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Date : 20050719

Dossier : IMM-3443-05

Référence : 2005 CF 1000

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DANIÈLE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET

DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

PARGAT SINGH KAHLON

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Le demandeur sollicite, en application de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la SPR) en date du 3 juin 2005, par laquelle la SPR rejetait la requête du demandeur en annulation d'une citation à comparaître.

LES FAITS

[2]                Le défendeur, Pargat Singh Kahlon, a obtenu le statut de personne à protéger, à titre de réfugié au sens de la Convention. Essentiellement, il disait que sa fille, Pawen Kaur Kahlon, était suspectée de s'être liée à un militant sikh, Manjit Singh.

[3]                La fille du défendeur, bien qu'elle fût elle-même l'objet du soupçon, n'a pas obtenu le même succès et le statut de personne à protéger lui a été refusé. La SPR a jugé qu'elle n'avait pas produit une preuve crédible de sa relation avec Manjit Singh. La Cour a rejeté sa demande de contrôle judiciaire.

[4]                Par la suite, Mme Kahlon a déposé plusieurs demandes afin de pouvoir résider en permanence au Canada : une demande en vue d'être comprise dans la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (la demande CDNRSRC) (aujourd'hui appelée demande d'évaluation des risques avant renvoi); une première demande de dispense de visa (laquelle a été rejetée en avril 2001); une demande de droit d'établissement parrainée par sa soeur; une deuxième demande de dispense de visa parrainée par son second mari (demande qui fut accordée); enfin une demande de droit d'établissement après que la dispense de visa eut été accordée. Mme Kahlon n'a pas cherché à se faire parrainer par son ex-mari, dont elle a divorcé en 2000.

[5]                L'agent qui a accordé la dispense a eu des doutes sur la crédibilité des risques allégués par Mme Kahlon. Informée de ces doutes lors d'un entretien tenu le 28 mars 2003, Mme Kahlon a admis qu'elle n'était pas arrivée au Canada en traversant la frontière, qu'elle ne connaissait pas Manjit Singh et que les affirmations qu'elle avait faites avaient été inventées, au soutien de sa demande d'asile à elle, par son ex-mari, avec qui elle était arrivée au Canada en 1997.

[6]                Ces aveux furent communiqués au bureau du ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration à Montréal. Finalement, une demande d'annulation fondée sur les aveux de Mme Kahlon fut déposée à l'encontre du défendeur. Quatre pièces ont été produites au soutien de la demande, dont les notes d'entretien du 28 mars 2003 et la décision faisant droit à la demande de dispense de visa.

[7]                Durant la procédure préliminaire, la SPR a émis une citation à comparaître ordonnant à M. Éric Caron de comparaître et d'apporter avec lui le dossier d'immigration de Mme Kahlon. Le demandeur s'est opposé à la citation à comparaître et a déposé une requête visant à la faire annuler, en application de l'article 40 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228 (les Règles). La SPR a rejeté cette requête et considéré que [traduction] « l'avocat [du défendeur] est autorisé à consulter les documents se rapportant au témoin Pawen Kaur, afin de pouvoir se préparer et présenter une réponse complète au témoignage qu'elle pourrait devoir produire » .

[8]                Selon le demandeur, la SPR a excédé son pouvoir de contraindre à la production de documents en émettant la citation à comparaître, puis en rejetant sa requête visant à la faire annuler. La SPR devait plutôt mettre en balance le droit du défendeur de se défendre et la confidentialité du dossier du ministre. La citation à comparaître qui ordonne la production de documents concernant son témoin devrait être aussi détaillée que possible. Les documents, si leur pertinence est contestée, devraient d'abord être examinés par la SPR, sauf s'ils sont manifestement hors de propos.

[9]                Le défendeur dit que la décision de la SPR ne devrait pas être modifiée. Le critère de « nécessité » n'a pas été irrégulièrement appliqué compte tenu des circonstances particulières de l'affaire, l'intérêt public dans la confidentialité des documents ne sera pas compromis et le droit du défendeur à une « instruction approfondie de l'affaire » doit l'emporter.

