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Date : 20191030

Dossier : IMM-619-19

Référence : 2019 CF 1347

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

BEDON BRYAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, présentée par le demandeur au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi).


II.  Les faits

[2]  Bedon Bryan (le demandeur) est un citoyen jamaïcain de 33 ans qui vit au Canada depuis 2014. Alors qu’il vivait en Jamaïque, le demandeur a été marié à sa première épouse d’octobre 2010 à mars 2013. En octobre 2010, le couple a eu une fille nommée McKayle. McKayle réside en Jamaïque avec la première épouse, bien que le demandeur ait mentionné que son ex‑épouse et l’époux de cette dernière avaient l’intention de déménager aux États‑Unis avec McKayle.

[3]  Le demandeur a travaillé de 2009 à 2014 en Jamaïque, avant de venir au Canada le 27 janvier 2014 muni d’un permis de travail de deux ans. De janvier 2014 à mai 2016, il a travaillé comme assembleur de bois chez Northplex Ltd. à Barrhead, en Alberta. En mai 2016, la prolongation de son permis de travail a été refusée.

[4]  En février 2016, le demandeur avait épousé sa deuxième épouse, Laine Boyd. Le demandeur et son épouse avaient quitté Barrhead pour s’établir à Edmonton au cours du premier mois de leur mariage. Le couple a par la suite déménagé à Saskatoon en août 2016. La fille du couple, Rhubecka (incorrectement épelée Rhybecka dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire) est née le 23 novembre 2016. Le couple a vécu ensemble pendant les six premiers mois de la vie de leur fille, d’abord à Saskatoon, puis ils ont déménagé à Pinehouse, en Saskatchewan, où sa deuxième épouse travaillait et où vit la famille de cette dernière.

[5]  La deuxième épouse du demandeur est citoyenne canadienne et, en décembre 2016, elle a parrainé sa demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial. Elle a retiré sa demande de parrainage du demandeur le 17 septembre 2017 après la séparation du couple en mai 2017, alors que leur enfant avait six mois. Le demandeur soutient avoir été maltraité pendant que le couple était ensemble. Il a expliqué dans ses observations pourquoi il avait décidé de prendre la difficile décision de quitter son épouse et son enfant.

[6]  Après la séparation, le demandeur a quitté la Saskatchewan pour retourner à Edmonton. Il est sans emploi depuis mai 2016. Sa sœur qui vit à Terre‑Neuve, ses économies, son église et ses amis de la Jamaïque sont ses seules formes de soutien.

[7]  En août 2017, le demandeur a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avec l’aide d’un consultant en immigration. La demande a été rejetée le 14 janvier 2019. Le demandeur n’a pas été invité à fournir de nouvelles observations après la demande initiale et il n’en a présenté aucune.

III.  Les questions en litige

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation du degré d’établissement du demandeur au Canada?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant?

  3. L’agent a-t-il omis d’examiner cumulativement la situation du demandeur?

IV.  Analyse

[8]  Les parties ont convenu que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable, tout comme moi (Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, au par. 18).

[9]  Dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée au titre du paragraphe 25(1), le ministre peut exempter un étranger de toute obligation prévue par la Loi « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ».

[10]  La décision du ministre d’accorder cette dispense est discrétionnaire. Il s’agit d’un examen « global »« les considérations pertinentes sont soupesées cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances » : (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 28). La Cour ne doit pas s’immiscer à la légère dans les décisions relatives à des considérations d’ordre humanitaire, puisqu’elles supposent l’appréciation de nombreux facteurs au regard des faits de l’espèce (Hamzai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1108, au par. 24).

[11]  Le demandeur fait valoir que la décision relative à des considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable en raison des lacunes dans l’analyse relative à l’établissement, dans celle relative à l’intérêt supérieur de l’enfant et dans l’appréciation globale. Je ne peux être d’accord et je rejetterai la présente demande.

