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Date : 20191023


Dossier : IMM‑687‑19

Référence : 2019 CF 1328

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MAHMOUD Y A SHAHEEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le 15 septembre 2016, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a pris une mesure de renvoi contre le demandeur parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences liées à son statut de résident permanent. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration [la SAI], qui a confirmé la mesure de renvoi et conclu qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant son annulation. La décision de la SAI, datée du 4 janvier 2019, fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[2]  Comme je l’expliquerai plus en détail, la présente demande est rejetée, car j’estime que la SAI a examiné de façon raisonnable la preuve dont elle disposait et qu’elle a bien appliqué à cette preuve les règles de droit applicables à l’évaluation qu’elle était tenue d’effectuer.

II.  Le contexte

[3]  Le demandeur et sa famille sont arrivés au Canada en mars 2010 en provenance de Ramallah, une ville palestinienne de Cisjordanie, grâce à l’admissibilité du demandeur dans la catégorie des travailleurs qualifiés. Le demandeur est un médecin originaire de Palestine. Son épouse est également résidente permanente, et deux de ses trois enfants adultes sont maintenant citoyens canadiens. Son fils cadet était en voie d’obtenir la citoyenneté canadienne au moment de la décision de la SAI.

[4]  Dix jours après son arrivée au Canada, la famille est retournée à Ramallah pour que la fille du demandeur, son aînée, puisse terminer ses examens de l’école secondaire. Après que celle‑ci a commencé ses études à l’Université de Toronto, le demandeur est retourné à Ramallah pour une autre année, afin que son fils aîné puisse terminer ses études secondaires sans perturbation. Une fois son fils établi à l’Université Ryerson, le demandeur a décidé d’inscrire son fils cadet à un programme d’anglais à Ramallah avant de l’inscrire à l’école secondaire canadienne, afin d’éviter certaines des difficultés que son frère et sa sœur éprouvaient dans leurs universités canadiennes. Le demandeur a passé beaucoup de temps en Palestine pendant les périodes où ses enfants y étudiaient.

[5]  En mars 2015, le demandeur a présenté une demande de renouvellement de sa carte de résident permanent et a fait l’objet d’une enquête de détermination du statut de résident permanent. Le 15 avril 2016, l’ASFC a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], dans lequel elle a conclu que le demandeur n’avait pas satisfait à l’exigence de l’article 28 de la LIPR relativement au nombre de jours requis pour respecter l’obligation de résidence au Canada au cours des cinq années suivant son établissement. Le demandeur admet qu’il était au courant de cette obligation. Toutefois, il affirme qu’avant que l’ASFC le convoque à une entrevue à la fin de 2016, il n’avait pas compris la gravité de son manquement.

[6]  En novembre 2016, le demandeur a démissionné de ses fonctions au sein du gouvernement palestinien et a tenté de vendre l’appartement de la famille à Ramallah. La vente a échoué, car des travaux de construction sur une maison voisine avaient causé des dommages à l’immeuble du demandeur. Conjointement avec sept autres propriétaires, le demandeur a intenté une poursuite contre le voisin. Il allègue avoir été le plus investi dans cette poursuite, car il voulait vendre l’appartement. De plus, il était le mieux placé pour aider leurs avocats, car il détenait le plus d’éléments de preuve, son unité étant située au rez‑de‑chaussée. Les demandeurs ont eu gain de cause, mais trois des autres demandeurs ont interjeté appel du montant des dommages‑intérêts. À ce stade‑là, le demandeur a conclu que sa présence n’était pas requise, et il est venu au Canada en février 2018.

[7]  À son arrivée au Canada, le demandeur a pris des mesures pour se trouver un emploi et s’est inscrit au [traduction] « Programme de réorientation pour les médecins formés à l’étranger » de Ryerson [le programme de réorientation de Ryerson]. Il a terminé la première partie du programme, soit la partie théorique, et était sur le point de commencer la deuxième partie, soit la partie pratique, mais il a trouvé un emploi à temps plein comme consultant dans une clinique. Le demandeur a déclaré dans son témoignage devant la SAI qu’il prévoit acheter la clinique un jour.

