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Date : 20191022


Dossier : T‑454‑19

Référence : 2019 CF 1321

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 22 octobre 2019

En présence du juge en chef

ENTRE :

LAWRENCE WATTS

demandeur

(partie intimée)

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA

défenderesse

(partie requérante)

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Par la présente requête, la défenderesse, l’Agence du revenu du Canada [l’ARC], souhaite faire radier la demande de jugement déclaratoire de monsieur Watts dans son intégralité. Ses trois motifs sont les suivants : (i) la question soulevée par M. Watts est chose jugée, (ii) M. Watts dispose d’un autre recours, et (iii) la Cour n’a pas compétence pour entendre sa demande.

[2]  Je suis d’accord pour dire que la question soulevée par M. Watts dans sa demande est chose jugée. Je suis aussi d’avis qu’il devrait se prévaloir de l’autre recours dont il dispose plutôt que de s’adresser à la Cour. En outre, j’estime que sa demande constitue un abus de procédure. De fait, la demande de M. Watts constitue aussi une attaque indirecte des jugements antérieurs d’autres tribunaux où la question fondamentale d’interprétation législative soulevée devant la Cour a fait l’objet d’une décision définitive. Compte tenu de ces conclusions, il n’est pas nécessaire que j’aborde la question de la compétence soulevée par l’ARC.

[3]  Je souligne au passage que l’ARC a soulevé, dans ses observations écrites, un argument qui a été abandonné à l’audition de la requête. Plus précisément, l’ARC a fait valoir que les questions soulevées dans la demande ne font pas légitimement l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Toutefois, au début de l’audience, l’avocate de l’ARC a admis que, dans sa demande, M. Watts cherche à obtenir non pas un contrôle judiciaire, mais bien un jugement déclaratoire au titre du paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7.

II.  Contexte

[4]  Par sa demande sous‑jacente, M. Watts cherche à obtenir deux déclarations connexes. La première est une [traduction] « déclaration qui établit si les dispositions prévues au paragraphe 231.3(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985), c 1 (5e suppl.) [la LIR], "contiennent une disposition contraire", au sens du paragraphe 34(2) de la Loi d’interprétation, LRC (1985), c I‑21, quant à la compétence de décerner un mandat de perquisition en vertu de l’article 487 du Code criminel, LRC (1985), c C‑46 [le Code criminel], lorsqu’il est allégué qu’une infraction prévue par la [LIR] a été commise ».

[5]  La deuxième est une [traduction] « déclaration qui précise si un juge de paix ou un juge de la cour provinciale soit a ou n’a pas compétence pour décerner des mandats de perquisition en vertu de l’article 487, lorsqu’il est allégué que des infractions prévues par la [LIR] ont été commises » [souligné dans l’original].

[6]  En novembre 2011, deux mandats de perquisition décernés par un juge de la Cour de justice de l’Ontario en vertu de l’article 487 du Code criminel ont été exécutés à la résidence de M. Watts et à son bureau d’affaires, respectivement. L’un de ces mandats de perquisition [les mandats de perquisition] fait mention d’infractions présumées à la LIR et au Code criminel, alors que l’autre concerne des infractions présumées à la LIR uniquement.

[7]  En novembre 2012, M. Watts a été arrêté et accusé de fraude fiscale au titre de l’alinéa 380(1)a) du Code criminel. Environ trois ans plus tard, et après deux tentatives infructueuses d’obtenir l’annulation des mandats de perquisition, il a été reconnu coupable par un jury d’un chef de fraude fiscale au titre de cet alinéa. L’année suivante, M. Watts a été condamné à purger une peine d’emprisonnement de six ans et à payer une amende infligée en remplacement de la confiscation. Il a ensuite été placé en détention en juin 2016, puis il a été mis en semi‑liberté un an plus tard et a obtenu une libération conditionnelle totale une autre année plus tard, en juin 2018.

[8]  L’appel de M. Watts relatif à sa déclaration de culpabilité et à sa peine a été rejeté plus tôt en 2018 : R c Watts, 2018 ONCA 148 [Watts OCA].