A. L’établissement

[12]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur dans l’appréciation de l’établissement. En ce qui a trait à l’établissement, les trois préoccupations soulevées par le demandeur sont (i) le rejet déraisonnable de lettres démontrant l’appui d’amis, de membres de la famille, de collègues et de son église; (ii) le défaut de reconnaître la preuve selon laquelle Northplex lui rendrait son emploi s’il obtenait un permis; (iii) le défaut de voir la nuance dans la relation avec son épouse.


i. Les sept lettres d’appui de la communauté

[13]  Le demandeur s’oppose à la conclusion selon laquelle le demandeur était [traduction« peu établi » et soutient qu’elle était déraisonnable, parce que l’agent a omis [traduction« d’examiner de manière significative les lettres d’appui », lesquelles démontrent [traduction« des liens importants avec la communauté ». Le demandeur soutient que l’énumération par l’agent des lettres d’appui, suivie de l’énoncé faisant état de [traduction« plusieurs lettres d’appui d’amis, de membres de la famille ainsi que d’anciens collègues attestant de la bonne moralité et de l’éthique professionnelle [du demandeur] », était insuffisante. Le demandeur prétend qu’il était déraisonnable pour le décideur de ne pas examiner les lettres et de ne pas énoncer les motifs pour lesquels ces lettres ne suffisaient pas pour démontrer son établissement. Le demandeur affirme que le fait de résumer la preuve diffère de celui de composer avec elle.

[14]  Toutefois, lors de l’examen de la décision, le décideur a conclu que le demandeur était peu établi et il a cité d’autres facteurs qui indiquaient un faible degré d’établissement en plus de l’énumération des lettres d’appui :

  • ses cinq années au Canada représentaient une [traduction] « courte période »;

  • le demandeur était sans emploi depuis deux ans et demi et dépendait de parents et d’amis pour du soutien financier;

  • le demandeur a admis qu’il avait le mal du pays et qu’il se sentait seul;

  • bien que le demandeur ait une sœur au Canada, celle‑ci vit à Terre‑Neuve, et non en Alberta;

  • les autres membres de sa famille se trouvent en Jamaïque, et le demandeur entretient des relations avec eux;

  • le demandeur a épousé une citoyenne canadienne, mais il y a eu rupture du mariage.

[15]  Ensuite, l’agent a énoncé la conclusion de [traduction« faible degré d’établissement au Canada ». Il ne s’agissait pas d’une omission d’examiner de la preuve d’établissement, comme le prétend le demandeur, mais plutôt d’une énumération de plusieurs facteurs en faveur ou contre l’établissement. Bien que l’agent n’ait peut‑être pas explicitement concilié ces lettres avec les autres éléments de preuve, il y a clairement eu un processus d’appréciation et, dans leur ensemble, les motifs montrent que l’agent a composé avec l’établissement et l’intégration du demandeur. Il ne s’agissait pas de déterminer si le demandeur était un travailleur acharné ou un bon ami, mais d’une décision sur son établissement comportant plus d’un volet. L’agent a soupesé les lettres d’appui au regard d’autres considérations, et il en est venu à la conclusion raisonnable qu’il y avait un faible degré d’établissement au Canada.

ii. La possibilité de retourner travailler pour Northplex

[16]  Dans sa réponse, le demandeur mentionne que l’agent [traduction« n’a pas tenu compte de la preuve présentée par le demandeur selon laquelle il serait en mesure de retrouver son emploi chez Northplex Ltd. après avoir reçu son autorisation de travail » (par. 2). Il fait valoir que cette preuve, combinée aux sept lettres d’appui, appuie son établissement au Canada.

[17]  À l’audience, l’avocat du demandeur a convenu avec la Cour que la lettre de Northplex n’offrait pas d’emploi au demandeur et qu’elle indiquait seulement la période au cours de laquelle il avait travaillé pour l’entreprise. Par conséquent, cet argument doit être rejeté.

iii. La nuance relative à la relation avec son épouse

[18]  Une dernière question soulevée par le demandeur au sujet de l’établissement est que l’agent [traduction« n’a pas compris la nuance relative à la situation matrimoniale du demandeur ». Celle‑ci comprenait la décision que le demandeur a décrite ainsi : [traduction« choisir de prendre la décision la plus difficile que je n’ai jamais prise dans ma vie et partir avec l’espoir que mon mariage se rétablira avec le temps ».

