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Date : 19991217


Dossier : T-1578-96


Ottawa (Ontario), le 17 décembre 1999

DEVANT : MADAME LE JUGE SHARLOW


ENTRE :


     CONNAUGHT LABORATORIES LIMITED


     demanderesse

     (défenderesse dans la demande reconventionnelle)


     et


     MEDEVA PHARMA LIMITED


     défenderesse

     (demanderesse dans la demande reconventionnelle)


     ORDONNANCE


     L"appel que la demanderesse a interjeté contre l"ordonnance par laquelle le protonotaire adjoint avait radié les paragraphes 24, 24A et 25 de la deuxième déclaration modifiée est accueilli en partie.

     La requête présentée par la défenderesse en vue de la radiation des paragraphes 24, 24A et 25 de la deuxième déclaration modifiée est rejetée sauf en ce qui concerne les mots suivants figurant au paragraphe 25 :

[TRADUCTION]
de plus, ou subsidiairement, ces questions sont admissibles en tant que telles dans la présente instance et il incombe à la défenderesse de les réfuter, conformément du moins au fardeau de la preuve qui existe au civil.

     Étant donné que la demanderesse a en bonne partie eu gain de cause dans la présente requête, elle a droit à ses dépens dans la présente requête et dans la requête qui a été présentée devant le protonotaire adjoint.





                                 Karen R. Sharlow

                            

                                     Juge


Traduction certifiée conforme


Martine Guay, LL.L.




Date : 19991217


Dossier : T-1578-96


ENTRE :


     CONNAUGHT LABORATORIES LIMITED


     demanderesse

     (défenderesse dans la demande reconventionnelle)


     et


     MEDEVA PHARMA LIMITED


     défenderesse

     (demanderesse dans la demande reconventionnelle)


     MOTIFS DE L"ORDONNANCE


LE JUGE SHARLOW

[1]      Medeva Pharma Limited est titulaire des lettres patentes canadiennes no 1 253 073, qui se rapportent à un vaccin acellulaire destiné à protéger les êtres humains contre la coqueluche. Je les appellerai le " brevet canadien Medeva ". Connaught Laboratories Limited a un vaccin qui, croit-elle, peut donner lieu à une réclamation pour contrefaçon de la part de Medeva. Le 3 juillet 1996, Connaught a intenté la présente action en vue d"obtenir un jugement déclaratoire portant que le brevet canadien Medeva est nul, ou que certaines revendications y afférentes sont nulles, ainsi qu"un jugement déclaratoire portant que son vaccin ne contrefait pas une revendication valide en vertu du brevet canadien Medeva.

[2]      En Europe, au Royaume-Uni et aux États-Unis, certains brevets sont fondés sur le même document de priorité que le brevet canadien Medeva, ce qui signifie que la même activité inventive est à l"origine de tous ces brevets. Dans les procédures qui ont été engagées en Europe, au Royaume-Uni et aux États-Unis, des conclusions de fait se rapportant à l"activité inventive ont été tirées. Connaught soutient qu"en principe, ces conclusions de fait devraient être considérées comme étant prouvées d"une façon concluante à l"encontre de Medeva, ou du moins comme étant prouvées sous réserve de la présentation d"une preuve contraire par Medeva.

[3]      Afin d"incorporer ces conclusions de fait dans la présente instance, Connaught a déposé une deuxième déclaration modifiée datée du 15 avril 1999 dans laquelle figurent les paragraphes suivants :