ANALYSE

1.       La demande est-elle prématurée?

[10]            Les décisions interlocutoires ne sont pas en général susceptibles de contrôle judiciaire. La Cour d'appel fédérale, de même que la Cour fédérale, ont maintes fois expliqué clairement ce principe et le raisonnement qui le justifie. Dans l'arrêt Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 C.F. 255, au paragraphe 10 (C.A.), le juge Sexton écrivait ce qui suit :

[...] En règle générale, si aucune question de compétence ne se pose, les décisions qui sont rendues dans le cours d'une instance devant un tribunal ne devraient pas être contestées tant que l'instance engagée devant le tribunal n'a pas été menée à terme. Cette règle est fondée sur le fait que pareilles demandes de contrôle judiciaire peuvent en fin de compte être tout à fait inutiles : un plaignant peut en fin de compte avoir gain de cause, de sorte que la demande de contrôle judiciaire n'a plus aucune valeur. De plus, les retards et frais inutiles associés à pareils appels peuvent avoir pour effet de jeter le discrédit sur l'administration de la justice. [...] [Non souligné dans l'original.]

[11]            Dans l'arrêt Szczecka c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 116 D.L.R. (4th) 333, à la page 335 (C.A.F.), que le juge Sexton a cité en l'approuvant dans l'arrêt Zündel, précité, le juge Létourneau avait exprimé en ces termes la règle générale :

[...] il ne doit pas, sauf circonstances spéciales, y avoir d'appel ou de révision judiciaire immédiate d'un jugement interlocutoire. De même, il ne doit pas y avoir ouverture au contrôle judiciaire, particulièrement un contrôle immédiat, lorsqu'il existe, au terme des procédures, un autre recours approprié. Plusieurs décisions de justice sanctionnent ces deux principes, précisément pour éviter une fragmentation des procédures ainsi que les retards et les frais inutiles qui en résultent, qui portent atteinte à une administration efficace de la justice et qui finissent par la discréditer. [Non souligné dans l'original.] [renvois omis]

[12]            Des circonstances spéciales, par exemple lorsque la compétence même du tribunal est en cause ou lorsque la décision contestée « règle définitivement » un droit substantiel d'une partie[1], sont nécessaires pour justifier le contrôle judiciaire d'une décision interlocutoire. Autrement, la demande d'annulation ou de modification d'une décision interlocutoire sera jugée prématurée.

[13]            S'agissant plus particulièrement des circonstances propres à la présente demande, les décisions en matière de preuve qui sont rendues durant la procédure d'un tribunal administratif n'entrent pas en général dans cette exception restreinte à la règle générale qui interdit le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires. D'ailleurs, la Cour d'appel fédérale a expressément jugé que « les décisions rendues par un Tribunal en matière d'admissibilité ou de contraignabilité de la preuve ne devraient pas faire l'objet de telles demandes jusqu'à ce que l'instance devant le Tribunal soit terminée [...] » : Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone (2001), 270 N.R. 399, au paragraphe 5 (C.A.F.). Et la Cour elle-même a également jugé que les demandes où sont contestées des décisions administratives interlocutoires concernant une citation à comparaître et la production de documents étaient prématurées (voir Cannon c. Canada (Commissaire adjoint, GRC), [1998] 2 C.F. 104 (1re inst.); Temahagali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 198 F.T.R. 127 (C.F. 1re inst.)).

[14]            À mon avis, le facteur décisif n'est pas, comme le voudrait le demandeur, le fait que la citation à comparaître requière qu'on s'y « conforme sur-le-champ » , mais plutôt le fait que, une fois la citation exécutée, tout préjudice qui sera causé ne pourra plus être « corrigé » , ainsi que l'avait souligné la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltd. c. A.C.P.L.A., [1988] 2 C.F. 493 (C.A.). C'est précisément la raison pour laquelle, à mon avis, les circonstances actuelles doivent être distinguées de celles des décisions évoquées dans le paragraphe précédent.

[15]            Il est clair que la fille du défendeur, le témoin dont le dossier d'immigration est en cause, a un intérêt dans la confidentialité des renseignements personnels qui y figurent. Le demandeur quant à lui a l'obligation, en application de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21, article 8, de s'assurer que des renseignements personnels confidentiels ne soient pas communiqués sauf dans la mesure prévue par la législation[2]. Si la communication des renseignements a lieu, la confidentialité que vise à protéger la Loi sur la protection des renseignements personnels sera donc totalement perdue, sans qu'aucun recours ultérieur ne puisse y changer quoi que ce soit.