[8]  Le demandeur a déclaré qu’il était resté en Palestine principalement pour gagner de l’argent afin de subvenir aux besoins de sa famille au Canada. Il a travaillé au sein du gouvernement palestinien pendant de nombreuses années, directement ou grâce à des contrats conclus avec d’autres organisations. Il affirme qu’il a cherché un emploi au Canada à partir de 2010, mais qu’il était soit surqualifié pour les postes, soit dépourvu de l’expérience canadienne requise.

[9]  Au moment de l’audience devant la SAI, les trois enfants du demandeur fréquentaient l’université et travaillaient à temps partiel ou travaillaient à temps plein au Canada. Les enfants ont témoigné que la séparation d’avec leur père serait difficile pour la famille. Ils ont affirmé que les restrictions de voyage, qui sont fréquemment imposées en Cisjordanie et à Gaza par Israël, empêcheraient le demandeur de leur rendre visite en Cisjordanie, et vice versa. Comme le demandeur a démissionné de son poste au gouvernement, il ne détient plus de passeport diplomatique et, ainsi, il sera désormais plus difficile pour lui de voyager au Canada.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[10]  En examinant la mesure de renvoi, la SAI s’est demandé (1) si le demandeur avait satisfait aux exigences de son statut de résident permanent prévues à l’article 28 de la LIPR; et (2) s’il existait des motifs d’ordre humanitaire lui permettant de rester au Canada en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

[11]  La SAI a confirmé que l’agent d’immigration de l’ASFC avait conclu à juste titre que le demandeur n’avait pas satisfait aux exigences de l’article 28, en calculant qu’il avait été présent au Canada pendant un total de 141 jours, soit 19 % de son obligation de résidence minimale durant la période pertinente, soit de mai 2010 à mai 2015.

[12]  La SAI a ensuite examiné la liste non exhaustive des facteurs énoncés dans les décisions Bufete‑Arce c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2003] DSAI no 370 (Commission d’appel de l’immigration) [Bufete‑Arce], et Kok c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2003] DSAI no 514 (Commission d’appel de l’immigration) [Kok], qui ont guidé sa décision d’accueillir ou non l’appel pour des motifs d’ordre humanitaire :

  • l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

  • le degré d’établissement initial et subséquent du demandeur au Canada;

  • les motifs de départ du Canada;

  • les motifs de son séjour continu ou prolongé à l’étranger;

  • les attaches familiales au Canada;

  • les tentatives raisonnables de sa part pour revenir au Canada à la première occasion;

  • les difficultés et les bouleversements que le renvoi du demandeur ou son interdiction de territoire causerait aux membres de sa famille au Canada;

  • les difficultés auxquelles se heurterait le demandeur s’il était renvoyé du Canada ou interdit de territoire;

  • l’existence de circonstances spéciales ou particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[13]  En ce qui concerne le premier facteur, la SAI a rejeté l’argument du ministre selon lequel l’obligation de résidence est « négligeable », mais elle a convenu que le manquement du demandeur était important, de sorte qu’il faudrait établir des motifs d’ordre humanitaire importants pour faire droit à l’appel.

[14]  En ce qui concerne le degré initial d’établissement du demandeur au Canada, la SAI a tenu compte des faits suivants : le retour du demandeur en Palestine pour les examens de sa fille, la dernière année d’études secondaires de son fils aîné et l’inscription de son fils cadet à l’école anglaise à Ramallah. Elle a également souligné que son épouse faisait l’aller‑retour entre le Canada et la Palestine pour rester avec les enfants, alors que le demandeur n’était venu au Canada que pour établir les enfants dans leurs écoles canadiennes respectives. Le demandeur a également conservé son emploi en Palestine pendant la période pertinente. La SAI a jugé qu’il s’agissait d’un facteur défavorable.

