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Date : 20191017


Dossier : IMM-2705-18

Référence : 2019 CF 1304

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

HARRIET QUIKU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie du contrôle judiciaire du rejet de la demande présentée par Mme Quiku afin de parrainer son époux, Joseph Kwaku Oppong Peprah (M. Peprah), lequel souhaitait obtenir une résidence permanente au Canada en tant qu’époux. La Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a jugé que, selon les lois matrimoniales ghanéennes, M. Peprah et Mme Quiku n’étaient pas mariés. Par conséquent, M. Peprah n’appartenait pas à la catégorie du regroupement familial établie dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAI afin qu’il rende une nouvelle décision.

I.  Renseignements contextuels

[3]  Mme Quiku est une citoyenne du Ghana et du Canada qui vit à Toronto. M. Peprah est quant à lui un citoyen du Ghana et y demeure. Ils ont trois enfants ensemble, âgés de 17, 11 et 9 ans. Mme Quiku a également un enfant plus vieux d’une relation précédente.

[4]  Le présent examen nécessite que l’on tienne compte des antécédents matrimoniaux de Mme Quiku, car la façon dont la SAI a interprété les lois matrimoniales du Ghana et les a appliquées à l’historique de Mme Quiku a mené au rejet de la demande de parrainage.

[5]  L’un des faits essentiels dans la présente demande est que, même s’ils étaient séparés, Mme Quiku était mariée à un Canadien lorsqu’elle a contracté un mariage en droit coutumier avec M. Peprah.

[6]  L’historique matrimonial de Mme Quiku est le suivant :

  • - 25 février 2001 : Mme Quiku épouse M. Alexander Anim;

  • - 13 mars 2002 : Mme Quiku se sépare d’avec M. Anim;

  • - 2 décembre 2006 : Mme Quiku contracte un mariage « coutumier » avec M. Peprah au Ghana;

  • - 9 août 2007 : Mme Quiku met fin à son mariage avec M. Anim par un divorce;

  • - 8 février 2013 : Mme Quiku épouse M. Peprah lors d’une cérémonie civile au Ghana.

II.  Question en litige et norme de contrôle

[7]  La question en litige en l’espèce est de savoir si la décision de la SAI selon laquelle M. Peprah n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial est raisonnable.

[8]  La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer à une décision de la SAI lorsqu’elle tranche l’appel d’une demande de parrainage conjugal sous le régime de la LIPR est celle de la décision raisonnable, car elle nécessite que l’on tienne compte de la loi constitutive de la SAI ainsi que de questions mixtes de fait et de droit : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 54 [Dunsmuir].

[9]  En l’espèce, la SAI était tenue de se prononcer sur la validité d’un mariage contracté au Ghana, en vertu de lois étrangères. Les décisions concernant le droit étranger sont des conclusions de fait et sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Asad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 141, aux paragraphes 14 à 26.

III.  Dispositions pertinentes

[10]  Le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, énonce précisément que si le répondant est déjà marié avec un tiers au moment de son mariage avec l’étranger, ce dernier n’est pas considéré comme appartenant à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada :

125 (1) Ne sont pas considérées comme appartenant à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada […]

 c) l’époux du répondant, si, selon le cas :

(i) le répondant ou cet époux était, au moment de leur mariage, l’époux d’un tiers,

125 (1) A foreign national shall not be considered a member of the spouse or common-law partner in Canada class […] if

c) the foreign national is the sponsor’s spouse and

(i) the sponsor or the spouse was, at the time of their marriage, the spouse of another person, or

IV.  Mariages au Ghana

[11]  Trois types de mariages sont reconnus par la loi au Ghana : le mariage en vertu d’une ordonnance, le mariage de mahométans, et le mariage coutumier. En l’espèce, deux d’entre eux sont pertinents. Il s’agit des suivants :

  1. Le mariage en vertu d’une ordonnance, qui est un mariage civil et monogame entre un homme et une femme;

  2. Le mariage coutumier, qui peut être polygame. Il permet à un homme d’épouser autant de femmes qu’il le souhaite, mais une femme ne peut se marier qu’une seule fois.