[16]            Autrement dit, l'émission de la citation à comparaître et la décision de la SPR refusant la requête du demandeur en annulation de cette citation « régleront définitivement » le droit du témoin à la confidentialité des renseignements le concernant. C'est pourquoi je suis d'avis que la présente demande n'est pas prématurée.

2. La norme de contrôle

[17]            S'agissant de la norme de contrôle qui est applicable, quatre facteurs contextuels, susceptibles de chevauchement, qui constituent généralement la « méthode pragmatique et fonctionnelle » , sont à retenir : (1) la présence ou l'absence d'une clause privative ou d'un droit d'appel prévu par la loi; (2) la spécialisation du tribunal administratif par rapport à celle de la juridiction de contrôle en ce qui a trait à la question posée; (3) l'objet du texte de loi et celui de la disposition en particulier; (4) la nature de la question - de droit, de fait ou mixte de droit et de fait (Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226).

[18]            Le demandeur, quoique attentif à la nécessité de considérer tous les facteurs envisagés par la méthode pragmatique et fonctionnelle, invoque l'arrêt de la Cour suprême du Canada, Syndicat des employés de production du Québec c. CCRT, [1984] 2 R.C.S. 412, à la page 438, pour dire que c'est la décision correcte qui s'applique. La Cour suprême y écrivait que « généralement [...] les erreurs portant sur les pouvoirs exécutoires sinon déclaratoires que le Conseil exerce en cours d'enquête comme celui d'interroger des témoins, d'exiger la production de documents » sont de nature juridictionnelle.

[19]            Toutefois, il importe de noter que cet arrêt précède la majorité des précédents qui ont développé l'approche pragmatique et fonctionnelle. La cour devait donc classer une erreur comme erreur juridictionnelle plutôt que comme « simple erreur de droit » avant qu'un contrôle judiciaire soit accordé. Ainsi, bien que le pouvoir de contraindre à la production de pièces soit sans doute essentiel au fonctionnement de la SPR, il faut néanmoins qualifier la nature de la question et la considérer en même temps que les autres facteurs de l'approche pragmatique et fonctionnelle pour connaître la norme de contrôle applicable.

[20]            S'agissant donc de l'application de ces facteurs, les décisions rendues par la SPR ne sont pas protégées par une clause privative très catégorique. La SPR a « compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait - y compris en matière de compétence » (paragraphe 162(1) de la Loi), mais le contrôle judiciaire est accordé à la suite de l'obtention d'une autorisation (paragraphe 72(1) de la Loi). Le premier facteur de l'approche pragmatique et fonctionnelle ne commande donc pas une grande retenue judiciaire.

[21]            S'agissant de la spécialisation relative de la SPR, de la législation applicable et de la nature de la question - les facteurs restants - il est utile ici d'énumérer les dispositions légales qui définissent le pouvoir de la SPR de contraindre à la production de pièces. L'article 165 de la Loi, l'article 4 de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. 1985, ch. I-11, ainsi que le paragraphe 39(2) des Règles, sont tous des dispositions utiles. Je les reproduis ici :

165. La Section de la protection des réfugiés et la Section de l'immigration et chacun de ses commissaires sont investis des pouvoirs d'un commissaire nommé aux termes de la partie I de la Loi sur les enquêtes et peuvent prendre les mesures que ceux-ci jugent utiles à la procédure.

4. Les commissaires ont le pouvoir d'assigner devant eux des témoins et de leur enjoindre de :

[...]

b) produire les documents et autres pièces qu'ils jugent nécessaires en vue de procéder d'une manière approfondie à l'enquête dont ils sont chargés.

39. [...]

(2) Pour décider si elle délivre une citation à comparaître, la Section prend en considération tout élément pertinent. Elle examine notamment :

a) la nécessité du témoignage pour l'instruction approfondie de l'affaire;

[...]