[9]  Lorsqu’il a contesté sans succès la validité des mandats de perquisition devant les tribunaux de l’Ontario, M. Watts a maintenu fermement que les mandats de perquisition étaient invalides parce qu’ils avaient été décernés par un juge de la Cour de justice de l’Ontario, en vertu du Code criminel, plutôt que par un juge d’une instance supérieure (y compris la Cour fédérale), en vertu de la LIR.

III.  Dispositions législatives pertinentes

[10]  Selon l’article 487 du Code criminel, un « juge de paix » peut décerner un mandat de perquisition dans les circonstances qui y sont prévues. À l’article 2 du Code criminel, un « juge de paix » est défini comme un « [j]uge de paix ou juge de la cour provinciale, y compris deux ou plusieurs juges de paix lorsque la loi exige qu’il y ait deux ou plusieurs juges de paix pour agir ou quand, en vertu de la loi, ils agissent ou ont juridiction ».

[11]  Selon l’article 231.3 de la LIR, un « juge » peut décerner un mandat dans certaines circonstances, notamment s’il est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction prévue par la LIR a été commise. À l’article 231 de cette même loi, un « juge » est défini comme un « [j]uge d’une cour supérieure compétente de la province où l’affaire prend naissance ou juge de la Cour fédérale ».

[12]  Pour appuyer son point de vue selon lequel ce sont les dispositions relatives aux mandats de perquisition contenues dans la LIR, plutôt que celles contenues dans le Code criminel, qui s’appliquent lorsqu’il est allégué que des infractions au titre de cette première loi ont été commises, M. Watts s’appuie sur le paragraphe 34(2) de la Loi d’interprétation, LRC (1985) c I‑21. Cette disposition est ainsi libellée :

Application du Code criminel

Criminal Code to apply

 (2) Sauf disposition contraire du texte créant l’infraction, les dispositions du Code criminel relatives aux actes criminels s’appliquent aux actes criminels prévus par un texte et celles qui portent sur les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire s’appliquent à toutes les autres infractions créées par le texte.

 (2) All the provisions of the Criminal Code relating to indictable offences apply to indictable offences created by an enactment, and all the provisions of that Code relating to summary conviction offences apply to all other offences created by an enactment, except to the extent that the enactment otherwise provides.

IV.  Questions à trancher

[13]  La question à trancher relativement à la requête en l’espèce consiste à établir si la demande de jugement déclaratoire sous‑jacente présentée par M. Watts devrait être radiée dans son intégralité pour au moins un des trois motifs suivants :

  1. les questions soulevées par M. Watts devant la Cour sont chose jugée;

  2. M. Watts dispose d’un autre recours;

  3. la Cour n’a pas compétence pour entendre la demande de M. Watts.

V.  Analyse

A.  Critère applicable aux requêtes en radiation

[14]  Une requête présentée à la Cour visant la radiation d’une demande ne peut être accueillie que lorsqu’il est « évident et manifeste » que la demande n’a « aucune chance d’être accueilli[e] », les faits allégués dans le demande étant tenus pour avérés : Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54, [2016] 2 RCS 617, aux par. 24 et 72; Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250, aux par. 47 et 52 [JP Morgan]; Chrysler Canada Inc c Canada, 2008 CF 727, confirmé par 2008 CF 1049, au par. 20.

[15]  Au moment d’examiner de telles requêtes, nous devons interpréter l’acte de procédure initial de manière aussi libérale que possible, de façon à remédier à tout vice de forme, imputable à une carence rédactionnelle, qui aurait pu se glisser dans les allégations : Operation Dismantle Inc c Canada, [1985] 1 RCS 441, au par. 14; Amnesty International Canada c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2007 CF 1147, au par. 33; Toyota Tsusho America Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CF 78, au par. 13, confirmé par 2010 CAF 262.

B.  Les questions soulevées par M. Watts sont‑elles chose jugée?

[16]  L’ARC fait valoir que les questions soulevées par M. Watts sont chose jugée et que, par conséquent, il est interdit à ce dernier de soulever ces questions devant la Cour. Je suis du même avis.

[17]  La doctrine de la chose jugée est fondée sur le principe selon lequel « un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative » : Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 46, au par. 18 [Danyluk]. Autrement dit, une fois tranché, un différend « ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause » : Danyluk, précité.

