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Date : 20190628


Dossier : T‑562‑19

Référence : 2019 CF 876

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2019

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

DANA ROBINSON

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Dana Robinson, est un pêcheur titulaire d’un permis de propriétaire‑exploitant l’autorisant à pêcher le homard en Nouvelle‑Écosse. Il présente une requête, au titre de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi sur les CF], et du paragraphe 373(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], en vue d’obtenir deux mesures de réparation interlocutoires. D’abord, M. Robinson demande à la Cour de surseoir à l’exécution de la décision prise en mars 2019 par le sous‑ministre des Pêches et des Océans, qui a rejeté sa demande [traduction] « d’autorisation en vue de continuer à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales » relative à son permis de pêche au homard [la décision contestée]. Ensuite, il demande une injonction interlocutoire mandatoire ordonnant au ministère des Pêches et des Océans [le MPO] de l’autoriser à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales. Les deux mesures de réparation sont demandées en attendant qu’une décision définitive soit rendue quant à la demande de contrôle judiciaire de la décision contestée déposée le 4 avril 2019 par M. Robinson.

[2]  L’autorisation visant le recours à un exploitant substitut a pour objet de permettre à une autre personne d’exercer les activités autorisées en vertu d’un permis de pêche lorsque le titulaire du permis est affecté d’une maladie qui l’empêche d’exploiter personnellement un bateau de pêche. Dans la décision contestée, le MPO a rejeté la demande de M. Robinson au motif qu’elle dépassait la limite de cinq ans imposée pour le recours à un exploitant substitut en application d’une politique du MPO et qu’aucune circonstance atténuante ne justifiait une exception à cette politique dans le cas de M. Robinson. Dans sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, M. Robinson conteste la décision de refuser sa demande d’autorisation visant le recours à un exploitant substitut et demande de nombreuses réparations. Il demande entre autres une ordonnance annulant la décision du sous‑ministre au motif qu’elle est déraisonnable, parce que le sous‑ministre a omis de reconnaître ou d’examiner son droit à la protection contre la discrimination garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [Charte].

[3]  Dans le contexte de la présente requête, la Cour est chargée non pas de trancher le bien‑fondé de la demande sous‑jacente de M. Robinson, mais bien d’évaluer si les exigences du  test régissant l’octroi d’injonctions interlocutoires ont été respectées.

[4]  M. Robinson fait valoir qu’il satisfait à chacun des trois volets du test tripartite conjonctif établi par la Cour suprême du Canada [CSC] dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald], pour l’octroi de sursis et d’injonctions interlocutoires. Il affirme ce qui suit : 1) une question sérieuse à trancher a été soulevée dans sa demande sous‑jacente; 2) il subira un préjudice irréparable si le sursis et l’injonction interlocutoire mandatoire ne sont pas accordés; 3) la prépondérance des inconvénients, qui permet d’examiner le préjudice qu’il subira par rapport au préjudice causé au MPO, ainsi que l’intérêt public, joue en sa faveur.

[5]  Le procureur général du Canada [PGC], agissant au nom du MPO, affirme pour sa part que M. Robinson n’a satisfait à aucun des trois volets du test énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald. Le PGC ajoute que l’autorisation visant le recours à un exploitant substitut constitue une condition rattachée à un permis de pêche, que M. Robinson a déjà été autorisé à recourir à un exploitant substitut de 2009 jusqu’au 31 juillet 2019, et que toute autorisation additionnelle rendrait théorique la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente et limiterait le pouvoir discrétionnaire absolu du ministre des Pêches et des Océans [le ministre] de délivrer un permis de pêche en vertu de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F‑14, qui est exercé chaque année.

[6]  Pour les motifs qui suivent, la requête de M. Robinson sera accueillie en partie. À la suite de mon examen des observations des parties et de la preuve, je suis convaincu que M. Robinson a respecté les conditions applicables à l’octroi des deux mesures de réparation interlocutoires qu’il demande. Je reconnais que, puisque M. Robinson n’aura pas besoin d’une nouvelle autorisation visant le recours à un exploitant substitut avant la reprise de la saison de pêche au homard le 15 octobre 2019, sa requête peut sembler prématurée à ce stade‑ci. Toutefois, je ne vois aucun motif de rejeter la requête pour cause de prématurité. Je conclus plutôt que, lorsque toutes les circonstances de l’affaire sont prises en compte, il est juste et équitable d’ordonner le sursis de l’exécution de la décision et la délivrance d’une autorisation temporaire visant le recours à un exploitant substitut, mais seulement jusqu’à la première des dates suivantes : la date de la décision concernant la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente de M. Robinson ou la fin de l’année civile 2019. Parallèlement, M. Robinson doit néanmoins prendre les mesures nécessaires pour donner suite à sa demande de contrôle judiciaire avec diligence.

[7]  À la lecture des présents motifs, il ne faut pas oublier que les mesures de réparation interlocutoires sont accordées à la suite d’un examen sommaire des questions et sur la base d’une preuve partielle. Le sursis et l’injonction interlocutoire mandatoire que j’ordonne aujourd’hui ne constituent pas une solution définitive au différend entre M. Robinson et le MPO. Les présents motifs ne visent pas non plus à répondre à toutes les questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire de M. Robinson.

II.  Contexte

A.  Contexte factuel

[8]  M. Robinson est un pêcheur âgé de 58 ans. Il a été pêcheur toute sa vie active. Il détient plusieurs permis de pêche, y compris un permis de propriétaire‑exploitant qui l’autorise à pêcher le homard sur la côte sud‑ouest de la Nouvelle‑Écosse, dans une zone appelée la zone de pêche du homard [ZPH] 35. Il détient ce permis depuis 2007 et l’a exploité personnellement, à temps plein, jusqu’à ce qu’un problème de santé l’en empêche.

