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Date : 20191105


Dossier : IMM‑6276‑18

Référence : 2019 CF 1385

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2019

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

FRANK KOFI GEORGE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demande d’asile de Frank Kofi George a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SPR a conclu que l’allégation de persécution de M. George était invraisemblable, a jugé qu’il n’était pas digne de foi et a fait abstraction des éléments de preuve qui corroboraient son récit à cause de ces conclusions en matière de crédibilité.

[2]  Il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions que tire un décideur au sujet de la crédibilité et de la vraisemblance. Le rôle crucial que jouent les juges des faits, les avantages dont jouissent ces derniers en examinant et en évaluant les éléments de preuve, ainsi que l’utilité d’éviter les remises en cause sont tous des éléments qui font en sorte qu’on ne doit pas modifier à la légère les conclusions relatives à la crédibilité. Il faut tout de même que ces dernières soient raisonnables : elles doivent être fondées sur des principes, raisonnées, rationnelles et basées sur la preuve.

[3]  En l’espèce, la SPR a tiré sa conclusion relative à la vraisemblance sans se rapporter aux éléments de preuve pertinents et sans apparemment tenir compte du contexte culturel dans lequel la crainte de persécution de M. George avait pris naissance. Elle a tiré d’autres conclusions relatives à la crédibilité en se fondant sur des contradictions qui n’existaient pas de même que sur une version incohérente, voire incorrectement rapportée, du témoignage de M. George. Elle a rejeté sommairement tous les éléments de preuve corroborants que M. George avait présentés parce qu’ils servaient ses intérêts et aussi à cause des conclusions relatives à la crédibilité qu’elle avait tirées avant de prendre ces éléments en compte. Elle n’a par ailleurs accordé aucune considération sérieuse aux éléments de preuve que M. George avait présentés au sujet d’un problème de santé qui avait peut-être eu une incidence sur sa preuve.

[4]  Ces aspects de l’analyse de la SPR ne concordent pas avec les principes que notre Cour a établis en vue de régir les conclusions relatives à la vraisemblance et à la crédibilité qui sont tirées au regard de demandes d’asile. Ces erreurs ont pour effet de rendre la décision de la SPR déraisonnable. Celle‑ci est donc annulée et la demande d’asile de M. George est renvoyée à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

II.  La demande d’asile de M. George

[5]  M. George est citoyen du Ghana. À son arrivée au Canada en juillet 2012, il a été mis en  détention pour avoir voyagé avec un faux passeport, et il a sollicité l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [la LIPR]. Sa demande a finalement été entendue et rejetée par un commissaire de la SPR à l’automne de 2018.

[6]  La demande d’asile de M. George repose essentiellement sur sa crainte d’être persécuté par les dirigeants de la tribu des Gonjas, de la région de Yendi dans le nord du Ghana. Même si son père était membre de cette tribu, M. George a été élevé loin d’elle par d’autres membres de la famille et il en rejette les pratiques traditionnelles, dont la mutilation génitale féminine et la scarification faciale. Il craint que si le groupe « Asafo » de la tribu le trouve au Ghana, groupe qu’il décrit comme un groupe policier tribal, il sera scarifié, torturé ou tué. Il croit que les dirigeants de la tribu sont responsables de la disparition et de la mort présumée de son père quand il était jeune.

[7]  Même s’il a d’abord quitté le Ghana pour se rendre aux États‑Unis en 1999, M. George affirme que la crainte particulière que le groupe Asafo suscite en lui a pris naissance en 2005. Alors qu’il se trouvait au Ghana cette année‑là, il a découvert que des membres des Gonjas de Yendi étaient présents à Accra, qu’on leur avait donné instruction de poursuivre des membres de la tribu et qu’ils étaient venus à sa recherche. Il soutient que, plus tard cette année‑là, son oncle a été assassiné par le groupe Asafo parce qu’il refusait que ses enfants subissent les rites des Gonjas, et que sa propre fille avait été victime d’une tentative d’enlèvement dans la garderie qu’elle fréquentait au Ghana.

[8]  Pendant la période de six ans au cours de laquelle sa demande a été en instance, M. George a déposé un certain nombre de modifications à sa demande d’asile et à ses documents justificatifs. Vus les conclusions relatives à la crédibilité que la SPR a tirées ainsi que mes propres conclusions quant à la raisonnabilité de ces dernières, j’examinerai de manière approfondie ces modifications de même que l’historique des procédures.

A.  Le formulaire de demande d’asile et le formulaire de renseignements personnels de 2012

[9]  M. George a tout d’abord rempli un formulaire de demande d’asile au Canada (IMM 5611) lors de sa détention en juillet 2012. Ce formulaire indiquait qu’il était arrivé à Toronto après avoir quitté les États‑Unis pour aller au Togo en transitant par Accra, qu’il était revenu après un séjour de 11 semaines au Togo, en transitant là encore par Accra et en passant une nuit à Amsterdam, dans l’attente d’un vol. Dans ce formulaire, M. George a indiqué qu’on lui avait refusé l’entrée aux États‑Unis en 2005 après y être entré depuis le Mexique, qu’il avait été expulsé à la suite de cela au Ghana en 2005 et qu’à son retour aux États-Unis en 2006, il avait été reconnu coupable d’infractions en matière d’immigration. En même temps, toutefois, M. George avait indiqué dans la section « Emplois » du formulaire qu’il avait été au service d’une entreprise de communications située à Alexandria (Virginie) de janvier 2005 à septembre 2007.

[10]  En août 2012, représenté par avocat, M. George a présenté un formulaire de renseignements personnels (FRP) à l’appui de sa demande. Dans un exposé circonstancié joint à ce FRP, il a indiqué une fois de plus qu’on l’avait expulsé au Ghana en janvier 2005. Il a déclaré qu’après cette expulsion il avait vécu tout d’abord chez son oncle, M. Pino Akotia, mais que quand cet oncle avait signalé que des membres du groupe Asafo lui avaient laissé une note de menaces, il était parti se cacher dans une pension de famille appartenant à un ami, Foster Ogordor, jusqu’à ce qu’il quitte de nouveau le Ghana pour aller aux États‑Unis.