[TRADUCTION]
24.      Des décisions ont été rendues dans d"autres ressorts au sujet des brevets qui ont été accordés, dans lesquels on revendique la priorité par suite de la demande présentée au Patent Office du Royaume-Uni, soit la demande britannique no 8,412,207 présentée le 12 mai 1984, comme dans le brevet canadien ici en cause (le brevet no 1 253 073). Il s"agit des décisions ci-après énoncées :
     a)      Office européen des brevets, comité d"appel technique, affaire no T-0780/95-3.3.4, décision datée du 11 mars 1998, dans laquelle le brevet européen no 0,162,639 a été révoqué (la décision de l"OEB). Il s"agit d"une décision définitive.
     b)      Patents Court anglaise, brevet d"Evans Medical Ltd., décision publiée dans [1998] RPC 517, dans laquelle le brevet européen no 0,162,639 susmentionné a été jugé non valide. Cette décision a été portée en appel, mais l"appel n"a pas été poursuivi parce que ce brevet avait été révoqué par la décision de l"OEB susmentionnée (la décision britannique). Il s"agit d"une décision définitive.
     c)      District Court américaine, district sud de New York, Evans Medical Ltd., et al. v. American Cyanamid Company et al., affaire no 96 Civ. 3529 (WCC), décision du juge senior de district Connor datée du 10 juin 1998 (la décision américaine). Cette décision a été portée en appel, mais elle est définitive au palier de la cour de district.
24A.      Dans chacune des décisions mentionnées ci-dessus au paragraphe 24 :
     a)      les mêmes questions que celles qui se posent en l"espèce ont été tranchées comme il en est plus précisément fait mention au paragraphe 25 ci-dessous;
     b)      chaque décision est définitive;
     c)      ces décisions lient la défenderesse en ce qui concerne le brevet ici en cause.
25.      Étant donné que certaines questions de fait ont été pleinement plaidées dans les décisions susmentionnées, elles ont maintenant un effet obligatoire à l"égard du brevet canadien ici en cause, et ce, en raison du principe de la chose jugée, du principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige (issue estoppel ), d"une fin de non-recevoir incidente (collateral estoppel ), de la notion de " courtoisie " (comity ), d"un abus de procédure ou du principe selon lequel une fois qu"une affaire concernant un brevet qui a une origine commune a été pleinement plaidée dans un ressort, elle ne devrait pas être plaidée dans un autre ressort; de plus, ou subsidiairement, ces questions sont admissibles en tant que telles dans la présente instance et il incombe à [Medeva] de les réfuter, conformément du moins au fardeau de la preuve qui existe au civil1.

[4]      La législation canadienne relative aux brevets n"est pas identique à celle qui existe en la matière aux États-Unis, au Royaume-Uni ou dans les autres pays européens. Il existe des traités portant sur la détermination des dates de priorité se rapportant aux brevets fondés sur la présentation d"une demande de brevet dans un pays signataire, mais la validité du brevet se rapportant à une invention particulière peut varier d"un pays à l"autre.

[5]      De plus, les procédures par lesquelles la validité d"un brevet est déterminée varient d"un pays à l"autre. Ainsi, en Europe, il existe une " procédure d"opposition " permettant à un tribunal qui est essentiellement de nature administrative de déterminer la validité d"un brevet. Au Canada, la validité d"un brevet doit être déterminée par un tribunal judiciaire.

[6]      À cause de ces différences, Medeva a demandé la radiation des paragraphes 24, 24A et 25 au motif qu"ils ne révèlent aucune cause d"action valable, qu"ils ne sont pas pertinents et qu"ils sont redondants, qu"ils sont frivoles et vexatoires, qu"ils risquent de nuire à l"instruction équitable de l"action et de la retarder et qu"ils constituent un abus de la procédure. La requête en radiation était fondée sur les règles 174 et 221, qui se lisent comme suit :

174.      Tout acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve à l"appui de ces faits.
221.(1)      À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d"un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :
     a)      qu"il ne révèle aucune cause d"action ou de défense valable;
     b)      qu"il n"est pas pertinent ou qu"il est redondant;
     c)      qu"il est scandaleux, frivole ou vexatoire;
     d)      qu"il risque de nuire à l"instruction équitable de l"action ou de la retarder;
     e)      qu"il diverge d"un acte de procédure antérieur;
     f)      qu"il constitue autrement un abus de procédure.
Elle peut aussi ordonner que l"action soit rejetée ou qu"un jugement soit enregistré en conséquence.
(2)      Aucune preuve n"est admissible dans le cadre d"une requête invoquant le motif visé à l"alinéa (1)a ).