[15]  En ce qui concerne l’établissement actuel, la SAI a reconnu que le demandeur avait fait certains efforts pour s’établir au Canada. Il a suivi le programme de réorientation de Ryerson et travaillait à temps plein comme consultant principal dans une clinique de physiothérapie, qu’il envisage d’acheter. Il a également un compte bancaire conjoint avec son épouse depuis 2014 et y a déposé des fonds limités. La famille loue un appartement ensemble au Canada depuis 2015, et le demandeur détient une carte de crédit canadienne depuis 2016. Il possède également de solides compétences en anglais. Bien qu’il s’agisse de facteurs favorables attestant son établissement au Canada, la SAI a conclu qu’ils n’étaient pas suffisants pour l’emporter sur ce qu’elle percevait comme des lacunes dans cet établissement. Par exemple, en tenant compte des huit dernières années, la SAI a conclu que le demandeur avait peu d’actifs ou d’investissements au Canada, qu’il n’avait pratiquement pas participé à la vie communautaire ni suivi de formation continue, qu’il avait travaillé environ 27 jours au Canada et qu’il n’avait jamais produit de déclaration de revenus canadienne. La SAI a conclu que le degré d’établissement actuel était limité et qu’il s’agissait d’un facteur défavorable.

[16]  La SAI a conclu que les motifs du départ du demandeur et son séjour prolongé à l’étranger étaient un choix, ce qui militait en sa défaveur. Elle a pris acte de son explication selon laquelle il ne pouvait pas trouver d’emploi au Canada parce qu’il était surqualifié ou qu’il n’avait pas d’expérience canadienne. Elle a toutefois conclu qu’il avait choisi de conserver son emploi bien rémunéré au sein du gouvernement. Elle a conclu qu’il n’avait pas activement cherché un emploi au Canada, étant donné qu’il y avait peu d’éléments de preuve documentaire pour étayer son affirmation selon laquelle il avait fait des efforts de recherche. La SAI a également souligné qu’une fois que le demandeur s’était engagé à rester au Canada, et qu’il avait déployé des efforts concertés pour se trouver un emploi, il s’est inscrit au programme de réorientation de Ryerson et a réussi à obtenir un emploi à temps plein en six mois.

[17]  En ce qui concerne les efforts déployés pour revenir au Canada à la première occasion, la SAI a conclu que le fait que le demandeur n’avait pas quitté son emploi ou tenté de vendre sa maison avant novembre 2016 militait en sa défaveur. Il a témoigné qu’il n’a commencé à liquider ses affaires en Palestine que lorsque la situation de ses enfants s’est stabilisée au Canada et qu’ils sont devenus autonomes financièrement, et il a affirmé qu’il n’avait pris conscience de la gravité de son manquement qu’après avoir reçu la mesure de renvoi en 2016. La SAI a rejeté ces explications, concluant que le demandeur s’était rendu compte que sa maison était son principal actif et qu’il aurait besoin de fonds provenant de sa vente pour investir au Canada, mais qu’il n’avait déployé des efforts significatifs pour la vendre que six ans au moins après avoir obtenu son statut de résident permanent.

[18]  La SAI a également jugé que le fait que le demandeur était resté en Palestine pendant une période supplémentaire pour participer à la poursuite contre son voisin militait en sa défaveur. Elle a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour expliquer pourquoi il ne pouvait pas donner de directives à un avocat depuis le Canada ou pourquoi les sept autres propriétaires ne pouvaient pas s’occuper de l’affaire sans lui. Elle a expressément fait état du témoignage du demandeur selon lequel il s’était rendu compte en décembre 2017, lorsqu’ils ont obtenu gain de cause et que les autres propriétaires ont interjeté appel, que sa [traduction] « présence n’avait aucun sens » et qu’il pouvait revenir au Canada.

[19]  La SAI a reconnu les attaches familiales du demandeur au Canada, mais a conclu que les difficultés et les bouleversements pour les membres de la famille seraient négligeables. Elle a souligné que les enfants voulaient rester avec leur père au Canada et que, selon leur témoignage, la séparation avait été difficile au cours des huit dernières années. La SAI a néanmoins conclu qu’ils se heurteraient à des difficultés négligeables si le demandeur se voyait refuser la résidence permanente, parce qu’ils vivaient séparés de lui depuis de nombreuses années et qu’ils sont des adultes autonomes financièrement qui travaillent ou fréquentent l’université. La SAI a conclu que la relation qu’entretenait la famille grâce à des appels téléphoniques et des messages texte se poursuivrait.