[18]  L’approche qu’adopte la Cour à l’égard de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (une forme de chose jugée) comporte deux volets. Dans le premier volet, la Cour établit si les trois conditions préalables pour l’application de la doctrine sont satisfaites :

  • (i) la même question doit avoir déjà été décidée;

  • (ii) la décision antérieure invoquée comme créant la préclusion doit avoir été finale;

  • (iii) les parties dans la décision invoquée (ou leurs ayants droit) doivent être les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est soulevée.

Danyluk, précité, au par. 25.

[19]  Dans le deuxième volet, la Cour évalue si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[20]  En l’espèce, chacune des trois conditions préalables à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée mentionnées plus haut est satisfaite.

[21]  En ce qui concerne la première condition préalable, M. Watts caractérise la question fondamentale soulevée dans sa demande comme concernant [traduction] « l’applicabilité de l’article 487 du Code à une infraction créée par la Loi de l’impôt sur le revenu » : dossier de la demande, page 32. Plus précisément, comme il a été mentionné plus haut, il cherche à obtenir une déclaration [traduction] « qui établit si les dispositions prévues au paragraphe 231.3(1) de [la LIR] "contiennent une disposition contraire", au sens du paragraphe 34(2) de la [Loi d’interprétation], quant à la compétence pour décerner un mandat de perquisition en vertu de l’article 487 du Code criminel, lorsqu’il est allégué qu’une infraction prévue par la [LIR] a été commise » : avis de demande, au par. 1. À cet égard, il fait valoir, entre autres, que l’article 231.3 de la LIR [traduction] « exprime clairement l’intention du législateur de prévoir une disposition contraire » : avis de demande, à l’al. 3j).

[22]  M. Watts a soulevé cette question précise dans le cadre de deux tentatives distinctes d’obtenir l’annulation des mandats de perquisition par la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Il a aussi soulevé la question devant la Cour d’appel de l’Ontario, où il a contesté sa déclaration de culpabilité. Par conséquent, il a eu non pas une, mais trois tentatives.

[23]  Dans la première de ces instances antérieures, M. Watts a fait valoir que [traduction] « le juge qui a délivré les mandats de perquisition n’avait pas la compétence pour le faire », parce que [traduction] « l’ARC a obtenu des mandats de perquisition au titre du Code criminel plutôt que des mandats de perquisition au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu » : R c Watts, [2012] OJ no 4482, aux par. 5‑6 [Watts 2012]. Le juge Nordheimer (tel était alors son titre) a rejeté cet argument en faisant simplement observer que : [traduction] « Bien que l’ARC aurait pu obtenir des mandats de perquisition au titre d’une loi ou d’une autre, on ne peut sérieusement contester le fait  que des mandats de perquisition décernés au titre du Code criminel ont été obtenus alors qu’il est allégué qu’une infraction criminelle a été commise » : Watts 2012, au par. 6.

[24]  Dans la décision antérieure relative à la deuxième instance, le juge Bale aborde de manière beaucoup plus approfondie la question que M. Watts soulève encore une fois devant la Cour. Il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

[15]  L’accusé fait valoir que la Loi de l’impôt sur le revenu comporte une « disposition contraire », puisqu’elle exige que les mandats de perquisition soient décernés par un juge d’une cour supérieure ou un juge de la Cour fédérale et non par un juge de paix ou un juge d’une cour provinciale. Sur ce fondement, il fait valoir que, même si, durant le cours d’enquêtes visant des infractions prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu, des mandats peuvent être décernés au titre du Code criminel, la procédure prévue à l’article 487 du Code est modifiée dans la mesure où il y a une disposition contraire dans la Loi de l’impôt sur le revenu et que, par conséquent, dans les affaires fiscales, le mandat dont il est question à l’article 487 du Code ne peut être décerné que par un juge d’une cour supérieure ou un juge de la Cour fédérale. Je n’accepte pas cet argument, pour les motifs suivants.

[16]  Premièrement, le tribunal ayant compétence pour décerner un mandat de perquisition n’est qu’une des différences qu’il y a entre la procédure prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu et celle prévue par le Code criminel quant à l’obtention d’un mandat de perquisition. Si l’argument de l’accusé devait être accepté, la procédure prévue dans le Code devrait être modifiée à tous les égards afin de correspondre à la procédure prévue par la Loi (y compris le critère d’obtention d’un mandat, la portée du mandat, etc.), faisant en sorte que la procédure modifiée prévue par le Code serait identique à celle prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu, et le mandat décerné ne serait plus considéré comme un mandat décerné au titre du Code.