[7]      Les documents qui ont été déposés à l"appui de la requête en radiation comprenaient deux affidavits renfermant des renseignements au sujet des procédures étrangères, y compris les décisions susmentionnées. Je résumerai ces renseignements comme suit :

     a)      La procédure européenne. Une opposition au brevet européen Medeva a été présentée par Connaught et par d"autres personnes, qui allégeaient que le brevet n"était pas valide. Dans une décision datée du 11 mars 1998, le comité d"appel technique de l"Office européen des brevets a révoqué le brevet européen à cause de l"insuffisance de la communication. La décision révoquait le brevet européen dans tous les pays européens pour lesquels le brevet était accordé. Le comité d"appel technique de l"Office européen des brevets est un tribunal administratif. Il n"y a pas de communication de documents ou d"interrogatoire préalable oral. Une preuve orale est permise, mais non un contre-interrogatoire. La preuve par ouï-dire est permise et elle est informelle; une preuve non vérifiée est admise en ce qui concerne la recevabilité de pièces et d"autres éléments de preuve documentaire.
     b)      La procédure britannique. Chiron Corporation avait engagé cette procédure contre Medeva et d"autres personnes devant la High Court anglaise et galloise; elle sollicitait entre autres choses une ordonnance révoquant le brevet britannique de Medeva pour le motif qu"il n"était pas valide. Cette ordonnance a été accordée le 16 janvier 1998. Un appel a été interjeté, mais il y a eu désistement une fois le brevet révoqué par suite de la décision susmentionnée rendue par le comité d"appel technique de l"Office européen des brevets.
     c)      La procédure américaine. Medeva et d"autres personnes ont intenté une action contre American Cyanamid Company, Takeda Chemical Industries, Ltd. et American Home Products Corporation devant la District Court américaine; elles alléguaient la contrefaçon des brevets américains de Medeva. Dans les procédures préparatoires au procès, le juge senior de district Connor a rendu un jugement sommaire en faveur des défenderesses. En se fondant sur son interprétation des revendications, le juge a statué que les produits des défenderesses ne contrefaisaient pas ces brevets. Cette décision a été rendue le 10 juin 1998; il s"agit d"une décision définitive.
     d)      Medeva était partie à toutes les procédures étrangères susmentionnées. Connaught n"était partie à aucune des procédures, sauf celles qui avaient été engagées en Europe. Elle était une " partie intéressée " dans les procédures engagées au Royaume-Uni, ce qui signifie uniquement qu"elle avait accès à certaines déclarations de témoins et à d"autres documents. Connaught n"était pas représentée à l"instruction, et ne pouvait pas présenter de preuve ou contre-interroger les témoins.

[8]      Le 4 mai 1999, le protonotaire adjoint a accueilli la requête en radiation. Étant donné que ses motifs sont brefs, je les citerai au complet :

[TRADUCTION]
Étant donné qu"il a été admis que les conditions habituelles qui s"appliquent à la chose jugée ne sont pas remplies, il s"agit ici en fait de déterminer si la question de savoir s"il est souhaitable d"adopter le concept de la fin de non-recevoir incidente (collateral estoppel ) peut être tranchée par la Cour fédérale dans la présente action.
En l"espèce, il est allégué qu"une décision a été rendue par le comité d"appel technique de l"Office européen des brevets (l"OEB), qui n"est pas une cour de justice mais un tribunal administratif devant lequel il n"y a pas de communications et de contre-interrogatoires.
Il est également allégué qu"un jugement sommaire a été rendu par une cour américaine et qu"un jugement a été rendu par une cour anglaise à l"égard des faits, aux fins de la contestation d"un brevet, et qu"il a été mis fin à cette contestation à cause de l"action dont l"OEB était saisi. Je me demande donc s"il s"agit d"une affaire appropriée, mais de toute façon, en ce qui concerne ma décision, je me vois obligé de suivre les jugements de cette cour selon lesquels il n"y a pas de fin de non-recevoir dans des circonstances telles que celles qui sont ici en cause.
Les paragraphes 24, 24A et 25 sont radiés et aucune autorisation n"est accordée en vue de les modifier.
Les dépens sont adjugés à la défenderesse dans la cause.