[19]  Bien que cela puisse être la croyance du demandeur, il n’y a aucune preuve de cela. Le demandeur n’a versé au dossier aucune preuve, de contact, de soutien ou de réconciliation avec son épouse. L’agent a conclu que le demandeur vivait à Edmonton et qu’au moment du dépôt de la demande, l’ex‑épouse vivait en Saskatchewan sans qu’il y ait eu de rapprochement ni même de contact.

[20]  Il n’est pas loisible au demandeur de faire maintenant valoir qu’il s’agissait d’une erreur commise par le décideur alors qu’il n’y a aucune preuve concernant son épouse autre que ses observations sur la raison de son départ et le retrait de la demande de parrainage d’un époux. Je ne vois aucun argument nuancé constituant, d’une manière ou d’une autre, une erreur d’interprétation. Le simple fait qu’il déclare maintenant qu’il y a une chance de réunification du couple séparé ne rend pas la conclusion de l’agent déraisonnable.

Conclusion sur l’établissement

[21]  La façon dont l’agent a apprécié la preuve de l’établissement, y compris les lettres sur les liens avec la communauté, l’emploi du demandeur et les perspectives de réunification avec son épouse, était raisonnable. En fin de compte, la conclusion du [traduction« faible degré d’établissement » suivait un résumé de la preuve à la fois en faveur et contre l’établissement.

[22]  Ce processus décisionnel n’était donc pas superficiel, comme le laisse entendre le demandeur. Il est possible de faire la distinction d’avec Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190, que le demandeur cite pour affirmer que les décisions en matière d’établissement qui énoncent des motifs « superficiels » doivent être annulées. Cette décision concernait un demandeur de 24 ans qui était au Canada depuis l’âge de 8 ans et, pourtant, l’agente avait affirmé : « j’accorde un poids minimal à l’établissement du demandeur au Canada », sans donner plus de détails sur les raisons pour lesquelles il était accordé peu de poids à l’établissement (par. 28). Cependant, en l’espèce, le raisonnement quant à l’établissement était facile à suivre, et la conclusion de degré minimal d’établissement était transparente et justifiable.

B. L’intérêt supérieur de l’enfant

[23]  Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur s’est surtout concentré sur son désir de demeurer au Canada pour élever sa jeune fille. Il avait déclaré que sa fille était [traduction« la seule raison pour laquelle [il devait] rester au Canada », mais il fait valoir que l’agent a minimisé cette preuve. Il fait remarquer qu’une décision relative à des considérations d’ordre humanitaire est « déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte » (Kanthasamy, précité, au par. 39).

[24]  Plus précisément, le demandeur soutient qu’il était déraisonnable de conclure qu’il n’avait pas de relation continue avec sa fille. Les quatre points relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant que le demandeur a présentés comme étant des erreurs sont les suivants : (i) faire abstraction de l’information sur la relation père‑fille dans les lettres d’appui; (ii) interpréter à tort les photos comme étant celles de la naissance de sa fille, et non comme celles d’une jeune enfant, ce qui confirmerait l’existence d’une relation continue; (iii) faire fi de la preuve objective de l’importance du père dans la vie des enfants; (iv) ne pas analyser les facteurs établis dans les Lignes directrices concernant le traitement des demandes.

[25]  L’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’il rend sa décision relative à des considérations d’ordre humanitaire (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, à la p. 864). Une décision sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Kanthasamy, précité, par. 39). Le principal argument du demandeur au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant est que l’agent a avancé une hypothèse viciée selon laquelle il n’y avait pas de relation père‑fille continue. Toutefois, cette conclusion était raisonnable et l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant, dans son ensemble, était raisonnable.

i. La relation continue : les lettres d’appui

[26]  Comme le demandeur le souligne à juste titre, l’agent a fondé sa conclusion quant à l’intérêt supérieur de l’enfant en partie sur le fait que le demandeur n’était pas impliqué dans la vie de sa fille. Il fait valoir que cette conclusion faisait abstraction des lettres d’appui qu’il avait présentées, dont l’une le décrivant comme un excellent père.