V.  Décisions de la SAI et de l’agent des visas

[12]  Un agent des visas a rejeté la demande de Mme Quiku parce qu’il a découvert qu’elle était déjà mariée avec un tiers et qu’elle n’avait pas obtenu de divorce avant de contracter un mariage coutumier avec M. Peprah.

[13]  Mme Quiku a fait valoir devant la SAI qu’elle avait divorcé de son premier mari avant son mariage civil avec M. Peprah et qu’elle était donc libre de se marier. Elle a allégué que tel était le cas, peu importe que son mariage coutumier avec M. Peprah soit valide ou non.

[14]  La SAI a toutefois conclu que, parce que Mme Quiku n’avait divorcé de son premier mari qu’après son mariage coutumier avec M. Peprah, elle n’était pas libre « d’épouser le demandeur en droit coutumier » au moment où elle l’a fait. Bien que la SAI ne l’ait pas indiqué expressément, cette conclusion s’explique sans doute par le fait que, selon les règles du mariage coutumier, Mme Quiku ne pouvait pas avoir plus d’un mari.

[15]  La SAI a conclu que le certificat de mariage civil daté de février 2013 contenait une condition. Elle a interprété cette condition comme étant la suivante : « pour que le certificat de mariage soit valide en droit », Mme Quiku et M. Peprah devaient être « mariés sous le régime du droit coutumier » au moment du mariage civil.

[16]  La SAI a tiré cette conclusion parce qu’une note manuscrite dans la colonne intitulée « Condition » du certificat de mariage indiquait que les parties devaient être « mariées sous le régime du droit coutumier ».

[17]  La SAI a conclu que, puisqu’aucun autre mariage coutumier n’avait été contracté par Mme Quiku et que le mariage coutumier de 2006 n’était pas valide, le mariage civil n’était pas valide non plus étant donné que la condition « être mariés sous le régime du droit coutumier » n’a pas été respectée.

VI.  La décision de la SAI était déraisonnable

[18]  Je conclus que la décision de la SAI était déraisonnable pour les motifs qui suivent.

[19]  La SAI a commencé sa section sur l’évaluation de la preuve par l’énoncé suivant :

La question qui, selon moi, est au cœur de la raison pour laquelle la demande a été refusée est la référence à la condition énoncée dans le certificat de mariage civil, du 8 février 2013, lequel précise que l’appelante et le demandeur « devaient, comme condition, être mariés sous le régime du droit coutumier ».

[20]  Je remarque que la colonne sur le certificat de mariage s’intitule « Condition » et non « Condition à remplir ».

[21]  La SAI a reconnu, sans qu’il n’y ait d’élément de preuve au dossier, que le titre « Condition » dans le certificat de mariage signifiait « Exigence » ou « Prérequis » plutôt que « État » ou « Statut », qui sont deux synonymes communs du mot « condition ».

[22]  Pour contracter un mariage valide, il faut généralement être juridiquement capable de le faire. En Ontario et les autres provinces du Canada par exemple, les parties doivent déclarer leur état matrimonial actuel dans leur demande de licence de mariage. Les options offertes dans la demande officielle de licence de mariage de l’Ontario sont les suivantes : célibataire, veuf/veuve et divorcé(e).

[23]  Le certificat de mariage qui se trouve dans le dossier certifié du tribunal indique qu’il s’agit du formulaire C du Marriage Ordinance Cap. 127. Bien que cette loi ne soit pas dans le dossier, le ministre a déposé une copie de la Loi de 1985 sur l’enregistrement du mariage coutumier et du divorce (PNDCL 112). Celle-ci énonce, dans la première annexe, les renseignements qu’il faut consigner dans le registre des mariages. Elle établit, pour la femme, les exigences habituelles, soit le nom, l’âge, la date et le lieu du mariage ainsi que le lieu de résidence. Il y a ensuite un champ pour les « conditions », qui est suivi d’un emplacement pour y apposer la signature ou les empreintes digitales des témoins, y noter toute remarque et pour la signature du registraire.