[9]      Connaught a déposé un avis de requête en vertu de la règle 51 en vue de porter cette ordonnance en appel. Une ordonnance discrétionnaire rendue par un protonotaire ne doit pas être modifiée en appel à moins d"être fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits, ou à moins que le protonotaire n"ait illégitimement exercé son pouvoir discrétionnaire à l"égard d"une question ayant une influence déterminante sur l"issue de la cause. Si une erreur de ce genre est commise, le juge des requêtes en appel doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l"affaire depuis le début : Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd. , [1993] 2 C.F. 425 (C.A.).

[10]      La décision que le protonotaire a rendue en l"espèce ne se rapporte pas à une question ayant une influence déterminante sur l"issue de l"affaire. Les questions essentielles se rapportant à la validité du brevet sont encore mentionnées dans les actes de procédure et peuvent être instruites de la façon normale. La radiation des paragraphes 24, 24A et 25 a simplement pour effet de confirmer la règle habituelle selon laquelle il incombe à Connaught de prouver un certain nombre de faits, même si elle croit que ces faits ont déjà été prouvés ailleurs.

[11]      Je n"ai pu constater aucune mauvaise appréciation des faits de la part du protonotaire. La décision du protonotaire doit donc être maintenue à moins d"être fondée sur un mauvais principe.

[12]      Selon le principe général sous-tendant la décision du protonotaire, une demande devrait être radiée uniquement s"il est évident et manifeste qu"elle sera rejetée : Hunt c. Carey Canada Inc. [1990] 2 R.C.S. 959. La première étape de l"analyse consiste à examiner les arguments que l"on se propose d"invoquer sur le plan juridique, tels qu"ils sont énoncés au paragraphe 25, lesquels sont fondés sur au moins l"un des principes suivants : " la chose jugée, le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige (issue estoppel ), une fin de non-recevoir incidente (collateral estoppel), la notion de " courtoisie " (comity ), un abus de procédure ". Il s"agit là de différentes façons d"exprimer le principe général selon lequel les procédures judiciaires doivent à un moment donné être décisives, c"est-à-dire qu"une question de fait n"a qu"à être tranchée une fois.

[13]      La " chose jugée " est la façon sommaire de décrire ce principe général dans sa forme la plus générale. La chose jugée a été expliquée comme suit par le comité judiciaire du Conseil privé dans l"arrêt Thomas v. Trinidad and Tobago (Attorney General) (1990), 115 N.R. 313, à la page 316 (C.P.) :

[...] L"intérêt public exige qu"il y ait un terme aux litiges et que personne ne devrait faire l"objet d"une action intentée par la même personne plus d"une fois sur la même question. Ce principe ne s"applique pas seulement lorsque le redressement recherché et les motifs invoqués sont les mêmes dans la deuxième action que dans la première, mais aussi lorsque l"objet des deux actions est le même et que l"on cherche à invoquer dans le cadre de la deuxième action des questions de fait ou de droit directement liées qui auraient pu être soulevées dans le cadre de la première action mais qui ne l"ont pas été. L"énoncé classique sur le sujet se trouve dans l"extrait suivant du jugement rendu par le vice-chancelier Wigram dans Henderson v. Henderson (1843), 3 Hare 100, à la page 115 :
" [...] lorsqu"une question donnée devient l"objet d"un litige devant être tranché par un tribunal compétent, la cour exige des parties à ce litige qu"elles fassent valoir l"ensemble des éléments de leur affaire et elle ne leur permettra pas (à moins de circonstances exceptionnelles) de revenir avec le même objet dans un autre litige
relativement à des questions qui auraient pu être soulevées dans le cadre du premier
litige mais qui ne l"ont pas été uniquement parce que les parties ont, par négligence, par erreur ou même en raison d"un cas fortuit, omis de soulever certains éléments. Le principe de la chose jugée s"applique, à moins de circonstances exceptionnelles, non seulement aux éléments sur lesquels les parties ont expressément demandé à la cour de se prononcer, mais aussi à chacun des éléments qui font logiquement partie de l"objet du litige et que les parties auraient pu soulever à l"époque si elles avaient fait preuve de diligence raisonnable. "