[27]  Les lettres d’appui portent des dates les situant peu après que le demandeur a quitté son épouse et sa fille. Bien que les lettres montrent que M. Bryan est une personne amicale avec de nombreux attributs positifs, elles n’ont pas grand‑chose à voir avec l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant touché. Il fait valoir que, dans les lettres d’appui, il est mentionné qu’il est un [traduction] « excellent père » et qu’en fait, un de ses anciens collègues de travail a bel et bien affirmé ce qui suit : [traduction] « Bedon est un excellent père et fait tout ce qu’il peut pour donner à ses enfants de meilleures possibilités ». C’est la seule remarque au sujet de son rôle de père dans toutes les lettres d’appui et elle n’offre aucun détail. Les lettres ne rendent pas la conclusion quant à l’absence de relation père‑fille continue [traduction« directement contraire à la preuve », comme le demandeur l’a fait valoir. Ces lettres vagues n’ont qu’une valeur limitée dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant.

ii. La relation continue : les photos avec sa fille

[28]  Le demandeur a soutenu que le décideur n’avait pas considéré que sa fille n’avait que neuf mois lorsque la demande avait été déposée. Il allègue qu’il s’agissait d’une erreur, parce que, lorsque l’agent a apprécié la demande, il l’a fait sans tenir compte des faits au moment de la demande. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il a présenté sa demande alors que son enfant avait neuf mois et qu’au moment où la demande a été appréciée, l’enfant avait presque trois ans. Il estime que c’était une erreur de la part de l’agent de s’attendre à voir des photos d’une fillette de trois ans et de sa relation avec l’enfant au cours de sa vie, étant donné qu’elle n’avait que neuf mois au moment de la demande.

[29]  Le demandeur s’appuie sur cet argument de façon globale en ce qui concerne d’autres questions et affirme que cela rend la décision déraisonnable. En outre, le demandeur affirme que l’agent a mal interprété les photos en déclarant ce qui suit : [traduction« Certaines photos semblent avoir été prises dans un hôpital avec un nouveau‑né. » Le demandeur fait valoir que cette affirmation [traduction« ne tient pas compte des autres photos, qui montrent clairement une jeune enfant, et non un nouveau‑né ». Dans sa plaidoirie, l’avocat du demandeur a souligné le fait que le bébé avait une chevelure abondante et semblait plus vieux qu’un nouveau‑né.

[30]  J’ai confirmé à l’audience qu’aucune autre observation n’avait été déposée pour mettre à jour la demande, que ce soit de manière générale ou concernant l’enfant. Il semblerait prudent de fournir de nouvelles observations dans une situation comme celle du demandeur. Une nouvelle observation lorsqu’un enfant est très jeune serait une preuve de ce qui se passe dans sa vie à mesure que le bébé grandit pour devenir un jeune enfant. Étant donné qu’il incombe au demandeur de présenter sa cause sous son meilleur jour, il n’est pas déraisonnable pour le décideur de prendre une décision sur ce dont il dispose dans le cadre de la demande. Le temps qui s’écoule entre le dépôt des observations initiales de la demande et la décision est une chose courante, et on y remédie par de nouvelles observations si des mises à jour sont nécessaires.

[31]  En l’espèce, les 11 photos du demandeur avec son épouse et/ou sa fille n’ont pas, d’une manière ou d’une autre, une incidence particulièrement forte sur l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent en a tenu compte, mais il a affirmé qu’elles n’étaient [traduction« pas datées et [que] certaines des photos sembl[aient] avoir été prises dans un hôpital avec un nouveau‑né ». Par conséquent, l’agent a conclu que [traduction« ces photos ne démontr[aient] pas que le demandeur [était] impliqué dans la vie de sa fille ».

