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Date : 20191113


Dossier : IMM-2027-18

Référence : 2019 CF 1415

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2019

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

CHRISTOS EVANGELOU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Christos Evangelou [le demandeur] sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a refusé de lever l’interdiction de territoire dont il était frappé, parce que les motifs d’ordre humanitaire ne le justifiaient pas.

[2]  Le demandeur est un citoyen de Chypre. En 2006, alors qu’il vivait en Grèce, il a voulu vendre sa motocyclette. Il a mis une annonce en ligne et a reçu une offre d’achat d’un habitant du Nigéria. Le demandeur a envoyé un courriel à l’acheteur potentiel qui lui a fait parvenir un chèque de 18 000 €. Le demandeur est allé à la banque en Grèce pour déposer le chèque et a été informé par le caissier que c’était un faux. Il a quitté la banque en laissant le chèque au caissier. Il est retourné vivre à Chypre peu après.

[3]  Le demandeur a épousé une Canadienne, qui a tenté de le parrainer en 2015. Ils ont deux enfants nés au Canada. Conformément aux modalités du parrainage, le demandeur devait faire effectuer une vérification judiciaire dans tous les pays où il avait résidé. Il a envoyé la vérification effectuée en Grèce à IRCC sans décacheter l’enveloppe. IRCC l’a informé qu’il avait été déclaré coupable par contumace dans ce pays en 2010 et qu’il était donc interdit de territoire au Canada pour criminalité.

[4]  Le demandeur avait écopé d’une peine de sept mois, qui avait été suspendue pendant trois ans, et il devait payer une amende de 87,04 €. La suspension a pris fin en 2013. Lorsqu’il a été informé par IRCC de la condamnation, le demandeur a pris des dispositions pour acquitter l’amende. Par conséquent, il n’est plus un fugitif et il pourra présenter une demande de réadaptation cinq ans après être devenu admissible, c’est‑à‑dire en mars 2023.

[5]  Le demandeur a présenté une demande afin qu’un agent détermine si les motifs d’ordre humanitaire étaient suffisants pour lever son interdiction de territoire. Cette demande reposait principalement sur l’intérêt supérieur des enfants ainsi que sur les difficultés qui découleraient de la séparation de M. Evangelou d’avec sa famille au Canada.

[6]  En vertu du pouvoir qui lui était délégué par le ministre, l’agente chargée du dossier ne pouvait que rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Si elle avait jugé les motifs suffisants, le dossier aurait été soumis à un directeur, à un directeur adjoint ou à un décideur principal de la Direction générale du règlement des cas [DGRC]. L’annulation de la décision de l’agente aura pour seul effet de renvoyer l’affaire à la case départ. Ceci a été expliqué au demandeur.

[7]  L’agente a estimé que les facteurs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisamment impérieux pour l’emporter sur l’interdiction de territoire pour criminalité. Le demandeur conteste les conclusions de l’agente en ce qui concerne son interdiction de territoire pour criminalité, ainsi que l’analyse relative aux motifs d’ordre humanitaire qu’elle a effectuée.

[8]  M. Evangelou a également demandé que lui soit délivré un permis de séjour temporaire (PST) afin qu’il puisse contourner son interdiction de territoire et rester au Canada. Ayant examiné l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés auxquelles la famille serait confrontée si M. Evangelou était renvoyé, l’agent a conclu que la délivrance d’un PST lui permettant de rester au Canada avec sa famille était un moyen valable d’atténuer les difficultés auxquelles ils pourraient être confrontés en cas de renvoi. L’agent a également fait observer qu’en l’espèce, le fait d’autoriser M. Evangelou à rester au Canada avec sa famille créerait un environnement positif et favorable à sa réadaptation.

[9]  Par conséquent, le demandeur a reçu un PST renouvelable et valable pour une durée maximale d’un an. Ce visa lui permet de résider au Canada, d’obtenir une autorisation de travail et d’entrer au Canada et d’en sortir, sous réserve d’une autorisation préalable. Un PST peut être renouvelé un nombre illimité de fois. Par ailleurs, le demandeur ne peut pas être renvoyé en attendant la prorogation de ce permis.

