Décisions de la Cour fédérale

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Date : 20010927

Dossier : T-312-99

T-340-99

Référence neutre : 2001 CFPI 1067

ENTRE :

                                                                                                                                           T-312-99

LE CHEF CHRIS SHADE, et RANDY BOTTLE,

TOM LITTLE BEAR, NARCISSE BLOOD,

KIRBY MANY FINGERS, DOROTHY FIRST RIDER,

LEVI BLACK WATER, LES HEALY,

ALEX (MICKEY) GOOD STRIKER,

LEWIS LITTLE BEAR, JIM RUSSELL,

MARTIN HEAVY HEAD, RODNEY FIRST RIDER,

qui sont respectivement chef et conseillers de la bande de Blood,

en leur propre nom et au nom des Indiens des réserves nos 148 et 148A

de la bande de Blood et la BANDE DE BLOOD

                                                                                                                         demandeurs

                                                                            et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L'ALBERTA

                                                                                                                                 défenderesses

ET ENTRE :

                                                                                                                                           T-340-99

LA NATION KAINAIWA (TRIBU DE BLOOD)

et LE CHEF CHRIS SHADE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES

MEMBRES DE LA TRIBU KAINAIWA-BLOOD

LA NATION PEIGAN et LE CHEF PETER STRIKES WITH A GUN,

EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES

DE LA NATION PEIGAN


LA NATION SIKSIKA et LE CHEF DARLENE YELLOW OLD WOMAN

MUNROE, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE

LA NATION SIKSIKA

LA NATION TSUU T'INA et LE CHEF ROY WHITNER, EN SON

PROPRE NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA NATION TSUU T'INA

LA BANDE BEARSPAW et LE CHEF DARCY DIXON, EN SON PROPRE

NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA BANDE BEARSPAW

LA BANDE CHINIKI et LE CHEF PAUL CHINIQUAY, EN SON PROPRE

NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA BANDE CHINIKI

LA BANDE WESLEY et LE CHEF JOHN SNOW SR., EN SON PROPRE

NOM ET AU NOM DES MEMBRES DE LA BANDE WESLEY

                                                                                                                         demandeurs

                                                                            et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L'ALBERTA

                                                                                                                                 défenderesses

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE


[1]         Ces actions, T-312-99 et T-340-99, se rapportent d'une façon générale à des revendications afférentes à des droits de riverain et à des terres situées dans le sud de l'Alberta. L'action T-312-99, qui intéresse la bande de Blood, se rapporte à la revendication des droits de riverain associés aux rivières Belly et Saint Mary, qui passent par la réserve des demandeurs. Quant à l'action T-340-99, les diverses tribus, nations et bandes revendiquent, en invoquant leur titre autochtone, des terres d'une grande superficie situées dans ce qui est maintenant le sud de l'Alberta.

[2]                 Les causes d'action, telles qu'elles ont été plaidées, sont fondamentalement invoquées à l'encontre de la Couronne fédérale. Une réparation est demandée contre la Couronne fédérale et contre la province de l'Alberta. Les demandeurs cherchent de diverses façons à justifier l'action intentée contre la province de l'Alberta devant la présente cour. La question qui est soulevée dans la requête ici en cause est donc de savoir si la Cour fédérale a compétence sur la province de l'Alberta.

[3]                 Dans la présente espèce, la Cour fédérale n'a pas compétence pour accorder la réparation demandée contre la province de l'Alberta. La province a gain de cause dans la requête qu'elle a présentée en vue de faire radier les parties pertinentes des déclarations. J'examinerai maintenant la question plus à fond, en relatant d'abord certains faits pertinents.

L'HISTORIQUE


[4]                 En ce qui concerne l'action relative aux droits de riverain, que les parties appellent également l'action relative aux limites naturelles, les demandeurs affirment qu'ils occupent de temps immémorial les terres maintenant connues sous le nom de réserves indiennes nos 148 et 148A de Blood. Certaines parties des rivières Belly et Saint Mary passent à la limite des terres des réserves; or, selon la déclaration, ces rivières sont essentielles à la vie économique, culturelle et spirituelle des membres de la bande de Blood.

