« une minorité de combattants dissidents de la guérilla [a] rejeté les conditions de l’accord de paix, ne s’est pas désarmée et continue de perpétrer de la violence », la Commission n’était pas convaincue que cette minorité de dissidents nuisait à la durabilité du changement de situation. Elle a également souligné que les Nations Unies continuaient de collaborer avec les deux parties pour assurer la mise en œuvre de l’accord.

[6]  Dans sa deuxième conclusion, la Commission a jugé que l’exception fondée sur des « raisons impérieuses » applicable relativement à un changement des conditions dans le pays ne s’appliquait pas au demandeur. La Commission a reconnu que la preuve des séquelles psychologiques persistantes était pertinente pour déterminer s’il existe des raisons impérieuses au sens du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Elle a examiné les évaluations du demandeur par des professionnels en Colombie et au Canada en 2012, puis de nouveau au Canada en 2018. Après avoir relevé que cette dernière évaluation faisait état d’une dépression et d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT), la Commission lui a accordé peu de poids, affirmant qu’elle « repren[ait] bon nombre des allégations contenues dans le [Formulaire de renseignements personnels] du demandeur d’asile et a[vait] été fourni[e] en prévision de ce litige ». La Commission a également souligné qu’un rapport du Centre canadien pour victimes de torture de 2012 mentionnait que « le demandeur d’asile souffrait de TSPT, même si rien n’indiqu[ait] que des tests ou la validation de ce diagnostic aient été réalisés, mais qu’il s’[était] nettement amélioré au chapitre de son fonctionnement général ».

[7]  La Commission a souligné que le seuil à atteindre pour conclure à l’existence de « raisons impérieuses » justifiant une exception est élevé, et elle a cité plusieurs décisions de la Cour pour appuyer son affirmation selon laquelle la persécution antérieure doit être « épouvantable et atroce » pour constituer des circonstances impérieuses, et que chaque affaire doit être évaluée individuellement, en fonction de l’ensemble de la preuve. Elle a conclu que l’état psychologique et émotif actuel du demandeur n’était pas suffisamment grave pour satisfaire au critère de l’existence de raisons impérieuses :

Bien que le tribunal compatisse avec le demandeur d’asile en ce qui concerne ses expériences antérieures en Colombie, elles ne sont malheureusement pas uniques et sont semblables à de nombreuses autres affaires qui se présentent devant la Commission. Les dispositions relatives aux raisons impérieuses doivent être appliquées à un nombre limité de cas qui exigent une considération spéciale, à savoir que les mauvais traitements subis constituent une raison impérieuse suffisante de ne pas renvoyer le demandeur d’asile. Par conséquent, le tribunal estime que l’agression perpétrée par les FARC contre le demandeur d’asile en 2007 ne constitue pas à elle seule une raison impérieuse suffisante de ne pas renvoyer le demandeur d’asile dans son pays. Le tribunal conclut que cette affaire ne satisfait pas aux critères qui doivent être remplis pour l’application de raisons impérieuses à la lumière des éléments de preuve dont dispose le tribunal.

Même si le tribunal reconnaît le préjudice infligé au demandeur d’asile ou que ce dernier a subi et enduré, il est d’avis que les répercussions du préjudice perpétré à l’endroit du demandeur d’asile ne sont pas suffisamment graves compte tenu de sa capacité d’obtenir de l’aide médicale et professionnelle dans son pays d’origine, la Colombie, comme il a déjà été mentionné. Au vu de l’analyse qui précède, le tribunal conclut que le demandeur d’asile peut retourner en Colombie, puisque le paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’applique pas en l’espèce.

II.  Analyse

[8]  Le demandeur conteste les deux principales conclusions de la Commission, à savoir que (1) les conditions en Colombie ont changé au point où sa crainte d’être persécuté n’est plus fondée et (2) l’exception fondée sur des « raisons impérieuses » ne s’applique pas. Ces conclusions portent sur des questions mixtes de fait et de droit et, à ce titre, elles sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Malik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 955, au par. 16). Je suis d’avis que les deux conclusions sont déraisonnables.

[9]  En ce qui concerne la première conclusion, bien que les décideurs ne doivent pas forcément examiner chaque élément de preuve documentaire dont ils disposent, ils doivent reconnaître et examiner — du moins brièvement — les éléments de preuve importants qui contredisent leurs conclusions (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au par. 17). En l’espèce, à l’instar de la décision Marino Ospina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 930, le décideur n’a pas examiné la preuve relative au risque que les membres dissidents des FARC représenteraient pour le demandeur à l’avenir (au par. 33). Bien que la Commission ait conclu que le demandeur avait une crainte subjective, elle a écarté toute crainte objective. Pour que sa conclusion soit raisonnable, la Commission aurait dû consulter les sources crédibles qui indiquaient que des personnes et des groupes dissidents des FARC continuaient d’exercer leurs activités clandestines en Colombie.