[11]  Même si l’expulsion de 2005 et le séjour ultérieur au Ghana sont décrits en détail dans l’exposé circonstancié, ni le voyage fait en 2005 ni un voyage antérieur au Ghana, en 2004, ne sont mentionnés dans le corps du FRP. Répondant à une question l’obligeant à énumérer tous les pays dans lesquels il s’était rendu au cours des 10 dernières années, M. George a plutôt indiqué qu’il avait séjourné dans l’État de New York et l’État de la Virginie de janvier 1999 à janvier 2005, et dans l’État de la Virginie de janvier à mai 2005. La période de janvier à mai 2005 est inscrite sur une ligne distincte dans le formulaire, et le [traduction] « motif du voyage » inscrit est [traduction] « Visite ». Cette période coïncide avec celle où M. George disait qu’il se trouvait au Ghana, mais le formulaire indique que la [traduction] « visite » était en Virginie et non au Ghana. Parallèlement, la section « Expérience professionnelle » du formulaire réitère qu’il avait travaillé à Alexandria de janvier 2005 à septembre 2007.

B.  La modification du formulaire de renseignements personnels en 2013

[12]  En juin 2013, avec le concours d’une nouvelle conseil, M. George a déposé une modification à son FRP. Celle-ci consistait en une déclaration de la part de M. George qui décrivait la tentative d’enlèvement de sa fille en novembre 2005 par des membres de la tribu des Gonjas. Elle comprenait aussi plus de détails sur les antécédents de M. George en matière d’immigration aux États‑Unis, et réitérait notamment qu’il avait été expulsé des États‑Unis vers le Ghana en janvier 2005, qu’il était retourné illégalement aux États‑Unis plus tard cette année‑là en franchissant la frontière mexicaine muni de son permis de conduire et d’une carte d’identité d’étudiant.

[13]  Les modifications de 2013 indiquaient aussi que M. George avait été identifié comme étant présent illégalement aux États‑Unis après un contrôle routier effectué en 2016. Il a présenté une demande de sursis à son renvoi (« Withholding of Removal ») des États‑Unis et un juge de l’immigration de ce pays a reconnu qu’il était une personne exposée à un risque réel de persécution au Ghana. Malgré cette situation et même en sachant qu’il ne pourrait pas revenir aux États‑Unis, M. George a décrit son voyage volontaire au Togo (en transitant par le Ghana) en 2012 pour rendre visite à sa mère gravement malade. C’est ce voyage qui a donné lieu à l’arrivée de M. George au Canada et à sa demande d’asile au pays.

C.  La modification du formulaire de renseignements personnels et des éléments de preuve documentaires de 2014

[14]  En janvier 2014, avant l’audition de sa demande d’asile, laquelle était prévue plus tard ce mois‑là, M. George a déposé une autre modification à son FRP ainsi que des éléments de preuve documentaires sur lesquels il comptait se fonder à l’audience. Cette modification comportait une rectification du FRP original, soit un changement à la liste des dates où il avait été présent aux États‑Unis et l’ajout de la mention manuscrite suivante : [TRADUCTION] « (au Ghana 02‑2005 à 05‑2005) », mais sans changement à la section « Expérience professionnelle ». Dans sa déclaration écrite révisée, M. George a décrit ces corrections du FRP comme une rectification d’erreurs que son conseil précédent avait commises au moment de remplir le formulaire.

[15]  La déclaration écrite comportait aussi plus de détails sur le renvoi de M. George au Ghana en 2005. Elle comprenait une description du voyage qu’il avait fait au Ghana en 2004 pour rendre visite à sa grand-mère malade. Il a déclaré qu’il avait essayé de revenir en transitant par le Mexique, ce qui avait donné lieu à son arrestation à la frontière et à son dernier renvoi des États‑Unis en janvier 2005. La déclaration fournissait en outre des informations sur une tumeur au cerveau diagnostiquée en 2010 ou en 2011 et suivie d’une intervention chirurgicale en 2013 qui, avait indiqué M. George, avait affecté sa mémoire et son raisonnement, notamment lorsqu’il remplissait le FRP.

[16]  Les documents que M. George a déposés en 2014 comprenaient des copies de divers documents, comme ses certificats de naissance, d’études et de mariage et la décision du département de la Sécurité intérieure des États‑Unis au sujet de sa demande de sursis à son renvoi de ce pays. Il a également produit des lettres d’un neurochirurgien d’Ottawa qui confirmait l’intervention chirurgicale qu’il avait subie, ainsi que des lettres et des déclarations de neuf autres personnes, notamment de M. Akotia (son oncle), de M. Ogordor (son ami), d’autres membres de sa famille et d’amis, de même que de la propriétaire et une employée de la garderie, qui décrivaient la tentative d’enlèvement.

D.  Les mises à jour du formulaire de renseignements personnels et de divers documents en 2016 et 2017

[17]  L’audience de janvier 2014 a été remise, car le précédent conseil de M. George avait demandé un report avant que sa nouvelle conseil ait déposé les informations supplémentaires. En prévision d’une autre date d’audience en mars 2016, M. George a déposé une nouvelle modification à son FRP, sous la forme d’une déclaration supplémentaire et d’autres éléments de preuve documentaires. La déclaration mettait essentiellement à jour les éléments de preuve de M. George, notant qu’il continuait à avoir peur malgré le passage du temps. Les autres documents comprenaient des renseignements médicaux sur les effets de la tumeur au cerveau de M. George, notamment sur sa mémoire, de nouvelles lettres de l’épouse, d’un oncle et d’un ami de M. George, de même que des informations sur la situation au Ghana.

