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Date : 20191017


Dossier : T‑9‑19

Référence : 2019 CF 1305

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

1648074 ONTARIO INC.

demanderesse

et

AKBAR BROTHERS (PVT) LTD.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’un appel interjeté en vertu de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, LRC (1985), c T‑13 [la Loi], à l’encontre de la décision du registraire des marques de commerce datée du 31 octobre 2018 accueillant l’opposition d’Akbar Brothers (PVT) Ltd. (Akbar) à l’enregistrement de la marque de commerce « DO GHAZAL & Design » (la marque).

[2]  La marque est la suivante :

Elle a été demandée en liaison avec les produits suivants :

  • (1) Feuilles de thé et thé en sachets (Produits (1));

(2)  Fruits séchés, nommément mûres blanches, abricots et noix, nommément amandes, noix de Grenoble, noisettes, pistaches et noix de cajou, ainsi que produits alimentaires, nommément riz, huile, marinades et épices (Produits (2)).

[3]  Akbar, une société constituée au Sri Lanka, qui possède la marque de commerce déposée ALGHAZALEEN TEA et Dessin (enregistrement no 594,177) a présenté l’opposition. Parmi les motifs d’opposition, Akbar soutient que la marque n’est pas distinctive eu égard à sa marque de commerce de commerce déposée et à sa marque DO GHAZAL et Dessin (non déposée au Canada), qui seraient toutes employées en liaison avec du thé.

[4]  Le registraire des marques de commerce a accueilli l’opposition d’Akbar, rejetant ainsi la demande de la demanderesse. Celle‑ci interjette appel de cette décision devant la Cour.

[5]  L’opposante a soulevé un certain nombre de motifs d’opposition qui n’ont pas à être examinés parce que la demanderesse a eu gain de cause en les faisant rejeter par le registraire des marques de commerce; aucun appel incident n’a été interjeté. Les motifs d’opposition renvoient aux alinéas 30a) et 30d) de la Loi telle qu’elle existait à l’époque. En outre, la tentative d’Akbar de modifier sa déclaration d’opposition pour ajouter un motif d’opposition fondé sur l’alinéa 16(1)a) a été rejetée, puisque certains éléments de preuve, déposés par Akbar en réponse, dépassaient ce qui était permis en réponse; l’article 43 du Règlement sur les marques de commerce, DORS/96‑195, exigeait que la preuve en réponse soit constituée d’une preuve « se limitant strictement aux matières servant de réponse », et le registraire a conclu que la preuve déposée en réponse ne correspondait pas aux questions soulevées dans la preuve de la demanderesse, mais constituait plutôt une preuve qui aurait dû être produite dans le cadre de la preuve principale. L’opposante a soulevé l’alinéa 30i) de la Loi, mais le registraire n’a pas abordé cette question, à part le fait de souligner ce qui suit au paragraphe 38 de la décision :

[traduction]

[...] le témoignage de [la requérante] indique que son déposant M. Yadgar, qui se décrit comme le fondateur et le président de la demanderesse, était également l’administrateur du distributeur de l’opposante au Canada, ce qui pourrait donner à penser que la requérante fait preuve de mauvaise foi lorsqu’elle demande la marque de commerce de son mandant (contre‑interrogatoire de M. Akbarally, Q65 à 68).

[Non souligné dans l’original.]

À l’époque, l’alinéa 30i) était ainsi rédigé :

30.  Quiconque sollicite l’enregistrement d’une marque de commerce produit au bureau du registraire une demande renfermant :

i)  une déclaration portant que le requérant est convaincu qu’il a droit d’employer la marque de commerce au Canada en liaison avec les produits ou services décrits dans la demande.

I.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[6]  Ainsi donc, la décision qui fait l’objet du présent contrôle est limitée à une question précise. L’opposition est fondée sur l’allégation selon laquelle la marque n’est pas distinctive, compte tenu de l’existence des marques de commerce DO GHAZAL et Dessin et ALGHAZALEEN TEA et Dessin.

[7]  La décision du registraire porte exclusivement sur la marque DO GHAZAL et Dessin. Compte tenu de sa conclusion concernant la marque de commerce DO GHAZAL et Dessin, le registraire a choisi de ne pas aborder la probabilité de confusion avec la marque de commerce déposée ALGHAZALEEN TEA et Dessin de l’opposante (décision, par. 59). Comme je l’ai déjà fait remarquer, le registraire n’a pas abordé du tout un motif d’opposition fondé sur l’alinéa 30i) d’alors de la Loi.

[8]  Dans la présente affaire, le registraire a formulé deux conclusions en ce qui concerne la marque de commerce DO GHAZAL et Dessin. Tout d’abord, elle a conclu qu’Akbar s’était acquittée de son fardeau de preuve initial selon lequel sa marque de commerce était devenue suffisamment connue au Canada pour faire perdre son caractère distinctif à la marque dont l’enregistrement était demandé. Ensuite, elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à démontrer que, compte tenu de l’analyse relative à la confusion effectuée dans l’affaire, [traduction] « sa marque est adaptée à distinguer ou qu’elle distingue véritablement ses produits de ceux de l’Opposante » (décision, par. 40).

[9]  L’appel intenté en l’espèce porte sur le caractère distinctif de la marque. L’article 38 de la Loi énonce les motifs qui peuvent être utilisés pour appuyer une opposition. L’alinéa (2)d) est ainsi rédigé :

Motifs

Grounds

38(2)  Cette opposition peut être fondée sur l’un des motifs suivants :

38(2)  A statement of opposition may be based on any of the following grounds:

d) la marque de commerce n’est pas distinctive;

(d) that the trademark is not distinctive;

[10]  Le fardeau initial abordé par le registraire était la question de savoir si la marque de commerce GO GHAZAL et Dessin est devenue suffisamment connue au Canada pour annuler le caractère distinctif de la marque que la demanderesse veut faire enregistrer. Une fois que la partie opposante s’est acquittée de ce fardeau initial, il incombe alors à la partie demanderesse de démontrer que sa marque est enregistrable. Il revient bien entendu à la partie demanderesse d’établir, selon la norme de preuve qui s’applique habituellement en matière civile, que la demande respecte les exigences de la Loi (Christian Dior, S.A. c. Dion Neckwear Ltd., 2002 CAF 29, [2002] 3 CF 405, au par. 10).