[5]                 Les demandeurs affirment que, lorsque les anciens membres de la bande de Blood ont conclu le Traité no 7, le 22 septembre 1877, l'intention était de reconnaître aux demandeurs un droit d'utilisation et de propriété sur les rivières, leurs rives et leurs lits, et notamment le droit d'utiliser l'eau de ces rivières, comme moyens d'établir une nouvelle économie fondée sur l'élevage et l'agriculture.

[6]                 La bande de Blood demanderesse dit que les droits de propriété de riverain en question n'ont pas été éteints par un traité ou par un texte de loi et qu'ils sont donc propriétaires des rives et des lits, en raison de droits ancestraux ou de droits issus de traités existants ou encore en leur qualité de propriétaires riverains ayant conservé à leur profit et à leur usage des droits relatifs à l'eau des rivières. Subsidiairement, la bande de Blood demanderesse affirme que, si elle n'est pas titulaire des droits de riverain susmentionnés, la chose est directement attribuable à un manquement aux obligations fiduciaires qui incombaient à la Couronne fédérale.

[7]                 Dans l'action relative aux droits de riverain, on demande en outre un jugement déclaratoire portant sur les droits de propriété et sur les droits de riverain ainsi qu'une reddition de compte à l'encontre de la Couronne fédérale et de la province de l'Alberta et, subsidiairement, des dommages-intérêts contre la Couronne fédérale, lesquels sont fondés sur le manquement à une obligation fiduciaire. J'aimerais ici faire remarquer que la Loi constitutionnelle de 1930, incorporant l'Accord de transfert des ressources naturelles de 1930, a transféré de la Couronne fédérale à la province de l'Alberta les terres publiques et les ressources naturelles, en Alberta. De l'avis de la bande de Blood demanderesse, la province de l'Alberta semble donc également pouvoir être désignée à titre de défenderesse.

[8]                 Cela nous amène à la deuxième action, que les parties appellent parfois l'action relative à l'Accord de transfert des ressources naturelles, soit l'action T-340-99, mais qui est également appelée l'action relative au Traité no 7, et c'est ainsi que je la désignerai. Comme il en a déjà été fait mention, le Traité no 7 a été conclu le 22 septembre 1877. Toutefois, il est probablement opportun de faire l'historique de la question; à cet égard, un aperçu est donné dans la déclaration qui a été déposée dans l'action relative au Traité no 7. Fondamentalement, les diverses bandes, tribus et nations affirment qu'elles occupent de temps immémorial un secteur situé dans le sud de l'Alberta.

[9]                 Par la Charte royale du 2 mai 1670, l'entité communément désignée sous le nom de la Compagnie de la Baie d'Hudson s'est vu conférer divers droits, et notamment des privilèges exclusifs en matière de commerce sur les terres qui ont par la suite été connues sous le nom de Terre de Rupert. Environ 90 ans plus tard, la Proclamation royale de 1763 a créé de nouvelles colonies en Amérique du Nord. La Proclamation assurait la protection des tribus ou nations indiennes, réservait diverses terres à leur profit et interdisait l'achat ou la prise des terres sur lesquelles les Indiens vivaient.

[10]            En 1869, les Territoires du Nord-Ouest et, ce qui est ici pertinent, la Terre de Rupert, sont devenus partie du Canada et la Compagnie de la Baie d'Hudson a cédé à la Couronne les droits qu'elle possédait sur la Terre de Rupert, de façon que cette terre fasse partie du Dominion du Canada.


[11]            Cela nous amène au Traité no 7 du 22 septembre 1877. Ce qui est ici pertinent, c'est que bien que le Traité no 7 prévoie notamment la cession de terres au gouvernement du Canada par les Indiens habitant un secteur étendu dont une partie est en cause dans l'action relative au Traité no 7, les demandeurs nient avoir cédé leur titre autochtone sur le territoire visé par le Traité no 7. En outre, les demandeurs soulignent que le titre autochtone ou les droits ancestraux afférents à des ressources renouvelables et à des ressources non renouvelables n'ont pas été cédés à la Couronne fédérale par le Traité no 7, mais que, s'ils l'ont été, les terres et ressources étaient détenues en fiducie pour les demandeurs et ne pouvaient donc pas être cédées à la province de l'Alberta au moyen de l'Accord de transfert des ressources naturelles de 1930. Subsidiairement, si les terres ont été transférées au moyen de cet accord, la Couronne fédérale a manqué à son obligation fiduciaire. D'où la réparation qui est ici demandée.

