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Date : 20060705

Dossier : T-737-06

Référence : 2006 CF 846

OTTAWA (ONTARIO), LE 5 JUILLET 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

 

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeur

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisi de l'appel interjeté par Apotex Inc. d'une ordonnance en date du 12 juin 2006 par laquelle la protonotaire Milczynski a refusé d'accorder l'ordonnance de confidentialité réclamée par la demanderesse tant que celle-ci n'aurait pas avisé et nommément désigné à titre de défendeurs toutes les personnes devant régulièrement être constituées parties défenderesses dans la présente instance. La protonotaire Milczynski a ajourné l'instruction de la requête en ordonnance de confidentialité à une date à préciser et elle a ordonné à Apotex de corriger la lacune constatée dans son avis dans les vingt jours de la date de l'ordonnance.

 

[2]               La demande principale, qui a été introduite le 26 avril 2006, vise à obtenir une ordonnance forçant le ministre défendeur à examiner la présentation abrégée de drogue nouvelle (la PADN) soumise par la demanderesse Apotex pour un médicament qu'elle désigne jusqu'à présent sous le nom de « produit X ». Apotex a fait valoir devant le ministre que sa présentation ne donne pas lieu à l'application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) DORS/93-133, modifié (le Règlement). Le ministre a adopté le point de vue que ce règlement devrait s'appliquer et il a refusé de délivrer un avis de conformité.

 

[3]               La procédure de PADN permet à un fabricant de médicaments d'éviter de devoir prouver l'innocuité et l'efficacité d'un nouveau médicament lorsque celui-ci est comparable à un « produit de référence canadien » au sens de l'article C.08.001.1 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870. Un produit de référence est essentiellement une drogue bioéquivalente dont l'innocuité et l'efficacité ont été prouvées. En l'espèce, Apotex n'a pas précisé le nom de son médicament et elle n'a pas divulgué l'identité du produit de référence canadien sur lequel elle se fonde, ni son fabricant.

 

[4]               Apotex explique qu'elle n'a pas révélé ces renseignements parce que les communiquer nuirait gravement à sa compétitivité face aux autres fabricants de médicaments. Elle soutient que tous les fabricants de médicaments prennent des mesures pour protéger leurs stratégies de développement en vue de lancer leurs médicaments sur le marché canadien et elle ajoute que le ministre considère la procédure de PADN comme hautement confidentielle. Apotex affirme qu'elle a droit à une ordonnance de confidentialité de vaste portée pour être en mesure de saisir la justice du différend qui l'oppose au ministre, et elle précise que cette ordonnance devrait notamment lui permettre de refuser de divulguer publiquement le nom de son produit et du produit de référence canadien de manière à empêcher d'éventuels concurrents d'être mis au courant de ses projets.

 

[5]               L'article 151 des Règles des Cours fédérales (1998), DORS/98-106, modifiées, permet à la Cour, à sa discrétion, de considérer certains documents ou éléments matériels comme confidentiels et d'en restreindre l'accès et ce, malgré l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. La Cour suprême du Canada s'est penchée sur la tension qui existe entre le principe de la publicité des débats judiciaires et le droit des parties de protéger leurs renseignements dans l'affaire Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances) [2002] 2 R.C.S. 522, 2002 CSC 41 [Sierra Club]. La Cour suprême a défini un critère à deux volets dans cet arrêt. Le tribunal ne doit accorder une ordonnance de confidentialité que lorsqu'elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important en l'absence d'autres options raisonnables permettant d'écarter ce risque, et lorsque ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l'emportent sur ses effets préjudiciables, notamment ses effets sur l'intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

 

[6]               Pour fournir un fondement probatoire à sa requête en ordonnance de confidentialité, Apotex a déposé en preuve l'affidavit de son président directeur général, M. Bernard Sherman. M. Sherman affirme notamment que, si l'ordonnance de confidentialité réclamée n'est pas accordée, Apotex sera forcée de révéler à son détriment des renseignements confidentiels secrets de grande valeur.

 

[7]               Pour justifier son refus d'accorder l'ordonnance réclamée, la protonotaire Milczynski a expliqué qu'Apotex ne l'avait pas convaincue qu'elle avait avisé toute personne susceptible d'être directement touchée, conformément au paragraphe 303(1) des Règles des Cours fédérales (1998), ou qu'il y avait lieu d'attendre que soit résolue la question des personnes devant être constituées parties à la demande principale avant d'examiner la requête.

 

[8]               La norme de contrôle régissant les appels des décisions des protonotaires a été définie dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, 149 N.R. 273 (C.A.F.), et a été précisée par le juge Décary dans l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459, 2003 CAF 488, au paragraphe 19 :

Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.

 

[9]               Apotex ne prétend pas que la présente requête porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, qui concerne l'applicabilité du Règlement à sa PADN. Elle affirme plutôt que la protonotaire Milczynski a commis une erreur de droit, qu'il n'y a pas lieu de faire preuve de retenue envers la décision qu'elle a rendue et que la Cour devrait reprendre l'affaire depuis le début.

 

[10]           Apotex affirme que la seule personne touchée par la demande est le ministre et que l'objection de ce dernier n'est rien de plus qu'une contestation incidente de son avis de demande. Selon Apotex, la Cour n'aurait pas dû permettre au ministre de formuler cette contestation en réponse à la requête en ordonnance de confidentialité d'Apotex, et la conclusion suivant laquelle Apotex ne s'est pas conformée au paragraphe 303(1) des Règles ne repose sur aucune preuve. Le ministre n'a présenté aucun élément de preuve pour démontrer qu'il existe un tiers innovateur, que celui-ci commercialise sa marque de médicament ou que la Cour devrait lui reconnaître la qualité pour participer à la présente instance.