[18]  L’audience a toutefois été reportée une fois de plus et a finalement été fixée en septembre 2018. Avant l’audience de 2018, M. George a déposé une version mise à jour d’une lettre d’un médecin ainsi que d’autres documents sur le pays.

III.  Le rejet de la demande de M. George

[19]  La SPR a conclu que M. George n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96 ni celle de personne à protéger en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR, et elle a donc rejeté sa demande d’asile.

[20]  Dans la décision de la SPR, la question déterminante était la crédibilité de M. George. La SPR a tiré des conclusions à propos de la vraisemblance du récit de M. George ainsi que de la crédibilité de ses éléments de preuve personnels et des éléments de preuve documentaires qu’il a déposés à l’appui de sa demande. Ces conclusions défavorables peuvent être regroupées en quatre catégories.

[21]  Premièrement, la SPR a tiré une conclusion d’invraisemblance au sujet du récit global de M. George, considérant qu’il était « invraisemblable qu’après autant d’années d’absence de son pays, les agents persécuteurs soient toujours à sa recherche ».

[22]  Deuxièmement, la SPR a souligné le voyage que M. George avait fait au Ghana en 2004 pour rendre visite à sa grand-mère ainsi que le voyage qu’il avait fait en 2012, en transitant par le Ghana, pour rendre visite à sa mère au Togo, deux voyages qui, a‑t‑elle conclu, ne concordaient pas avec la situation d’une personne craignant pour sa vie au Ghana. Dans le même ordre d’idées, le fait que M. George avait omis de demander l’asile au Mexique en 2004 ou en 2005, ou aux Pays‑Bas en 2012, a été considéré comme incompatible avec la situation d’une personne qui disait craindre pour sa vie au Ghana.

[23]  Troisièmement, la SPR a fait référence à trois occasions au cours de l’audience où le commissaire a « confronté » M. George à des informations se trouvant dans le dossier, et elle s’est dite non convaincue par ses réponses. Deux de ces occasions avaient trait à l’affirmation de M. George selon laquelle il était présent au Ghana en 2005, et la troisième était liée à la question d’une demande d’asile au Mexique.

[24]  Quatrièmement, la SPR a fait abstraction de la totalité des lettres et des déclarations de 10 personnes qui avaient été produites pour corroborer le récit de M. George et étayer sa demande. Deux de ces lettres ont été rejetées parce qu’il s’agissait de « lettres de complaisance », et aucune valeur probante n’a été accordée aux autres « compte tenu du manque de crédibilité générale du demandeur ».

[25]  La SPR a signalé avoir pris en compte la preuve médicale déposée au sujet de l’état de santé de M. George, et elle a fait le commentaire suivant :

Aussi, en ce qui concerne l’état de santé du demandeur et […] la lettre du docteur Moller de l’Ontario, qui parle de perte de mémoire, le tribunal considère qu’il est important de mentionner que dans son analyse du dossier, le tribunal a pris compte de l’état de santé du demandeur et qu’à l’audience, son avocate a pris la peine de […] mentionner […] dans ses observations que le demandeur avait bien témoigné. [Non souligné dans l’original.]

IV.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[26]  M. George conteste les conclusions que la SPR a tirées au sujet de la crédibilité, le fait qu’elle a rejeté les déclarations et les lettres des témoins ainsi que la manière dont elle a traité la preuve médicale.

[27]  La décision de la SPR, et cela inclut les conclusions relatives à la crédibilité qu’elle a tirées, est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Ainsi que l’a fait remarquer le juge Teitelbaum dans la décision Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, au paragraphe 13, « l’analyse que fait la [SPR] quant à la crédibilité d’un demandeur d’asile et à la vraisemblance de son récit est intimement liée à son rôle d’arbitre des faits et […], en conséquence, ses conclusions en la matière devraient bénéficier d’une retenue appréciable ». Tant l’expertise de la SPR que la possibilité qu’elle a eue d’entendre le témoin et d’apprécier la totalité des éléments de preuve commandent que la Cour aborde les conclusions relatives à la crédibilité, dont celles qui ont trait à la vraisemblance, d’une manière empreinte de déférence : Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, par. 42.

[28]  Même si l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, enseigne qu’il n’existe qu’une seule norme de déférence, soit la raisonnabilité, il est souvent dit que les conclusions relatives à la crédibilité ont droit à une « grande déférence » (p. ex., Moriom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 588, par. 16), à une « grande retenue » (p. ex., la décision Rahal, par. 22), ou à un « degré élevé de déférence » (p. ex., Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1052, par. 19). Cela ne change pas la norme de contrôle applicable, mais ces diverses formules reconnaissent que, dans les cas où l’on applique la norme de la raisonnabilité, les juges des faits ont droit à une latitude considérable pour ce qui est de leurs conclusions relatives à la crédibilité, et que l’on ne peut modifier que très rarement ces dernières. C’est ce que l’on relève dans la manière dont la Cour contrôle la raisonnabilité des conclusions relatives à la crédibilité, c’est‑à‑dire qu’il n’est pas question de procéder à une « analyse microscopique » de tout un chacun des motifs fournis par le tribunal, mais plutôt d’évaluer si les motifs dans leur ensemble « n’apparaissent pas capricieux ou arbitraires » : Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 798, par. 16.

[29]  Par ailleurs, la norme de la raisonnabilité exige que les conclusions relatives à la vraisemblance et à la crédibilité soient tirées de manière rationnelle sur le fondement de la preuve produite, ce qui inclut la prise en compte des éléments de preuve qui sont susceptibles d’étayer la vraisemblance ou la crédibilité du récit d’un témoin. Les conclusions relatives à la crédibilité et à la vraisemblance « ne peuvent reposer sur des suppositions ou des conjectures et doivent être adéquatement expliquées » et la SPR est tenue de « [renvoyer] aux éléments de preuve susceptibles de réfuter ses conclusions quant à l’invraisemblance et d’expliquer pourquoi ceux‑ci n’y parviennent pas » : Hassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1136, par. 12 et 13.