[9]  En 2009, M. Robinson a commencé à avoir des problèmes avec ses jambes. Selon les rapports médicaux, M. Robinson souffre d’insuffisance veineuse et éprouve des douleurs aux jambes lorsqu’il se tient debout. À cause de son état de santé, il lui est impossible de se tenir debout pendant plus de quelques heures sans souffrir d’enflure et de douleur pulsatile dans les jambes. En 2011, M. Robinson a subi une intervention chirurgicale pour tenter de régler ses problèmes médicaux. L’intervention chirurgicale a d’abord aidé à soulager une partie de la douleur, mais elle n’a pas guéri son affection, et M. Robinson continue de ressentir de la douleur après avoir passé quelques heures debout. En raison de son état, il est incapable de satisfaire aux exigences physiques quotidiennes associées à l’exploitation à temps plein de son bateau de pêche, le « Sea Devil ».

[10]  Comme il ne pouvait pas être sur son bateau en raison de son état de santé, M. Robinson a demandé au MPO l’autorisation de recourir à un exploitant substitut, autorisation qui lui a été accordée. Malgré son incapacité physique qui l’empêchait de demeurer personnellement à bord de son bateau, M. Robinson a néanmoins conservé le plein contrôle des activités de celui‑ci. Même s’il a recours à un exploitant substitut, il continue de prendre la plupart des décisions opérationnelles liées à son bateau de pêche, ce qui comprend notamment la négociation du prix des prises au quai, l’organisation des achats d’appâts et de carburant et la gestion des affaires financières de l’exploitation de pêche. Il emploie trois membres d’équipage saisonniers à temps plein pour l’aider à pêcher, soit deux matelots de pont et un capitaine qui opère son bateau.

[11]  En octobre 2015, M. Robinson a reçu une lettre du MPO l’informant que sa demande d’autorisation visant le recours à un exploitant substitut pour la saison de pêche se terminant le 31 juillet 2016 avait été prolongée au‑delà de la période maximale de cinq ans pour accommoder le titulaire d’un permis affecté d’une maladie, conformément à la Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada, 1996 du MPO [la Politique]. Bien que le MPO ait néanmoins accordé à M. Robinson une autorisation visant le recours à un exploitant substitut pour la saison de pêche de 2016, il l’a avisé dans la lettre que toute demande ultérieure visant le recours à un exploitant substitut dépassant le délai mentionné dans la Politique ne serait pas approuvée.

[12]  En octobre 2016, M. Robinson a interjeté appel de la décision du MPO devant le Comité régional d’appel relatif à la délivrance des permis pour les Maritimes [le CRADP]. En mars 2017, M. Robinson a reçu une lettre du CRADP l’informant que sa demande d’exemption à la Politique et de recours à un exploitant substitut pour la saison en cours (c.‑à‑d. la saison se terminant le 31 juillet 2017) avait été approuvée. Toutefois, la lettre a de nouveau informé M. Robinson que sa demande de prorogation de délai au‑delà de la saison en cours était rejetée. M. Robinson a par la suite interjeté appel de la décision du CRADP auprès de l’Office des appels relatifs aux permis de pêche de l’Atlantique [l’OAPPA] afin d’obtenir l’autorisation de [traduction« continuer à recourir » à un exploitant substitut, sans préciser de date de fin ni de saison de pêche. Dans son appel, M. Robinson a invoqué un certain nombre de motifs pour contester le refus du MPO, notamment le fait que la limite de cinq ans prévue dans la Politique et la décision du CRADP prise en vertu de cette politique étaient arbitraires, injustes et inconstitutionnelles, puisqu’elles violaient son droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte.

[13]  Le 6 mars 2019, suivant la recommandation de l’OAPPA, le sous‑ministre des Pêches et des Océans a rejeté l’appel de M. Robinson et sa demande d’autorisation en vue de [traduction« continuer à recourir » à un exploitant substitut. C’est cette décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire de M. Robinson. La décision a été rendue en vertu du paragraphe 23(2) du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93‑53 [le Règlement], et du paragraphe 11(11) de la Politique. Dans la décision, le sous‑ministre a mentionné que les difficultés financières et le plan de relève invoqués par M. Robinson ne constituaient pas des circonstances atténuantes justifiant une exception à la période maximale de cinq ans. La décision n’a pas expressément porté sur la contestation fondée sur la Charte, et les motifs n’ont fait aucune mention de l’état de santé de M. Robinson ni des observations présentées par son avocat devant l’OAPPA concernant l’inconstitutionnalité de la Politique.

[14]  Plus de deux ans et demi se sont écoulés depuis que M. Robinson a interjeté son premier appel en octobre 2016. Cependant, tout au long des procédures devant le MPO, M. Robinson a été autorisé à continuer à recourir à un exploitant substitut pour pêcher en vertu de son permis, et le MPO lui a donc accordé des autorisations successives à cet égard pour chaque saison de pêche au homard depuis 2009, jusqu’à la saison de pêche en cours, qui se termine le 31 juillet 2019.

[15]  J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que la saison de pêche au homard dans la ZPH 35, contrairement à la plupart des autres ZPH, est une saison fractionnée qui couvre deux périodes, soit du 1er mars au 31 juillet et du 15 octobre au 31 décembre de chaque année. Dans ses observations écrites et son affidavit, M. Robinson affirme que la [traduction] « saison de pêche de 2019 » dans la ZPH 35 s’étend d’abord du 1er mars au 31 juillet 2019, puis du 15 octobre au 31 décembre 2019. Comme l’a reconnu l’avocat de M. Robinson à l’audience devant la Cour, cette déclaration est inexacte. La saison de pêche dans la ZPH 35 couvre bel et bien deux périodes, mais sur deux années civiles différentes : la première période correspond à l’automne d’une année donnée et la deuxième période, au printemps et à l’été de l’année civile suivante. Par conséquent, la [traduction« saison de pêche de 2019 » dans la ZPH 35 s’étend du 15 octobre au 31 décembre 2018 et se poursuit du 1er mars au 31 juillet 2019. La période de pêche du 15 octobre au 31 décembre 2019 fera donc partie de la saison de pêche de 2020 dans la ZPH 35.