165. The Refugee Protection Division and the Immigration Division and each member of those Divisions have the powers and authority of a commissioner appointed under Part I of the Inquiries Act and may do any other thing they consider necessary to provide a full and proper hearing.

4. The commissioners have the power of summoning before them any witnesses, and of requiring them to

[...]

(b) produce such documents and things as the commissioners deem requisite to the full investigation of the matters into which they are appointed to examine.

39. [...]

(2) In deciding whether to issue a summons, the Division must consider any relevant factors, including:

(a) the necessity of the testimony to a full and proper hearing;

[...]

[22]            Par ailleurs, il importe de garder à l'esprit la nature de l'affaire pour laquelle la citation à comparaître a été émise par la SPR, en l'occurrence une demande d'annulation, laquelle est régie par l'article 109 de la Loi :

109. (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d'asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu'il reste suffisamment d'éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l'asile.

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d'asile, la décision initiale étant dès lors nulle.

109. (1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

(2) The Refugee Protection Division may reject the application if it is satisfied that other sufficient evidence was considered at the time of the first determination to justify refugee protection.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected and the decision that led to the conferral of refugee protection is nullified.

[23]            D'une part, les dispositions légales susmentionnées militent en faveur d'une retenue judiciaire considérable. Une demande d'annulation est essentiellement tributaire des faits et intéresse donc la spécialisation relative de la SPR. La SPR doit se demander et décider si la personne protégée a fait une déclaration inexacte significative ou une déclaration non justifiée par la preuve.

[24]            De même, la législation citée ci-dessus confère à la SPR un pouvoir considérable de faire ce qui selon elle s'impose pour permettre une « instruction approfondie de l'affaire » . Outre le pouvoir de contraindre à la production de pièces en assignant des témoins ou en ordonnant la production de documents, la SPR « peu[t] prendre les mesures [qu'elle] jug[e] utiles » . En bref, la SPR est « maître[sse] de sa procédure » (voir par exemple Sutton c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration) (1994), 74 F.T.R. 284 (C.F. 1re inst.)).

[25]            D'autre part, le fait d'être maîtresse de sa procédure ne soustrait pas la SPR aux limites imposées par la loi. Le pouvoir de contraindre à la production de pièces se limite à ce qui est nécessaire pour une instruction approfondie de l'affaire. Bien que tributaire des faits propres à chaque cas, cette règle fait intervenir manifestement une notion juridique fondamentale - la notion de pertinence - pour laquelle la SPR ne jouit pas d'une spécialisation propre. Il existe, comme je l'explique ci-après, d'autres contraintes possibles, telle la Loi sur la protection des renseignements personnels, quant au genre de pièces qui peuvent être communiquées, et ces contraintes doivent être mises en balance avec la nécessité d'une instruction approfondie de l'affaire. Par conséquent, à mon avis, le point de savoir s'il convient ou non d'émettre une citation à comparaître, et quelle portée lui accorder, est une question mixte de droit et de fait.

[26]            Tous ces facteurs pris en considération, je suis d'avis que la décision raisonnable simpliciter est la norme qui convient ici. Pour qu'un contrôle judiciaire soit possible, la décision contestée doit ne pas pouvoir résister à un examen « assez poussé » , comme l'expliquait récemment la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247 :

55 La décision n'est déraisonnable que si aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait. Si l'un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé, alors la décision n'est pas déraisonnable et la cour de révision ne doit pas intervenir. Cela signifie qu'une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n'est pas convaincante aux yeux de la cour de révision.[renvois omis]

            3. Le caractère raisonnable de la décision

[27]            Je suis d'avis que la décision de la SPR d'émettre la citation à comparaître de la manière qu'elle l'a fait, ainsi que l'explication donnée par elle pour l'émettre, sont déraisonnables, et cela pour trois raisons interdépendantes.

[28]            D'abord, le champ du pouvoir de la SPR de contraindre à la production de pièces doit être compris selon le contexte (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27). La SPR n'est pas autorisée à se lancer dans une quête sans entrave de la vérité. Son pouvoir en la matière est au contraire restreint par le paragraphe 39(2) des Règles et par l'alinéa 4b) de la Loi sur les enquêtes, en vertu desquels la SPR ne peut enjoindre de produire que les documents et pièces qu'elle juge « nécessaires » pour assurer l'instruction approfondie de l'affaire. Par ailleurs, selon les mots employés par la Loi sur les enquêtes, la nécessité des documents est rattachée directement au champ de l'affaire en cause[3]. Et, lorsqu'elle est saisie d'une demande d'annulation, la SPR doit se demander si la personne protégée a fait, indirectement ou directement, une présentation erronée sur un fait important (voir l'article 109 de la Loi).