[20]  Bien que le demandeur n’ait plus de passeport diplomatique, ce qui rend encore plus difficiles ses voyages au Canada, la SAI a conclu que rien ne démontrait que ses enfants auraient des difficultés particulières s’ils lui rendaient visite en Palestine munis de leurs passeports canadiens. Le fait qu’il sera moins facile pour le demandeur de voyager a été considéré comme un facteur favorable à l’appel, mais ce facteur a été contrebalancé dans une certaine mesure par la capacité de ses enfants à lui rendre visite.

[21]  La SAI disposait de peu d’éléments de preuve concernant la relation du demandeur avec son épouse. Cependant, elle a conclu que son épouse avait fait la navette entre le Canada et la Palestine et qu’elle avait passé beaucoup de temps séparée du demandeur, de sorte qu’elle ne constituait pas une attache familiale solide au Canada.

[22]  La SAI a également conclu que le demandeur se heurterait à des difficultés négligeables s’il retournait en Palestine. Elle a indiqué qu’il était parti depuis moins d’un an, qu’il était né, avait fait ses études et avait connu des succès professionnels là‑bas, qu’il était encore propriétaire d’un appartement à Ramallah et qu’il avait des liens familiaux importants en Palestine. La SAI a reconnu que la Palestine est confrontée à une instabilité sociale et politique, mais a souligné que le demandeur avait choisi de rester dans cet environnement pendant plus de huit ans après avoir obtenu son statut de résident permanent au Canada. Elle a donc accordé peu de poids aux conditions politiques en Palestine.

[23]  Se fondant sur cette analyse, la SAI a confirmé la décision de l’agent et a conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de la convaincre que l’affaire justifiait la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.

IV.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[24]  L’appelant soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  1. Le critère à respecter pour accorder une réparation en equity pour un manquement à l’article 28 de la LIPR devrait‑il être différent de celui qui s’applique aux autres appels? En particulier, devrait‑il être davantage guidé par la décision Chirwa et l’arrêt Kanthasamy que par la décision Ribic?

  2. La SAI a‑t‑elle procédé à une évaluation comme celle prévue dans la décision Chirwa et confirmée par l’arrêt Kanthasamy?

  3. Les conclusions de la SAI au regard du critère énoncé dans la décision Ribic étaient‑elles raisonnables, et la SAI a‑t‑elle tiré ces conclusions en interprétant bien la preuve dont elle disposait?

[25]  Le demandeur ne précise pas la norme de contrôle applicable. Le défendeur, quant à lui, soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions en litige. Je suis d’accord, car il n’y a aucune raison de s’écarter de la jurisprudence de la Cour qui prévoit que les décisions de la SAI sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (voir, par exemple, Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Antoun, 2018 CF 540 [Antoun], au par. 15).

V.  Analyse

A.  Le critère à respecter pour accorder une réparation en equity pour manquement à l’article 28 de la LIPR devrait‑il être différent de celui qui s’applique aux autres appels? En particulier, devrait‑il être davantage guidé par la décision Chirwa et l’arrêt Kanthasamy que par la décision Ribic?

[26]  Le demandeur est d’avis que, lorsqu’un appel devant la SAI découle d’un manquement à l’obligation de résidence, par opposition à une fausse déclaration ou à des activités criminelles, il devrait être plus facile de répondre au critère relatif à la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Il soutient que le défaut de satisfaire à l’obligation de résidence est moins grave qu’une fausse déclaration ou des activités criminelles et que les demandeurs comme lui devraient donc être en mesure d’obtenir gain de cause en appel même si les motifs d’ordre humanitaire sont moins convaincants.

[27]  À l’appui de sa thèse, le demandeur se fonde d’abord sur le fait que l’article 28 de la LIPR, qui crée l’obligation de résidence, permet à un agent des visas de déterminer que des motifs d’ordre humanitaire l’emportent sur un manquement. Le demandeur souligne qu’il n’existe aucune disposition semblable autorisant la prise de mesures spéciales dans le contexte de fausses déclarations ou de criminalité avant l’instruction de l’appel devant la SAI. J’estime que cette observation est peu fondée. La SAI doit tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire dans toutes les catégories d’appels. À mon avis, le fait que le décideur d’instance inférieure dans le présent contexte puisse également examiner ces facteurs ne démontre pas que l’analyse des motifs d’ordre humanitaire que la SAI doit effectuer dans le cadre d’un appel est différente.