[16]  Il faut mentionner un autre élément contextuel important. J’ai entendu la requête de M. Robinson peu de temps après qu’un autre juge de la Cour a rendu une décision dans une affaire très semblable, Martell c Canada (Procureur général), 2019 CF 737 [Martell], dans laquelle M. Martell – qui était représenté par les mêmes avocats que M. Robinson – avait également cherché à obtenir des mesures de réparation interlocutoires contre le MPO à la suite du refus de délivrer une autorisation visant le recours à un exploitant substitut en raison de la période maximale de cinq ans. Dans la décision Martell, la juge Roussel a accordé le sursis et l’injonction interlocutoire mandatoire demandés par M. Martell pour la saison de pêche au homard de 2019, mais dans une autre ZPH où les périodes de pêche étaient différentes. Il va sans dire que M. Robinson s’est largement appuyé sur ce précédent dans les observations qu’il m’a présentées, et il m’a invité à souscrire à l’analyse et au raisonnement de la juge Roussel en l’espèce.

B.  La politique du MPO sur les propriétaires‑exploitants

[17]  La politique du MPO sur les propriétaires‑exploitants, sur laquelle s’appuie la requête de M. Robinson, est bien décrite par la juge Roussel dans la décision Martell, aux paragraphes 6 à 11. Voici un résumé de ses principales caractéristiques.

[18]  La politique a été officiellement adoptée en 1989 dans l’ensemble de la zone côtière de l’Est du Canada, et ses principaux éléments ont été incorporés à la Politique. Comme il est mentionné dans l’affidavit de M. Morley Knight déposé par le PGC, l’objectif de la Politique est d’assurer la viabilité économique de la pêche côtière en donnant le contrôle des permis aux propriétaires‑exploitants des petites collectivités côtières et en leur permettant de prendre des décisions à l’égard des permis qui leur sont délivrés. À cette fin, la politique sur les propriétaires‑exploitants exige que les titulaires de permis exploitent personnellement le permis émis en leur nom. Cela signifie que le titulaire du permis doit être à bord du bateau autorisé à pêcher aux termes du permis.

[19]  Le paragraphe 23(2) du Règlement établit une exception à la politique sur les propriétaires‑exploitants. Il prévoit que, lorsque le titulaire d’un permis ou l’exploitant sont dans l’impossibilité de se livrer à l’activité autorisée par le permis en raison de « circonstances indépendantes de leur volonté », un agent des pêches ou un employé du MPO chargé de délivrer des permis peut autoriser une autre personne (c.‑à‑d. un exploitant substitut) à pratiquer cette activité. Les « circonstances indépendantes de la volonté » du titulaire d’un permis ou de l’exploitant ne sont pas définies dans le Règlement.

[20]  Au fil du temps, le MPO a élaboré des lignes directrices concernant les situations qui peuvent être considérées comme des circonstances indépendantes de la volonté du titulaire d’un permis. Faisant écho au libellé du Règlement, le paragraphe 11(10) de la Politique établit ce qui suit : « si, en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, le titulaire d’un permis ou l’exploitant désigné dans le permis sont dans l’impossibilité de se livrer à l’activité autorisée par le permis ou d’utiliser le bateau indiqué sur le permis, un agent des pêches ou tout autre employé autorisé du Ministère peut, à la demande du titulaire ou de son mandataire, autoriser par écrit une autre personne à pratiquer cette activité en vertu du permis ou autoriser l’emploi d’un autre bateau ». À l’audience, l’avocate du PGC a mentionné que les vacances et la perte d’un bateau en raison d’un incendie étaient des exemples de circonstances indépendantes de la volonté du titulaire d’un permis, telles qu’elles sont visées par cette disposition générale.

[21]  Le paragraphe 11(11) fournit des directives supplémentaires dans les cas où le titulaire d’un permis invoque la maladie comme circonstance indépendante de sa volonté. Aux termes de cette disposition, la Politique limite la désignation d’un exploitant substitut à une période totale de cinq ans lorsque les circonstances indépendantes de la volonté du titulaire d’un permis sont de nature médicale. Le paragraphe 11(11) est ainsi libellé :

(11) Si le titulaire d’un permis est affecté d’une maladie qui l’empêche d’exploiter son bateau de pêche, il peut être autorisé, sur demande et présentation de documents médicaux appropriés, à désigner un exploitant substitut pour la durée du permis. Cette désignation ne peut être supérieure à une période de cinq années.

(11) Where the holder of a licence is affected by an illness which prevents him from operating a fishing vessel, upon request and upon provision of acceptable medical documentation to support his request, he may be permitted to designate a substitute operator for the term of the licence. Such designation may not exceed a total period of five years.

[22]  En 2008, le MPO a assoupli l’application de la limite de cinq ans prévue au paragraphe 11(11) afin de réagir au ralentissement économique mondial et dans l’espoir d’améliorer le soutien économique de l’industrie. En 2015, le MPO a recommencé à respecter rigoureusement la limite de cinq ans à la suite de préoccupations exprimées par certains titulaires de permis et leurs représentants, qui craignaient que des titulaires de permis abusent de la désignation d’exploitant substitut offerte par le MPO. Le MPO a donc commencé à envoyer des lettres à ceux qui avaient atteint la période maximale de cinq ans ou qui s’en approchaient pour les informer du fait qu’ils ne seraient plus autorisés à recourir à un exploitant substitut au‑delà de cette période. La lettre d’octobre 2015 à l’origine de la demande de M. Robinson lui a été envoyée dans ce contexte.

III.  Analyse

A.  Questions préliminaires

[23]  Plusieurs questions préliminaires doivent être abordées avant d’analyser la principale question en litige dans la requête de M. Robinson. Elles portent sur des allégations ou des observations faites par le PGC relativement à ce qui suit : 1) la possibilité d’obtenir une injonction contre l’État; 2) la nécessité de déposer un avis de questions constitutionnelles; 3) la nature des réparations demandées par M. Robinson; et 4) l’entrave possible à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Il convient également de formuler brièvement d’autres remarques sur les questions de la courtoisie judiciaire et de la connaissance d’office. Chacune sera traitée à tour de rôle.