[29]            Les motifs exposés par la SPR pour émettre la citation à comparaître se présentent dans leur intégralité comme suit :

[traduction]

Conformément aux principes de justice naturelle, le tribunal considère que l'avocat est autorisé à consulter les documents se rapportant au témoin Pawen Kaur, afin de pouvoir se préparer et présenter une réponse complète au témoignage qu'elle pourrait devoir produire.

Le tribunal arrive à cette conclusion en raison des circonstances très particulières de la présente affaire, dans laquelle l'unique témoin du ministre est la fille de l'intimé. Le statut d'immigration de la fille de l'intimé est rattaché aux éléments essentiels de son témoignage. Le dossier d'immigration pourrait constituer pour l'intimé une preuve particulièrement pertinente.

Le tribunal considère que les raisons qu'a l'avocat de demander la citation à comparaître établissent la nécessité de la preuve pour une instruction approfondie de l'affaire.

[30]            Dans une lettre datée du 2 juin 2005, l'avocat du défendeur voulait obtenir [traduction] « l'accès au dossier, et cela de la manière la plus complète possible, afin de pouvoir interroger Mme Kaur sur les faits dont elle a fait état » . Essentiellement, l'avocat soutenait que [traduction] « puisque sa crédibilité [de Mme Kaur] est au coeur du dossier d'immigration, toutes ses déclarations et affirmations antérieures faites au ministère de l'Immigration et autres instances doivent être examinées attentivement » .

[31]            La SPR a formulé ses motifs en ce sens, mais il est évident qu'elle n'a pas véritablement cherché à évaluer la pertinence (ou la nécessité) possible des divers documents par rapport à son enquête, à savoir si le défendeur avait fait une présentation erronée sur un fait important. Le demandeur a donné la liste de tous les documents contenus dans le dossier du témoin, au soutien de sa requête en annulation de la citation à comparaître, documents dont certains renferment des renseignements personnels sur la fille du défendeur, par exemple son adresse, son emploi, des fiches de paie et des certificats médicaux, renseignements qui semblent n'intéresser nullement l'enquête. Or, la SPR a ordonné la production du dossier tout entier.

[32]            La demande d'annulation découle de certaines déclarations faites par la fille du défendeur aux fonctionnaires de l'immigration à propos de sa liaison (inexistante) avec un militant sikh. Par conséquent, seuls les documents de son dossier d'immigration qui contiennent des renseignements ou des déclarations passées se rapportant au même sujet (ou à toute circonstance factuelle apparentée à propos de laquelle le défendeur a pu faire une déclaration incompatible dans ses démarches en vue d'obtenir l'asile) sont clairement nécessaires pour savoir si le défendeur a présenté erronément un fait important.

[33]            La deuxième raison pour laquelle la décision de la SPR de rejeter la requête en annulation présentée par le demandeur était déraisonnable est le fait qu'elle n'a pas tenu compte de la confidentialité qui se trouvait compromise par la citation qu'elle émettait.

[34]            L'intérêt dans la tenue d'une « instruction approfondie de l'affaire » - équité procédurale ou justice naturelle - n'est pas une notion indépendante; il doit plutôt être évalué par rapport à des intérêts rivaux (Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3). Le droit du défendeur de répondre en tout point aux arguments avancés contre lui dans le contexte de la demande d'annulation doit, autrement dit, être apprécié par rapport à des intérêts rivaux, et tout particulièrement la confidentialité des renseignements personnels du témoin.

[35]            Le dossier de la fille du défendeur renferme manifestement beaucoup de renseignements personnels au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ce texte de loi impose en général la non-communication des renseignements personnels :

8. (1) Les renseignements personnels qui relèvent d'une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l'individu qu'ils concernent, que conformément au présent article.