[28]  Le demandeur soutient également que sa thèse est étayée par les directives données dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration), (1970), 4 AIA 338 (Commission d’appel de l’immigration) [Chirwa], à la page 350, et l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au paragraphe 13, où il est indiqué que les motifs d’ordre humanitaire s’entendent des circonstances qui inciteraient une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne. Le demandeur affirme que la SAI aurait dû analyser sa situation de cette façon, en accordant moins d’importance aux facteurs énoncés dans les décisions Bufete‑Arce et Kok (souvent appelés les facteurs énoncés dans la décision Ribic (Ribic c Canada (Emploi et Immigration), [1985] DSAI no 4 (Commission d’appel de l’immigration)). Il soutient qu’une telle analyse aurait rendu inopposable l’inobservation de son obligation de résidence en imposant un seuil de motifs d’ordre humanitaire moins élevé que celui que la SAI a exigé dans sa décision.

[29]  Là encore, j’estime que l’argument du demandeur n’est pas convaincant. Comme le souligne le défendeur, bien que les facteurs énoncés dans la décision Ribic ne soient pas exhaustifs, la Cour a récemment confirmé que la SAI doit les appliquer lorsqu’elle examine les motifs d’ordre humanitaire dans un appel portant sur l’obligation de résidence (voir, p. ex., Sanchez Zapata c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1250, au par. 4; Antoun, au par. 20). Je conviens également avec le défendeur que les facteurs pertinents et le poids à leur accorder varient selon les circonstances de chaque affaire.

[30]  Ces principes ne permettent pas de conclure que la SAI doit appliquer un critère différent dans un appel découlant d’un manquement à l’article 28 de la LIPR. En fait, les lignes directrices tirées des décisions Ribic, Chirwa et Kanthasamy s’appliquent aux analyses des motifs d’ordre humanitaire en général, l’analyse particulière devant être guidée par les faits individuels de chaque affaire plutôt que par la nature de l’appel donnant lieu au recours devant la SAI.

[31]  Le demandeur soutient également que la SAI aurait dû tenir compte de son intention de respecter son obligation de résidence à l’avenir. Il assimile ce facteur à celui de la « possibilité de réadaptation » énoncé dans la décision Ribic pour les appels découlant de la criminalité. Je conviens avec le défendeur que le demandeur n’a pas invoqué cet argument de cette façon devant la SAI. De plus, la jurisprudence applicable prévoit que la possibilité d’établissement n’est pas un facteur pertinent, puisque la détermination de l’établissement n’est pas un exercice prospectif (voir Nassif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 873, au par. 33; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hassan, 2017 CF 413, aux par. 24‑25; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Hassan, 2019 CF 1090, aux par. 15‑16).

[32]  Enfin, le demandeur s’appuie sur la décision récente Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 [Damian], au par. 21, dans laquelle le juge McHaffie a souligné que les termes « exceptionnelle » et « extraordinaire » ne devraient pas être considérés comme une norme juridique applicable aux décisions de prendre ou non une mesure spéciale pour des motifs d’ordre humanitaire. Cependant, je ne crois pas que le demandeur soutient que la SAI a employé ces termes d’une manière inappropriée dans sa décision. En fait, l’argument du demandeur est plutôt une réponse à l’argument du défendeur selon lequel la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire constitue une mesure exceptionnelle et extraordinaire. À cet égard, les circonstances de l’espèce sont semblables à celles examinées dans la décision Damian (voir le par. 18), et la question de l’applicabilité de ces termes n’est pas déterminante en l’espèce. Dans la mesure où le demandeur affirme que les motifs d’ordre humanitaire qu’il devait établir devant la SAI, c’est‑à‑dire des motifs exceptionnels ou extraordinaires, constituaient un seuil trop élevé, j’estime que cette affirmation ne qualifie pas bien l’analyse de la SAI.

B.  La SAI a‑t‑elle procédé à une évaluation comme celle prévue dans la décision Chirwa et confirmée par l’arrêt Kanthasamy?