(1)  Injonctions contre l’État

[24]  Dans ses observations écrites, le PGC soutient que l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50 [la LRCECA], interdit les injonctions contre l’État et que la demande d’injonction interlocutoire présentée par M. Robinson devrait être rejetée pour ce motif. Le PGC renvoie à la décision rendue par cette Cour dans l’affaire Bande indienne de Shubenacadie c Canada (Procureur général), [2000] ACF no 1445, 2000 CarswellNat 2075 [Shubenacadie], dans laquelle il a été déterminé qu’il ne pouvait y avoir aucune injonction provisoire contre l’État (Shubenacadie, aux para 27 et 78). L’injonction demandée dans cette affaire visait à empêcher le ministre des Pêches et des Océans d’appliquer les dispositions législatives concernant la pêche au homard (Shubenacadie, au para 67).

[25]  Comme je l’ai mentionné à l’audience, l’argument du PGC sur ce point n’est pas valable. La Loi sur les CF prévoit expressément que la Cour peut prendre des mesures provisoires lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Les parties pertinentes des articles 18, 18.1 et 18.2 de la Loi sur les CF sont ainsi libellées :

Recours extraordinaires : offices fédéraux

Extraordinary remedies, federal tribunals

18 (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

18 (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

[…]

[…]

Pouvoirs de la Cour fédérale

Powers of Federal Court

18.1 (3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

18.1 (3) On an application for judicial review, the Federal Court may

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

[…]

[…]

Mesures provisoires

Interim orders

18.2 La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive.

18.2 On an application for judicial review, the Federal Court may make any interim orders that it considers appropriate pending the final disposition of the application.

[26]  Dans la décision Première nation d’Attawapiskat c Canada, 2012 CF 146, la Cour a en fait rejeté un argument semblable à celui que le PGC soulève en l’espèce. Dans cette décision, le juge Phelan a conclu que l’article 22 de la LRCECA ne jouait pas dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire présentée à juste titre en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les CF. Aux paragraphes 39 et 44, il a déclaré ce qui suit :

[39]  Dans plusieurs de ses décisions, dont Bande indienne de Musqueam c Canada (Gouverneur en conseil), 2004 CF 579, la Cour a accordé des injonctions dans le cadre de procédures en contrôle judiciaire engagées en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. L’interdiction d’accorder des injonctions contre l’État est un principe reconnu par la common law depuis longtemps et il est antérieur à la Loi sur les Cours fédérales, dont le libellé est plus précis.

[…]

[44]  Par conséquent, en vertu des articles 18.1 et 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour a bel et bien compétence pour rendre une injonction contre la défenderesse, si les circonstances le justifient. Cela dit, rien n’empêche la défenderesse de faire valoir l’un ou l’autre de ses arguments concernant le caractère approprié d’une instance engagée en vertu de l’article 18.1 lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire au fond.

[27]  D’ailleurs, dans la décision Shubenacadie, la Cour n’a pas mentionné le paragraphe 22(1) de la LRCECA comme motif pour refuser l’injonction.

[28]  En outre, comme l’a souligné l’avocat de M. Robinson, il existe des exceptions touchant l’immunité de l’État contre les injonctions, et l’une d’elles a trait aux demandes de réparation présentées en vertu de la Charte (Khadr c Canada, 2005 CF 1076, au para 20).

[29]  À l’audience, l’avocate du PGC n’a pas fait valoir l’argument avec insistance et a finalement convenu que des injonctions interlocutoires pouvaient être demandées contre l’État. Le PGC soutient toutefois que les exigences et les conditions préalables concernant l’octroi d’une injonction ne sont tout simplement pas respectées dans le cas de M. Robinson. Cette question sera abordée ci‑dessous dans ma décision.

(2)  Avis de questions constitutionnelles

[30]  Le PGC soutient également, dans ses observations écrites, que M. Robinson n’a pas déposé d’avis de question constitutionnelle, comme l’exige l’article 57 de la Loi sur les CF. L’article 57 prévoit qu’un tel avis doit être signifié au PGC et au procureur général de chaque province, au moins 10 jours avant la date à laquelle la question constitutionnelle doit être débattue, lorsqu’une partie demande qu’une loi fédérale ou un règlement pris en vertu d’une loi fédérale soient « déclarés invalides, inapplicables ou sans effet ». À l’appui de sa position, le PGC s’appuie sur la décision Husband c Commission canadienne du blé, 2006 CF 1390, au para 12, conf par 2007 CAF 325, dans laquelle la Cour a statué qu’un avis de question constitutionnelle était nécessaire avant de contester la politique d’un office fédéral par l’entremise d’un contrôle judiciaire.

[31]  À l’audience, l’avocate du PGC a toutefois convenu qu’un tel avis n’était pas nécessaire dans le contexte de la requête de M. Robinson visant des mesures de réparation interlocutoires, puisque l’objectif de l’article 57 de la Loi sur les CF est d’empêcher un tribunal de conclure qu’une loi ou un règlement est invalide, inapplicable ou sans effet pour des motifs d’ordre constitutionnel (y compris fondés sur la Charte) sans préavis de question constitutionnelle. Il est clair que M. Robinson ne cherche pas à ce que de telles conclusions soient tirées dans le contexte de sa requête en sursis et en injonction interlocutoire mandatoire. Il est évident qu’il n’est pas nécessaire de signifier un avis de question constitutionnelle en vertu de l’article 57 dans une affaire où la réparation demandée n’est pas la délivrance d’un jugement selon lequel une loi ou un règlement est invalide, inapplicable ou sans effet sur le plan constitutionnel (Mikisew Cree First Nation c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2004 CAF 66, aux para 76‑69, inf pour d’autres motifs par 2005 CSC 69).