[12]            Dans l'action relative au Traité no 7, la réparation demandée par les demandeurs comprend un jugement déclaratoire portant sur les obligations fiduciaires et sur l'omission de satisfaire à ces obligations, un jugement déclaratoire portant que les demandeurs n'ont pas cédé leur titre autochtone et le droit au territoire visé par le Traité no 7 ainsi qu'un jugement déclaratoire portant que les demandeurs possèdent encore des droits légaux sur le territoire visé par le Traité no 7. Les demandeurs sollicitent également des dommages-intérêts.

[13]            De l'avis des demandeurs dans l'action relative au Traité no 7, la province de l'Alberta, qui possède maintenant les terres revendiquées par les demandeurs, peut être désignée à titre de défenderesse, avec la Couronne fédérale.

ANALYSE


[14]            L'avocat de la province de l'Alberta a soulevé divers points en vue de démontrer que la Cour fédérale n'a pas compétence sur la province. Dans ses arguments écrits et oraux, l'avocat des demandeurs a traité, d'une façon ou d'une autre, d'un certain nombre de thèses tendant à justifier la compétence de la Cour fédérale sur la province de l'Alberta. J'examinerai en temps et lieu les points qui ont de l'importance.

La réparation demandée contre la Couronne en vertu de l'article 17

[15]            L'avocat de la province de l'Alberta établit le fondement de la présente requête en radiation en faisant remarquer que la Cour est un tribunal créé par la loi qui n'a aucune compétence intrinsèque; il mentionne ensuite l'arrêt qui fait autorité en la matière, ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. [1986] 1 R.C.S. 752 à la page 766, dans lequel la Cour suprême du Canada énonce le critère à trois volets auquel il faut satisfaire pour que la Cour fédérale ait compétence :

1.              Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2.              Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale de compétence.

3.              La loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l'art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Il est essentiel à la cause des demandeurs qu'il soit conclu à une « attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral » en faveur de la Cour fédérale. En l'absence de pareille attribution législative de compétence, je n'ai pas à tenir compte des autres éléments du critère énoncé dans l'arrêt ITO.


[16]            L'article 17.1 de la Loi sur la Cour fédérale attribue à la Cour la compétence voulue sur les demandes qui sont présentées contre la Couronne, mais compte tenu de la définition donnée au mot « Couronne » au paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale, il s'agit clairement de Sa Majesté la Reine du chef du Canada. L'avocat de la province de l'Alberta mentionne un certain nombre d'arrêts à l'appui de cette proposition claire, notamment Union Oil of Canada Ltd. c. La Reine [1975] 52 D.L.R. (3rd) 388, confirmé par la Cour d'appel fédérale et par la Cour suprême du Canada à (1977) 72 D.L.R. (3rd) 81, page 82. L'arrêt Union Oil étaye également la thèse générale selon laquelle le Parlement du Canada peut légiférer en vue d'attribuer à la Cour fédérale une compétence sur la Couronne du chef d'une province, mais la Loi sur la Cour fédérale n'autorise pas la Cour à instruire une instance engagée contre la Couronne du chef d'une province. Ce concept est clairement énoncé par la Cour d'appel fédérale à la page 81 :

La compétence de la Cour fédérale découle uniquement de la législation et, même si le Parlement du Canada, légiférant dans un domaine relevant de sa compétence, a le pouvoir de conférer à la Cour fédérale la compétence pour connaître des actions intentées contre la Couronne du chef d'une province, nous ne pensons pas que les dispositions législatives citées, ou autres textes législatifs à notre connaissance, autorisent la Cour à connaître d'une procédure relevant d'une action d'un sujet contre la Couronne du chef d'une province.