[11]  Le registraire a conclu que la marque DO GHAZAL et Dessin était suffisamment connue en liaison avec des produits de thé pour annuler le caractère distinctif de la marque que la demanderesse veut faire enregistrer (avant l’opposition). Les éléments de preuve appuyant cette conclusion sont les suivants :

  • les ventes annuelles au Canada (105 000 $ en 2012; 193 000 $ en 2013; 255 000 $ en 2014);

  • les étiquettes arborant la marque DO GHAZAL et Dessin étaient apposées sur les produits vendus au Canada;

  • des factures commerciales représentatives concernant des livraisons de thé de l’opposante au Canada du 29 juillet 2012 au 13 juin 2014.

[12]  Étant donné que l’opposante s’est acquittée de son fardeau initial de démontrer que la marque de commerce DO GHAZAL et Dessin était suffisamment connue au Canada pour annuler le caractère distinctif de la marque que la demanderesse veut faire enregistrer, le registraire a examiné la question de savoir s’il y aurait une confusion entre les marques, puisque la demanderesse doit maintenant démontrer que la marque est adaptée à distinguer ses produits de ceux d’Akbar.

[13]  Le registraire a évalué la confusion, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes, y compris les facteurs énoncés au paragraphe 6(5) de la Loi :

Éléments d’appréciation

What to be considered

6(5) En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris :

6(5) In determining whether trademarks or trade names are confusing, the court or the Registrar, as the case may be, shall have regard to all the surrounding circumstances including

a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;

(a) the inherent distinctiveness of the trademarks or trade names and the extent to which they have become known;

b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;

(b) the length of time the trademarks or trade names have been in use;

c) le genre de produits, services ou entreprises;

(c) the nature of the goods, services or business;

d) la nature du commerce;

(d) the nature of the trade; and

e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux, notamment dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent.

(e) the degree of resemblance between the trademarks or trade names, including in appearance or sound or in the ideas suggested by them.

[14]  En ce qui concerne d’abord le degré de ressemblance, le registraire reconnaît que les deux marques de commerce sont identiques dans la présentation et le son, ainsi que dans les idées qu’elles suggèrent. En outre, les deux marques ont le même caractère distinctif inhérent; des éléments de preuve démontrent un certain caractère distinctif acquis dans la marque, mais il est limité aux « feuilles de thé et thé en sachets » et ne vise pas les fruits séchés. Toutefois, le caractère distinctif acquis de la marque DO GHAZAL et Dessin d’Akbar est vu comme étant considérablement plus substantiel. Par conséquent, elle a conclu [traduction] « que la marque de l’Opposante est devenue connue au Canada dans une plus grande mesure que la Marque » (décision, au par. 49).

[15]  La durée est à l’avantage de la demanderesse en ce qui concerne les « feuilles de thé et thé en sachets » (la demanderesse a commencé à utiliser la marque le 1er mai 2009 et Akbar utilise la marque depuis 2012). Il existe un recoupement évident entre les « feuilles de thé et thé en sachets » de la demanderesse et le thé de l’opposante ainsi qu’entre les entreprises et les voies de commercialisation des parties.

[16]  Citant Andres Wines Ltd. c E. & J. Gallo Winery, (1975) 25 CPR (2d) 126 (CAF), le registraire conclut qu’[traduction] « [u]ne marque n’est pas adaptée à distinguer les produits d’un requérant si, au moment où une procédure d’opposition est engagée, cette marque est déjà connue comme étant la marque de commerce d’un tiers qui l’emploie en liaison avec des produits similaires [...] Les éléments dominants des marques des parties sont identiques, leurs produits sont quasiment identiques ou se recoupent, et la marque de l’Opposante avait été employée dans une plus large mesure que la Marque à la date pertinente » (décision, au par. 55).

Il s’ensuit que la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau puisqu’elle n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que sa demande d’enregistrement d’une marque de commerce est conforme à la Loi.

II.  L’argument présenté en appel

[17]  L’appelante devant la Cour, la demanderesse en ce qui concerne l’enregistrement, conteste la conclusion du registraire selon laquelle, à la date de production de la déclaration d’opposition (9 septembre 2014), la marque de commerce DO GHAZAL et Dessin d’Akbar était devenue suffisamment connue au Canada pour faire perdre à la marque son caractère distinctif. Elle soutient que la norme de contrôle applicable à cet égard est celle de la décision correcte. Subsidiairement, la demanderesse fait valoir que la décision est déraisonnable en ce qui concerne le caractère distinctif. La demanderesse‑appelante soutient qu’Akbar n’a pas respecté le critère formulé dans Bojangles’International, LLC c. Bojangles Café Ltd., 2006 CF 657, 293 FTR 234, 48 CPR (4th) 427 [Bojangles’], et approuvé récemment dans Sadhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd., 2019 CAF 10.

[18]  L’analyse menée par le registraire sur la confusion entre les marques n’est pas contestée. La demanderesse‑appelante soutient plutôt uniquement que le critère dans Bojangles’ concernant la question de savoir si une marque de commerce est suffisamment connue pour faire perdre à une autre marque son caractère distinctif a été appliqué de façon erronée.

[19]  La demanderesse‑appelante décrit son motif d’appel comme l’application par le registraire d’une [traduction« analyse relative à l’emploi » plutôt que comme une [traduction« analyse relative au caractère distinctif » (mémoire des faits et du droit, au par. 34). La question se résume à une simple proposition. Les ventes déclarées par Akbar sont uniquement celles faites à un distributeur, Amana. Selon elle, cela suffit pour s’acquitter du fardeau de preuve initial qui lui incombait. Le registraire a écrit au paragraphe 38 de la décision que, en tout état de cause, [traduction] « la preuve au dossier appuie la conclusion qu’Amana est le distributeur de l’Opposante, et il est bien établi en droit que l’emploi d’une marque de commerce au Canada par un distributeur équivaut à un emploi par le propriétaire de la marque de commerce [Manhattan Industries Inc c Princeton Manufacturing Ltd (1971), 4 CPR (2d) 6 (CF 1re inst)] » [Manhattan Industries]. Le renvoi à Manhattan Industries signale, selon la demanderesse, une erreur de droit puisque cette affaire ne porte pas sur le caractère distinctif, mais plutôt sur la radiation et donc l’emploi antérieur. Elle soutient que [traduction« [l]e présent appel ne porte pas sur des questions de radiation, d’absence de droit ou d’emploi antérieur, mais plutôt sur la question de savoir si Akbar s’est acquittée de son fardeau de la preuve concernant le caractère distinctif, qui est un fardeau distinct de celui visant l’emploi et un fardeau plus lourd que celui visant l’emploi  » (mémoire des faits et du droit, au par. 41). Les ventes à un distributeur ne permettent pas de s’acquitter du fardeau de démontrer le caractère distinctif. Une telle preuve ne concerne pas la notoriété auprès des consommateurs d’une marque de commerce. Cela constitue, selon la demanderesse‑appelante, une erreur de droit qu’il convient d’examiner selon la norme de contrôle de la décision correcte.