[33]  L’observation du demandeur selon laquelle la SAI, dans son analyse, [traduction] « a perdu de vue l’essentiel » résume bien son argument sur cette question. Selon le demandeur, bien que la SAI se soit concentrée sur le fait qu’il avait une résidence et un emploi en Palestine, elle est passée à côté des éléments suivants : (1) il n’arrivait pas à trouver un emploi au Canada, et (2) il a conservé ses liens avec la Palestine uniquement pour subvenir aux besoins de sa famille et pour soutenir leur engagement collectif envers le Canada. Il soutient que la SAI a eu tort d’examiner chacun des facteurs énoncés dans la décision Ribic individuellement, et que rien dans la décision ne démontre qu’elle a effectué, comme elle se devait de le faire, une évaluation globale, cumulative et holistique des facteurs.

[34]  Le défendeur a renvoyé la Cour à l’analyse effectuée dans la décision Kharlan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 678, aux paragraphes 22‑29. Dans cette affaire, le juge Fothergill a conclu que, même si l’utilisation de rubriques distinctes par la SAI dans sa décision donnait l’impression d’une analyse segmentée, il était irréaliste de penser qu’un examen plus ouvertement holistique de la preuve aurait donné un résultat différent, puisque les facteurs d’ordre humanitaire du demandeur n’étaient pas particulièrement convaincants.

[35]  L’espèce présente des similarités avec cette affaire. Il ne ressort pas de la décision dans son ensemble que la SAI a mal compris les arguments du demandeur. La SAI a conclu que la plupart des facteurs étaient défavorables, qu’ils militaient contre la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire ou qu’il fallait leur accorder peu de poids en faveur du demandeur. Rien ne permet de conclure qu’une analyse plus ouvertement cumulative ou globale de ces facteurs aurait donné un résultat positif.

C.  Les conclusions de la SAI au regard du critère énoncé dans la décision Ribic étaient‑elles raisonnables, et la SAI a‑t‑elle tiré ces conclusions en interprétant bien la preuve dont elle disposait?

[36]  Le demandeur soulève plusieurs points à l’égard desquels il affirme que la SAI a mal interprété la preuve dont elle disposait et qui était pertinente à l’analyse des motifs d’ordre humanitaire.

[37]  Premièrement, le demandeur souligne que la SAI fait référence à son manque de formation continue au Canada, malgré qu’elle ait reconnu sa participation au programme de réorientation de Ryerson en 2018. Je ne vois rien de déraisonnable dans cet aspect de la décision. La SAI a manifestement compris que le demandeur avait suivi le programme de réorientation de Ryerson. À mon sens, en faisant allusion au manque de formation continue du demandeur, la SAI a plutôt conclu que la formation continue qu’il avait suivie au Canada était insuffisante pour parvenir à une conclusion favorable sur l’établissement. Elle n’est pas arrivée à une conclusion qui contredisait les faits qu’elle avait reconnus plus tôt.

[38]  Deuxièmement, le demandeur renvoie à la conclusion de la SAI selon laquelle il n’était pas obligé de rester en Palestine pendant le déroulement de la poursuite. La SAI s’est appuyée sur le témoignage du demandeur selon laquelle il s’était rendu compte en décembre 2017 que sa [traduction] « présence n’avait aucun sens ». Il soutient que cette conclusion démontre une mauvaise compréhension de son témoignage : il croyait initialement que sa présence en Palestine était nécessaire à la poursuite, et il n’est arrivé à la conclusion contraire que lorsque les autres propriétaires ont interjeté appel de la décision.

[39]  J’estime que la SAI n’a pas mal interprété la preuve. Elle a plutôt conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la présence du demandeur en Palestine n’était pas requise pour gérer la poursuite. Elle a fondé cette conclusion en partie sur le fait que le demandeur avait retenu les services d’un représentant juridique, mais également sur son témoignage selon lequel il s’était rendu compte en décembre 2017 que sa présence n’était pas nécessaire.

[40]  Troisièmement, le demandeur soutient que la SAI n’a pas tenu compte du témoignage de ses enfants quant aux difficultés qu’ils éprouveraient s’ils lui rendaient visite en Palestine. Son fils a témoigné que, parce qu’ils étaient nés à Gaza, ils auraient besoin de documents des gouvernements jordanien et israélien pour voyager à l’extérieur de la Palestine. Son fils s’est dit préoccupé par le fait que, en raison des difficultés à obtenir de tels documents, ils pourraient être incapables de quitter la Palestine s’ils lui rendaient visite. Le demandeur s’appuie également sur des documents sur la situation dans le pays concernant les restrictions de voyage imposées par le gouvernement israélien.