La Cour d'appel a ensuite examiné la décision rendue par le Conseil privé dans Re Silver Bros. Ltd. [1932] 2 D.L.R. 673; elle a conclu ce qui suit :


[...] l'article de définitions et les références expresses à la Couronne du chef du Canada dans la Loi sur la Cour fédérale, suffisent à établir que les dispositions générales de la Loi sur la Cour fédérale, visant la compétence ratione materiae, n'avaient pas pour but de supprimer l'immunité traditionnelle de la Couronne du chef des provinces en matière de procès devant ses Cours. (pages 81 et 82)

[17]            La décision Bande indienne de Lubicon Lake c. La Reine, [1981] 2 C.F. 317, confirmée par la Cour d'appel fédérale, (1981) 13 D.L.R. (4th) 159, est également ici pertinente. Dans cette décision, Monsieur le juge Addy a conclu que ni le paragraphe 17(1) ni le paragraphe 17(2) n'étaient utiles lorsqu'il s'agissait d'attribuer la compétence voulue à la Cour fédérale sur la province de l'Alberta car, en général, dans le cas d'un tribunal créé par la loi, les dispositions attributives de compétence doivent être strictement interprétées de façon à limiter la compétence et, en particulier :

En ce qui concerne la position de la province de l'Alberta à titre de défenderesse, ce qui a été dit relativement à l'article 17(2) pour les sociétés pétrolières s'applique également à elle. Le sens du terme « Couronne » dans la Loi sur la Cour fédérale est expressément restreint, à l'article 2, à la Couronne du chef du Canada. En outre, même s'il était décidé que les dispositions de l'article 16 de la Loi d'interprétation, où il est prévu que nul texte législatif n'a d'effet sur les droits et prérogatives de Sa Majesté, sauf dans la mesure y mentionnée ou prévue, s'appliquent exclusivement à Sa Majesté du chef du Canada, je suis d'avis que la règle de common law en vertu de laquelle est maintenu le non-assujettissement de la Couronne aux textes législatifs de nature générale s'applique à la Couronne du chef de toutes les provinces. (Voir Pacific Western Airlines Ltd. c. La Reine du chef du Canada.) L'Alberta jouirait de cette immunité pour ce qui concerne tout texte législatif adopté par le Parlement du Canada. La Couronne du chef de l'Alberta n'est pas mentionnée à l'article 17(2) et, par conséquent, n'est pas liée par ce texte. Même s'il était décidé que l'article 17(2) visait les réclamations entre « sujets » , il est tout à fait inconcevable que la Couronne du chef de l'Alberta puisse être considérée comme un « sujet » de la Couronne du chef du Canada. (page 323)


À coup sûr, une interprétation large et souple de la compétence attribuée à la Cour par la loi, notamment par les paragraphes 17(1) et 17(2) de la Loi, pourrait bien être avantageuse pour certaines personnes qui se présentent devant la Cour fédérale. Par conséquent, dans le contexte d'une radiation pour défaut de compétence, où le critère applicable exige qu'il y ait une certaine absence de compétence, dans la mesure où il est clair et évident que l'action ne peut pas être accueillie en raison de l'absence de compétence, je me prononcerais en faveur des demandeurs s'il existait une possibilité quelconque que la Cour ait compétence. Toutefois, en examinant les arguments des avocats des demandeurs, j'ai également tenu compte du concept de l'interprétation stricte, prôné par de nombreux juristes, et notamment par le juge Addy dans la décision Lubicon, voulant que la compétence de la Cour soit assujettie aux limites prévues par la loi.