[14]      Le " principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige " est une sous-catégorie du principe de la chose jugée, et met en cause le principe selon lequel une partie au litige ne peut pas demander une décision judiciaire sur un point de fait qui a été tranché d"une façon définitive dans une autre instance. Selon l"état actuel de la jurisprudence, trois conditions doivent être remplies pour que le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige empêche une partie de plaider une question de fait : (1) la même question doit avoir été décidée dans une autre instance judiciaire; (2) la décision doit être finale; (3) les parties à cette décision ou leurs ayants droit doivent être les mêmes que les parties à l"instance dans laquelle la fin de non-recevoir est soulevée : Angle c. MRN , [1975] 2 R.C.S. 248. Le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige s"applique uniquement si la décision factuelle qui a été rendue dans l"autre instance était fondamentale à la décision qui a été rendue au fond.

[15]      En principe, rien ne permet de conclure qu"une plaidoirie fondée sur le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige ne peut pas être fondée sur un jugement étranger, mais il y aura des difficultés inévitables lorsqu"il s"agira d"établir les conditions aux fins de son application. On a tenté de soulever pareille plaidoirie dans l"affaire Carl-Zeiss-Stiftung v. Rayner and Keeler, Ltd. and others (No. 2) , [1966] 2 All E.R. 536 (C.L.). Cette plaidoirie a été rejetée, non parce que la décision antérieure avait été rendue par un tribunal étranger, mais parce que les conditions applicables à ce principe n"avaient pas été établies. Lord Reid a dit que la partie qui invoque une instance étrangère doit le faire avec prudence, mais il n"a pas nié qu"il est possible d"invoquer pareille instance. Voici ce qu"il a dit, à la page 555 :

[TRADUCTION]
En principe, je ne puis voir pourquoi nous devrions rejeter la possibilité d"invoquer le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige (issue estoppel ) à l"égard d"un jugement étranger, mais il me semble qu"il existe au moins trois raisons pour lesquelles nous devrions faire preuve de prudence dans un cas particulier. Premièrement, nous ne connaissons pas les formes de procédure qui existent dans de nombreux pays étrangers, et il n"est peut-être pas facile de nous assurer qu"une question particulière a été tranchée ou que sa détermination constituait le fondement du jugement étranger plutôt que d"être une simple remarque incidente.

[16]      À l"appui de la plaidoirie fondée sur le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige, découlant d"un litige survenu à l"étranger, Connaught a mis l"accent sur le passage suivant de l"arrêt Kirin-Amgen Inc. v. Boehringer Mannheim GMBH , [1997] F.S.R. 289 (C.A. angl.), lord Aldous, à la page 314 :

[TRADUCTION]
[...] J"envisage des cas dans lesquels le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige (issue estoppel ) pourrait être invoqué dans une affaire de brevet. Ainsi, la même question peut se poser dans différents pays, par exemple la question de savoir si un effet scientifique particulier se produit lorsque l"invention ou un procédé de fabrication est réalisé ou la façon dont un produit contrefait est fabriqué ou encore les propriétés d"un produit ou de sa composition. Le présent jugement ne devrait donc pas être considéré comme établissant que le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige ne peut pas être invoqué dans une affaire de brevet. Au contraire, je crois qu"il peut l"être dans les cas appropriés.

[17]      La " fin de non-recevoir incidente " (collateral estoppel ) est une sous-catégorie du principe de la " chose jugée " qui a été reconnue par les tribunaux américains, mais qui ne l"a pas encore été au Canada. Elle est différente du " principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige " en ce sens que la condition concernant l"identité des parties s"applique uniquement à la partie qui tente de débattre de nouveau une question de fait et non à la partie qui se fonde sur cette plaidoirie. Dans l"arrêt Van Rooy c. Le ministre du Revenu national (1988), 87 N.R. 13, le juge Urie décrit comme suit la fin de non-recevoir incidente, à la page 21 (C.A.F.) :