 

[11]           Le défendeur reconnaît que le ministre et les tribunaux considèrent normalement les PADN comme des documents confidentiels. Le défendeur affirme toutefois qu'il ressort de la demande elle‑même que les droits du fabricant du médicament de référence qui sert de comparaison dans la PADN sont susceptibles d'être touchés. Ce fabricant est le plus souvent une société pharmaceutique « innovatrice ». La question à trancher dans la demande principale est celle de l'applicabilité du Règlement. Comme cette question risque d'avoir une incidence sur les droits d'un tiers, toute personne directement touchée par la demande devrait être désignée à titre de défendeur.

 

[12]           Le défendeur signale deux décisions de notre Cour qui portent sur le Règlement et dans lesquelles le fabricant de médicaments génériques demandeur n'avait pas divulgué l'identité de l'innovateur alors qu'il était tenu de le faire. Dans le jugement Apotex Inc. c. Procureur général du Canada et autres, (1994), 79 F.T.R. 235, 56 C.P.R. (3d) 261 (C.F. 1re inst.), la juge Simpson a conclu que le titulaire d'un brevet possède un intérêt qui, à sa demande, peut lui permettre d'obtenir la qualité de partie dans une instance opposant le fabricant de médicaments génériques et le ministre. La juge ajoute que l'identité du titulaire du brevet doit être établie pour permettre à celui-ci de décider de l'opportunité d'entreprendre des démarches pour être admis à intervenir à l'instance.

 

[13]           Dans l'affaire Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), (2000), 186 F.T.R. 84, 4 C.P.R. (4th) 421 (C.F. 1re inst.), le fabricant de médicaments génériques cherchait à utiliser comme produit de référence canadien un produit étranger qui n'était pas vendu au Canada. Il n'avait révélé l'identité de l'innovateur qu'après que plusieurs autres sociétés et une association de l'industrie eurent déposé des requêtes en intervention. Apotex a alors demandé à la Cour de limiter la participation de l'innovateur à qui appartenait les droits exclusifs. La juge McGillis a statué que l'innovateur avait le droit de se voir octroyer la qualité de partie sans restrictions.

 

[14]           Je ne perçois aucune différence fondamentale entre ce qu'Apotex cherche à faire dans la présente espèce et ce qu'elle tentait d'obtenir dans l'affaire soumise à la juge McGillis en 2000. Apotex cherche à saisir la justice du différend qui l'oppose au ministre en ce qui concerne l'application du Règlement sans avoir à subir l'inconvénient que représente pour elle l'intervention d'une société innovatrice susceptible de posséder des droits exclusifs sur le produit de référence canadien sur lequel elle cherche à se fonder dans sa PADN.

 

[15]           Le grand principe en jeu dans la présente affaire est celui de l'intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. Le pouvoir d'accorder une ordonnance de confidentialité constitue une exception discrétionnaire à ce principe. Les intérêts commerciaux de la demanderesse revêtent une importance secondaire mais on peut en tenir compte lorsque, comme il est précisé dans l'arrêt Sierra Club, les effets bénéfiques de l'ordonnance de confidentialité l'emportent sur ses effets préjudiciables. Saisi d'une requête visant à obtenir une telle ordonnance, le protonotaire doit, à mon avis, s'assurer que la partie qui demande au tribunal d'exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur a avisé toutes les personnes qui sont susceptibles d'être touchées par la demande principale.

 

[16]           Dans ce contexte, on ne saurait dissocier la requête en ordonnance de confidentialité de la question de savoir si toutes les personnes devant régulièrement être constituées parties ont été dûment avisées de la demande principale, étant donné que le prononcé de l'ordonnance sollicitée aura notamment pour effet d'empêcher toute personne qui est susceptible d'être touchée d'être mise au courant de l'existence de cette instance. Je suis d'accord avec le défendeur pour dire qu'il est évident que la demande principale et la requête sont susceptibles d'avoir une incidence directe sur les droits exclusifs d'un tiers innovateur. Compte tenu de l'économie du régime réglementaire, il n'était pas nécessaire de présenter des éléments de preuve pour établir ces faits.

 

[17]           Je ne suis donc pas convaincu que la protonotaire a commis une erreur en ce sens qu'elle se serait fondée sur un principe erroné ou sur une mauvaise compréhension des faits en exerçant son pouvoir discrétionnaire. Je ne vais donc pas modifier son ordonnance. Vu le temps qu'ont nécessité la présentation et l'examen du présent appel, je vais toutefois reporter à vingt jours de la date de mon ordonnance le délai imparti à Apotex pour corriger les lacunes constatées dans la signification de sa demande. Comme le défendeur ne réclame pas de dépens, aucuns ne seront adjugés.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que l'appel de l'ordonnance prononcée le 12 juin 2006 par la protonotaire Milczynski soit rejeté, le tout sans frais. L'ordonnance de la protonotaire Milczynski est modifiée de manière à accorder à Apotex un délai de vingt jours à compter de la date de la présente ordonnance pour corriger les lacunes signalées.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-737-06

 

INTITULÉ :                                       APOTEX INC.

                                                            et

                                                            MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 26 JUIN 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :  LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 JUILLET 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Daniel G. Cohen

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

F.B. Woyiwada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

DANIEL G. COHEN

Avocat

Goodmans srl

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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