[32]  À l’audience, l’avocat de M. Robinson a mentionné qu’un avis de questions constitutionnelles serait donné avant que la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente ne soit instruite et plaidée, à la lumière des jugements déclaratoires demandés par M. Robinson dans sa demande. Si un tel avis est donné, la Cour s’attend à ce que les exigences de l’article 57 de la Loi sur les CF soient remplies par M. Robinson et son avocat en temps opportun, de sorte qu’aucun report ni ajournement de l’audience sur le fond de son contrôle judiciaire n’aura à être envisagé par la Cour au motif que les procureurs généraux des provinces ont besoin de plus de temps pour préparer leurs observations sur les questions constitutionnelles en litige.

(3)  Réparations demandées par M. Robinson dans sa requête

[33]  Il y a deux remarques à faire sur la nature des réparations demandées par M. Robinson dans sa requête.

[34]  Tout d’abord, dans son avis de requête et ses observations écrites, M. Robinson a présenté sa demande d’injonction interlocutoire mandatoire ordonnant au MPO de l’autoriser à recourir de façon provisoire à un exploitant substitut comme une demande de réparation [traduction] « subsidiaire ». L’avocat de M. Robinson a reconnu à l’audience que c’était inexact et que le sursis et l’injonction interlocutoire mandatoire étaient les principales mesures de réparation demandées dans sa requête. D’ailleurs, au paragraphe 28 de la décision Martell, la juge Roussel en est arrivée à une conclusion semblable.

[35]  Le fait d’accorder seulement un sursis à l’exécution de la décision contestée ne serait pas suffisant pour que M. Robinson puisse recourir de nouveau à un exploitant substitut et ne serait pas très utile pour lui, car cela aurait simplement pour effet de suspendre la décision ayant mené au rejet de sa demande visant à [traduction] « continuer à recourir » à un exploitant substitut. Un sursis à l’exécution de la décision ne donnerait pas à M. Robinson l’autorisation dont il a besoin pour recourir à un exploitant substitut après le 31 juillet 2019. En fait, l’injonction interlocutoire mandatoire demandée, obligeant le MPO à prendre des mesures, saisit l’essence de la réparation demandée par M. Robinson dans sa requête. Par conséquent, M. Robinson a convenu que l’injonction interlocutoire mandatoire devrait être considérée non pas comme une autre mesure de réparation, mais bien comme l’une des deux principales mesures de réparation interlocutoires qu’il cherche à obtenir dans sa requête. C’est ainsi que j’ai traité cette question dans ma décision.

[36]  Ensuite, tout au long de ses observations, le PGC a soutenu à maintes reprises que l’octroi d’une injonction interlocutoire mandatoire en l’espèce accordera à M. Robinson la réparation qu’il cherche à obtenir dans sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, soit l’autorisation de continuer à recourir à un exploitant substitut, et que cela rendrait donc théorique sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente. Je ne suis pas d’accord.

[37]  Je ne conteste pas le fait qu’il y a un chevauchement limité entre l’injonction interlocutoire mandatoire demandée par M. Robinson dans sa requête et l’une des ordonnances réparatrices qu’il cherche à obtenir dans sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, puisque celle‑ci comprend une demande visant à obtenir une ordonnance annulant la décision contestée et la remplaçant par une décision accueillant la demande d’autorisation de M. Robinson en vue de de continuer à recourir à un exploitant substitut. Toutefois, en plus de demander une ordonnance annulant la décision contestée, M. Robinson, dans sa demande de contrôle judiciaire, demande également à la Cour d’ordonner de nombreuses autres réparations déclaratoires, y compris des ordonnances portant que le paragraphe 11(11) de la Politique, et plus précisément la limite de cinq ans pour désigner un exploitant substitut, est discriminatoire à l’égard des pêcheurs handicapés et est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. Il est utile de reproduire les six premières ordonnances demandées par M. Robinson dans sa demande sous‑jacente. Elles sont ainsi libellées :

[traduction]

1.  une ordonnance annulant la décision parce qu’elle est déraisonnable ou erronée et la remplaçant par une décision accueillant l’appel et accordant à M. Robinson l’autorisation de continuer à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales;

2.   subsidiairement, une ordonnance annulant la décision parce qu’elle est déraisonnable ou erronée, renvoyant l’affaire au sous‑ministre pour qu’il la réexamine et demandant au sous‑ministre de tenir compte des droits constitutionnels du demandeur garantis par la Charte pour en arriver à une décision;

3.  une ordonnance déclarant que la décision du sous‑ministre est discriminatoire et contraire au paragraphe 15(1) de la Charte;

4.  une ordonnance déclarant que la décision du sous‑ministre est discriminatoire et contraire à la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées;

5.  une ordonnance déclarant que le paragraphe 11(11) de la Politique, et plus précisément la limite imposée quant à la période pendant laquelle un titulaire de permis handicapé ou malade peut obtenir l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales, est discriminatoire à l’égard des pêcheurs handicapés ou des pêcheurs ayant des problèmes de santé et est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte;

6.  une ordonnance déclarant que tout pouvoir discrétionnaire délégué par le ministre des Pêches et des Océans au sous‑ministre en matière de délivrance de permis est assujetti au paragraphe 15(1) de la Charte.

[38]  Par conséquent, je suis convaincu que si une injonction interlocutoire mandatoire est accordée pour ordonner au MPO, par l’entremise de son représentant autorisé, de permettre à M. Robinson de recourir à un exploitant substitut pour le reste de l’année civile en cours (comme il en sera question plus loin dans la présente décision), cela n’équivaudra pas à une décision définitive quant au contrôle judiciaire sous‑jacent. Loin de là. Les réparations recherchées dans la demande sous‑jacente sont différents et beaucoup plus étendues, et plusieurs autres demandes de jugements déclaratoires devront être tranchées. Même en ce qui a trait à la question de l’autorisation de [traduction« continuer à recourir » à un exploitant substitut, compte tenu des conditions de l’ordonnance que je rends dans la présente décision, M. Robinson devra poursuivre les démarches liées à sa demande de contrôle judiciaire, faute de quoi il sera tenu de demander une nouvelle exemption à l’application de la Politique pour le reste de la saison de pêche de 2020 qui tombe dans l’année civile 2020, ainsi que pour les saisons de pêche subséquentes.