[41]  La SAI ne fait pas expressément référence au témoignage du fils ni aux documents sur la situation dans le pays sur lesquels le demandeur s’appuie. Toutefois, il existe une présomption réfutable selon laquelle elle a tenu compte de l’ensemble de la preuve. La SAI a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les enfants du demandeur auraient des difficultés particulières s’ils lui rendaient visite en Palestine munis d’un passeport canadien, ce qui donne à penser que l’analyse reposait sur le fait que les enfants étaient citoyens canadiens. Je ne crois pas que la conclusion de la SAI démontre une incohérence avec la preuve qui justifierait de conclure qu’elle n’a pas tenu compte de la preuve mentionnée par le demandeur.

[42]  Enfin, le demandeur soutient que la SAI n’a pas tenu compte de la documentation sur la situation dans le pays portant sur la situation politique en Palestine, caractérisée par une guerre civile entre factions et des périodes de combat entre forces, ainsi que par la violence constante et les menaces de violence. Il soutient que la SAI a eu tort de conclure que son succès professionnel et financier avait pallié ces difficultés.

[43]  Là encore, j’estime que l’analyse de la SAI n’est pas déraisonnable. Elle a reconnu l’instabilité sociale et politique dans la région, mais a fait remarquer que cette situation règne depuis longtemps et que le demandeur avait néanmoins choisi de rester dans cet environnement pendant plus de huit ans après avoir obtenu son statut de résident permanent au Canada. La SAI a donc accordé peu de poids à ce facteur dans son évaluation globale. Cette analyse ne donne pas à penser que la SAI a écarté la preuve ou l’a mal interprétée.

[44]  Ayant examiné les arguments du demandeur et n’ayant trouvé aucune raison de conclure que la décision est déraisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

VI.  Les questions proposées à des fins de certification

[45]  Le demandeur propose que les questions suivantes soient certifiées aux fins d’un appel :

  1. L’intention de l’appelant de respecter son obligation de résidence à l’avenir devrait‑elle être un facteur dont la SAI doit tenir compte dans le contexte de la « réadaptation », et la SAI a‑t‑elle compétence pour accorder un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dans le cadre d’un appel portant sur l’obligation de résidence, afin de permettre à l’appelant de démontrer son engagement futur envers le Canada et sa capacité de satisfaire à l’obligation de résidence à l’avenir?

  2. Où se situe le manquement à l’obligation de résidence dans le spectre des manquements à la LIPR par rapport à ceux impliquant des fausses déclarations et des activités criminelles, et quelle incidence cela a‑t‑il sur l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire que doit effectuer la SAI à la lumière du pouvoir discrétionnaire inhérent à l’article 28 de la LIPR?

[46]  Le défendeur s’oppose à la certification des deux questions, soulignant que, pour être certifiée en vue d’un appel en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR, la question doit être une question grave de portée générale et être déterminante quant à l’issue d’un appel (voir, par exemple, Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145, aux par. 22‑29).

[47]  En ce qui concerne la première question, comme il est indiqué dans les présents motifs, le demandeur n’a pas invoqué cet argument en particulier devant la SAI et n’a pas non plus demandé un sursis. De plus, le demandeur n’a relevé aucune divergence dans la jurisprudence de la Cour sur cette question. Par conséquent, cette question ne satisfait pas aux deux éléments du critère de certification.

[48]  En ce qui concerne la deuxième question, les principes juridiques applicables à l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire sont bien établis. Qui plus est, étant donné que l’issue de la présente demande de contrôle dépend du caractère raisonnable de l’examen qu’a effectué la SAI des faits particuliers de l’espèce, la question proposée ne serait pas déterminante quant à l’issue d’un appel. Par conséquent, cette question ne satisfait pas non plus au critère de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑687‑19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 18e jour de novembre 2019.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑687‑19

INTITULÉ :

MAHMOOD Y A SHAHEEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 octobre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 23 octobre 2019

COMPARUTIONS :

Melissa Keough

Wennie Lee

Pour le demandeur

David Joseph

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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