[30]  Malgré l’approche empreinte de déférence à laquelle ont droit les conclusions que tire la SPR au sujet des demandes d’asile, et en particulier les évaluations de la crédibilité, je conclus que la décision de la SPR est déraisonnable.

V.  Analyse

A.  La conclusion d’invraisemblance tirée par la SPR

[31]  La SPR a entrepris son analyse de la demande d’asile de M. George en déclarant que « [l]e tribunal rejette les allégations du demandeur qu’il juge non crédibles parce qu’il considère qu’il est invraisemblable qu’après autant d’années d’absence de son pays, les agents persécuteurs soient toujours à sa recherche ».

[32]  Il est loisible à la SPR de tirer des conclusions relatives à la crédibilité en se fondant sur la vraisemblance des affirmations d’un demandeur d’asile et de fonder l’évaluation de la vraisemblance sur le « bon sens ». Parallèlement, comme l’a déclaré la juge Gleason, qui siégeait alors à la Cour fédérale, dans la décision Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, au paragraphe 11, la SPR « doit invoquer des “éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des témoignages des demandeurs pourraient être appréciés” [sic], sinon la conclusion au sujet de l’invraisemblance pourrait n’être que “de la spéculation non fondée” ». [Renvois omis.]

[33]  La juge Gleason a aussi fait remarquer, au paragraphe 44 de la décision Rahal, que « [c]ette conclusion d’invraisemblance doit cependant être tirée de façon cohérente et en tenant compte des différences culturelles ». Le juge Muldoon va dans le même sens dans la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7 :

[…] Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur.

[34]  Le motif invoqué par la SPR pour sa conclusion d’invraisemblance ressort clairement de ses motifs : elle n’a pas cru que les membres du groupe Asafo, de la tribu des Gonjas de Yendi, continueraient de persécuter M. George, vu le temps écoulé. Toutefois, la SPR ne fait état d’aucun « élément de preuve vérifiable », ni en fait d’aucun fondement, pour expliquer pourquoi ce doute était justifié, soit dans le contexte culturel, soit dans le contexte de la preuve produite.

[35]  Essentiellement, la SPR s’est implicitement fondée sur son évaluation selon laquelle un groupe policier, appartenant à une tribu ghanéenne qui pratique la scarification et la mutilation génitale féminin, qui poursuivrait et même tuerait des membres de la tribu qui n’acceptent pas ces pratiques, ne le ferait que pendant un certain temps. Elle n’explique pas pourquoi, dans ce contexte atypique, sa conclusion temporelle est justifiée. Elle n’a pas non plus examiné si, dans ce contexte, la preuve que M. George avait produite étayait la vraisemblance de ses craintes.

[36]  À cet égard, la preuve que M. George avait déposée comprenait ce qui suit :

  • - une déclaration faite en 2007 par Kpotsai Addae, un ami de M. George et membre de la tribu des Gonjas, à savoir que [TRADUCTION] « le groupe Asafo (la police du clan) recherche constamment les fuyards pour les forcer à se soumettre aux pratiques rituelles »;

  • - une lettre envoyée en 2013 dans laquelle sa mère écrit qu’elle vivait encore au Togo parce qu’elle s’inquiétait pour sa sécurité à cause des hommes de la tribu des Gonjas;

  • - une lettre envoyée en 2014 dans laquelle son oncle Prosper écrit que les [TRADUCTION« choses n’ont pas changé » et que sa mère ne pouvait pas retourner au Ghana;

  • - une autre déclaration de sa mère, non datée, mais manifestement faite entre 2012 et 2014, disant ceci : [TRADUCTION] « mon fils Frank sera capturé et tué si les membres du groupe Asafo le trouvent au Ghana ou dans les environs »;

  • - sa propre déclaration, tirée de la modification qu’il a apportée en 2016 à son FRP, à savoir que [TRADUCTION] « pour ces gens, le passage du temps ne signifie rien »;

  • - une autre lettre envoyée en 2016 dans laquelle M. Addae écrit que M. George court encore un risque et que [TRADUCTION] « trois fuyards de la tribu des Gonjas ont récemment été capturés par le groupe Asafo »;

  • - une lettre envoyée en 2016 dans laquelle son oncle, M. Akotia, écrit que la situation demeure la même et que le groupe Asafo [TRADUCTION] « fera n’importe quoi pour le capturer quand il le trouvera au Ghana».

[37]  La SPR n’a apparemment pas tenu compte de ces éléments de preuve pour évaluer la vraisemblance de l’allégation selon laquelle M. George continuait de craindre d’être persécuté, malgré le passage du temps. Comme nous le verrons plus en détail ci-après, elle a plutôt écarté la totalité de ces éléments de preuve, ne leur accordant aucune valeur probante « compte tenu du manque de crédibilité générale du demandeur ». C’est là un exemple parfait de raisonnement circulaire, car la SPR a conclu que l’affirmation principale de M. George était invraisemblable, sans tenir compte des éléments de preuve qui auraient pu avoir une incidence sur cette conclusion d’invraisemblance, et elle a ensuite fait abstraction de ces éléments en se fondant sur la conclusion en matière de crédibilité. Le juge Rennie, qui siégeait alors à la Cour, a expliqué dans la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311, au paragraphe 20, que « [l]a Commission ne peut tirer une conclusion relativement à la demande en se fondant sur certains éléments de preuve et rejeter le reste de la preuve parce qu’elle est incompatible avec cette conclusion » : voir aussi Momanyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 431, par. 34 et 35.

[38]  Je suis d’avis que la conclusion superficielle d’invraisemblance qu’a tirée la SPR, sans évaluer les éléments de preuve pertinents et sans apparemment tenir compte du contexte culturel et factuel dans lequel la crainte alléguée de persécution a pris naissance, est déraisonnable.