[29]      Je conclus ce bref survol de la jurisprudence relative à l"issue estoppel en faisant référence à une décision de la Cour suprême des États-Unis, l"arrêt Parklane Hosiery Co., Inc. v. Store , 99 S. Ct. 645, à la page 649 (1979). Le juge Stewart a eu ceci à dire au sujet de la collateral estoppel, nom sous lequel l"issue estoppel est connue aux États-Unis :
[TRADUCTION] La collateral estoppel, comme la doctrine de la chose jugée qui y est reliée, a pour objet d"une part de préserver les parties à un litige du fardeau de débattre une question identique à une question déjà tranchée avec la même partie ou son ayant droit, et d"autre part de promouvoir l"économie judiciaire en prévenant les litiges inutiles.
[30]      Confirmant une décision antérieure prononcée par la Cour dans l"affaire Blonder-Tongue Laboratories Inc. v. University of Illinois Foundation , 91 S. Ct. 1434, la Cour a décidé que le collateral estoppel pouvait être invoqué avec succès contre une partie ou son ayant droit qui a été partie à un litige antérieur, que la partie invoquant l"estoppel ait ou non été une partie ou l"ayant droit d"une partie dans ce litige antérieur. En d"autres termes, il a été décidé que la mutualité des parties n"était pas une condition préalable en ce qui concernait l"issue estoppel. Je crois juste de dire qu"aucune cour canadienne n"est allée aussi loin dans les affaires mettant en jeu l"issue estoppel, et il n"est pas nécessaire de discuter de ce problème dans la présente affaire puisque les parties aux deux instances étaient les mêmes. Cette mise au point étant faite, je dois dire que je souscris très volontiers au raisonnement tenu par la Cour suprême dans l"affaire Blonder-Tongue . Lorsque le problème de la mutualité a été soulevé devant d"autres cours canadiennes, c"est en raison de leur compétence inhérente pour prévenir les abus de procédures qu"elles ont tranché les litiges concernés, comme ce fut le cas dans les affaires Demeter2 et Del Core3, de sorte que la question de la nécessité de la mutualité dans les affaires mettant en jeu l"issue estoppel n"a pas encore, à ma connaissance, été tranchée au Canada.

[18]      Je note deux points dans ce passage. En premier lieu, dans cette cour, la possibilité de présenter une plaidoirie fondée sur la fin de non-recevoir incidente, selon l"interprétation donnée par le juge Urie, est une question qui n"a pas encore été réglée. En second lieu, les faits qui permettraient d"étayer une plaidoirie fondée sur la fin de non-recevoir incidente peuvent également étayer une plaidoirie fondée sur un " abus de procédure ". L"une ou l"autre plaidoirie pourrait empêcher une partie de faire certaines allégations de fait qui ne sont pas conformes aux motifs du jugement rendu dans un autre litige, et ce, même si l"autre litige s"est déroulé dans un autre ressort (voir Solomon v. Smith (1987), 45 D.L.R. (4th) 266 (C.A. Man.)).

[19]      La notion de " courtoisie "(comity ) est le nom donné au principe général visant à encourager la reconnaissance dans un pays des actes judiciaires d"un autre pays. Elle est non seulement fondée sur le respect qu"il faut avoir pour les autres pays, mais aussi sur une question de commodité et de nécessité, visant à faciliter les transactions entre ressorts. Dans le contexte d"une affaire se rapportant à la reconnaissance dans une province canadienne de la décision rendue par les tribunaux d"une autre province, la Cour suprême du Canada a dit que le contenu de la notion de " courtoisie " doit être déterminé à la lumière des changements qui surviennent dans le monde : Morguard Investments Limited c. De Savoye , [1990] 3 R.C.S. 1077, aux pages 1095 et 1096. Je ne vois pas pourquoi ce principe ne devrait pas s"appliquer à l"échelle internationale.

[20]      Connaught veut invoquer tous ces principes, et elle veut également soutenir qu"[TRADUCTION] " une fois qu"une affaire concernant un brevet qui a une origine commune a été pleinement plaidée dans un ressort, elle ne devrait pas être plaidée dans un autre ressort ". Ce principe est nouveau, en ce sens qu"il ne se trouve dans aucune décision, mais il s"agit de toute évidence d"une application précise de la chose jugée et de ses variantes, tel qu"il en a ci-dessus été fait mention.