[20]  S’il ne s’agit pas d’une erreur de droit, la décision du registraire est en tout état de cause déraisonnable parce que la preuve présentée ne permet pas de satisfaire au critère de Bojangles’. Il manque d’éléments au sujet de ce qu’Amana, la distributrice des produits d’Akbar au Canada, a réellement fait, à quel moment les produits ont été vendus et à qui ils l’ont été, ce qui force la Cour à spéculer. En fait, il n’existe pour ainsi dire aucun élément de preuve concernant Amana. Rien dans la preuve ne concernait les ventes ou la question de savoir s’il y a eu une promotion ou une publicité sur le thé Do GHAZAL au Canada. Enfin, la Cour est renvoyée aux arguments écrits de la demanderesse visant deux décisions d’une registraire (Brandstorm, Inc. c Naturally Splendid Enterprises Ltd., 2018 COMC 95 [Brandstorm], et Dans l’affaire de l’opposition produite par Empire Comfort Systems, Inc. à l’encontre de la demande d’enregistrement no 1,481,784 pour la marque de commerce Broilmaster au nom d’Onward Multi‑Corp. Inc. Inc, 2015 COMC 80 [Empire Comfort Systems] où, selon la demanderesse, dans des circonstances semblables, le registraire avait conclu que l’opposante ne s’était pas acquittée du fardeau de preuve. La demanderesse‑appelante a soutenu que l’absence de publicité est particulièrement problématique si l’on souhaite s’acquitter du fardeau de preuve relatif au caractère distinctif.

[21]  Pour sa part, l’opposante‑défenderesse soutient que les marques ne sont pas distinctives. Elle soulève également la mauvaise foi de la demanderesse, en invoquant l’alinéa 30i) de la Loi. Pour Akbar, la norme de contrôle applicable en appel est celle de la décision raisonnable, ce qui sous‑entend une retenue envers la décision du décideur. Dans les circonstances de la présente affaire, il y avait suffisamment d’éléments permettant de satisfaire au critère de Bojangles’ en ce sens que l’emploi de la marque commerciale de l’opposante par un distributeur au Canada équivalait à l’emploi de la marque de commerce par l’opposante elle‑même : cela fait perdre à la Marque son caractère distinctif avant l’opposition.

III.  Analyse

A.  Question préliminaire

[22]  D’entrée de jeu, il est nécessaire de situer l’objet du présent appel en raison de la façon dont les arguments ont été présentés au départ. Comme je l’ai indiqué, le registraire n’a jamais abordé l’argument d’Akbar selon lequel l’alinéa 30i) de la Loi s’appliquait, alors qu’Akbar l’a invoqué dans ses observations écrites comme s’il s’agissait d’une question qui peut être examinée dans le cadre du présent appel. Il n’en est rien. L’article 56 de la Loi donne à la Cour compétence au sujet d’un appel interjeté contre une décision du registraire. Les parties ont reconnu à l’audition de l’affaire que la Cour n’a pas compétence pour entendre un appel lorsque le registraire n’a pas rendu une décision sur une question. Si un précédent est nécessaire pour appuyer une telle conclusion, il suffit de consulter la décision du juge Strayer, alors juge à la Cour, dans Tradition Fine Foods Ltd. c Kraft General Foods Canada Inc., [1991] 35 CPR (3d) 564, 43 FTR 257, qui a écrit ce qui suit :

[traduction]

11  La défenderesse soutient que, dans les circonstances, je devrais rendre une décision sur son motif d’opposition fondé sur une confusion alléguée entre sa marque et celle de l’appelante, motif que la Commission des oppositions n’a pas examiné. L’avocat n’a pas été en mesure de me citer un précédent direct sur le rôle approprié de la Cour dans ces circonstances. Je doute sérieusement que j’aie compétence pour me prononcer, de prime abord, sur un motif d’opposition qui n’a pas été examiné par la Commission des oppositions et qui ne fait pas partie de sa décision. Le paragraphe 56(1) de la Loi sur les marques de commerce indique ce qui suit :

56(1) Appel de toute décision rendue par le registraire, sous le régime de la présente loi, peut être interjeté à la Cour fédérale [...]

À cet égard, il n’y a pas eu de « décision » du registraire, ou en son nom, en ce qui concerne la confusion et il n’y a donc pas d’appel devant moi au sens de la Loi. En outre, même si je dispose de la même preuve que celle que le registraire aura, si j’ai un pouvoir discrétionnaire sur la question, je renverrais quand même l’affaire au registraire qui a les connaissances spécialisées de sorte que, s’il y a un nouvel appel, la Cour bénéficiera de son point de vue. Je renvoie donc les autres aspects de l’opposition au registraire pour qu’il rende une décision.

Je partage ce point de vue. Si la demanderesse interjette appel, il s’agit d’une question qui devra être renvoyée au registraire.

[23]  Il en va de même de l’argument présenté par Akbar selon lequel il existe une confusion entre sa marque de commerce déposée ALGHAZALEEN TEA et Dessin (enregistrement 594,177) et celle que la demanderesse veut faire enregistrer. Étant donné la conclusion tirée par le registraire en ce qui concerne la marque non enregistrée utilisée par Akbar, soit la marque DO GHAZAL et Dessin, le registraire n’a pas examiné ce motif non plus.

[24]  Enfin, la demanderesse‑appelante se limite à interjeter appel de la décision en invoquant uniquement la question de savoir si Akbar a démontré que la marque qu’elle utilisait depuis 2014 était suffisamment connue en liaison avec des produits de thé pour faire perdre à la Marque son caractère distinctif. Une telle connaissance doit être démontrée à un moment antérieur à la date de production de la déclaration d’opposition. Il revient à un opposant à l’enregistrement de démontrer que ses produits sont suffisamment connus pour faire perdre à la marque à laquelle il s’oppose son caractère distinctif. Une telle exigence, appelée le fardeau de preuve initial, doit être satisfaite avant qu’un requérant voie une inversion du fardeau de la preuve et soit invité à démontrer que sa marque distingue ses produits de ceux d’un opposant ou que sa marque est adaptée à distinguer ses produits. Comme l’a déclaré le registraire, on aboutit alors à l’examen de la confusion entre les marques. La demanderesse‑appelante soutient que la question de la confusion n’est pas tranchée parce que l’opposante ne s’est pas acquittée de son fardeau de preuve initial.