[39]  Pour arriver à cette conclusion, je n’ai pas besoin de me fonder sur l’observation faite dans la décision Valtchev, à savoir qu’il ne faut tirer une conclusion d’invraisemblance que dans les « cas les plus évidents » : Valtchev, par. 7; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1027, par. 19. Cette observation – qui, je le reconnais, a été remise en question dans la décision Kallab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 706, mais qui semble néanmoins refléter l’orientation de la jurisprudence de notre Cour – renforcerait simplement la conclusion.

[40]  Si les autres conclusions relatives à la crédibilité que la SPR a tirées avaient été raisonnables et suffisantes pour justifier l’exclusion en bloc des éléments de preuve contraires, le caractère déraisonnable de la conclusion d’invraisemblance n’aurait peut-être pas eu pour effet de rendre déraisonnable la décision dans son ensemble. Cependant, comme nous le verrons plus loin, les autres conclusions de la SPR au sujet de la crédibilité sont elles aussi viciées.

[41]  À ce sujet, je rejette l’invitation du procureur général à prendre en compte d’autres éléments du dossier que la SPR aurait pu examiner – ce qu’elle n’a toutefois pas fait – comme fondement d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Pour contrôler la raisonnabilité des conclusions de la SPR quant à la crédibilité, la Cour doit pouvoir tenir pour acquis que les raisons pour lesquelles la SPR a tiré ces conclusions sont celles qu’elle a fournies. La possibilité de prendre en compte les motifs qui « pourraient être donnés » à l’appui d’une décision ne permet pas à la Cour de reformuler une décision administrative et de remplacer des motifs déraisonnables par d’autres motifs pour les besoins de l’analyse de la raisonnabilité : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, par. 54.

B.  Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité, relativement aux voyages antérieurs de M. George

[42]  La SPR a conclu que le voyage que M. George avait fait au Ghana en 2004 pour voir sa grand-mère et la visite qu’il avait faite en 2012 à sa mère au Togo étaient incompatibles avec la situation d’une personne qui craignait pour sa vie au Ghana. Or, le voyage fait en 2004 date d’avant les événements qui sont survenus en 2005 et qui, affirme M. George, ont éveillé ses craintes, de sorte que cela ne peut raisonnablement pas avoir d’incidence sur la crédibilité des craintes de M. George ou de sa preuve. Le voyage volontaire fait en 2012, lequel comportait un bref passage par le Ghana, est plus directement pertinent, quoique, là encore, la SPR n’ait pas tenu compte des éléments de preuve qui décrivaient ce voyage, notamment une lettre envoyée à M. George par son épouse Rosemary George. La SPR n’a encore une fois attribué aucune valeur probante à ces éléments sur le fondement circulaire qu’elle avait déjà tiré une conclusion au sujet de la crédibilité de M. George.

[43]  La SPR a également tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité parce que M. George n’avait pas demandé l’asile au Mexique en 2004 et en mai 2005, ni aux Pays-Bas en 2012. Il ne fait aucun doute que l’omission de demander l’asile dans un autre pays est un facteur pertinent quand on évalue la crainte subjective de persécution d’un demandeur d’asile, et que ce fait peut aussi toucher à la crédibilité, encore que notre Cour a reconnu que ce facteur n’est pas déterminant : Dawoud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1110, par. 41.

[44]  Si l’omission de demander l’asile peut être un facteur pertinent, l’évaluation de ce facteur doit être faite de manière raisonnable. À cet égard, le fait que la SPR se soit fondée sur l’omission de M. George de demander l’asile au Mexique est déraisonnable. Comme il a été mentionné plus tôt, le voyage fait en 2004 était antérieur aux événements survenus en 2005 qui avaient éveillé les présumées craintes de M. George, ce qui fait qu’il est déraisonnable de s’y fier pour douter de la crédibilité de ces craintes.

[45]  Pour ce qui est de mai 2005, la conclusion de la SPR est étroitement liée à la manière dont elle a évalué à l’audience la preuve relative à l’expulsion de M. George au Ghana en 2005. Ce fait est analysé à la section suivante. Pour l’heure, il suffit de signaler que la SPR a conclu que M. George était présent aux États-Unis en 2005, tout en se fondant sur le fait qu’il était au Mexique et avait omis d’y demander l’asile.

C.  Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité, d’après les réponses données à l’audience

[46]  La SPR a mentionné trois échanges survenus au cours de l’audience qui constituent, selon elle, des motifs supplémentaires justifiant la conclusion défavorable en matière de crédibilité. L’évaluation des témoignages de cette nature se situe au cœur du rôle que joue la SPR, et il est donc rare que l’on puisse modifier les conclusions relatives à la crédibilité qui reposent sur cette évaluation. En l’espèce toutefois, la nature des conclusions et les circonstances dans lesquelles celles-ci ont été tirées illustrent l’approche déraisonnable que la SPR a suivie en faisant abstraction d’éléments de preuve corroborants, en rapportant incorrectement les éléments de preuve dans un cas bien précis et en relevant des contradictions là où il n’y en avait pas. La Cour ne devrait pas se livrer à une « analyse microscopique » de ces conclusions relatives à la crédibilité, mais une revue des conclusions tirées en l’espèce, au regard des éléments de preuve fournis, révèle d’importantes lacunes.

[47]  Premièrement, la SPR a contesté l’affirmation de M. George selon laquelle les services d’immigration l’avaient détenu à son retour aux États-Unis en janvier 2005, détention qui, selon M. George, avait mené à son expulsion au Ghana plus tard ce mois-là. La SPR a confronté M. George aux réponses qu’il avait inscrites à la section « Expérience professionnelle » du FRP, lesquelles indiquaient qu’il avait travaillé à Alexandria de janvier 2005 à septembre 2007. Il a répondu que ce qu’il avait inscrit dans cette section était une erreur. Cette affirmation était conforme à ce que M. George avait déclaré plus tôt dans la modification qu’il avait apportée en janvier 2014, laquelle rectifiait des éléments du FRP, comme nous l’avons vu plus tôt, et indiquait que les erreurs avaient été commises [TRADUCTION« quand mon conseil précédent l’avait rempli à la hâte ». La SPR a rejeté l’affirmation de M. George selon laquelle la déclaration faite à la section « Expérience professionnelle » était une erreur, la jugeant indigne de foi parce qu’il était « trop facile de jeter le blâme sur une tierce personne » et que les renseignements relatifs à l’exercice d’un emploi aux États-Unis à cette époque-là étaient confirmés dans le formulaire IMM 5611 original.