[18]            Dans l'arrêt Joe c. Canada (1983) 49 N.R. 198 (C.A.F.), confirmé [1986] 2 R.C.S. 145, la Cour d'appel fédérale était saisie d'une requête visant la radiation d'une partie d'une déclaration dans laquelle était sollicité un jugement déclaratoire portant que le demandeur avait des droits sur des terres qui appartenaient à la province de Terre-Neuve. Dans cet arrêt-là, la Cour semble avoir examiné l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale en entier. La Cour d'appel fédérale a statué que l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale n'attribuait pas à la Cour la compétence voulue pour qu'une réparation soit accordée à l'encontre de la province :


[...] Toutefois, une telle déclaration aurait à mon avis, principalement pour effet de toucher aux droits de propriété de la province de Terre-Neuve. Pour cette raison, j'estime que la déclaration demandée par les intimés est, en vérité, une déclaration contre la province de Terre-Neuve qui ne pourrait être rendue dans une action intentée contre les intimés. En outre, étant donné que l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale ne donne pas à la Cour la compétence nécessaire pour accorder un redressement contre une province, le redressement demandé par les intimés ne pourrait être accordé par la Cour même si la province de Terre-Neuve était une défenderesse dans cette action. (page 199)

[19]            Dans l'arrêt Varnam c. Canada [1988] 2 C.F. 454, Monsieur le juge Hugessen, de la Cour d'appel, est encore plus direct lorsqu'il apprécie la portée et l'effet du paragraphe 17(1); en effet, il signale que « [l]es redressements réclamés contre d'autres personnes que la Couronne fédérale ne sont tout simplement pas envisagés par le texte en question » (page 462).

[20]            La décision Bande indienne Saugeen c. Canada, [1992] 3 C.F. 576, a une portée un peu plus étendue, en ce sens qu'elle traite de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale d'une façon générale. Dans cette décision, Monsieur le juge McKay, aux pages 594 et 595, avance tout d'abord la thèse générale selon laquelle l'article 17 attribue à la Cour fédérale une compétence à l'égard de la Couronne du chef du Canada seulement, ainsi qu'à l'égard de ses préposés ou de ses mandataires, et il précise ensuite que l'article 17 n'attribue pas à la Cour fédérale la compétence voulue pour accorder une réparation contre la province :

Enfin, il est bien établi que cette Cour n'a, aux termes de l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale visant les causes générales d'action, d'autre compétence que celle qui lui est reconnue à l'égard de la Couronne (Sa Majesté du chef du Canada), ses préposés ou mandataires. [...] Suivant l'article 17, des mesures ne peuvent être prises qu'à l'encontre de la Couronne fédérale et cette Cour n'a pas compétence dans les cas de recours contre une province.


[21]            Plus récemment, dans la décision Greeley c. Le « Tami Joan » (1996) 113 F.T.R. 66, le juge McKay a encore une fois examiné l'article 17 et la question de savoir si la Cour avait compétence sur la Reine du chef du Nouveau-Brunswick, le demandeur voulant poursuivre la Reine, qui avait pris possession d'un navire en sa qualité de créancière hypothécaire. Après avoir passé les arrêts applicables en revue, et notamment ceux dont j'ai fait mention, le juge McKay a signalé deux points pertinents. En premier lieu, la Cour n'avait pas compétence sur une province, conformément à l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale; en second lieu, il faut faire une distinction entre la compétence à l'égard d'un objet particulier et la compétence à l'égard d'une partie en particulier : voir la page 73.

[22]            Je me rends bien compte que les demandeurs ne mettent pas trop l'accent sur la compétence fondée sur le paragraphe 17(1) de la Loi sur la Cour fédérale, mais la série d'arrêts dont j'ai fait mention règle non seulement clairement la question de la possibilité d'une compétence fondée sur le paragraphe 17(1) de la Loi sur la Cour fédérale, mais illustre aussi certains principes pertinents. Toutefois, il reste une question qui constitue une partie importante des arguments des demandeurs, à savoir l'effet du paragraphe 17(4) de la Loi sur la Cour fédérale.

Compétence fondée sur des demandes contradictoires contre la Couronne

[23]            Le paragraphe 17(4) de la Loi sur la Cour fédérale est ainsi libellé :


(4) Demandes contradictoires contre la Couronne - La Section de première instance a compétence concurrente, en première instance, dans les procédures visant à régler les différends mettant en cause la Couronne à propos d'une obligation réelle ou éventuelle pouvant faire l'objet de demandes contradictoires.