(4)  Limite en raison de l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[39]  Cela m’amène à la question de l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui a été soulevée par le PGC. À cet égard, le PGC fait valoir que le fait d’accueillir la requête de M. Robinson (et plus particulièrement sa demande visant à [traduction« continuer à recourir » à un exploitant substitut) limiterait le pouvoir discrétionnaire du ministre, prévu par la loi, de délivrer un permis en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches, qui lui confère le pouvoir de délivrer des permis de pêche et des licences d’exploitation de pêcheries. Le PGC soutient que, selon le Règlement, les permis ne sont valides que pour une période précise et qu’il n’existe aucun droit acquis au‑delà de cette période. Même si les permis sont régulièrement renouvelés, ce n’est pas automatique, et personne ne peut revendiquer un « droit » à un permis. Le renouvellement des permis ne donne aucun droit au titulaire d’un permis.

[40]  Le PGC explique en outre que l’autorisation de recourir à un exploitant substitut constitue une condition rattachée à un permis délivré annuellement et que ces conditions correspondent à des décisions discrétionnaires. Selon la preuve dont je dispose, les autorisations de recourir à un exploitant substitut sont effectivement accordées sur une base annuelle seulement, sont temporaires et ne sont pas approuvées pour plus d’un an. Je remarque que, sur les permis de M. Robinson pour l’année civile 2019, auxquels se rattachent des autorisations de recourir à un exploitant substitut à divers moments de la saison de pêche de 2019, il est expressément mentionné que l’autorisation [traduction] « n’est accordée qu’à titre de privilège temporaire », valide pour la durée de la période de remplacement autorisée indiquée sur le document.

[41]  Le PGC soutient également que, dans la ZPH 35, la saison de pêche de 2019 se termine le 31 juillet 2019 et que la période du 15 octobre au 31 décembre 2019 fait partie de la saison de pêche de 2020, pour laquelle aucun permis n’a encore été délivré à M. Robinson ni demandé par lui. Le PGC prétend donc que la Cour ne pouvait pas ordonner l’injonction mandatoire demandée par M. Robinson, car elle exigerait que le MPO autorise le recours à un exploitant substitut dans un cas où aucun permis de pêche n’aurait été délivré. Comme je l’ai déjà mentionné, dans sa requête et dans le cadre de ses appels ayant mené à la décision contestée du MPO, M. Robinson demande ce qui semble être une autorisation de [traduction« continuer à recourir » à un exploitant substitut de portée illimitée, par opposition à une autorisation visant le recours à un exploitant substitut limitée à une période de pêche précise.

[42]  Je suis en partie d’accord avec le PGC sur la question de l’entrave possible à l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[43]  Je reconnais que la décision de délivrer des permis de pêche est discrétionnaire et appartient au ministre (Comeau’s Sea Foods Ltd c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 RCS 12, au para 36; Anglehart c Canada, 2018 CAF 115, aux para 26 et 28; Malcolm c Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130 [Malcolm], aux para 40 et 42). Conformément à l’article 10 du Règlement, les permis de pêche sont délivrés par le ministre pour une année civile et expirent habituellement le 31 décembre de l’année pour laquelle ils ont été délivrés, sauf indication contraire. Le paragraphe 11(2) de la Politique prévoit en outre que le maintien du privilège d’obtenir un permis exige son renouvellement et l’acquittement de droits chaque année.

[44]  Je souligne que, dans sa demande de contrôle judiciaire et sa requête, M. Robinson ne demande pas à la Cour d’ordonner la délivrance ou le renouvellement de son permis au‑delà de la fin de l’année civile 2019 et qu’il ne cherche pas non plus à ce que soit tirée une conclusion concernant le permis lui‑même. Les réparations demandées concernent strictement l’autorisation de recourir à un exploitant substitut rattachée au permis.

[45]  Dans le cas de M. Robinson, la difficulté découle de l’écart entre la période couverte par son permis et la période de la saison de pêche dans la ZPH 35 : alors que les permis de pêche sont délivrés pour des années civiles, la saison de pêche dans la ZPH 35 couvre des périodes réparties sur deux années civiles différentes. Il est vrai que M. Robinson n’a pas demandé de permis pour l’année civile 2020 ni pour la saison de pêche au homard de 2020 dans la ZPH 35 – qui englobe l’automne 2019 –, et que le ministre n’a pas pris de décision à l’égard d’un tel permis. Toutefois, il n’est pas contesté que le permis de M. Robinson est valide pour l’année civile 2019 et qu’il expire le 31 décembre 2019. Il couvre donc l’automne 2019, alors que commence la saison de pêche de 2020 dans la ZPH 35.

[46]  Je suis d’accord avec le PGC pour dire que, compte tenu du régime réglementaire actuel et des faits de l’affaire, la Cour ne pourrait pas imposer une mesure de réparation relative à l’autorisation de recourir à un exploitant substitut qui supposerait implicitement ou exigerait le renouvellement et la prolongation du permis de M. Robinson jusqu’en 2020. Autrement dit, la Cour ne pourrait pas autoriser le recours à un exploitant substitut pour une période qui dépasserait la durée du permis sous‑jacent auquel se rattache la condition. Le fait pour la Cour d’accorder une injonction interlocutoire et d’imposer la délivrance d’une autorisation visant le recours à un exploitant substitut pour une période où M. Robinson ne détient pas encore de permis équivaudrait à une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. De plus, comme je l’ai fait remarquer ci‑dessus, la requête de M. Robinson ne contient aucune conclusion ni demande concernant son permis. Par contre, étant donné que le permis actuel de M. Robinson n’expire que le 31 décembre 2019, il n’y aurait pas d’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire si la Cour ordonnait la délivrance d’une autorisation visant le recours à un exploitant substitut pour la période du 15 octobre au 31 décembre 2019, car cette autorisation deviendrait une condition rattachée au permis de 2019 déjà délivré à M. Robinson. L’avocate du PGC a effectivement reconnu à l’audience que, puisque le permis de M. Robinson expire le 31 décembre 2019, la délivrance d’une autorisation visant le recours à un exploitant substitut pour la période du 15 octobre au 31 décembre 2019 ne créerait pas d’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, même si la période tombe techniquement dans la saison de pêche au homard de 2020 pour la ZPH 35.