[48]  Même si l’existence d’une contradiction importante peut fonder une conclusion relative à la crédibilité, la contradiction de même que son explication doivent être examinées de manière raisonnable. En l’espèce, le FRP de M. George contenait à la fois la déclaration selon laquelle il avait été expulsé au Ghana en 2005 et l’indication que son expérience professionnelle, au service d’une entreprise de communications à Alexandria, couvrait la même période. C’est donc dire que, manifestement, soit les dates indiquées dans la déclaration faite à la section « Expérience professionnelle » étaient en fait une erreur, comme M. George le disait, soit son récit tout entier, selon lequel il avait été détenu par les services d’immigration aux États-Unis et expulsé au Ghana en janvier 2005, était une invention. La SPR s’est fondée, semble-t-il, sur la déclaration figurant à la section « Expérience professionnelle » en excluant la totalité des autres éléments de preuve, et a conclu que la déclaration faite dans le FRP « démontre que de janvier 2005 à janvier 2012, il travaillait aux États‑Unis, démontrant ainsi qu’il n’a pas vécu caché au Ghana en 2005 comme il le prétend dans son narratif à la question 31 de son [FRP] ». [Non souligné dans l’original.]

[49]  L’allégation selon laquelle M. George a été expulsé au Ghana en 2005 est toutefois conforme à un certain nombre d’autres éléments de preuve, notamment la « Reasonable Fear Determination » (Détermination d’une crainte raisonnable) des services d’immigration américains en décembre 2006. Dans cette « détermination », un agent américain préposé aux demandes d’asile a noté que, [TRADUCTION] « [l]e 27 janvier 2005, le demandeur a été expulsé à la suite d’une ordonnance de renvoi accéléré. Il est entré de nouveau aux États-Unis sans examen en mai 2005 ». [Non souligné dans l’original.] Malgré cette déclaration des services d’immigration américains, faite six ans avant que le FRP soit rempli, la SPR semble avoir admis que la ligne figurant dans la section « Expérience professionnelle » du formulaire était déterminante quant au fait que M. George n’avait jamais quitté les États-Unis, et elle a rejeté toute tentative visant à expliquer que cette ligne était une erreur d’écriture.

[50]  Outre la déclaration faite par les services d’immigration américains dans la « Détermination d’une crainte raisonnable », l’allégation de M. George selon laquelle il a été expulsé au Ghana en janvier 2005 et est revenu en mai 2005 concorde avec d’autres éléments de preuve documentaire, notamment :

  • - le premier entretien que M. George a eu avec l’Agence des services frontaliers du Canada à son arrivée en juillet 2012 (avant que le FRP soit rempli);

  • - d’autres déclarations faites par M. George dans le formulaire IMM 5611 de juillet 2012 ([TRADUCTION] « Ordre de quitter les États-Unis en 2005. Renvoyé au Ghana en 2005 »);

  • - une déclaration faite par M. Akotia en 2006, ainsi que sa lettre de 2016;

  • - la déclaration de 2007 de M. Addae;

  • - une lettre de 2006 de M. Ogordor;

  • - la lettre de 2015 de Rosemary George.

[51]  Vu l’ampleur des éléments de preuve concernant le temps que M. George a passé au Ghana entre les mois de janvier et de mai 2005, le fait de rejeter la totalité du voyage au Ghana parce qu’une ligne a été remplie différemment dans un formulaire et qu’il « est trop facile de jeter le blâme sur une tierce personne » pour une erreur est exagérément superficiel et déraisonnable.

[52]  La deuxième mention que la SPR a faite au témoignage de M. George à l’audience est liée elle aussi au voyage au Ghana en 2005 :

Au surplus, confronté à la lettre de son oncle qui indique qu’il a vécu caché chez lui au Ghana de janvier à mars 2005, le demandeur a dit qu’il était désolé, mais qu’après il était allé vivre dans la maison d’invité d’un ami dont le nom était Foster Ogordor.

Le tribunal rejette les explications du demandeur qu’il juge non crédibles parce qu’il considère que le demandeur essayait tant bien que mal de justifier la contradiction soulevée par le tribunal. Ceci dit, le tribunal n’accorde aucune valeur probante à la lettre de l’oncle du demandeur qu’il considère comme étant une lettre de complaisance.

[Non souligné dans l’original. Note de bas de page omise.]

[53]  La lettre à laquelle la SPR fait référence est identifiée dans une note de bas de page comme étant la déclaration que M. Akotia a faite en 2006. Le compte rendu fait par la SPR de l’échange, reproduit ci-dessus, ne reflète pas avec exactitude ce qui s’est passé à l’audience en lien avec ce document. Après une discussion concernant l’erreur commise dans le FRP qui est décrite ci-dessus, la transcription de l’audience de la SPR continue comme suit :

[traduction]

COMMISSAIRE : Mais si je vérifie la lettre-affidavit de votre oncle, C-16 – l’avez-vous?

CONSEIL : (inaudible)

COMMISSAIRE : Si je regarde au quatrième paragraphe, votre oncle a dit que vous avez vécu dans votre demeure – dans sa demeure, désolé, de janvier 2005 jusqu’à mars 2005. Où étiez-vous après le mois de mars si vous avez vécu au Ghana jusqu’en mai?

DEMANDEUR D’ASILE : Oh, ouais, après avoir reçu les menaces pendant que j’étais absent, quand mon oncle m’a informé que, oh, ils ont laissé une note de menaces, donc, à cause de cela, avec l’aide de mon ami, j’ai…

COMMISSAIRE : Répondez-moi directement.