[21]      À l"appui de la décision du protonotaire, Medeva se fonde sur un certain nombre de jugements dans lesquels il a été dit que cette cour n"est pas liée par le résultat d"un litige qui s"est produit dans un autre pays à l"égard d"un brevet; voir, par exemple, Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. (1992), 45 C.P.R. (3d) 449 (C.A.F.), Kirin-Amgen Inc. c. Hoffmann-La Roche Ltée (1999), 87 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.) et Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd. (1998), 79 C.P.R. (3d) 193 (C.F. 1re inst.). Toutefois, je n"interprète pas ces jugements ou tout autre jugement cité par Medeva comme étayant la règle générale selon laquelle une conclusion de fait qui est tirée dans une instance étrangère en matière de brevets ne peut jamais faire l"objet d"une plaidoirie fondée sur le principe de la chose jugée ou sur le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige. Si l"on voulait dire que pareil principe est établi dans la jurisprudence, je ne suis pas d"accord.

[22]      Il importe de noter que dans les jugements mentionnés au paragraphe précédent, l"importance des conclusions qui ont été tirées dans les instances étrangères a été déterminée après la tenue d"un procès, et non sur la base d"une requête visant à la radiation d"un acte de procédure. Dans le jugement Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd. (1996), 68 C.P.R. 23 (C.F. 1re inst.), Madame le juge Tremblay-Lamer a rejeté une requête visant à la radiation d"une plaidoirie fondée sur le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige qui était présentée à l"égard d"une instance qui avait eu lieu aux États-Unis.

[23]      Medeva a également cité un certain nombre de jugements montrant que les décisions judiciaires qui sont rendues dans des affaires de brevet ne sont bien souvent pas uniformes d"un pays à l"autre : Traver Investments Inc. c. Union Carbide Corporation (1967), 50 C.P.R. 59 (C.S.C.) par opposition à Union Carbide Corporation c. Traver Investments (1965), 238 F. Supp. 540 (Cour de district américaine); Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd. (1998), 79 C.P.R. (3d) 193 (C.F. 1re inst.) par opposition à Burroughs Wellcome Co. c. Barr Laboratories Inc. (1993), 29 U.S.P.Q. 2d 1721, confirmé 32 U.S.P.Q. 2d 1915; Kirin-Amgen Inc. c. Hoffmann-La Roche Ltée (1999), 87 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.) par opposition à une instance dont le comité d"appel technique de l"Office européen des brevets avait été saisi; Proctor & Gamble Co. c. Kimberley-Clark of Canada Ltd. (1991), 40 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.) par opposition à The Proctor and Gamble Company c. Kimberley-Clark Corporation (1988), 862 F. 2d 320 (Fed. Cir. (Tex.)).

[24]      Des résultats incompatibles peuvent également être atteints dans différentes instances dont cette cour est saisie : J.M. Voith GmbH c. Beloit Corp. (1989), 27 C.P.R. (3d) 289 (C.F. 1re inst.), infirmé (1991), 36 C.P.R. (3d) 322 (C.A.F.); Hy Kramer Canada Ltd. c. Lindsay Speciality Products Ltd. (1986), 9 C.P.R. (3d) 297 (C.F. 1re inst.).

[25]      Je suis d"accord pour dire que des résultats incompatibles sont peut-être inévitables à cause de différences entre les règles de fond et les règles de procédure en matière de brevets. En fin de compte, la validité d"un brevet accordé conformément à la législation canadienne ne peut pas être déterminée par le régime légal d"un autre pays.

[26]      Toutefois, je ne comprends pas pourquoi des incohérences, dans des conclusions de fait qui sont tirées par différents tribunaux, devraient être tolérées s"il est possible de les éviter sans enfreindre les règles de fond ou de procédure. Connaught a simplement tenté de soutenir que, dans ce cas-ci, il est erroné en principe pour Medeva d"être autorisée à prendre des positions contradictoires sur des questions de fait précises qui sont en litige en l"espèce et qui ont déjà été plaidées ailleurs.

[27]      On ne m"a reporté à aucun jugement de nature à me convaincre qu"il ne serait pas possible de retenir les arguments que Connaught présenterait en invoquant le principe de la chose jugée, le principe de l"irrecevabilité résultant de l"identité des questions en litige et des arguments connexes. Je conclus donc que le protonotaire adjoint a commis une erreur en ordonnant la radiation des paragraphes y afférents.