[32]  Le traitement de ces photos était raisonnable, puisqu’elles sont en fait non datées et qu’au moins 4 des 11 photos ont été prises à l’hôpital avec son épouse et/ou sa fille qui venait de naître. L’agent n’a pas affirmé que « toutes » les photos provenaient de l’hôpital, mais plutôt que [traduction] « certaines » des photos provenaient de l’hôpital, et il a ensuite laissé entendre que les 11 photos dans leur ensemble ne suffisaient pas à montrer une relation continue. Je suis d’accord. Le fardeau de la preuve incombe au demandeur, et ces photographies auraient pu être expliquées ou même simplement datées. Les photos telles qu’elles ont été présentées ne sont pas particulièrement convaincantes quant à l’existence d’une relation continue avec l’enfant.

[33]  Même si certaines des photographies montrent la fille comme étant plus âgée qu’un nouveau‑né, au moment où la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été présentée, sa fille était âgée de neuf mois; je n’accepte donc pas la déclaration du demandeur selon laquelle les photographies montrent que la relation [traduction« allait au‑delà de sa naissance et s’étendait à ses années de jeune enfant ». Cela n’aurait de sens que si ces photographies avaient été soumises après la date de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, soit le 21 août 2017. Mais ce n’était pas le cas, parce qu’au moment où le demandeur a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, sa fille était âgée de neuf mois, de sorte que les photos ne permettaient pas de la montrer comme une jeune enfant. Quoi qu’il en soit, les photos n’apportent pas grand-chose à l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant concernant la relation continue et la dépendance de l’enfant envers un parent.

iii. La relation continue : la preuve relative à l’importance des pères

[34]  Le demandeur a présenté des articles sur l’importance des pères dans la vie des enfants. Il affirme que l’agent a fait fi de cette preuve. Il fait en outre valoir que l’agent n’a jamais reconnu que, pour l’enfant, une relation avec son père aurait un effet positif. Le demandeur a fait valoir que les articles appuient la proposition selon laquelle, s’il retournait en Jamaïque, sa fille serait confrontée [traduction« à l’exclusion sociale, aux préjugés et à la discrimination », et il laisse maintenant entendre que l’agent a mal compris son argument.

[35]  Les quatre documents déposés démontrant l’importance des pères sont les suivants :

  • un rapport de Statistique Canada intitulé « Les pères pris en “compte” »;

  • un article de Parenting.com intitulé « Why Kids Need Their Dads »;

  • un article sur le site Web du ministère de la Justice au sujet des rôles des parents;

  • un article de Parents.com intitulé « The Role of Fathers with Daughters and Sons ».

[36]  Le lien entre ces articles et l’intérêt supérieur de la fille du demandeur n’était pas clairement exprimé dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’article de Parenting.com cite une étude américaine selon laquelle les enfants de pères très engagés sont plus susceptibles de réussir à l’école et moins susceptibles de connaître des problèmes de comportement ou de souffrir de dépression. Toutefois, l’agent a fait remarquer à juste titre qu’il n’y avait pas de [traduction« preuve à l’appui » du fait que la fille pouvait subir [traduction« des préjugés et de la discrimination » au Canada, comme l’a fait valoir le demandeur.

[37]  L’agent n’a pas fait abstraction de cette preuve et a donné cette explication : [traduction« J’accepte que les pères puissent avoir une influence positive dans la vie de leurs enfants et qu’il soit généralement dans l’intérêt supérieur des enfants d’avoir des relations avec leurs deux parents. » L’agent a reconnu à la page 4 que le demandeur avait déclaré avoir été le principal fournisseur de soins pendant les 6 premiers mois de la vie de l’enfant. Ensuite, l’agent a clairement indiqué qu’il ne jugeait pas que le demandeur était maintenant un père très impliqué, puisqu’il vivait dans une autre province et qu’aucune preuve de contact n’avait été fournie dans les observations. Cela donne à penser que sa présence au Canada ne serait pas un facteur particulièrement convaincant dans l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant. Il s’agissait d’une explication suffisante du poids minimal accordé aux éléments de preuve relatifs au rôle des pères.