B.  Norme de contrôle

[25]  La première question à aborder est celle de la norme de contrôle applicable en l’espèce. De nouveaux éléments ont été présentés par les parties, en vertu du paragraphe 56(4) de la Loi. Toutefois, cette preuve n’atteint jamais le niveau requis permettant à la Cour d’appliquer la norme de la décision correcte, et la Cour en vient ainsi à sa propre conclusion, parce que la nouvelle preuve n’aurait pas un effet sur les conclusions formulées par le registraire sur les faits ou le pouvoir discrétionnaire exercé (Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, [2000] 3 CF 145 (CAF) [Brasseries Molson]). Il s’ensuit que l’affaire doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable, et que, donc, l’expertise du tribunal commande la déférence (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux par. 47 à 49; Brasseries Molson, au par. 48; Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 RCS 772, au par. 40).

[26]  En l’espèce, les deux parties ont présenté certains nouveaux éléments de preuve, mais ils ne modifient pas de façon importante les arguments qui ont été présentés au registraire : ils n’ajoutent rien sur le plan de la preuve par rapport aux éléments de preuve dont disposait déjà le registraire. Comme on l’indiquait dans Vivat Holdings Ltd. c. Levi Strauss & Co., 2005 CF 707 :

[27]  Pour avoir une incidence sur la norme de contrôle, la nouvelle preuve doit être suffisamment importante. Lorsque la preuve additionnelle ne va pas au‑delà de ce qui a déjà été établi devant la Commission et a peu de poids, mais ne consiste qu’à compléter ou tout simplement répéter des éléments déjà mis en preuve, alors l’application d’une norme comportant une moins grande déférence n’est pas justifiée. Le critère en est un de qualité et non de quantité : Garbo Group Inc. c. Harriet Brown & Co. (1999), 1999 CanLII 8988 (CF), 3 C.P.R. (4th) 224 (C.F. 1re inst.); Conseil canadien des ingénieurs professionnels c. APA – Engineered Wood Assn. (2000), 2000 CanLII 15543 (FC), 7 C.P.R. (4th) 239 (C.F. 1re inst.); Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc. (2004), 2004 CF 361 (CanLII), 30 C.P.R. (4th) 456 (F.C.).

L’autre affidavit de Mohammed Yadgar a été présenté au nom de la demanderesse. Il indique simplement que la demanderesse importe du thé en vrac ainsi que sous forme de thé en sachets à emballer avec sa marque. Il semble que les produits sont vendus à des grossistes, puis à des détaillants dans la région métropolitaine du Grand Toronto. Il semble que les ventes sont relativement modestes et qu’elles ont chuté entre 2009 et 2015.

[27]  Akbar de son côté a produit en preuve le témoignage d’un ingénieur de production qui a témoigné quant à l’emballage du thé en sachets. Aucune mention n’a été faite de ce témoignage à l’audience : il n’est pas pertinent à la preuve présentée dans le cadre de la procédure. L’affidavit d’un certain Huzefa Akbarally répète la preuve fournie initialement à l’étape de l’opposition par Inayetally Akbarally. Il désigne Amana Canadian Ltd comme le distributeur d’Akbar au Canada, de 2004 à 2015, Mohammed Yadgar étant l’un de ses administrateurs. Cette preuve peut être pertinente quant aux autres motifs d’opposition, mais non quant à celui qui fait l’objet de l’appel. Il en va de même de la preuve relative aux ventes de la marque ALGHAZALEEN TEA et Dessin. Pour ce qui est de la marque DO GHAZAL et Dessin, le déposant répète des renseignements déjà fournis et il soumet une preuve documentaire qui concerne la marque ALGHAZALEEN TEA et Dessin dont l’emploi précède de nombreuses années l’emploi allégué par Akbar de la marque DO GHAZAL et Dessin. Ainsi, la nouvelle preuve n’atteint pas le niveau qui permettrait de passer de la norme de contrôle de la décision raisonnable à celle de la décision correcte, dans le cadre de laquelle la Cour n’a pas à faire preuve de retenue, mais doit plutôt parvenir à sa propre conclusion.

[28]  La demanderesse soutient également que la question dont est saisie la Cour est une question de droit qui nécessite, selon elle, l’application de la norme de la décision correcte. Même si elle a reconnu que le registraire a correctement établi le critère que doit satisfaire un opposant dans le cadre de son fardeau de preuve initial, avant que le fardeau de la preuve soit inversé et qu’un demandeur doive convaincre le registraire que sa marque peut être enregistrée, la demanderesse soutient que le critère a été mal appliqué. Elle soutient que l’application erronée du critère constitue une question de droit isolable. Selon elle, l’[traduction« erreur de droit » en l’espèce est constituée par le recours à une [traduction« analyse relative à l’emploi » plutôt qu’à une [traduction« analyse relative au caractère distinctif », laquelle est plus appropriée.

[29]  Ainsi formulé, je dois admettre que je ne peux pas dégager la question de droit isolable. La demanderesse reconnaît que le registraire a appliqué le bon critère, mais elle soutient qu’il a été mal appliqué. Cela constitue à mon avis une question mixte de fait et de droit. Je reconnais que l’application du mauvais critère constitue une erreur de droit. Pareillement, le fait d’écarter certains éléments du critère peut réellement constituer une pure erreur de droit (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 RCS 748, au par. 39). Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Les « questions mixtes de fait et de droit supposent l’application d’une norme juridique à un ensemble de faits » (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235, au par. 26). Il semble s’agir de la contestation faite par la demanderesse en l’espèce. Elle estime que les faits n’appuient pas la conclusion selon laquelle le critère juridique a été satisfait. Si comprends bien, la demanderesse‑appelante considère que le registraire a mis trop l’accent sur l’emploi qui peut être déduit de la preuve limitée présentée par l’opposante. La dichotomie entre [traduction« l’analyse fondée sur l’emploi » et [traduction« l’analyse relative au caractère distinctif », peu importe ce qu’elle signifie, est plus descriptive qu’éclairante.