[10]  Il était déraisonnable pour le tribunal de ne traiter de la question qu’en une seule ligne sur les 14 pages que compte la décision de la Commission, en se contentant d’écrire que : « L’accord est néanmoins en place; il est appuyé par les deux parties, et le tribunal n’est pas convaincu que la présence d’une minorité de dissidents nuit à la durabilité du changement de circonstances qui s’est produit depuis que le demandeur d’asile a quitté la Colombie il y a plus de six ans » et que « les FARC n’existent plus en tant qu’organisation criminelle ».

[11]  En plus des éléments de preuve crédibles figurant dans le cartable national de documentation, le demandeur a présenté d’autres éléments de preuve qui indiquaient qu’une partie importante des FARC poursuivait ses activités criminelles et continuait de commettre des attaques, soit de son propre chef, soit en combinant ses forces avec d’autres organisations comme l’Armée de libération nationale (ALN). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas de se prononcer sur la question de savoir si la situation en Colombie a effectivement changé, de sorte que l’article 108 de la Loi s’applique, mais simplement de s’assurer que la Commission a examiné et apprécié adéquatement la preuve contradictoire dans son analyse. Elle ne l’a tout simplement pas fait dans la décision faisant l’objet du contrôle.

[12]  Quant au deuxième motif soulevé par le demandeur, il soutient que la Commission n’a pas examiné la preuve quant à savoir s’il satisfaisait à l’exception, c’est‑à‑dire si la persécution dont il avait été victime par le passé était « épouvantable et atroce ». De fait, je conviens avec le demandeur que la Commission a commis une erreur semblable à celle qu’elle a commise à l’égard du premier motif, en ce qu’elle n’a pas véritablement analysé la preuve psychologique et psychiatrique. Il ne s’agissait pas seulement d’un rapport psychologique, psychiatrique ou médical fondé sur une rencontre de deux heures en prévision du litige. La preuve contenait plutôt de longs rapports rédigés par divers professionnels de deux pays différents, dont un ou plusieurs psychologues, travailleurs sociaux et médecins, lesquels ont été écartés du revers de la main, comme l’indique l’extrait ci‑dessus.

[13]  Le rapport psychologique le plus récent, qui a été rédigé environ six ans après les premiers rapports établis en Colombie et au Canada, indique que le demandeur souffre toujours d’un traumatisme du fait qu’il a été poignardé au visage et au corps, qu’on a menacé de le tuer s’il s’adressait à la police et qu’il a reçu par la suite des menaces de mort à ses lieux de résidence.

[14]  La Commission n’a pas expliqué pourquoi (autrement qu’en affirmant que le dernier rapport avait été préparé en prévision du litige) ces rapports ne répondaient pas au seuil élevé du critère de la persécution « épouvantable et atroce » utilisé par la Commission (et je reconnais que le critère qui devrait être adopté pour évaluer l’exception fondée sur des raisons impérieuses fait toujours l’objet d’un débat au sein de la Cour).

[15]  Bien que je félicite l’avocate du défendeur de ses vaillants efforts pour défendre la décision de son client et pour avoir exhorté la Cour à adopter l’approche utilisée par la Cour suprême dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, je garde également à l’esprit la mise en garde plus récente de la Cour suprême dans l’arrêt Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au par. 27, à savoir qu’« [i]l est important de maintenir l’exigence voulant que lorsque les organismes administratifs fournissent des motifs à l’appui de leurs décisions, ils le fassent de façon intelligible, justifiée et transparente ». Ce n’est pas ce qui s’est passé en l’espèce et, par conséquent, pour les motifs susmentionnés, la présente demande sera accueillie.



JUGEMENT dans le dossier IMM-5451-18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question à certifier n’a été proposée, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de novembre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Dossier :

IMM-5451-18

 

Intitulé :

HELBERT ANDRES RUIZ TRIANA c le MINISTRE de la citoyenneté et de l’immigration

 

Lieu de l’audience :

Toronto (Ontario)

 

Date de l’audience :

Le 8 novembre 2019

 

Jugement et motifs :

Le juge Diner

 

Date DU JUGEMENT ET des motifs :

Le 14 novembre 2019

COMPARUTIONS :

Astrid Mrkich

 

Pour le demandeur

 

Suzanne Bruce

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Astrid Mrkich

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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