(5)  Courtoisie judiciaire

[47]  La présente affaire revêt un intérêt particulier en raison de la décision Martell, qui concernait des questions semblables, une preuve semblable et les mêmes avocats. Bien que je ne sois pas lié par ce précédent, il soulève certainement des questions de courtoisie judiciaire. Comme l’a décrit le juge Martineau dans la décision Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 [Alyafi], le principe de la courtoisie judiciaire vise à empêcher la création de courants jurisprudentiels opposés au sein d’une même cour et à encourager la certitude du droit (Alyafi, au para 45; voir aussi Eclectic Edge Inc c Gildan Apparel (Canada) LP, 2015 CF 1332 [Gildan], au para 29). Bref, en vertu du principe de la courtoisie judiciaire, les décisions rendues par un juge de la Cour relativement à des questions essentiellement similaires devraient être suivies par les autres juges afin de favoriser la certitude du droit.

[48]  Dans l’arrêt Apotex Inc c Allergan Inc, 2012 CAF 308, la Cour d’appel fédérale [CAF] a analysé la doctrine de la courtoisie judiciaire dans le contexte du droit des brevets et a précisé clairement, aux paragraphes 43 et 44, que le principe ne joue toutefois qu’en ce qui concerne les questions de droit :

[43]  […] Cette doctrine est parfois qualifiée de version modifiée du stare decisis, c’est‑à‑dire une application horizontale plutôt que verticale de ce principe (House of Sga’nisim c. Canada (Attorney General), 2011 BCSC 1394, au paragraphe 74). Selon le stare decisis, le juge doit suivre l’enseignement des décisions rendues par les tribunaux supérieurs. Bien qu’elle n’ait pas la même force, la doctrine de la courtoisie judiciaire vise à ce que la même question de droit ne soit pas tranchée différemment par les membres du même tribunal; il s’agit de promouvoir la certitude du droit (Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social), [1995] A.C.F. no 1430, 64 C.P.R. (3d) 65, aux pages 67 et 68 (C.F. 1re inst.)).

[44]  En tant que variante du stare decisis le principe de la courtoisie judiciaire ne joue qu’en ce qui concerne les questions de droit et non les conclusions de fait. Comme l’a expliqué la Cour d’appel de l’Ontario dans Delta Acceptance Corporation Ltd. c. Redman, [1966] 2 O.R. 37, au paragraphe 5 de la page 785 (C.A.) :

[traduction] Le seul élément de la décision d’un juge qui s’impose du juge subséquent réside dans le principe constituant le fondement de la décision.

[Je souligne.]

[49]  Un juge ne doit donc pas écarter les conclusions de droit tirées par un autre juge de cette Cour, à moins d’être convaincu qu’il est nécessaire de le faire et de pouvoir faire état de motifs convaincants à l’appui. Cependant, il n’y a pas lieu d’accorder plus d’importance à la doctrine de la courtoisie judiciaire qu’au rôle du juge en ce qui concerne l’évaluation de la preuve portée à son attention. La présence de faits ou d’éléments de preuve différents dans deux affaires distinctes, ou encore les situations où les questions à trancher diffèrent, peuvent mener à des résultats différents (Gildan, au para 31).

[50]  Les avocats des deux parties ont reconnu à l’audience que le principe de la courtoisie judiciaire s’appliquait en ce qui concerne la décision Martell. L’avocate du PGC a en outre convenu qu’il n’y avait aucune raison pour laquelle je devrais m’écarter des conclusions de droit tirées par la juge Roussel dans la décision Martell. Toutefois, le PGC soutient que les faits dans cette affaire étaient différents. Je suis d’accord avec le PGC pour dire que la doctrine de la courtoisie judiciaire ne peut m’amener à suivre et à adopter aveuglément toutes les conclusions tirées par la Cour dans la décision Martell, puisque l’affaire dont je suis saisi soulève des questions légèrement différentes, fondées sur un ensemble de faits différent. Dans ma décision, je tiendrai bien sûr compte des diverses conclusions tirées dans la décision Martell, car il y a un chevauchement important avec le cas de M. Robinson, mais j’évaluerai la situation de M. Robinson en me fondant sur  la preuve au dossier et les arguments qui m’ont été présentés.

(6)  Connaissance d’office de la Politique

[51]  La dernière question préliminaire que je dois aborder concerne la Politique.

[52]  Comme je l’ai fait remarquer à l’audience, malgré le fait que la Politique est au cœur de la requête et de la demande de M. Robinson, ni l’une ni l’autre des parties ne l’a déposée en tant que preuve dans le cadre de la présente requête, puisqu’elle n’était jointe à aucun des affidavits déposés. Dans l’arrêt Edw Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 [Leahy], la CAF a établi que les tribunaux n’admettaient « [n]ormalement » pas d’office les politiques ou les documents explicatifs (Leahy, au para 143). Si ces politiques, documents ou lignes directrices administratives s’avèrent pertinents, ils doivent être traités de la même façon que les autres faits et devront normalement être identifiés et joints en annexe à l’affidavit produit à l’appui pour que la Cour puisse les examiner. Étant donné que la Politique n’est qu’une ligne directrice administrative, par opposition à une loi ou à un règlement, j’ai demandé aux avocats si je pouvais l’admettre d’office en l’espèce. À l’audience, les avocats des deux parties ont affirmé qu’ils ne s’y opposaient pas et que je pouvais admettre d’office la Politique même si elle ne faisait pas partie de la preuve dont je dispose.