[30]  À première vue, cette dichotomie alléguée n’établit pas l’existence d’une question de droit et certainement pas d’une question qui serait isolable. En fait, il semblait à l’audience que ce qui était en jeu était véritablement la question de savoir si l’« emploi » était suffisant pour établir le caractère distinctif, c’est‑à‑dire fournir suffisamment d’éléments de preuve pour annuler le caractère distinctif de la marque. La difficulté en l’espèce est que le registraire en a dit très peu sur la question. Quoi qu’il en soit, selon l’appelante, le simple fait que les produits ont été livrés à un grossiste ne dit rien au sujet de la place occupée sur le marché. En effet, la preuve révèle peu de choses à part les ventes à un distributeur. Il s’agit à mon avis de la définition d’une question mixte de fait et de droit : est appliquée par le registraire la norme juridique aux faits pour conclure que les critères sont satisfaits. En effet, la demanderesse soutient que le simple « emploi » de la marque en l’espèce ne peut suffire. D’un autre côté, le fait d’avoir un distributeur, selon Akbar, constitue l’emploi d’une marque de commerce, ce qui équivaut à l’emploi par le propriétaire de la marque. Cet « emploi » suffit pour que le fardeau de preuve initial soit satisfait, comme l’a conclu le registraire (décision, par. 38, dernière phrase et par. 39). Leur argument se limite à cela. La preuve satisfait‑elle au critère énoncé? Une telle question mixte de fait et de droit nécessite l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable.

C.   Décision raisonnable

[31]  Il s’ensuit que la décision du registraire doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Dans Sadhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd., 2019 CAF 10 [Sadhu Singh], la Cour d’appel fédérale a réaffirmé que le critère conçu dans Bojangles’ est toujours le critère qu’il convient d’appliquer pour évaluer le caractère distinctif. Dans cette affaire, la Cour fédérale a formulé la norme applicable lorsqu’il est question de prouver qu’une marque de commerce est suffisamment connue pour faire perdre à une autre marque son caractère distinctif. Selon ce critère, une marque « doit être connue au moins jusqu’à un certain point pour annuler le caractère distinctif établi d’une autre marque, et sa réputation au Canada devrait être importante, significative ou suffisante » (Bojangles’, au par. 34; Sadhu Singh, au par. 4).

[32]  La Cour, dans Sadhu Singh, fait remarquer que le « caractère distinctif est avant tout une question de fait » (par. 14). Si l’opposante « a su acquérir une notoriété liée à sa marque au Canada suffisante pour que soit annulé le caractère distinctif de la marque de l’appelante » (par. 15), la question de savoir qui a commencé à employer la marque en premier importe peu. Cela réfute l’argument de la demanderesse qui soutient qu’elle a commencé à employer la marque environ trois ans avant l’opposante. La véritable question en l’espèce est celle de savoir si cette connaissance de la marque, sa notoriété, a été obtenue par Akbar de façon à faire perdre à la marque de la demanderesse son caractère distinctif. La demanderesse soutient que, selon la preuve présentée, la connaissance de la marque de commerce d’Akbar n’a pas été établie au degré requis. Je suis du même avis.

[33]  La notoriété qui nous préoccupe n’est manifestement pas celle des marques mondiales. Cela placerait la barre beaucoup plus haut que celle qui serait placée en tant que fardeau de preuve initial, de sorte qu’il revient alors au demandeur de l’enregistrement de convaincre le registraire que la marque peut être enregistrée. Il faut plutôt qu’un opposant établisse d’abord que sa marque est connue et qu’elle l’est suffisamment pour faire perdre à une autre marque son caractère distinctif établi. Il revenait à Akbar de fournir cette preuve. Elle n’existe pas.

[34]  En effet, la preuve fournie par Akbar est très limitée. Son directeur général soutient qu’Akbar est le principal exportateur de thé du Sri Lanka. La marque de commerce DO GHAZAL est enregistrée dans un certain nombre de pays (déclaration solennelle, par. 9) en liaison avec une gamme de marchandises, y compris parfois du thé.

[35]  Le témoin invoque des chiffres de ventes pour les produits de thé au Canada pour les années 2012, 2013 et 2014, totalisant 555 000 $US. Toutefois, la preuve fournie pour 2014 dépasse de toute évidence la date de production de l’opposition (le 9 septembre 2014) qui est la date utilisée pour évaluer le caractère distinctif, de sorte que la preuve fournie après cette date n’est pas pertinente. Les ventes à un grossiste sont probablement inférieures à 500 000 $ avant le 9 septembre 2014. Il s’agit plus que d’un trimestre complet. Le fait qu’il y aurait eu neuf livraisons à un grossiste pendant la période de trois ans a aussi été prouvé. C’est tout. Pas un mot au sujet de la distribution ou de la commercialisation ou de la preuve tendant à démontrer que la marque de commerce est connue.

[36]  Rien dans la preuve déposée devant le registraire ou la Cour n’indique ce que le grossiste a fait des livraisons. On ne sait pas si le thé a été vendu, à qui et à quel endroit, ou s’il a été exporté de nouveau. Il n’y a aucune preuve des efforts de commercialisation ou de publicité. La seule tentative pour rejoindre des consommateurs canadiens de thé, pour démontrer de manière vraisemblable une certaine réputation ou notoriété qui serait importante ou suffisante, a été faite au moyen de déclarations de nature très générale qui ne sont pas appuyées par la preuve, mais plutôt par la croyance d’une personne qui reconnaît n’être jamais venue au Canada. Le directeur général a écrit ce qui suit dans sa déclaration solennelle :

[traduction]

19.  Les buveurs de thé fin sont très sélectifs quant à la nature du thé qu’ils boivent et je crois que le consommateur moyen de thé fin au Canada qui souhaite se procurer des produits de thé du Sri Lanka connaît très bien Akbar, notre réputation et notre gamme de thés du Ceylan.

En effet, c’est plutôt laconique. La déclaration solennelle, dans laquelle le directeur général fournit des observations sur le consommateur canadien de thé ne fait même pas de distinction entre la marque DO GHAZAL et Dessin non enregistrée, qui aurait été utilisée en 2012, en 2013 et en 2014 et sa marque ALGHAZALEEN TEA et Dessin enregistrée, qui aurait été utilisée de 2004 à 2013. Comme je l’ai indiqué, la nouvelle preuve n’ajoute rien de nouveau qui pourrait compléter la preuve dont disposait le registraire.