DEMANDEUR D’ASILE : Très bien.

COMMISSAIRE : Où étiez-vous?

DEMANDEUR D’ASILE : Mon oncle m’a informé qu’ils avaient laissé une note…

COMMISSAIRE : Oui, je le sais.

DEMANDEUR D’ASILE : … donc, au lieu de continuer de vivre chez mon oncle, je suis allé me cacher à la pension de famille Hardway chez Agado (ph.), et des amis m’ont aidé à partir.

CONSEIL : La lettre concernant la pension de famille Hardway, page 35.

COMMISSAIRE : Et quel était le nom de votre ami?

DEMANDEUR D’ASILE : Foster. Son nom de famille est Agado.

[Non souligné dans l’original.]

[54]  Contrairement aux motifs de la SPR, à aucun moment dans cet échange M. George n’a dit qu’il était [TRADUCTION] « désolé » ou n’a donné l’impression que son récit avait été contredit ou que des excuses s’imposaient. Au contraire, il a répondu à la question de la SPR en fournissant une preuve qui concordait avec ses autres déclarations ainsi qu’avec celles de la tierce partie, à savoir qu’il avait vécu chez son oncle jusqu’en mars, qu’il s’était ensuite caché chez M. Ogordor après que son oncle lui avait dit que des membres du groupe Asafo s’étaient présentés chez lui et l’avaient menacé, et qu’il était resté à la pension de famille de M. Ogordor jusqu’à son retour aux États-Unis (en passant par le Mexique), en mai. Ce récit figure dans la déclaration originale que M. George a jointe à son FRP, ainsi que dans chacune de ses déclarations ultérieures.

[55]  Il ressort des motifs et de la transcription que la SPR a pensé que le fait de soumettre à M. George cette déclaration le « confrontait » à une « contradiction », car M. Akotia avait dit que M. George avait vécu chez lui de janvier à mars 2005, tandis que ce dernier avait indiqué qu’il se trouvait au Ghana de janvier à mai. Cependant, la déclaration était bel et bien conforme au récit de M. George qui a été décrit plus tôt. En fait, le cinquième paragraphe de la déclaration de M. Akotia, qui précède celui que la SPR a cité, indique ceci : [TRADUCTION] « Il a quitté ma maison précipitamment pour vivre incognito, parce qu’il craignait pour sa vie, à la pension de famille Hardway, quand il a appris que les membres de son clan s’étaient présentés à la maison pour s’enquérir de lui et y avaient laissé un message troublant ».

[56]  La conviction de la SPR que le fait de souligner la déclaration de M. Akotia dénotait l’existence d’une « contradiction » donne à penser que la SPR ne connaissait pas bien les éléments de preuve au moment de l’audience. Il est déraisonnable de souligner une contradiction inexistante et, ensuite, de rejeter la réponse cohérente de M. George en laissant entendre inexactement qu’il s’était excusé et qu’il « essayait tant bien que mal de justifier la contradiction », d’autant plus que les documents montrant qu’il n’y avait aucune contradiction – la déclaration même de M. Akotia qui a été soumise à M. George et la lettre de M. Ogordor – ont été simplement rejetés au motif qu’ils servaient les intérêts du demandeur, sans autre explication. Comme nous le verrons plus en détail ci-après, ce rejet sommaire était en soi déraisonnable et a aggravé l’erreur de la SPR.

[57]  Le troisième échange survenu lors de l’audience sur lequel la SPR s’est fondée pour tirer ses conclusions en matière de crédibilité avait trait à la question de la demande d’asile au Mexique en mai 2005. Comme il a été signalé plus tôt, vu la conclusion de la SPR selon laquelle M. George n’avait jamais quitté les États-Unis en 2005, il semble illogique de se fonder aussi sur le fait qu’il était présent au Mexique et qu’il n’y avait pas demandé l’asile. Faisant abstraction de ce fait, la SPR a conclu que la réponse de M. George à cet égard manquait de crédibilité et elle a rejeté l’explication pour la raison suivante :

Interrogé à savoir pourquoi il n’y avait pas demandé la protection, le demandeur a déclaré qu’il n’y avait pas demandé la protection parce qu’il ne voulait pas aller vivre au Mexique parce que son épouse et ses enfants sont aux États-Unis et qu’il veut vivre avec eux. Alors le tribunal lui fit remarquer que les membres de sa famille n’étaient pas plus avec lui au Canada. Visiblement embarrassé par cela, le demandeur a simplement dit « oui ».

[58]  La SPR semble laisser entendre que le fait que la famille de M. George vit présentement aux États-Unis alors que lui se trouve au Canada mine sa déclaration selon laquelle il n’a pas demandé l’asile au Mexique en 2005 parce qu’il voulait être avec sa famille. Le fait que M. George soit présentement séparé de sa famille ne peut cependant avoir d’incidence sur la crédibilité de son explication selon laquelle il voulait la rejoindre en 2005 plutôt que de demander l’asile au Mexique. Compte tenu du manque de pertinence de cette observation dans les circonstances, la réaction de M. George face à cette observation ne peut pas être non plus un motif raisonnable pour tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[59]  Là encore, le fait que M. George n’a pas demandé l’asile au Mexique en 2005, ou aux Pays-Bas en 2012 lors d’une brève escale à l’aéroport, peut être un facteur à prendre en compte au moment d’évaluer sa demande d’asile. Cependant, les raisons que donne un demandeur d’asile pour n’avoir pas sollicité l’asile doivent être évaluées et, dans ce cas-ci, la SPR n’a pas évalué l’explication de manière raisonnable.

D.  Le rejet par la SPR d’éléments de preuve documentaires corroborants

[60]  La SPR n’a accordé « aucune valeur probante » à 14 déclarations et lettres émanant de 10 personnes distinctes. Cinq de ces personnes, qui étaient les auteurs de huit des documents, étaient des membres de la famille de M. George : sa mère, son beau-père, son épouse et deux oncles. Deux de ces personnes, qui étaient les auteurs de trois des documents, étaient des amis de M. George : M. Ogordor et M. Addae. Les trois autres lettres venaient d’un surveillant d’église et de deux personnes travaillant à la garderie où l’on aurait tenté d’enlever la fille de M. George.