[28]      Le protonotaire adjoint a également ordonné la radiation de l"allégation selon laquelle les conclusions de fait tirées par les tribunaux étrangers [TRADUCTION] " sont admissibles en tant que telles dans la présente instance et [qu"]il incombe à [Medeva] de les réfuter, conformément du moins au fardeau de la preuve qui existe au civil ". Il me semble que Connaught tente de dire, en premier lieu, que les décisions étrangères devraient être reçues à l"instruction comme preuve des conclusions de fait qui y sont tirées et, en second lieu, que les conclusions de fait figurant dans ces décisions étrangères doivent être retenues à titre de preuve concluante de ces faits, à moins d"être réfutées par d"autres éléments de preuve. Ces énoncés sont des arguments se rapportant à la façon dont les faits allégués peuvent être établis. Ils ne sont donc pas visés par la règle 174 et, cela étant, ils devraient être radiés.

[29]      Je n"ai pas omis de tenir compte des arguments de Medeva selon lesquels, en maintenant les paragraphes 24, 24A et 25, on contraindra Medeva à fournir une preuve d"expert additionnelle et à inventer de nouveaux arguments au sujet des différences qui existent entre les lois européennes, britanniques et américaines portant sur le fond et sur la procédure afin d"expliquer pourquoi ces conclusions de fait particulières ne devraient pas être retenues en l"espèce. Si les paragraphes 24, 24A et 25 sont maintenus, l"instruction sera plus complexe qu"elle ne le serait dans le cas contraire. Toute plaidoirie fondée sur le principe de la chose jugée ou sur un principe connexe rend l"affaire plus complexe parce qu"elle oblige la Cour à tenir compte de questions difficiles se rapportant à la nature des procédures antérieures et à l"importance exacte de conclusions particulières qui ont été tirées dans le cadre de ces procédures.

[30]      Toutefois, la complexité en soi ne peut pas justifier la radiation d"actes de procédure qui méritent l"attention de la Cour. Il est opportun de se rappeler que dans l"arrêt Hunt c. Carey , la Cour suprême du Canada a dit qu"une demande ne devrait pas être radiée simplement parce qu"elle est nouvelle ou parce qu"elle exige une application complexe ou encore l"élargissement de principes juridiques existants.

[31]      Il importe également de noter que le problème de la complexité peut être considéré sous différents angles. Les litiges en matière de brevets sont déjà complexes, tant devant cette cour que devant toute autre cour qui est saisie d"affaires de brevets. En fin de compte, pareils litiges peuvent être rendus plus simples au moyen de principes qui permettent ou exigent, le cas échéant, l"adoption de conclusions de fait qui ont été tirées dans une instance étrangère. Cependant, cela n"arrivera jamais à moins que dans la présente affaire ou dans une autre affaire, la Cour n"examine les arguments qui permettraient d"établir pareil principe.


                                 Karen R. Sharlow

                            

                                     Juge


Ottawa (Ontario)

Le 17 décembre 1999


Traduction certifiée conforme


Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU DOSSIER :                  T-1578-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :          CONNAUGHT LABORATORIES LIMITED c. MEDEVA PHARMA LIMITED

DATE DE L"AUDIENCE :          LE 20 OCTOBRE 1999

LIEU DE L"AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L"ORDONNANCE DU JUGE SHARLOW EN DATE DU 17 DÉCEMBRE 1999.


ONT COMPARU :

ROGER HUGHES, c.r.              pour la demanderesse
PATRICK E. KIERANS              pour la défenderesse

NADINE D"AGUIAR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SIM, HUGHES, ASHTON & McKAY      pour la demanderesse
OGILVY RENAULT              pour la défenderesse

__________________

1      On énonce ensuite en détail les conclusions de fait qui auraient censément été tirées dans chacune des instances étrangères. Étant donné que ces énoncés sont longs et qu"ils ne sont pas utiles aux fins de l"analyse de la question dont je suis saisie, je ne les ai pas reproduits.

2 Demeter v. British Pacific Life Insurance Co. (1984), 48 O.R. (2d) 266.

3 Del Core v. Ontario College of Pharmacists (1985), 51 O.R. (2d) 1.

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