[38]  L’agent a explicitement mentionné la valeur qu’avait la présence du père dans la vie de la fille, mais il a conclu que celle‑ci n’était pas convaincante dans le cas du demandeur, puisqu’il n’y avait aucune preuve qu’il avait été impliqué dans la vie de son enfant depuis la séparation. Ces quatre articles, tout comme les lettres d’appui et les photographies non datées, n’ont pas aidé le demandeur à démontrer une relation continue. Ayant conclu que l’absence d’une relation continue constituait une conclusion raisonnable, je vais maintenant examiner la façon dont l’agent a apprécié cela par rapport aux autres facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant.

iv. L’appréciation inadéquate des facteurs selon les Lignes directrices concernant le traitement des demandes

[39]  Alors que les autres erreurs alléguées ont trait à l’absence d’une relation père‑fille, le demandeur fait en outre valoir que l’agent n’a pas tenu compte des facteurs énoncés dans la section sur l’intérêt supérieur de l’enfant des Lignes directrices concernant le traitement des demandes. Le demandeur allègue que l’agent n’a pas composé avec les facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant, tels que l’âge, le degré d’établissement de l’enfant, les répercussions sur l’éducation de l’enfant et les questions relatives au sexe de l’enfant. Le demandeur a déclaré que, puisque [traduction] « aucun de ces facteurs n’a[vait] été expressément pris en compte par l’agent dans sa décision[, c]ela justifi[ait], en soi, l’intervention de la Cour ».

[40]  Mais je ne peux pas être d’accord, parce que l’agent a mentionné plusieurs éléments de preuve (ou points pour lesquels il n’y avait pas de preuve) pour en arriver à la conclusion que l’intérêt supérieur de l’enfant ne justifiait pas une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, notamment :

  • Rhubecka continuerait de résider au Canada si la demande était rejetée;

  • il n’y a aucune preuve de contact entre le père et la fille, entre son déménagement à Edmonton en mai 2017 et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée en août 2017, ni de nouvelles observations pour démontrer un contact après la demande d’août 2017;

  • rien n’indique que l’épouse ne prend pas adéquatement soin de leur fille;

  • les photographies n’étaient pas datées et ne démontraient aucune implication dans la vie de la fille;

  • l’importance générale des pères dans la vie d’un enfant a été reconnue, mais le demandeur [traduction« n’a pas montré qu’il était actuellement impliqué » dans la vie de sa fille;

  • le demandeur n’a fourni aucune preuve de la façon dont il pouvait subvenir financièrement aux besoins de sa fille au Canada, et il avait plus d’expérience de travail en Jamaïque et pouvait probablement y travailler;

  • sa relation avec sa fille en Jamaïque avec qui il communique [traduction] « chaque semaine sinon plus souvent » pourrait en fait s’améliorer s’il y retournait.

[41]  De plus, l’argument du demandeur au sujet des Lignes directrices est trompeur. Le demandeur fait valoir que l’agent n’a tenu compte [traduction] « d’aucun » des facteurs liés à l’intérêt supérieur de l’enfant énoncés dans les Lignes directrices, ce qui signifie que la décision doit être annulée. Ce n’est pas le droit applicable. Les Lignes directrices exigent que l’agent soit « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’il prend sa décision (Baker, précité, à la p. 864). Les Lignes directrices concernant le traitement des demandes expliquent ce qui suit :

En général, les facteurs liés au bien-être émotionnel, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :

·  l’âge de l’enfant;

·  le degré de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH;

·  le degré d’établissement de l’enfant au Canada;

·  les liens de l’enfant avec le pays à l’égard duquel la demande CH est examinée;

·  les conditions qui règnent dans ce pays et l’incidence possible sur l’enfant;

·  les problèmes de santé ou les besoins particuliers de l’enfant;

·  les conséquences sur l’éducation de l’enfant;

·  les questions relatives au sexe de l’enfant.