[61]  Comme il a été mentionné plus tôt, deux de ces documents ont été exclus au motif qu’il s’agissait de « lettres de complaisance », soit la déclaration faite par M. Akotia en 2006 et la lettre écrite par M. Ogordor en 2006, qui traitaient toutes deux du séjour de M. George au Ghana en 2005. Comme le fait remarquer ce dernier, le juge Ahmed a récemment déclaré que notre Cour « a plusieurs fois soutenu qu’une lettre rédigée à l’appui d’un demandeur pourrait être qualifiée d’intéressée, et l’élément de preuve ne doit pas se voir accorder un poids limité en fonction de ce fondement uniquement » : Nagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 313, par. 24; voir aussi Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, par. 4 à 6; Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, par. 56. Bien que le procureur général invoque la décision El Bouni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 700, au paragraphe 25, rendue par notre Cour, je suis convaincu que les déclarations du juge Ahmed dans la décision Nagarasa reflètent fidèlement le droit applicable : voir la décision Momanyi, par. 32 et 33. Il est déraisonnable d’écarter ces deux documents simplement parce qu’ils servent les intérêts du demandeur.

[62]  La SPR n’a accordé aucune valeur probante aux autres documents corroborants, « compte tenu du manque de crédibilité générale du demandeur », sans en traiter plus avant, à part en faire mention dans une liste. Ce faisant, elle s’est livrée au raisonnement reconnu comme déraisonnable dans les décisions Chen et Momanyi : adopter une conclusion sur la crédibilité sans examiner en détail les éléments de preuve et rejeter ensuite ces derniers sur le fondement de la conclusion relative à la crédibilité. De plus, la SPR n’a pas indiqué pourquoi la crédibilité de M. George avait nécessairement une incidence sur celle des autres témoins, qu’il s’agisse de sa famille et d’amis ou bien de tierces personnes n’ayant aucun intérêt dans l’issue (notamment la propriétaire et l’employée de la garderie qui avaient décrit la tentative d’enlèvement de la fille de M. George).

E.  L’examen par la SPR de la preuve médicale

[63]  Enfin, la SPR a déclaré que « dans son analyse du dossier, le tribunal a pris compte de l’état de santé du demandeur ». Toutefois, rien n’indique comment cet état de santé a été pris en compte ou de quelle façon il a influencé l’analyse de la SPR. Celle-ci a fait remarquer que la conseil avait fait valoir que M. George avait bien témoigné, mais sans traiter par ailleurs du fond de la preuve. Les doutes concernant l’état de santé de M. George ne se limitaient pas à sa capacité à témoigner, mais visaient aussi l’affirmation selon laquelle sa tumeur au cerveau affectait sa mémoire et son raisonnement à l’époque où il préparait sa demande d’asile. Étant donné qu’une contradiction relevée dans cette demande était un motif important pour lequel la SPR avait tiré sa conclusion quant à la crédibilité, son observation limitée à propos du témoignage de M. George à l’audience était insuffisante pour traiter de la question.

[64]  Compte tenu de l’éventuelle incidence de la preuve médicale sur les conclusions que la SPR en matière de crédibilité, sa déclaration selon laquelle elle avait « pris compte » de la preuve est insuffisante. La situation ressemble à celle dont il est question dans l’affaire Fidan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1190, au paragraphe 12, ce que le juge von Finckenstein a écrit à ce sujet est pertinent :

La crédibilité constituait aussi le « pivot » de la décision de la Commission en l’espèce. Celle-ci a néanmoins omis d’indiquer de quelle façon elle avait tenu compte du rapport psychologique lorsqu’elle avait tiré sa conclusion concernant la crédibilité, si tant est qu’elle en ait tenu compte. La Commission ne devait pas se contenter d’indiquer qu’elle avait « examiné » le rapport. Elle devait expliquer de manière satisfaisante comment elle avait tenu compte du grave problème de santé du demandeur avant de conclure à son manque de crédibilité. En ne le faisant pas, elle a commis une erreur susceptible de contrôle qui justifie le renvoi de l’affaire à un tribunal de la Commission différemment constitué.

[Non souligné dans l’original.]

[65]  En l’espèce, la SPR a elle aussi omis d’« expliquer de manière satisfaisante » comment elle a tenu compte de l’état de santé de M. George dans sa conclusion relative à la crédibilité. Cette omission est déraisonnable et constitue un motif de plus pour renvoyer l’affaire à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

VI.  Conclusion

[66]  Bien que la Cour soit forcément réticente à l’idée de modifier une conclusion relative à la crédibilité que la SPR a tirée, les erreurs que cette dernière a commises rendent ses conclusions quant à la crédibilité déraisonnables et la décision fondée sur ces conclusions ne saurait être confirmée. La décision de la SPR sera annulée et la demande d’asile de M. George, renvoyée à la SPR pour qu’un agent différent rende une nouvelle décision.

[67]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé la certification d’une question. Je conviens que l’affaire ne soulève aucune question susceptible d’être certifiée. Par souci de cohérence et conformément au paragraphe 4(1) de la LIPR et au paragraphe 5(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, l’intitulé de la cause est modifié pour nommer à titre de défendeur le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6276-18

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande d’asile que M. George a présentée en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est renvoyée à la SPR pour qu’un autre agent rende une nouvelle décision.

  2. L’intitulé de la cause est modifié pour nommer à titre de défendeur le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et non le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de novembre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6276-18

 

INTITULÉ :

FRANK KOFI GEORGE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JUIN 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 NovembrE 2019

 

COMPARUTIONS :

Laura Setzer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Adrian Johnston

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Laura Setzer

Avocate

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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