L'expression « Couronne » dans cette disposition s'entend de la Couronne fédérale. La disposition attribue à la Cour fédérale la compétence voulue lorsque la Couronne fédérale a une obligation réelle ou éventuelle pouvant faire l'objet de demandes contradictoires.


[24]            Selon la position prise par les demandeurs, la Couronne fédérale a une obligation réelle ou éventuelle envers eux et les demandeurs et l'Alberta ont des demandes contradictoires à l'égard des terres et des ressources comprises dans le territoire visé par le Traité no 7 et dans la réserve indienne de Blood, faisant l'objet de l'action relative aux droits de riverain. À cet égard, les demandeurs se fondent sur l'arrêt Roberts c. Canada [1989] 1 R.C.S. 322, qui se rapportait à un différend opposant deux premières nations à l'égard de terres, à Campbell River (Colombie-Britannique). La Cour examinait le paragraphe 17(4) dans le contexte de son ancienne désignation à titre d'alinéa 17(3)c). La Cour suprême a approuvé l'approche adoptée par le juge Hugessen, de la Cour d'appel fédérale, qui avait fait remarquer que la disposition exigeait a) une procédure b) aux fins de juger une contestation c) dans laquelle la Couronne a ou peut avoir une obligation d) qui est ou peut être l'objet de demandes contradictoires (voir la page 335). La Cour estimait que le cas habituel auquel la Règle s'appliquait était celui de l'interpleader, mais que la Règle pouvait parfois s'appliquer dans d'autres cas, notamment lorsque la Couronne détient des terres au profit et à l'usage d'une de deux bandes indiennes, la question étant alors de savoir pour quelle bande les terres sont détenues en fiducie. En effet, ce cas est analogue à celui où il y a interpleader.

[25]            La difficulté, lorsqu'il s'agit d'appliquer en l'espèce l'arrêt Roberts, découle du fait qu'il n'y a pas de demandes contradictoires qui soient mentionnées dans les actes de procédure. La Couronne fédérale peut certes avoir une obligation, ou de fait de nombreuses obligations, mais la seule demande qui est fondée sur pareilles obligations est celle qui a été faite par les demandeurs. Comme je l'ai dit, il n'existe aucune obligation envers deux adversaires ou plus. De toute évidence, il existe des obligations, par exemple entre le Canada et les demandeurs, et peut-être entre l'Alberta et les demandeurs, mais contrairement à ce qui était le cas dans l'affaire Roberts, il n'existe aucune obligation commune justifiant l'application de la disposition sur laquelle l'analyse effectuée par le juge Hugessen est fondée.

[26]            Étendre la portée du paragraphe 17(4) de la Loi sur la Cour fédérale de façon que la Cour ait compétence dans un cas où il n'existe pas de demandes contradictoires serait étendre le but du paragraphe 17(4) bien au-delà du genre de situation où il y a interpleader et, de fait, bien au-delà de ce qui est considéré comme un élargissement raisonnable de l'approche adoptée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Roberts.


Personnification de la Couronne du chef de l'Alberta

[27]            Je tiens également à traiter brièvement de l'argument des demandeurs selon lequel la Couronne du chef de l'Alberta devrait être considérée comme une personne; si je comprends bien, la Couronne du chef de l'Alberta ne serait pas protégée par une immunité en pareil cas et, en outre, conformément à la Proceedings Against the Crown Act de l'Alberta, R.S.A. 1980, chapitre P-18, des procédures pourraient être engagées contre l'Alberta devant n'importe quel tribunal. Bien sûr, l'article 16 de la Proceedings Against the Crown Act prévoit que « [...] dans les procédures engagées contre la Couronne, les droits des parties se rapprochent le plus possible de ceux qui sont en cause dans une poursuite entre sujets [...] » , s'agissant ici de la Couronne du chef de l'Alberta. À mon avis, cette disposition ne va pas jusqu'à faire de l'Alberta un sujet du Canada. Toutefois, ce genre d'argument a été examiné plutôt sommairement par le juge Addy dans la décision Bande indienne de Lubicon Lake c. la Reine [1981] 2 C.F. 317, à la page 323. Le juge, qui faisait des remarques dans un cas analogue, a conclu que la province de l'Alberta bénéficierait d'une immunité en ce qui concerne tout texte législatif adopté par le Parlement du Canada. En outre, le juge a fait remarquer premièrement que la Couronne du chef de l'Alberta n'était pas mentionnée au paragraphe 17(2) de la Loi sur la Cour fédérale et, par conséquent, qu'elle n'était pas liée par ce texte. Il a ensuite dit ce qui suit :