8. (1) Personal information under the control of a government institution shall not, without the consent of the individual to whom it relates, be disclosed by the institution except in accordance with this section.

[36]            La Cour suprême du Canada a jugé que la Loi sur la protection des renseignements personnels a un statut quasi constitutionnel, mettant ainsi en évidence l'obligation des organismes fédéraux de protéger les renseignements personnels (Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773). Ainsi, bien que la Loi sur la protection des renseignements personnels autorise la communication de renseignements personnels conformément à une ordonnance rendue par un tribunal ou autre organisme tel que la SPR (voir l'alinéa 8(2)c)), cette exception ne doit pas être interprétée d'une manière libérale. Les renseignements personnels qui n'intéressent manifestement pas les questions à l'origine de la demande d'annulation doivent au contraire être soustraits à la communication.

[37]            La SPR devrait considérer des solutions de remplacement à la pleine communication et arriver à un équilibre entre la nécessité de la communication et le droit à la protection des renseignements personnels. Lorsque des intérêts rivaux sont en jeu, la « méthode du tout ou rien » ne convient tout simplement pas. Sur ce point, je crois que les observations faites par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt A.M. c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, aux paragraphes 33 et 34, sont instructifs :

Il s'ensuit que si la cour qui examine une revendication de privilège décide qu'un document ou une catégorie donnée de documents doivent être produits pour découvrir la vérité et éviter qu'un verdict injuste ne soit prononcé, elle doit en permettre la production dans la mesure requise pour éviter ce résultat. Par ailleurs, le besoin de découvrir la vérité et d'éviter une injustice n'écarte pas automatiquement la possibilité d'une protection contre une divulgation complète. Il se peut bien que, dans certains cas, la cour décide que la découverte de la vérité n'exige rien de moins qu'une production complète. Cela dit, j'irais jusqu'à dire qu'une ordonnance de privilège partiel conviendra plus souvent dans des affaires civiles où, comme en l'espèce, le droit à la vie privée est décisif. La divulgation d'un nombre limité de documents, leur révision par la cour pour en éliminer tout ce qui n'est pas essentiel et l'imposition de conditions quant à savoir qui peut prendre connaissance de ces documents ou en faire des copies sont des moyens qui peuvent être pris pour préserver le plus possible la confidentialité et causer le moins de tort possible aux rapports protégés, tout en évitant l'injustice de la dissimulation de la vérité.

En procédant ainsi, je me refuse, en toute déférence, à suivre la méthode du tout ou rien adoptée par les juges majoritaires de la Cour suprême des États-Unis, qui, dans Jaffee c. Redmond, précité, ont sanctionné l'existence d'un privilège absolu relativement à tous les dossiers de psychothérapie. Dans l'arrêt de la Court of Appeals qui faisait l'objet du pourvoi, 51 F.3d 1346 (1995), on avait statué que le privilège pouvait être refusé si [TRADUCTION] « dans l'intérêt de la justice, la nécessité, sur le plan de la preuve, de divulguer le contenu des séances de consultation d'un patient l'emport[ait] sur le droit de ce patient à la protection de sa vie privée » (p. 1357). Le juge Stevens a rejeté ce point de vue, au nom de la Cour suprême à la majorité, en affirmant que subordonner la confidentialité à l'évaluation ultérieure, par le juge du procès, de l'importance relative des droits du patient à la protection de sa vie privée et du besoin de divulguer en matière de preuve ne serait [TRADUCTION] « guère mieux que l'absence totale de privilège » (p. 1932).

[38]            Or, la SPR a effectivement adopté ici la « méthode du tout ou rien » . Les motifs exposés à l'appui de sa décision font totalement l'impasse sur les impératifs de confidentialité, dépouillant du même coup, à mon avis, le demandeur de ses obligations prévues par le paragraphe 8(1) de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[39]            Troisièmement, la manière dont la citation à comparaître était rédigée est à mon avis source de difficultés.

[40]            Encore une fois, « la portée [de la citation à comparaître ou] du subpoena ne doit pas être plus large que nécessaire pour les fins de l'enquête en cours » : Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la page 532. La SPR a contrevenu à ce principe fondamental en ordonnant la production du dossier tout entier.