[17]  Deuxièmement, dans le cas d’une enquête visant à la fois des infractions prévues par le Code criminel et la Loi de l’impôt sur le revenu (comme c’est le cas en l’espèce), il n’y aurait aucun motif justifiant l’application de la procédure modifiée à l’enquête visant les infractions prévues par le Code, et les mandats devraient être décernés par deux tribunaux différents pour effectuer essentiellement la même perquisition, ce qui n’était pas l’intention du législateur au moment d’adopter l’article 34 de la Loi d’interprétation.

[18]  Troisièmement, même si l’article 34 de la Loi d’interprétation indique quelle procédure énoncée dans le Code criminel doit être utilisée (procédure sommaire ou mise en accusation) pour poursuivre l’auteur d’infractions créées par un texte législatif autre que le Code criminel, selon moi, il n’applique pas les dispositions relatives aux enquêtes du Code criminel aux enquêtes relatives aux infractions prévues par d’autres textes. La possibilité d’obtenir des mandats de perquisition au titre du Code criminel dans le but d’enquêter au sujet d’infractions prévues par d’autres textes, ainsi que la marche à suivre, est énoncée à l’alinéa 487(1)a) du Code, et la possibilité d’obtenir une ordonnance de communication au titre du Code criminel afin d’enquêter sur des infractions prévues par d’autres textes législatifs, ainsi que la marche à suivre, est énoncée à l’alinéa 487.012(3)a) du Code. Dans les deux cas, la procédure à suivre pour obtenir le recours relatif à l’enquête est disponible sans qu’il faille recourir à la Loi d’interprétation et s’applique sans réserve aux infractions créées par d’autres textes (comme la réserve « sauf disposition contraire du texte créant l’infraction » énoncée à l’article 34 de la Loi d’interprétation).

R c Lawrence Watts, 2015 ONSC 5597, aux par. 15‑18 [Watts 2015].

[25]  Dans le cadre de l’appel de M. Watts interjeté contre sa déclaration de culpabilité subséquente prononcée par le juge Bale, la Cour d’appel de l’Ontario a précisément abordé cette question encore une fois dans le passage suivant de son court arrêt :

[traduction]

L’objection de l’appelant formulée contre le fait que l’ARC a obtenu des mandats de perquisition au titre du Code criminel plutôt qu’au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu a été écartée par le juge Nordheimer (tel était alors son titre) dans sa décision rejetant la demande présentée par l’appelant pour obtenir une ordonnance annulant les mandats de perquisition. Voir R. c Watts [2012] O.J. no 4482, au par. 6, citant R. c Multiform Manufacturing Co, 1990 CanLII 79 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 624. Il n’y a rien à ajouter à cette analyse.

Watts OCA, précité, au par. 4.

[26]  D’après ce qui précède, particulièrement l’analyse détaillée de la question dans la décision Watts 2015, il est évident que la question d’interprétation législative que M. Watts a soulevée dans la demande qu’il a présentée à la Cour est précisément la même que celle qu’il a soulevée antérieurement devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario et la Cour d’appel de l’Ontario. Je reconnais que la mesure de réparation que cherchait à obtenir M. Watts devant ces autres cours diffère de celle qu’il cherche à obtenir en l’espèce. Mais cela ne change rien au fait que la question d’interprétation législative qu’il soulève maintenant devant la Cour a déjà précisément été abordée par les tribunaux de l’Ontario.

[27]  D’après ce qui précède, la première condition préalable à l’application de la doctrine de la chose jugée est satisfaite.

[28]  Il en va de même pour la deuxième condition préalable, à savoir que la décision antérieure invoquée comme créant la préclusion doit avoir été finale. Après que M. Watts a été débouté en appel dans l’arrêt Watts OCA, précité, sa demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada a été rejetée : Watts OCA, autorisation d’appel rejetée, 38141 (27 septembre 2018). Comme il l’a lui‑même reconnu dans son affidavit fait sous serment le 27 mars 2019 [l’affidavit de mars 2019], toutes ses options d’appel étaient alors épuisées. Par conséquent, l’arrêt Watts OCA, qui rejette précisément l’argument juridique que M. Watts soulève de nouveau, était définitif.