Même s'il était décidé que l'article 17(2) visait les réclamations entre « sujets » , il est tout à fait inconcevable que la Couronne du chef de l'Alberta puisse être considérée comme un « sujet » de la Couronne du chef du Canada. (page 323)


Cela règle l'argument selon lequel, d'une façon ou d'une autre, la Cour est compétente si la Couronne du chef de l'Alberta est considérée comme une personne conformément à la législation de l'Alberta.

Proceedings Against the Crown Act de l'Alberta


[28]            Les demandeurs soutiennent également que l'article 8 de la Proceedings Against the Crown Act, qui prévoit notamment que « [...] les procédures contre la Couronne devant un tribunal sont engagées et sont instruites conformément au droit pertinent régissant la pratique de ce tribunal » , autorise l'introduction de procédures devant la présente cour. En tirant cette conclusion, les demandeurs ont mis l'accent sur les mots « un tribunal » , qui confèrent ainsi la compétence voulue à la Cour fédérale. Selon l'interprétation que je donne à l'article 8, la province de l'Alberta, lorsqu'elle est poursuivie, doit être traitée conformément à la pratique du tribunal devant lequel les poursuites sont engagées. En effet, cette disposition établit la procédure, mais elle n'attribue pas une compétence au fond à la Cour fédérale. Toutefois, à supposer qu'il peut y avoir compétence par suite d'une entente, ce qui n'est pas le cas pour un tribunal créé par la loi, l'article 8 de la Proceedings Against the Crown Act provinciale ne constitue pas une entente expresse destinée à attribuer une compétence à la Cour fédérale. J'examinerai maintenant l'argument des demandeurs selon lequel l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, avec l'article 28 de la Judicature Act de l'Alberta, confère une compétence à la présente cour.

Différends entre gouvernements

[29]            Il s'agit ici de savoir si l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, qui est ainsi libellé :

19. Différends entre gouvernements - Lorsque l'assemblée législative d'une province a adopté une loi reconnaissant sa compétence en l'espèce, qu'elle y soit désignée sous son nouveau nom ou celui de Cour de l'Échiquier du Canada, la Cour fédérale est saisie des cas de litige :

a) entre le Canada et cette province;

b) entre cette province et une ou plusieurs autres provinces ayant adopté une loi semblable.

C'est la Section de première instance qui connaît de ces affaires.

avec l'article 28 de la Judicature Act de l'Alberta, qui est ainsi libellé :

[TRADUCTION] 28. Conformément aux dispositions des lois du Parlement du Canada, à savoir la Loi sur la Cour suprême et la Loi sur la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale du Canada ou la Cour suprême du Canada seule ont compétence :

a) dans les litiges survenant entre le Canada et la province de l'Alberta;

b) dans les litiges survenant entre la province de l'Alberta et toute autre province du Canada qui a adopté une loi semblable à celle-ci;


c) dans les procédures où les parties, par leurs actes de procédure, ont soulevé la question de la validité d'une loi du Parlement du Canada ou d'une loi de la Législature de l'Alberta, lorsque de l'avis d'un juge de la cour dans laquelle ces procédures sont en cours, la question est importante; en pareil cas, le juge doit, à la demande des parties, et en l'absence d'une demande peut, s'il le juge bon, ordonner que l'affaire soit renvoyée à la Cour suprême du Canada pour qu'elle tranche la question.

attribue à la Cour une compétence en l'espèce. La compétence attribuée est certes générale, puisque l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale parle de litiges. De fait, le terme « litige » « [...] a un sens assez général pour embrasser tout genre de droit, d'obligation ou de responsabilité qui peut exister entre les gouvernements [...] » : voir les motifs que Monsieur le juge Le Dain a prononcés dans l'arrêt La Reine (Canada) c. la Reine (Î.-P.-É.) [1978] 1 C.F. 533, à la page 583. En l'espèce, les demandeurs soutiennent que les deux actions représentent précisément le genre de cas prévus à l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et que les alinéas 28a) et c) de la Judicature Act facilitent.

