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Date : 20191024


Dossier : IMM-5693-18

Référence : 2019 CF 1330

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 24 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

JESSICA ONYINYECHUKWU OKONKWO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
 ET DE L’IMMIGRATON

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté, le 17 juillet 2018, la demande d’asile que la demanderesse avait présentée au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration aurait dû être désigné à titre de défendeur, et l’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

[2]  La demanderesse est une citoyenne nigériane de 19 ans (elle avait 18 ans au moment de l’audience) originaire de Lagos, où elle résidait avec sa famille. Le 5 août 2017, elle s’est rendue aux États-Unis pour des vacances avec sa famille. Elle avait été agressée sexuellement au Nigéria par son père. Pendant son séjour aux États-Unis, elle a communiqué avec son oncle maternel qui vit au Canada pour lui expliquer sa situation et lui demander si elle pouvait vivre avec lui. Le 30 novembre 2017, la demanderesse s’est rendue au Canada, où elle a présenté une demande d’asile. La demanderesse affirme qu’elle craint de continuer à être victime d’abus sexuels aux mains de son père si elle retournait au Nigéria.

[3]  La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse pour trois motifs cumulatifs qui doivent être appréciés conjointement :

  • a) Les allégations de la demanderesse quant au pouvoir et à l’influence que son père détiendrait au Nigéria n’étaient pas crédibles;

  • b) Il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve probants selon lesquels son père était disposé à la poursuivre ou avait le pouvoir et l’influence nécessaires pour la retrouver à l’aide des autorités gouvernementales;

  • c) La demanderesse avait une possibilité de refuge intérieur [PRI], à savoir la ville d’Onitsha dans l’État d’Anambra.

[4]  Je conclus que la décision contestée est déraisonnable, et ce, pour les motifs exposés ci‑dessous.

[5]  Le critère applicable pour l’évaluation d’une PRI est énoncé par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CA). Le critère requiert, premièrement, que le demandeur d’asile démontre, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans l’ensemble du pays, y compris à l’endroit proposé comme PRI, et, deuxièmement, que la PRI proposée n’est pas déraisonnable eu égard à la situation particulière du demandeur d’asile concerné. Les deux conditions doivent être remplies pour établir que la demanderesse dispose d’une PRI.  

[6]  En résumé, la SPR a reconnu que le père de la demanderesse l’avait agressée sexuellement à plusieurs reprises. Par conséquent, on ne peut pas dire que la demanderesse est en sécurité avec son père. Toutefois, la SPR a aussi mentionné qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse que la demanderesse soit exposée à la persécution ou au risque d’être soumise à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait se réinstaller à Onitsha, dans l’État d’Anambra. À cet égard, la SPR juge que la demanderesse a des membres de sa famille maternelle dans la ville qui, affirme-t-elle, « ne s’étaient pas montrés prêts à collaborer avec son père pour aider ce dernier à trouver la demandeure d’asile ».

[7]  Onitsha semble avoir été la seule PRI examinée par la SPR. Il était déraisonnable de conclure que la demanderesse serait en sécurité à Onitsha simplement parce qu’elle y a de la famille. Si le père de la demanderesse devait la chercher, il tenterait probablement en premier lieu de la chercher auprès des membres de sa famille auxquels elle aurait pu s’adresser pour obtenir de l’aide. Pour ce seul motif, la décision devrait être renvoyée à la SPR pour qu’elle statue à nouveau sur l’affaire; toutefois, je conclus aussi que la décision de la SPR à l’égard du deuxième volet du critère de la PRI pose également problème.

[8]  Les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe avertissent le décideur qu’il doit accorder une attention particulière à la situation des femmes lorsqu’il évalue une PRI :

Pour déterminer s’il existe une possibilité de refuge intérieur (PRI) raisonnable, les décideurs doivent tenir compte de la capacité de la femme, en raison de son sexe, de se rendre dans cette partie du pays en toute sécurité et d’y rester sans difficultés excessives. Pour évaluer le caractère raisonnable d’une PRI, les décideurs doivent tenir compte, entre autres, de facteurs religieux, économiques et culturels et déterminer si ceux-ci influeront sur les femmes dans la PRI et de quelle façon.

[9]  En l’espèce, la demanderesse est maintenant une jeune femme de 19 ans disposant de peu ou pas de ressources financières, qui a toujours vécu chez ses parents avant de venir au Canada et qui est manifestement vulnérable. La demanderesse a relaté dans son témoignage qu’elle ne connaissait pas la culture, la langue et les coutumes des gens vivant dans la PRI, qu’elle n’avait pas de maison où elle pouvait aller dans la PRI, exception faite du domicile de sa grand-mère maintenant décédée, et qu’elle n’a jamais travaillé et n’avait pas d’emploi en attente dans la PRI.

[10]  Tout d’abord, je constate, à la lecture des cartables nationaux de documentation [CND], que l’igbo est la langue franque dans la PRI proposée. SIL Internationnal décrit ainsi l’usage de l’igbo dans un document intitulé « Languages of Nigeria » :

[traduction]

Statut de la langue : 2 (Provinciale). Langue provinciale de facto dans le sud-est. Langue de communication générale principale dans les États suivants : Abia, Anambra, Ebonyi, Enugu et Imo.