[29]  La troisième condition préalable à l’application de la doctrine de la chose jugée est la suivante : les parties dans la décision invoquée (ou leurs ayants droit)  doivent être les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est soulevée. M. Watts a reconnu de manière implicite que cette condition préalable était satisfaite lorsqu’il a affirmé ce qui suit dans sa demande : [traduction] « La défenderesse, conformément à la Loi sur l’Agence du revenu du Canada, LC 1999, c17 [la LARC], est un mandataire de Sa Majesté et est, par conséquent, représentée par le procureur général du Canada » : avis de demande, à l’al. 3b).

[30]  De fait, le paragraphe 4(2) de la LARC est ainsi libellé : « L’[ARC]ne peut exercer ses pouvoirs qu’à titre de mandataire de Sa Majesté du chef du Canada. »

[31]  Dans l’arrêt Watts OCA, précité, la défenderesse est précisément désignée comme étant « Sa Majesté la Reine ».

[32]  La seule autre partie à l’instance devant les tribunaux de l’Ontario, et la seule autre partie en l’espèce, est M. Watts lui‑même. Par conséquent, je suis convaincu que les parties (ou leurs représentants) à l’instance devant les tribunaux de l’Ontario et les parties en l’espèce sont les mêmes. Cette conclusion concorde avec les observations formulées dans le cadre d’autres instances civiles, où la préclusion découlant d’une question déjà tranchée était fondée sur des questions qui avaient déjà été tranchées dans le cadre de procédures pénales préalables : voir, par exemple, Samaroo c Canada Revenue Agency, 2016 BSCS 531, aux par. 82, 110 et 124; Golden c La Reine, 2008 CCI 173, aux par. 20 et 47, confirmé par 2009 CAF 86, au par. 6.

[33]  En dépit de mes conclusions selon lesquelles les trois conditions préalables à l’application du volet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée de la doctrine de la chose jugée ont été satisfaites, il m’incombe d’établir s’il y a d’autres circonstances en l’espèce qui entraîneraient une injustice si j’appliquais la doctrine en faveur de l’ARC : Danyluk, précité, aux par. 63‑67.

[34]  Selon moi, aucune injustice ne découlerait du fait d’empêcher M. Watts de soulever, devant la Cour, la question précise d’interprétation législative qu’il a déjà soulevée à trois occasions distinctes devant les tribunaux de l’Ontario. Il ne s’agit pas d’une situation où la doctrine de la chose jugée est invoquée pour empêcher la remise en cause de questions déjà tranchées dans le cadre d’une instance administrative expéditive ou informelle assortie de garanties procédurales atténuées ou à laquelle prennent part des décideurs qui ne sont pas experts : Danyluk, précité, aux par. 73 et 77. Les instances antérieures au cours desquelles la question que M. Watts cherche à soulever de nouveau a été tranchée de manière définitive étaient toutes des instances devant les tribunaux. En outre, M. Watts a eu la possibilité d’interjeter appel d’une des décisions de première instance rendue à l’égard de cette question : Danyluk, précité, au paragraphe 74. Il n’y a rien au dossier de ces décisions antérieures qui porte à croire que la question que M. Watts cherche à soulever devant la Cour n’a pas été examinée de manière adéquate. En outre, M. Watts n’a rien dit à propos de ce qui avait donné lieu à la demande en l’espèce qui soulève des préoccupations quant à la possibilité que l’application de la doctrine de la chose jugée ait engendré une injustice.

[35]  Dans ce contexte particulier, j’estime que la demande de M. Watts constitue un abus de procédure pour remise en cause: Danyluk, précité, au par. 63, citant British Columbia (Ministry of Forests) c Bugbusters Pest Management Inc (1998), 50 BCLR (3d) 1, 107 BCAC 191, au par. 32; Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77, aux par.  37‑55; R c Gough, 2006 NLCA 3, au par. 50. Pour plus de certitude, il convient de souligner que M. Watts n’a présenté aucune preuve ni laissé entendre de quelque manière que ce soit que les instances antérieures étaient viciées d’une quelconque manière. Il n’a pas non plus laissé entendre qu’il y a de nouveaux éléments de preuve qui pourraient miner la validité des résultats obtenus dans le cadre de ces instances antérieures.