[24]  Le champ des « conditions » visant la femme se présente ainsi :

[traduction]

Conditions— (célibataire ou divorcée)

[erreurs typographiques dans l’original]

[25]  Le champ correspondant pour le mari s’intitule [traduction] « Autre mariage existant ».

[26]  Dans un mariage coutumier, le mari peut avoir plus d’une épouse. Il est donc pertinent de savoir s’il s’est marié à d’autres femmes. Comme la femme est tenue d’être monogame, l’information pertinente est de savoir si elle est célibataire ou divorcée.

[27]  D’après ce qui précède, il est évident que, pour les mariages coutumiers, la loi prévoit que le mot « condition » s’entend du statut ou de la capacité juridique des deux personnes qui se marient. Il n’y a aucune raison de supposer que le terme « condition » aurait un sens différent dans le Marriage Ordinnance Cap. 127, qui vise les mariages civils.

[28]  Un certificat de mariage civil confirme l’existence d’un mariage qui, selon les lois du Ghana, est monogame. Il serait effectivement étrange qu’un tel mariage ait comme condition que les parties aient déjà contracté un mariage dans lequel le mari peut être polygame et que cela soit indiqué sur le certificat de mariage. La SAI a omis d’aborder cette incongruité évidente.

[29]  La SAI a également mis l’accent sur le fait qu’aucun élément de preuve n’indiquait si Mme Quiku avait enregistré ou non le mariage coutumier. Le ministre a soutenu que l’ancienne version de la loi exigeait que tous les mariages coutumiers contractés avant l’entrée en vigueur de la loi en 1985 soient enregistrés et que tous les mariages contractés en 1985 devaient être enregistrés dans les trois mois suivant la cérémonie. Depuis la modification de 1991, la loi prévoit que l’une des parties au mariage coutumier ou les deux parties peuvent présenter une demande écrite pour que le mariage soit enregistré et qu’une telle demande peut être faite à tout moment après le mariage.

[30]  Je note que le libellé de la modification législative est, et je souligne, « l’une des parties au mariage coutumier ou les deux peuvent présenter une demande écrite [pour faire enregistrer le mariage] ». Le ministre n’a pas commenté cette formulation, et la SAI non plus. De manière générale, le terme « peut » est permissif et non obligatoire. Bien que dans certaines situations il soit possible d’interpréter le terme « peut » comme voulant dire « doit », ces situations sont rares et une analyse de la loi est requise pour en arriver à cette conclusion. Aucune analyse de ce genre n’a été effectuée par la SAI.

VII.  Conclusion

[31]  Une décision possède les attributs de la raisonnabilité si le processus décisionnel est justifié, transparent et intelligible et si la décision appartient aux issus possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 47.

[32]  Les motifs, pris dans leur ensemble, « répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16.

[33]  La SAI a conclu que, si le certificat de mariage civil devait être accepté comme étant valide, les conditions relatives à l’enregistrement du mariage devaient aussi être remplies; c’est‑à-dire que les parties au mariage civil doivent avoir déjà été mariées sous le régime du droit coutumier. Le fondement de cette conclusion n’est pas expliqué et il ne ressort pas clairement des motifs de la SAI non plus. À cet égard, la décision n’est pas transparente et intelligible.

[34]  La conclusion de la SAI va aussi à l’encontre de la preuve au dossier, qui se présente sous forme d’une loi.

[35]  Le défaut de la SAI de reconnaître qu’il est incompatible d’exiger un mariage coutumier polygame comme condition à un mariage civil monogame rend également la décision inintelligible.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2705-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie et la décision est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAI pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour d’octobre 2019

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2705-18

 

INTITULÉ :

HARRIET QUIKU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JANVIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 OCTOBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Josephat O. Nwabuokei

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Josephat Nwabuokei

Blue House Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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