[37]  La décision du registraire sur le caractère distinctif figure sur quelques lignes à peine. Les faits pris en compte par le registraire sont présentés au paragraphe 33 de sa décision : ventes annuelles, étiquettes arborant la marque DO GHAZAL et Dessin, copies de factures commerciales. Il n’y a pas beaucoup d’éléments indiquant comment le registraire est parvenu à la conclusion selon laquelle [traduction] « l’Opposante s’est acquittée du fardeau de preuve initial qui lui incombait à l’égard de ce motif d’opposition » (décision, par. 39). En effet, la raison pour laquelle le registraire a pris cette décision n’est pas claire. Comme la Cour suprême l’a conclu dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, 2011] 3 RCS 708, le caractère suffisant des motifs ne permet pas en soi de casser une décision. Toutefois, les motifs peuvent très bien avoir une certaine qualité. Au paragraphe 16, il est écrit ce qui suit :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

Toutefois, ce motif de contrôle n’a pas été soulevé et il ne sera donc pas examiné.

[38]  Il demeure que la décision qui fait l’objet du contrôle doit être raisonnable. En l’espèce, la seule analyse pertinente au caractère distinctif à l’étape initiale est celle de savoir si, en tout état de cause, [traduction] « la preuve au dossier appuie la conclusion qu’Amana est le distributeur de l’Opposante, et il est bien établi en droit que l’emploi d’une marque de commerce au Canada par un distributeur équivaut à un emploi par le propriétaire de la marque de commerce [Manhattan Industries Inc c Princeton Manufacturing Ltd (1971), 4 CPR (2d) 6 (CF 1re inst)] » [décision, au par. 18].

[39]  Le critère ne concerne pas seulement la question de savoir si la marque de commerce d’Akbar a été utilisée, par l’entremise d’un distributeur, mais plutôt la question de savoir si la marque doit être « connue au moins jusqu’à un certain point pour annuler le caractère distinctif établi d’une autre marque, et sa réputation au Canada devrait être importante, significative ou suffisante » (Bojangles’, au par. 34, approuvée dans Sadhu Singh, au par. 4). L’emploi d’une marque de commerce, dans le sens où l’emploi par un distributeur devient celui de l’exportateur, est une chose. Le fait de nier le caractère distinctif établi d’une autre marque est une tout autre chose. À tout le moins, il doit y avoir une certaine preuve pertinente de sa notoriété. Il n’y a aucune preuve d’une connaissance quelconque de la marque ou de la réputation de la marque de commerce d’Akbar. L’absence complète de preuve de la connaissance, sans parler de la réputation et de la notoriété, est flagrante.

[40]  L’exigence de démontrer que la marque est connue n’est pas nouvelle. La notoriété que devrait avoir une marque a été examinée dans Motel 6, Inc. c No. 6 Motel Limited, [1982] 1 C.F. 638 [Motel 6], où la Cour a conclu ce qui suit :

[…] Quant à la question de l’absence de caractère distinctif d’une marque, bien qu’il doive être établi que la marque rivale ou adverse est connue au moins jusqu’à un certain point, il n’est pas nécessaire de prouver qu’elle est bien connue ou qu’elle a été révélée uniquement par les moyens limités prévus à l’article 5 cité plus haut. Il suffit d’établir que l’autre marque est devenue suffisamment connue pour annuler le caractère distinctif de la marque attaquée.

[p. 653.]

Une absence complète d’éléments de preuve en ce qui concerne la notoriété au Canada ne peut constituer le fondement permettant de satisfaire l’exigence selon laquelle la marque est devenue suffisamment connue pour faire perdre le caractère distinctif. Ce n’est pas tant que le registraire a dû évaluer la preuve pour vérifier si la marque était devenue suffisamment connue : il n’y avait pas d’éléments de preuve.

[41]  Dans Bojangles’, le juge Simon Noël, au paragraphe 33, a résumé utilement les propositions sur le caractère distinctif dans le contexte de l’alinéa 39(2)d) (un motif d’opposition est que la marque de commerce n’est pas distinctive) et de l’article 2 (la définition de « distinctive ») de la décision :

  La charge de la preuve incombe à la partie qui allègue que la réputation de sa marque empêche la marque de l’autre partie d’être distinctive;

  Toutefois, il incombe encore à l’auteur de la demande d’enregistrement de prouver que sa marque est distinctive;

  Une marque devrait être connue au Canada au moins jusqu’à un certain point pour annuler le caractère distinctif d’une autre marque;

  Subsidiairement, une marque pourrait annuler le caractère distinctif d’une autre marque si elle est bien connue dans une région précise du Canada;

  Le propriétaire d’une marque de commerce étrangère ne peut pas simplement affirmer que sa marque de commerce est connue au Canada; il doit plutôt présenter une preuve claire à ce sujet;

  La réputation de la marque peut être prouvée par n’importe quel moyen; elle n’est pas limitée aux moyens précis mentionnés à l’article 5 de la Loi; il appartient au décideur de soupeser la preuve sur une base individuelle.

[Non souligné dans l’original.]

[42]  Le juge Noël a examiné la preuve présentée dans EE. & J. Gallo Winery c Andres Wines Ltd., [1976] 2 FC 3 [Andres Wines] et Motel 6, et a fait observer que, dans Andres Wines, il y avait des éléments de preuve de publicité et d’articles mis en circulation au Canada ainsi que des annonces intensives à la télévision (décision, au par. 31), et que dans Motel 6, il y avait une preuve directe de connaissance par les consommateurs et des articles publiés dans des quotidiens canadiens et américains à grand tirage (décision, au par. 32).

[43]  Il ne s’agit pas de dire qu’il doit y avoir de la publicité ou des articles dans des publications. Il existe bien entendu d’autres façons d’établir la connaissance de la marque de commerce. C’est plutôt que, en l’espèce, rien n’indique une certaine connaissance par les consommateurs ou la réalisation d’efforts de commercialisation, y compris de la publicité ou une preuve directe des connaissances par les consommateurs de la marque, encore moins la preuve de représentation ou de reconnaissance publique comparativement à la preuve dans les arrêts de principe. En effet, en l’espèce, il n’y a même pas d’attestation quant à la distribution ou aux ventes du produit d’Akbar.

[44]  La demanderesse a porté à l’attention de la Cour trois décisions du registraire des marques de commerce. Dans Brandstorm, la registraire n’était pas « convaincue que la marque de commerce NATIERRA de l’Opposante était devenue suffisamment connue au Canada à la date de production de la déclaration d’opposition pour faire perdre à la Marque son caractère distinctif » (au par. 38). Le registraire a reproché à l’opposante l’absence de preuve concernant les ventes au Canada, en dehors de celle des distributeurs. Au paragraphe 33 de la décision, on trouve l’essentiel de la décision :

Même si j’inférais que la marque NATIERRA figurait sur ces produits, je conviens avec la Requérante qu’on ne sait pas avec certitude si ces produits facturés ont en fin de compte été transférés et vendus au Canada. Les déclarations de M. Ollivier ne sont pas claires à cet égard; M. Ollivier n’affirme clairement nulle part dans son affidavit que ces produits ont effectivement été vendus au Canada. M. Ollivier affirme simplement que [TRADUCTION] "les produits NATIERRA [de l’Opposante] ont été vendus par des distributeurs canadiens comme Winners Merchants Inc.", de telle sorte qu’on doit inférer qu’un distributeur canadien ayant une adresse canadienne vendrait par la suite ces produits au Canada.