[36]  De fait, j’estime que la demande que présente M. Watts devant la Cour constitue également une contestation indirecte des décisions antérieures rendues par les tribunaux de l’Ontario au sujet de la question d’interprétation législative, qu’il soulève maintenant pour une quatrième fois, cette fois‑ci devant la Cour : Danyluk, précité, au par. 20; Garland c Consumers’ Gas Co, 2004 CSC 25, [2004] 1 RCS 629, au par. 71. Le fait que le recours qu’exerce M. Watts devant la Cour diffère de celui qu’il a exercé devant les tribunaux de l’Ontario ne change rien au fait que la question spécifique d’interprétation législative qu’il souhaite soulever devant la Cour a été soulevée dans le cadre des instances antérieures et a fait l’objet d’une décision définitive.

C.  M. Watts dispose‑t‑il d’un autre recours?

[37]  Comme motif supplémentaire et subsidiaire pour étayer sa requête visant à faire radier la demande de M. Watts en l’espèce, l’ARC fait valoir que M. Watts et son épouse disposent d’un autre recours. Le recours repose sur [traduction] « l’affaire au civil » décrite dans son affidavit de mars 2019. Je suis du même avis.

[38]  Selon M. Watts, l’intention qui sous‑tend la présente demande est d’obtenir une décision quant à [traduction] « une question de droit dans le but de déterminer les prochaines étapes à suivre pour régler une affaire au civil qui [le] touche directement ». Il a déclaré que [traduction] « [l’]affaire au civil découle d’une mesure de recouvrement prise par [l’ARC] contre [lui] dans le deuxième semestre de l’année 2016 et qui a donné lieu à une cotisation datée du 30 avril 2018 établie à l’égard de [son] épouse ». Il a ajouté que l’information sur laquelle s’est appuyée l’ARC au moment d’établir la cotisation à l’égard de son épouse a été obtenue au moyen de l’exécution des mandats de perquisition : affidavit de mars 2019, aux par. 21, 22, 25 et 27. Durant l’audition de la présente requête, il a reconnu que son objectif ultime est d’amener l’ARC à annuler la cotisation établie à l’égard de son épouse une fois qu’il aura obtenu le jugement déclaratoire sollicité dans sa demande.

[39]  L’ARC maintient que l’épouse de M. Watts a la capacité de contester la cotisation établie à son égard dans le contexte de son litige civil actuel avec l’ARC. Cette dernière allègue qu’elle peut le faire en présentant un avis d’opposition en vertu de l’article 165 de la LIR; puis, si elle le souhaite, en interjetant appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt [la CCI] en vertu de l’article 169 de la LIR. L’ARC affirme que c’est le recours le plus approprié à la disposition de M. Watts et de son épouse s’ils ne sont pas d’accord avec la cotisation mentionnée ci-dessus établie à l’égard de l’épouse de M. Watts. Durant l’audition de la présente requête, l’ARC a ajouté que Mme Watts peut soulever devant la CCI toute question qui, selon elle, pourrait invalider la cotisation.

[40]  M. Watts n’a pas laissé entendre le contraire. De fait, dans les observations écrites qu’il a fournies relativement à sa demande sous‑jacente, il mentionne que [traduction] « pour contester une cotisation [de l’ARC], il faut se soumettre au processus d’appel prévu par la [LIR] » : observations écrites du demandeur, au par. 18.

[41]  Indépendamment de ce qui précède, M. Watts n’a pas fourni d’explication solide quant à la raison pour laquelle il tente d’atteindre son objectif ultime de faire annuler l’avis de cotisation de manière indirecte en obtenant à tout le moins un des deux jugements déclaratoires qu’il cherche à obtenir devant la Cour, alors qu’il suit déjà la voie directe, comme il a été décrit plus haut.