[Caractères gras ajoutés.]

[42]  Les lignes directrices expliquent également ce qui suit :

Une décision en vertu du L25(1) qui touche directement un enfant reposera toujours sur les faits relatifs au cas. Le décideur doit tenir compte de tous les éléments de preuve présentés par un demandeur relativement à une demande au titre du L25(1). Par conséquent, les lignes directrices suivantes ne constituent pas une liste exhaustive des facteurs qui concernent les enfants, pas plus qu’elles sont nécessairement déterminantes dans la décision. Elles servent plutôt à vous guider et à montrer les types de facteurs qui sont souvent présents dans les cas liés au L25(1) où l’intérêt supérieur d’un enfant entre en ligne de compte. Comme la juge McLachlin de la Cour suprême du Canada l’a déclaré, « [l]a multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant rend inévitable un certain degré d’indétermination. Un critère davantage précis risquerait de sacrifier l’intérêt de l’enfant au profit de l’opportunisme et de la certitude » (Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27).

[43]  Pour affirmer qu’il est erroné de ne pas analyser l’incidence sur l’éducation, l’âge et le sexe de l’enfant, le demandeur cite Babafunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 151. Dans cette décision, il n’est pas affirmé pas que l’agent devait procéder à une analyse étape par étape de chaque facteur énoncé dans les Lignes directrices, puisqu’il n’y est fait aucune mention des Lignes directrices. Au contraire, comme il est souligné dans Kanthasamy, au par. 32, les Lignes directrices « ne lient pas légalement le ministre » et ne sont pas « des exigences absolues ». Au lieu de cela, dans Babafunmi, au par. 70, la juge Elliott a déclaré qu’il n’y avait « pas de critère explicite que l’agent [devait] respecter lorsqu’il examin[ait] [l’intérêt supérieur de l’enfant], dès lors que l’agent [était] réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants directement touchés et que l’intérêt de l’enfant [était] bien identifié et défini et examiné avec beaucoup d’attention au vu de l’ensemble de la preuve ».

[44]  La décision Babafunmi ne dit pas que c’est une erreur de ne pas citer des facteurs comme l’éducation et le sexe qui sont dans les Lignes directrices. L’erreur dans l’affaire Babafunmi était plutôt la façon dont l’agent avait négligé l’incidence négative du renvoi du parrain des enfants après que l’agent avait accepté la preuve du « rôle fondamental » que jouait le demandeur dans la vie de ces enfants, malgré le fait que le parrain n’était pas la personne qui pourvoyait le plus à leurs besoins.

[45]  En l’espèce, l’agent n’a pas accepté comme fait que le demandeur ait joué un rôle fondamental, et, en réalité, il a même conclu le contraire. La décision de l’agent se distingue donc de la jurisprudence que le demandeur cite pour laisser entendre que l’analyse était déraisonnable.

[46]  En outre, le demandeur n’a pas soulevé d’arguments au sujet de l’incidence sur le sexe et l’éducation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de les aborder. Pour ce qui est de l’âge, le demandeur souligne simplement que sa fille est vulnérable et d’un jeune âge. L’analyse devrait tenir « compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au par. 35). L’agent aurait peut‑être pu être plus explicite, mais il n’a pas fait fi de l’âge de l’enfant et il en était bien conscient. Étant donné que rien de précis n’a été présenté concernant son âge, ce qui a été examiné par l’agent était raisonnable.

[47]  L’agent a tenu compte d’un certain nombre de facteurs énoncés dans les Lignes directrices lorsqu’ils ont été présentés et appuyés par de la preuve, comme l’établissement au Canada. L’agent a commencé l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant en faisant remarquer que Rhubecka continuerait de résider au Canada avec sa mère et que rien ne donnait à penser que la mère ne prenait pas soin adéquatement de sa fille.

[48]  La dépendance a également été prise en compte, puisque l’agent a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que l’enfant dépendait de son père financièrement ou autrement dans le cadre d’une relation continue au cours des derniers mois.