[30]            Tout d'abord, l'alinéa 28c) de la Judicature Act ne s'applique pas. Cette disposition entre uniquement en ligne de compte lorsque le juge du tribunal décide de prime abord, à la demande des parties, ou de son propre chef le cas échéant, d'ordonner le renvoi d'une affaire à la Cour suprême du Canada pour qu'elle détermine la validité d'une loi du Parlement ou d'une loi de la Législature de l'Alberta. Cette disposition n'attribue pas de compétence à la Cour fédérale, mais prévoit simplement une procédure, une fois que les parties sont régulièrement présentes devant un tribunal, aux fins d'un renvoi à la Cour suprême du Canada. J'examinerai maintenant l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et l'alinéa 28a) de la Judicature Act.

[31]            En ce qui concerne l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et l'article 28 de la Judicature Act, il est essentiel qu'il y ait un litige entre le Canada et la province de l'Alberta. Je dois conclure à l'existence d'un litige à la lecture du dossier : je ne devrais pas faire de conjectures au sujet de ce qui pourrait être mis en litige par des actes de procédure subséquents ou au sujet des litiges qui pourraient en l'espèce survenir dans l'avenir. Il n'y a ici rien dans le dossier qui montre l'existence d'un différend entre les gouvernements. Cela étant, l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale n'entre pas en ligne de compte de façon à attribuer la compétence voulue à la Cour. Toutefois, il existe un autre motif pour lequel aucune compétence n'est conférée en vertu de l'article 19.

[32]            Dans la décision Première nation de Fairford c. Canada, (1996) 96 F.T.R. 172, et en appel (1997) 205 N.R. 380, le juge de première instance et la Cour d'appel ont pris la peine de faire une distinction à l'égard de la décision Union Oil Co. of Canada Ltd. c. Canada et Colombie-Britannique (1975) 52 D.L.R. (3rd) 388, confirmée par la Cour d'appel fédérale (1977) 72 D.L.R. (3rd) 81, cette dernière décision ayant de son côté été confirmée par la Cour suprême du Canada et sur laquelle les demandeurs se fondent. La décision Fairford étaye la thèse selon laquelle cette compétence, conformément à l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, peut uniquement être invoquée par le Canada ou par une province et non par un particulier : voir la décision rendue en première instance, à la page 394.


CONCLUSION

[33]            Les présentes actions ne révèlent aucune cause d'action valable, la Cour n'ayant de toute évidence pas compétence en vertu de la loi, eu égard aux circonstances actuelles, pour entendre une demande présentée contre la province de l'Alberta. Il ne s'agit pas d'une lacune à laquelle il est possible de remédier au moyen d'une modification. Par conséquent, Sa Majesté la Reine du chef de l'Alberta est radiée à titre de défenderesse.

« John A. Hargrave »

Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique),

le 27 septembre 2001.

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                  T-312-99

INTITULÉ :                                                 le chef Chris Shade et autres

c.

la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                         Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                       le 2 mai 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :         Monsieur le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                               le 27 septembre 2001

COMPARUTIONS :

M. Bob Wilkins, Mme Joanne Crook                                POUR LES DEMANDEURS

Mme Everett Bunnell, c.r., M. A.P. Argento POUR LA DÉFENDERESSE la province de l'Alberta

M. James Baird, Mme Lisa Shields                                    POUR LA DÉFENDERESSE Sa Majesté la Reine

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Walsh Wilkins                                                                  POUR LES DEMANDEURS

Calgary (Alberta)

Macleod Dixon                                                                  POUR LA DÉFENDERESSE

Calgary (Alberta)                                                               la province de l'Alberta

M. Morris Rosenberg                                                        POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada                                  Sa Majesté la Reine

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