[41]            Une citation à comparaître doit plutôt être « suffisamment précis[e] » pour que le témoin soit en mesure de savoir ce qui est nécessaire avant de comparaître pour témoigner - une citation à comparaître ne saurait équivaloir à une enquête exploratoire ou à une [traduction] « mise en demeure de communiquer des documents » (voir Dalgleish c. Basu, [1974] S.J. no 245 (B.R.) (QL); Wal-Mart Canada Corp. c. Saskatchewan (Labour Relations Board) (2004), 257 Sask. R. 12 (C.A.)).

[42]            Or, c'est précisément ce que la SPR a ordonné ici. La SPR n'a pas le pouvoir de contraindre à la production de pièces avant une audience en règle ou en dehors d'une telle audience[4]. Cependant, en disant que l'avocat du défendeur [traduction] « est autorisé à consulter les documents [...] afin de pouvoir se préparer et présenter une réponse complète » , la SPR a ordonné que la preuve soit déposée et signifiée avant l'audience, ce qui constituait une communication préalable.

[43]            À mon avis, dans le cas d'une preuve dont la production est ordonnée mais dont la « nécessité » est contestée, la SPR devrait d'abord examiner elle-même les documents, puis autoriser l'intéressé à n'examiner que les documents qui sont jugés utiles pour la demande d'annulation. Ainsi que le soulignait la Cour d'appel de la Saskatchewan dans l'arrêt Wal-Mart, précité :

[traduction]

49      [...] la procédure à suivre quand il y a une exigence de produire des documents, que ce soit par subpoena ou autrement, et que les parties ne s'entendent pas sur leur pertinence ou sur la question de savoir s'ils sont ou non confidentiels, consiste à faire produire les documents, pour que le tribunal chargé de statuer sur leur pertinence soit en mesure de les examiner. C'est la procédure que la Commission entendait suivre. Si l'un des documents se révèle alors hors de propos, la confidentialité des renseignements du propriétaire sera préservée car les documents ne seront donc pas communiqués à la partie qui les a demandés, c'est-à-dire que les documents en cause ne seront pas communiqués au syndicat. [Non souligné dans l'original.]

[44]            Ce n'est pas ce qui a été fait ici, et la SPR a donc irrégulièrement exercé son pouvoir de contraindre à la production de documents.

[45]            Finalement, je relève que la SPR n'a pas suivi ici ses propres règles de procédure : la réponse du défendeur a été déposée (mais non signifiée) dans le délai de sept jours prévu par l'article 45 des Règles, et la SPR a rendu sa décision le lendemain sans donner au demandeur l'occasion de répliquer, ce qu'il était fondé à faire en vertu de l'article 46. Les portions applicables des articles 45 et 46 sont les suivantes :

45. (3) La partie transmet :

a) à l'autre partie, une copie de la réponse et, selon le cas, de l'affidavit ou de la déclaration solennelle;

b) à la Section, l'original de la réponse et, selon le cas, de l'affidavit ou de la déclaration solennelle, ainsi qu'une déclaration écrite indiquant à quel moment et de quelle façon une copie de ces documents a été transmise à l'autre partie.

(4) Les documents transmis selon la présente règle doivent être reçus par leurs destinataires au plus tard sept jours suivant la réception de la copie de la demande par la partie.

46. (1) La réplique à une réponse écrite se fait par écrit.

(2) La partie énonce dans un affidavit ou une déclaration solennelle qu'elle joint à sa réplique écrite tout élément de preuve qu'elle veut soumettre à l'examen de la Section. À moins que la Section l'exige, il n'est pas nécessaire d'y joindre d'affidavit ou de déclaration solennelle dans le cas où la partie n'était pas tenue d'y joindre un tel document.

(3) La partie transmet :

a) à l'autre partie, une copie de la réplique et, selon le cas, de l'affidavit ou de la déclaration solennelle;

b) à la Section, l'original de la réplique et, selon le cas, de l'affidavit ou de la déclaration solennelle, ainsi qu'une déclaration écrite indiquant à quel moment et de quelle façon une copie de ces documents a été transmise à l'autre partie.