[10]  Je suis convaincu que l’agente n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu que le demandeur est encore interdit de territoire. La condamnation subsiste, et le récit selon lequel un acheteur du Nigéria lui aurait envoyé un chèque de 18 000 € pour acheter une motocyclette en Grèce semble improbable et doit être corroboré par des éléments de preuve objectifs. L’agente n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en demandant à ce que soient produits des éléments de preuve probants attestant que le demandeur est innocent, comme il le clame, même si celui-ci n’était pas été en mesure de le faire en raison du temps qui s’est écoulé.

[11]  Quant à l’analyse des observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire, l’agente a estimé que la délivrance du PST justifiait d’accorder moins de poids à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur. Elle a reconnu que les enfants seraient bouleversés si leur père était renvoyé, sans parler des difficultés psychologiques et physiques qui en découleraient pour la famille. En guise de motifs, elle s’est contentée d’affirmer qu’elle était attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle avait examiné et évalué tous les renseignements pertinents, mais sans le moindrement expliquer son analyse. Cela ne suffit pas en soi pour étayer une décision raisonnable, peu importe la norme de contrôle qui s’applique.

[12]  Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, les motifs de l’agente indiquent que l’élément déterminant sur lequel elle s’est fondée pour accorder moins de poids aux motifs d’ordre humanitaire invoqués par le demandeur est la délivrance du PST, qui était d’ailleurs un moyen d’encourager sa réadaptation. À cet égard, je crois comprendre que le fait que le demandeur continue d’obtenir une prorogation de son PST pendant un certain nombre d’années est censé favoriser l’annulation de son casier judiciaire.

[13]  Le défendeur a essentiellement fait valoir que la délivrance d’une série de PST était le moyen privilégié et d’ailleurs le plus sûr d’obtenir le statut de résident permanent (non souligné dans l’original) :

[traduction]

18. En l’espèce, la question est de savoir si l’octroi d’un PST est insuffisant pour satisfaire aux besoins liés à l’intérêt supérieur des enfants du demandeur, ou s’il fallait pour cela lui accorder le statut de résident permanent. La délivrance d’un PST est une mesure discrétionnaire – l’agente qui a décidé de le délivrer a pu user de son pouvoir discrétionnaire et accorder un PST à la lumière des facteurs concernant l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce. Le PST renouvelable permet au demandeur de rester au Canada et aux enfants de l’avoir à leurs côtés, ce qui permettra au demandeur de s’occuper d’eux et d’assurer leur subsistance. La décision d’accorder le PST – fondée sur les facteurs liés à l’intérêt supérieur des enfants – permet de dissiper les préoccupations de cet ordre. Le demandeur n’a pas démontré que les besoins liés à l’intérêt supérieur des enfants qui sont en jeu ici ne sont pas remplis par le biais du PST, ou que ces facteurs exigeaient qu’on lui ouvre dès maintenant la voie du statut de résident permanent.

[14]  Le défendeur s’appuie sur la décision rendue récemment dans l’affaire Cardenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 263 [Cardenas]. Dans cette affaire, l’agent qui a rendu la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’a pas analysé de manière exhaustive la preuve soumise à l’appui de la demande. Comme en l’espèce, il a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’évaluer les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés s’ils devaient retourner en Colombie, puisqu’il avait décidé de leur accorder des PST qui leur permettraient de rester au Canada pendant au moins trois ans.

[15]  Lorsqu’elle a refusé de lever l’interdiction de territoire pour des motifs d’ordre humanitaire, la Cour a estimé que le précédent établi dans la décision Zazai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 162 [Zazai], pouvait être écarté, car dans cette affaire le demandeur avait obtenu un PST de cinq ans et l’agente avait rejeté la demande sans analyser l’intérêt supérieur de ses enfants. Dans cette affaire, la Cour a estimé que l’agente avait commis une erreur, car aucun autre mécanisme ne permettait d’examiner l’intérêt supérieur des enfants du demandeur avant son renvoi du Canada. Le demandeur avait droit à un ERAR, mais celui‑ci n’aurait pas donné lieu à une analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Par ailleurs, son statut au Canada était précaire étant donné que l’Agence des services frontaliers du Canada avait rendu des ordonnances enjoignant au demandeur de lui soumettre régulièrement des rapports.