[Italiques dans l’original et non souligné dans l’original.]

Il existe clairement une analogie à tirer avec la situation de l’espèce, où la seule preuve est celle des ventes à un distributeur.

[45]  La décision Empire Comfort Systems est peut‑être encore plus pertinente. Dans cette affaire, l’opposant a aussi invoqué le caractère distinctif, ainsi que d’autres motifs. Le motif d’opposition soulevant le caractère distinctif est rejeté pour deux raisons. Tout d’abord, la preuve n’est pas suffisante pour vérifier combien d’unités (barbecues) ont été vendues au Canada pendant une période; comme le registraire le fait remarquer, le témoin de l’opposante « ne fait que déclarer vaguement que les ventes se sont élevées [TRADUCTION] "à des milliers de dollars chaque année" » (décision, au par. 67). Ensuite, il n’y a pas eu de publicité de sorte que le critère formulé dans Bojangles’ puisse être respecté :

[68]  L’Opposante n’a pas non plus fourni de chiffres reliés à la publicité. Si l’affidavit de Mme Roberts démontre que certains des détaillants de l’Opposante ont présenté ses produits sur leur site Web, rien n’indique combien de Canadiens ont visité ces sites et aucun renseignement n’est fourni à propos de la mesure dans laquelle ces détaillants peuvent avoir annoncé les produits de l’Opposante auprès des consommateurs canadiens. Le site Web de l’Opposante elle‑même a eu un nombre assez modeste de visites de la part des Canadiens (3 733 visites entre le 14 novembre 2009 et le 13 novembre 2010 et 2 479 visites entre le 14 novembre 2010 et le 13 novembre 2011) et au moins certaines de ces visites ont vraisemblablement eu lieu après la date pertinente.

[69]  Bien que M. Rigney affirme dans son premier affidavit que des brochures annonçant que les produits de l’Opposante vendus en liaison avec la marque de commerce BROILMASTER sont offerts aux consommateurs dans des commerces de détail au Canada, il n’indique pas le nombre de produits qui sont généralement distribués aux consommateurs ni si la distribution se limite aux détaillants mentionnés aux paragraphes 10 et 11 de son affidavit.

[46]  La preuve dans Empire Comfort Systems, pour respecter le critère selon lequel est [traduction] « devenue suffisamment connue au Canada pour faire perdre à la Marque son caractère distinctif » (décision, au par. 63), était considérablement plus abondante que la preuve disponible en l’espèce, pourtant le registraire n’a pu conclure que l’opposante s’était acquittée de son fardeau d’établir [traduction] « que la notoriété de sa marque de commerce était substantielle, significative ou suffisante à la date pertinente » (décision, au par. 70). La preuve de l’emploi et de la réputation est beaucoup moindre en l’espèce. En fait, elle est inexistante en dehors du fait que le thé était vendu à un grossiste.

[47]  La décision Domaines Pinnacle Inc c Les Vergers de la Colline inc, 2014 COMC 110, conf. par 2016 CF 188 [Pinnacle], une affaire citée à l’audience, est une autre décision d’un registraire sur le caractère distinctif. Dans cette décision, le membre de la Commission des oppositions s’est penché sur l’utilisation faite du produit, des bouteilles de cidre, employant la marque CID. Il a conclu que la preuve des ventes à des consommateurs était insuffisante. Au mieux, elle était obscure. Au paragraphe 102, il est écrit ce qui suit :

Or le motif d’opposition tel que plaidé par l’Opposante suppose qu’il y avait risque de confusion à la date pertinente entre sa marque CID et la Marque. Ceci laisse présumer que le consommateur ne pouvait distinguer les Marchandises et Services des produits de l’Opposante. Le test ultime est auprès des consommateurs et non la SAQ qui est experte en cette matière. Ainsi c’est le consommateur ayant une vague connaissance des produits portant la marque CID qui ultimement avait à déterminer si les Marchandises et Services provenaient de la même source que les produits CID de l’Opposante. Puisque nous référons au consommateur, l’Opposante avait le fardeau initial de prouver que sa marque CID était connue des consommateurs canadiens à la date pertinente.

[Non souligné dans l’original.]

Si l’on s’en remet aux ventes faites au Canada pour s’acquitter du fardeau de la preuve visant à démontrer que la marque était connue dans une certaine mesure, il faut une preuve des ventes. Le registraire a conclu dans Pinnacle que les consommateurs s’étaient rendus au lieu de fabrication de l’opposante pour se procurer du cidre, mais que le public en général n’avait pas été mis en contact avec le produit. La preuve des ventes à un distributeur, la Société des alcools du Québec, n’était pas suffisante; elle était « nettement insuffisante pour conclure que la marque CID de l’Opposante était connue jusqu’à un certain point » (par. 100). Je fais remarquer que, pour faire bonne mesure, le registraire a noté l’absence d’éléments de preuve en ce qui concerne les activités de promotion :

[93]  Quant à la promotion du cidre portant la marque CID de l’Opposante, M. Crawford allègue dans son affidavit Crawford 1 que l’Opposante a un budget promotionnel annuel moyen approximatif de 700 000 $CAD. Or il a admis durant son contre‑interrogatoire que ce budget couvre tous les produits de l’Opposante. Nous n’avons donc aucune information concernant les cidres CID uniquement. M. Crawford a également mentionné lors de son contre‑interrogatoire qu’en 2010, pour les cidres CID, la promotion s’est limitée à des brochures à la boutique de l’Opposante et des présentoirs de promotion. Aucun de ces documents n’a été produit. Il n’y a eu aucune promotion des cidres CID de l’Opposante dans les journaux.

[94]   Quant aux activités promotionnelles en 2011 M. Crawford affirma durant son contre‑interrogatoire que les cidres CID de l’Opposante étaient listés dans les chaînes Sobeys IGA, Metro, Provigo Maxi Loblaws, sans spécifier ce qu’il voulait dire par ‘listés’. Il y a bien eu la production d’un bulletin d’information destiné aux détaillants de l’alimentation, mais il porte la date du 30 mai 2011 soit postérieure à la date pertinente.