(4) Les documents transmis selon la présente règle doivent être reçus par leurs destinataires au plus tard cinq jours suivant la réception de la copie de la réponse par la partie.

45. (3) A party who responds to a written application must provide

(a) to the other party, a copy of the response and any affidavit or statutory declaration; and

(b) to the Division, the original response and any affidavit or statutory declaration, together with a written statement of how and when the party provided the copy to the other party.

(4) Documents provided under this rule must be received by their recipients no later than seven days after the party received the copy of the application.

46. (1) A reply to a written response must be in writing.

(2) Any evidence that the party wants the Division to consider with the written reply must be given in an affidavit or statutory declaration together with the reply. Unless the Division requires it, an affidavit or statutory declaration is not required if the party was not required to give evidence in an affidavit or statutory declaration with the application.

(3) A party who replies to a written response must provide

(a) to the other party, a copy of the reply and any affidavit or statutory declaration; and

(b) to the Division, the original reply and any affidavit or statutory declaration, together with a written statement of how and when the party provided the copy to the other party.

(4) Documents provided under this rule must be received by their recipients no later than five days after the party received the copy of the response.

[46]            À mon avis, cela équivaut à un déni d'équité procédurale. La procédure prévue par les Règles devra être observée quand cette affaire sera réexaminée par une autre formation de la SPR.

DISPOSITIF

[47]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SPR sera annulée et l'affaire sera renvoyée à une autre formation de la SPR, pour nouvelle décision conforme aux présents motifs. Plus précisément, la SPR examinera la liste de documents contenue dans le dossier d'immigration du témoin et ordonnera la production des seuls documents qui semblent contenir des renseignements relatifs à la déclaration erronée que le défendeur aurait faite à propos d'un élément important. Pour le cas où la SPR ne serait pas en mesure de dire si un document particulier contient ou non des renseignements pertinents, alors elle examinera d'abord le document, puis décidera s'il convient ou non d'ordonner sa production.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

[1]                La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[2]                La décision de la SPR est annulée.

[3]                L'affaire est renvoyée à une autre formation de la SPR pour nouvelle décision conforme aux présents motifs. Plus précisément, la SPR examinera la liste de documents contenue dans le dossier d'immigration du témoin et ordonnera la production des seuls documents qui semblent contenir des renseignements relatifs à la déclaration erronée que le défendeur aurait faite à propos d'un élément important. Pour le cas où la SPR ne serait pas en mesure de dire si un document particulier contient ou non des renseignements pertinents, alors elle examinera d'abord le document, puis décidera s'il convient ou non d'ordonner sa production.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-3443-05

INTITULÉ :                                        LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

                                                            et

                                                            PARGAT SINGH KAHLON

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                le 12 juillet 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LA JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                       LE 18 JUILLET 2005

COMPARUTIONS :

Ian Demers                                                                                POUR LE DEMANDEUR

Stewart Istvanffy                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)                                                                    POUR LE DEMANDEUR

1061, St-Alexandre

Bureau 300

Montréal (Québec)

H2Z 1P5                                                                                   POUR LE DÉFENDEUR



[1]     Voir Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, (2000) 188 F.T.R. 85 (C.F. 1re inst.); et aussi Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada 3000 Airlines Ltd. (re Nijjar), [1999] A.C.F. n ° 725, au paragraphe 15 (C.F. 1re inst.), juge Sharlow (maintenant juge à la Cour d'appel), citant Canada c. Succession Schnurer, [1997] 2 C.F. 545 (C.A.).

[2]     Il est vrai que cette disposition envisage la communication « exigée par subpoena, mandat ou ordonnance d'un tribunal, d'une personne ou d'un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements » (alinéa 8(2)c) de la Loi sur la protection des renseignements personnels), mais je laisserai de côté pour l'instant cette exception dans la solution de ce point préliminaire.

[3]     Le mot « nécessaire » n'a pas été défini dans le contexte de l'immigration, mais je suis d'avis qu'il correspond à la notion de pertinence, du moins pour ce qui concerne le paragraphe 39(2) des Règles.

[4]     En général, l'unique obligation du ministre est de signifier et déposer ses documents au plus tard 20 jours avant l'audience (voir l'article 29 des Règles), à condition qu'ils soient pertinents.

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