[42]  Je reconnais que M. Watts est censé vouloir obtenir de la Cour le jugement déclaratoire décrit aux paragraphes 4 et 5 ci‑dessus, uniquement [traduction] « pour obtenir des précisions au sujet d’une question de droit », pour son propre usage et dans l’intérêt public : affidavit fait sous serment le 8 août 2019, au par. 6. Toutefois, rien n’indique dans les observations formulées par M. Watts devant la Cour que la question d’interprétation législative qu’il soulève maintenant pour la quatrième fois présente un intérêt pour quiconque, sauf son épouse et lui. En effet, il convient de souligner que, au par. 21 de son affidavit de mars 2019, il affirme que [traduction] « l’intention qui sous‑tend la demande est d’obtenir un jugement déclaratoire quant à une question de droit dans le but de déterminer les prochaines étapes à suivre pour régler une affaire au civil qui touche directement le demandeur ». Selon moi, il est très clair que M. Watts souhaite obtenir un jugement déclaratoire de la Cour dans le but de servir ses propres intérêts et ceux de son épouse, plutôt que l’intérêt public.

[43]  Dans ces circonstances, j’estime qu’il serait inapproprié de permettre à M. Watts de poursuivre cette demande inhabituelle devant la Cour. Cela est particulièrement vrai compte tenu du fait que les tribunaux de l’Ontario ont déjà fourni au public une réponse à la question d’interprétation législative que M. Watts a soulevée dans sa demande.

[44]  Selon moi, il est évident que ce que M. Watts et son épouse cherchent réellement à obtenir de la Cour est une mesure de réparation qui les aidera dans le cadre de leur litige civil privé avec l’ARC. M. Watts et son épouse disposent d’un autre recours, plus approprié, pour contester la cotisation en vertu des articles 165 et 169 de la LIR.

[45]  En plus du fait que ces dispositions de la LIR semblent avoir été créées spécifiquement pour permettre la contestation de cotisations établies par l’ARC en vertu de cette loi, la CCI est bien plus compétente que la Cour pour examiner les cotisations comme celles qui sont au cœur du litige entre l’épouse de M. Watts et l’ARC. En outre, du point de vue de l’économie des ressources judiciaires, il semble plus approprié que ce soit la CCI, plutôt que la Cour, qui examine la question de l’interprétation des lois soulevée par M. Watts, d’autant plus que M. Watts a confirmé que son épouse et lui se prévalaient du processus d’appel prévu dans la LIR pour contester la cotisation établie par l’ARC à l’endroit de son épouse. Bien sûr, la CCI peut refuser d’aborder la question en s’appuyant sur la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, laquelle a été abordée à la partie V.B. des motifs énoncés plus haut.

[46]  Prises dans leur ensemble, les considérations précédentes fournissent un deuxième motif indépendant pour qu’il soit fait droit à la requête de l’ARC visant à faire radier la demande de M. Watts. Le fait que le recours dont il dispose devant la CCI n’est pas le même que celui exercé en l’espèce ne suffit pas pour invoquer la compétence de la Cour, alors qu’il serait clairement plus approprié que M. Watts et son épouse se prévalent des recours dont ils disposent dans leur litige actuel avec l’ARC : Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 RCS 713, aux par. 40‑42.

D.  La Cour a‑t‑elle compétence pour entendre la demande de M. Watts?

[47]  Compte tenu des conclusions que j’ai tirées aux sections V.B. et V.C. des motifs énoncés ci‑dessus, il n’est pas nécessaire d’aborder la question.

VI.  Conclusion

[48]  Pour les motifs énoncés aux sections V.B. et V.C. ci‑dessus, la requête est accueillie. La demande de M. Watts en l’espèce doit être radiée dans son intégralité. À la lumière des motifs, il est « évident et manifeste » que la demande de M. Watts n’a « aucune chance d’être accueilli[e] ».

ORDONNANCE dans le dossier T‑454‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La requête est accueillie et la demande de M. Watts dans le dossier T‑454‑19 est radiée dans son intégralité.

  2. M. Watts paye la somme de 750 $ à l’ARC.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑454‑19

 

INTITULÉ :

LAWRENCE WATTS c AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 SEPTEMBRE 2019

ORDONNANCE et motifs :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 22 OCTOBRE 2019

COMPARUTIONS :

Lawrence Watts

Maple (Ontario)

 

pour LE DEMANDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

H. Annette Evans

Sous‑procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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