[16]  Ayant écarté ce précédent, le juge O’Brien a conclu aux paragraphes 15 et 16 :

[15] Une fois de plus, les circonstances de l’espèce sont différentes. M. Victoria Cardenas a un statut sûr au Canada pendant au moins trois ans. L’intérêt supérieur de ses enfants a été entièrement pris en considération. Tout risque de renvoi du demandeur du Canada peut être examiné dans un prochain ERAR.

[16] Par conséquent, je conclus que l’agent a tiré une conclusion raisonnable qu’il n’était pas nécessaire de soupeser tous les facteurs pertinents étant donné que le demandeur avait le droit de demeurer au Canada pendant au moins trois ans.

[17]  J’estime que la décision Cardenas peut être écartée, en raison de la certitude associée au PST de trois ans et du fait que l’intérêt supérieur des enfants a été examiné dans cette affaire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Pour ce motif, je me dois de faire droit à la demande.

[18]  Néanmoins, je ne vois pas pourquoi le demandeur mettrait en jeu sa résidence permanente en la faisant dépendre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire alors qu’il semble pouvoir obtenir le même résultat par le renouvellement de son PST, certes sur une période plus longue et à condition qu’il ne compromette pas ses chances à ce chapitre par une forme quelconque d’inconduite grave.

[19]  Je suis convaincu que l’avocat du défendeur a probablement raison d’affirmer que rien ne permet de conclure que le PST ne sera pas annulé ou renouvelé à moins que la conduite du demandeur ne soulève des doutes quant à la sincérité de sa réadaptation, ou qu’il contrevienne autrement aux conditions du PST.

[20]  Inversement, le rejet par la DGRC d’une demande de levée de l’interdiction de territoire devrait normalement entraîner l’annulation du PST, délivré en premier lieu pour atténuer les difficultés liées au renvoi, et la présence continue au Canada du demandeur devrait alors dépendre en dernier ressort d’une requête en sursis.

[21]  À cet égard, il convient de noter que l’audience a donné lieu à des discussions à l’issue desquelles les parties ont accepté un ajournement en attendant la délivrance d’un autre PST. Celui‑ci ayant tardé à être délivré, les parties ont demandé en fin de compte à la Cour de rendre sa décision.

[22]  Cela n’a aucun sens que les demandeurs interdits de territoire soient autorisés à emprunter deux voies différentes pour obtenir la résidence permanente alors que les procédures relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ont déjà accumulé tant de retard. Il n’est pas contesté qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est sans fondement si le demandeur peut rester au Canada.

[23]  Compte tenu de la tâche relativement ardue que suppose une analyse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, sans parler d’une analyse à deux niveaux, et eu égard à l’arriéré dans le traitement de ces demandes, je ne crois pas qu’IRCC exercerait son pouvoir de manière déraisonnable s’il acceptait, lorsque les circonstances le permettent, de délivrer le PST à la condition que le demandeur ne conteste pas le rejet de la demande par l’agent et pour autant que le renouvellement du PST ne soit refusé qu’en cas de violation des conditions dont il est assorti. En l’espèce, on pourrait envisager de laisser le demandeur voyager à l’extérieur du Canada et y revenir, pour des motifs raisonnables, d’ordre professionnel par exemple, ce qui semble avoir posé problème en l’espèce.

[24]  Bien que je sois réticent à le faire, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et j’annule la décision de l’agente en raison des lacunes évidentes dans son évaluation des motifs d’ordre humanitaire et dans les explications qu’elle a fournies dans le contexte de l’appréciation globale de la preuve, lacunes auxquelles un PST d’un an non renouvelable ne suffit pas à remédier. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il la réexamine. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2027-18

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il la réexamine.

  3. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« P. Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de novembre 2019

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-2027-18

INTITULÉ :

EVANGELOU c

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À [VILLE] ([PROVINCE]) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES.

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 13 NOVEMBRE 2019

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Kelicia Letlow‑Peroune et Nicole Guthrie

POUR LE DEMANDEUR

Nadine Silverman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kelicia Letlow‑Peroune et Nicole Guthrie

Flemingdon Community Legal Services

POUR LE DEMANDEUR

Nadine Silverman

Ministère de la Justice

POUR LE DÉFENDEUR

 

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