Par conséquent, le motif d’opposition du caractère distinctif a été rejeté. À mon avis, la preuve en l’espèce est tout aussi insuffisante.

[48]  Au départ, l’opposante a concentré la majeure partie de ses arguments écrits dans son opposition sur l’alinéa 30i) de la Loi. Étant donné qu’il n’y a pas eu d’appel en instance parce que ce motif d’opposition n’a même pas été abordé par le registraire, l’argument est prématuré.

[49]  En ce qui concerne le motif d’opposition du caractère distinctif, l’opposante soutient que la décision est raisonnable [traduction« parce qu’une marque opposante a seulement besoin d’être connue “dans une certaine mesure du moins” et que sa réputation a seulement besoin d’être “importante, significative ou suffisante” » (mémoire des faits et du droit, au par. 34). Devant la Cour, l’opposante n’a pas contesté le poids du critère de Bojangles’; elle a simplement soutenu qu’elle s’est acquittée de ce fardeau.

[50]  Selon l’opposante, l’emploi de la marque au Canada par l’entremise d’un distributeur (Manhattan Industries) peut suffire. Il n’est pas nécessaire de prouver l’emploi qui a été fait de la marque par le distributeur et aucune tentative n’a été faite pour démontrer que sa réputation au Canada est importante, significative ou suffisante.

[51]  L’opposante cite deux affaires : Lin Trading Co. c CBM Kabushiki Kaisha, [1989] 1 C.F. 620 (CF 1re inst.) [Lin Trading], aux par. 6 et 9, et Stink Inc. c Salt & Pepper Holdings Ltd., 2001 CFPI 549, 13 CPR (4th) 140, au par. 28 [Stink Inc]. Dans Stink Inc, la proposition qui y est avancée, que l’opposante veut avoir appliquée en l’espèce, est simplement, selon les mots du juge Addy dans Motel 6, que l’absence de caractère distinctif « peut être aussi fondé sur la preuve d’une connaissance ou notoriété de la marque rivale acquise par le bouche‑à‑oreille et sur la preuve d’une notoriété et d’une renommée obtenues par voie d’articles de journaux ou de magazines plutôt que par de la publicité. Peuvent être pris en compte tous les éléments de preuve pertinents tendant à établir le caractère non distinctif » (p. 654). Je ne devrais pas avoir besoin de préciser que ce passage n’est pas utile à l’opposante. La question n’est pas que la preuve pertinente a été exclue, mais plutôt qu’il n’y a pas de preuve qui établit la connaissance de la part des consommateurs. Les ventes à un distributeur ne suffisent pas pour établir la connaissance de la part des consommateurs afin de faire perdre le caractère distinctif.

[52]  La décision Lin Trading n’est pas utile à l’opposante. Elle porte sur la signification d’« emploi » en ce qui concerne une marque de commerce, dans le contexte de la question de savoir si une marque peut être déposée en vertu de l’alinéa 16(1)a) la Loi. Cela ne concerne pas le critère de Bojangles’. Selon les mots utilisés par la Cour d’appel dans Lin Trading, « [l]a question est celle de savoir si ces transferts ont été effectués "dans la pratique normale du commerce" de façon à constituer un emploi ou un usage de cette marque au Canada par CBM ou si, ainsi que le prétend l’appelante, ces transferts n’ont pas un tel effet » (p. 624 et 625).

[53]  En ce qui nous concerne, c’est la connaissance de la marque de l’opposante obtenue par les consommateurs qui doit être suffisante pour faire perdre le caractère distinctif. Elle est manquante. Le simple fait qu’un distributeur a reçu des produits peut établir l’« emploi », mais il ne suffit pas pour établir la connaissance de la part des consommateurs, encore moins le fait que la marque de commerce est suffisamment connue au Canada pour faire perdre le caractère distinctif de la marque dont l’enregistrement est demandé. L’opposante presse la Cour de conjecturer sur l’existence de la connaissance suffisante : il faut rejeter cet argument. Rien n’est connu, littéralement, dans la marque de l’opposante au Canada.

[54]  Pour qu’une décision soit raisonnable, elle doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Le caractère raisonnable concerne aussi le processus; il « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, au par. 47). À mon avis, la décision qui fait l’objet du contrôle n’est pas raisonnable en raison du processus et de l’issue.

[55]  En toute déférence, une décision qui conclut sans preuve pour appuyer la conclusion à laquelle on est arrivé n’est pas intelligible ni justifiée. De même, elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables parce qu’elle ne peut se justifier au regard des faits et du droit. Il y a une absence totale d’éléments de preuve de l’emploi de la marque qui pourrait appuyer la connaissance de la part des consommateurs qui serait suffisante pour faire perdre le caractère distinctif de la marque dont l’enregistrement est demandé. Dans ces circonstances, la seule conclusion qui peut être tirée par la Cour est que la décision qui fait l’objet du contrôle est déraisonnable.

IV.  Conclusion

[56]  Il s’ensuit que l’appel de la demanderesse doit être accueilli. La décision du registraire en ce qui concerne l’acceptation du motif d’opposition fondée sur l’alinéa 38(2)d) de la Loi (la marque de commerce n’est pas distinctive) est annulée. La demanderesse‑appelante a droit à ses dépens, calculés selon l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[57]  Toutefois, deux autres motifs d’opposition demeurent en suspens. L’affaire doit donc être renvoyée au registraire pour examen de ces motifs d’opposition et conclusion pour les deux motifs.


JUGEMENT dans le dossier T‑9‑19

LA COUR STATUE que :

  1. L’appel est accueilli;

  2. La décision du registraire en ce qui concerne l’acceptation du motif d’opposition fondée sur l’alinéa 38(2)d) de la Loi sur les marques de commerce (caractère distinctif) est annulée;

  3. La question des deux autres motifs d’opposition, l’un fondé sur l’alinéa 30i) et l’autre concernant la probabilité raisonnable de confusion entre la marque dont l’enregistrement est demandé et la marque de commerce déposée ALGHAZALEEN TEA et Dessin de l’opposante, est renvoyée au registraire pour nouvel examen.

  4. La demanderesse‑appelante a droit à ses dépens, calculés selon l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de décembre 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑9‑19

INTITULÉ :

1648074 ONTARIO INC. c AKBAR BROTHERS (PVT) LTD.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 septembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

Le 17 octobre 2019

COMPARUTIONS :

John Siwiec

POUR LA DEMANDERESSE

Tim Bourne

David M. Wray

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Perley‑Robertson, Hill & McDougall s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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