[11]  Quoi qu’il en soit, le défendeur soutient que le fait que la demanderesse ne parle pas l’igbo, la langue locale à Onitsha et dans l’État d’Anambra, n’est pas pertinent, puisque l’anglais est la langue nationale du Nigéria et que ses cousins parlent anglais. Bien que la demanderesse parle anglais, il est difficile de savoir dans quelle mesure l’usage de l’anglais comme langue seconde est répandu dans la PRI proposée. Par conséquent, même si la demanderesse peut communiquer en anglais avec ses cousins, il est plus probable qu’improbable que le fait qu’elle ne parle pas l’igbo entrave sa capacité à trouver un emploi à Onitsha.

[12]  Deuxièmement, la SPR tient pour acquis que la question de l’endroit où résidera la demanderesse ne constitue pas un enjeu, puisqu’elle pourrait vivre avec sa famille maternelle dans la PRI, mais elle poursuit en disant que la demanderesse ne devrait pas nécessairement vivre avec sa famille maternelle, et ce, sans jamais se pencher sur la question de savoir si la demanderesse disposerait d’un endroit pour se loger.

[13]  Troisièmement, selon une réponse à une demande d’information figurant au point 5.9 du CND, la situation des femmes seules au Nigéria est difficile. Bien que la situation soit plus facile dans les villes du sud, comme Onitsha, que dans le nord du Nigéria, les jeunes femmes seules seraient encore exposées à de graves difficultés.

[14]  Quatrièmement, la réponse à une demande d’information contient le passage suivant en ce qui concerne l’accès au logement : 

4.1 Logement dans le Sud

Selon le professeur de l’Université du Nigéria, une femme qui est à la tête d’un ménage peut obtenir un logement si elle peut se permettre les [traduction] « loyers élevés » exigés dans des villes telles que Lagos, Ibadan et Port Harcourt (5 janv. 2012). Il a déclaré que dans les zones urbaines, les gens doivent souvent verser une avance de deux à trois ans sur le loyer pour obtenir un logis, en plus de la commission des agents de location (professeur 5 janv. 2012). Digital Journal, un réseau de médias internationaux établi au Canada (s.d.), signale par ailleurs qu’à Lagos, les propriétaires demandent une avance de deux à trois ans sur le loyer, et que les tarifs qui sont exigés pour le contrat de location et la commission de l’agent excèdent parfois le montant du loyer (22 mars 2012). Digital Journal précise également qu’à Lagos, certains agents prennent l’argent de leurs clients sans leur fournir de logement, et que certains tirent profit du [traduction] « désespoir apparent » des personnes qui cherchent un logis (22 mars 2012).

[15]  Cinquièmement, en ce qui a trait à l’emploi, la réponse à la demande d’information fait ressortir ce qui suit :

3.1 Emploi dans le Sud

Le professeur de l’Université du Nigéria a déclaré qu’une femme ne bénéficiant pas du soutien d’un homme [TRADUCTION] « ne peut obtenir un emploi raisonnable » à Lagos, Ibadan ou Port Harcourt qu’avec l’aide d’une personne « en position d’autorité ou très riche » (5 janv. 2012). Il a précisé que, lorsqu’une femme réussit à trouver un emploi, il s’agit généralement d’un emploi [TRADUCTION] « mal rémunéré et très exigeant » dans le secteur non structuré, et que ce type de poste est « tout aussi difficile à obtenir » en raison de l’économie « presque stagnante », de la faiblesse de l’infrastructure et du sous-développement du secteur industriel (professeur 5 janv. 2012). La coordonnatrice de projet de Women’s Rights Watch Nigeria a affirmé que, même si les temps changent parce que davantage de femmes vont à l’école, il est [TRADUCTION] « généralement plus facile » pour les femmes qui vivent dans le Sud que pour celles qui vivent dans le Nord d’obtenir un emploi, même si elles finissent souvent par occuper des emplois « difficiles », par exemple dans les secteurs du « petit commerce » et de l’agriculture de subsistance (18 oct. 2012). Uju Peace Okeke a déclaré que les femmes instruites qui vivent dans le Sud peuvent obtenir un emploi, mais que [TRADUCTION] « nombre d’entre elles sont victimes de harcèlement sexuel » (26 oct. 2012).

[16]  La preuve objective appuie certes la conclusion de la SPR selon laquelle les femmes de statut social supérieur sont plus susceptibles d’obtenir un emploi. Cela dit, la demanderesse, jeune femme seule avec peu ou pas de moyens financiers, ne ferait pas partie de cette catégorie.

[17]  Compte tenu de la situation particulière de la demanderesse et du contexte objectif fourni par le CND, je juge que la conclusion selon laquelle la demanderesse ne serait pas exposée à des difficultés excessives si elle déménageait seule dans la PRI proposée ne constitue pas une issue acceptable.

[18]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande d’asile sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5693-18

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié afin de désigner la bonne partie défenderesse, soit le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande d’asile est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de novembre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5693-18

 

INTITULÉ :

JESSICA ONYINYECHUKWU OKONKWO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 OCTOBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Alain Tayeye

 

POUR LA DEMANDERESSE

Yusuf Khan

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alain Tayeye

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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