[49]  Selon la jurisprudence, lorsqu’une personne qui n’est pas la principale responsable de l’enfant a une relation continue limitée avec un enfant canadien, l’intérêt supérieur de l’enfant n’a généralement que peu ou pas de poids dans la décision : voir p. ex. Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, aux par. 29 et 30; Mack c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 98, aux par. 18 à 20; Jin c Canada (SPPC), 2018 CF 359, au par. 29.

[50]  L’avocat du demandeur a fait valoir que l’on accordait trop d’importance à l’absence de communication électronique ou autre, étant donné que l’enfant était si jeune. Je conclus toutefois que la décision de l’agent concernant l’absence de dépendance ou de soutien est conforme à la jurisprudence. De même, il semble que le décideur disposait d’éléments de preuve selon lesquels le demandeur communiquait avec son autre fille et sa famille, et maintenait ainsi la relation.

[51]  L’agent a conclu en examinant brièvement l’incidence du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sur la relation du demandeur avec son autre fille, McKayle, en Jamaïque. La situation de cette enfant ne serait pas altérée et pourrait en fait s’améliorer si le demandeur retournait en Jamaïque, puisqu’il y avait des éléments de preuve témoignant d’une relation continue entre le père et sa fille. Comme il n’y avait qu’une mention du déménagement de l’enfant aux États‑Unis et qu’il n’y avait aucun renseignement nouveau à cet égard, ce facteur n’a pas changé l’analyse, puisqu’ils entretiennent déjà une relation à longue distance. Cela n’a pas eu beaucoup d’influence sur l’analyse, laquelle était raisonnable.

Conclusion sur l’intérêt supérieur de l’enfant

[52]  L’agent a examiné la preuve et effectué une analyse distincte de l’intérêt supérieur des deux enfants, et il a conclu, en fin de compte, que l’intérêt supérieur de l’enfant ne justifiait pas une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[53]  Le processus décisionnel était clair, et la décision rendue était raisonnable à la lumière de la conclusion d’absence d’une véritable relation continue.

C. L’appréciation cumulative

[54]  Le demandeur conclut en faisant valoir que l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire est souple et liée aux faits, et que l’agent est tenu d’apprécier les facteurs dans leur ensemble. Le demandeur affirme qu’il n’y a pas eu d’analyse globale appropriée des motifs pour lesquels les facteurs ne justifiaient pas de faire droit à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[55]  Le défendeur cite toutefois Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1207, dans laquelle le juge Gascon a discuté de la façon d’aborder la question de la suffisance des motifs dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Les motifs doivent montrer pourquoi la décision a été prise, et il n’est pas nécessaire de rendre de longs motifs (Nguyen, aux par. 37 et 38). Le défendeur souligne que, dans le cadre d’une décision relative à des considérations d’ordre humanitaire, le fardeau de la preuve incombe au demandeur. L’agent a le pouvoir discrétionnaire d’apprécier les facteurs et de rendre une décision.

[56]  Je suis d’accord avec le défendeur. Bien que les motifs puissent souvent être plus explicites ou plus détaillés, les motifs de l’agent montrent quand même qu’il a tenu compte à la fois de l’établissement et de l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent indique ensuite avoir effectué une [traduction« appréciation globale ».

V.  Conclusion

[57]  La décision de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était justifiable, transparente et intelligible.

[58]  Aucune question à certifier n’a été présentée ou soulevée à partir des documents.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑619‑19

LA COUR STATUE :

  1. que la demande est rejetée;

  2. qu’aucune question n’est certifiée.

« Glennys McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de novembre 2019

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-619-19

 

INTITULÉ :

BRYAN c CANADA (CITOYENNETÉ et IMMIGRATION)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 30 OCTOBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Evan C. Duffy

 

POUR LE DEMANDEUR

Camille N. Audain

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Evan C. Duffy

Parlee McLaws LLP

 

POUR LE DEMANDEUR

Camille N. Audain

Ministère de la Justice

POUR LE DÉFENDEUR

 

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