[53]  Il est bien connu qu’un tribunal peut prendre connaissance d’office de deux types de faits : « (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable » (R c Le, 2019 CSC 34, au para 84, citant R c Find, 2001 CSC 32, au para 48). Ces deux critères sont souvent appelés critères de « Morgan ». Toutefois, l’approche sera plus nuancée et plus souple lorsque les faits en litige ne jouent pas un rôle important dans l’issue de l’affaire ou ne sont pas contestés par les parties. Par exemple, dans la décision Ligue de la radiodiffusion canadienne c Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1983] 1 CF 182, 1982 CanLII 2945 (CAF) [Ligue de la radiodiffusion canadienne], conf par [1985] 1 RCS 174, la CAF a pris connaissance d’office d’une politique du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes qui n’était pas contestée par les parties (Ligue de la radiodiffusion canadienne, au para 17).

[54]  Compte tenu de ce précédent, du fait que la Politique en soi n’est pas contestée et que son contenu réel ne fait pas l’objet d’un débat entre les parties, et de l’accord exprimé par les deux avocats, je suis convaincu que je peux admettre d’office la Politique en l’espèce. J’en ai donc tenu compte dans ma décision.

B.  Fond de la requête

[55]  Je vais maintenant me pencher sur le fond de la requête présentée par M. Robinson en vue d’obtenir des mesures de réparation interlocutoires.

(1)  Test général pour les sursis et les injonctions interlocutoires

[56]  Il est bien établi en droit que, pour obtenir gain de cause dans une requête en sursis ou en injonction interlocutoire, la partie requérante doit satisfaire au test tripartite reconnu, soit celui qui a été établi par la CSC dans l’arrêt RJR‑MacDonald. La partie doit d’abord établir, selon un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire, qu’il y a une question sérieuse à juger; cela signifie généralement que l’action ou la demande sous‑jacente n’est ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald, aux p 334‑335, 348). Ensuite, la partie doit démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable si le sursis ou l’injonction est refusé. Enfin, il incombe à la partie requérante d’établir que la prépondérance des inconvénients, qui vise à déterminer quelle partie subirait le préjudice le plus important si le recours est accueilli ou rejeté dans l’attente d’une décision sur le fond, favorise l’octroi de la réparation interlocutoire (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [SRC], au para 12).

[57]  D’entrée de jeu, il importe de souligner que la suspension de l’instance ou l’injonction interlocutoire représente une réparation en equity extraordinaire et discrétionnaire. Il s’agit d’une réparation exceptionnelle, et des circonstances impérieuses sont nécessaires pour justifier l’intervention de la Cour et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’accorder un sursis ou une injonction interlocutoire. Il incombe à la partie requérante de démontrer que les conditions de cette mesure de réparation exceptionnelle sont respectées. Le test établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald est conjonctif, et les trois éléments du test doivent être satisfaits en vue de l’octroi d’une mesure de réparation. Aucun des volets du test ne saurait être « facultatif » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 [Janssen], au para 19), et le « défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212, au para 15). Cela dit, je reconnais que les trois volets du test ne sont pas nettement distincts, qu’ils sont quelque peu interreliés et qu’ils ne devraient pas être évalués de façon totalement isolée (The Regents University of California c I‑Med Pharma Inc, 2016 CF 606, au para 27, conf. par 2017 CAF 8; Merck & Co Inc c Nu‑Pharm Inc (2000), 4 CPR (4th) 464 (CF), au para 13). Toutefois, cela ne signifie pas que l’un des trois volets peut être complètement écarté si les deux autres volets sont remplis à un seuil supérieur. Il faut tenir compte de chacun des trois volets, et aucun des éléments du test ne peut être complètement mis de côté au profit des deux autres.

[58]  Une requête en sursis ou en injonction interlocutoire comme celle qui nous occupe s’appuie, au bout du compte, sur les faits. Lorsque toutes les circonstances sont prises en compte, les documents relatifs à la requête et la preuve doivent me convaincre que, selon la prépondérance des probabilités, les trois volets du test sont respectés. Comme l’a déclaré la CSC dans l’arrêt F H c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], je souligne que, dans une instance civile au Canada, une seule norme de preuve s’applique, celle de la prépondérance des probabilités (McDougall, au para 49). Dans cet arrêt, le juge Rothstein a déclaré, au nom d’une cour unanime, « qu’il est erroné de dire que notre régime juridique admet différents degrés d’examen de la preuve selon la gravité de l’affaire » et qu’il n’existe qu’une seule règle de droit, soit celle où « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » pour déterminer si, selon toute vraisemblance, le fait allégué a eu lieu ou est susceptible d’avoir lieu (McDougall, au para 45). La preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall, au para 46). Il en va de même pour les injonctions interlocutoires.

[59]  J’ajoute que les tribunaux ont maintes fois considéré que le test applicable aux injonctions interlocutoires est le même que celui qui régit l’octroi d’une suspension d’instance ou d’appel (Manitoba (P G) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110, au para 30; Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2016 CAF 204, au para 11; Janssen, aux para 12 à 17; Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap], au para 4; International Charity Association Network c Canada (Revenu national), 2008 CAF 114, au para 5). Il n’y a donc aucune distinction à faire entre les principes élaborés pour les sursis interlocutoires et pour les injonctions interlocutoires, et ils s’appliquent également dans les deux contextes.

(2)   Test pour les injonctions interlocutoires mandatoires

[60]  Dans l’arrêt SRC, la CSC a examiné plus en détail le cadre applicable à l’octroi d’une injonction interlocutoire mandatoire, c’est‑à‑dire une injonction qui ordonne au défendeur de faire quelque chose, par opposition à une injonction qui interdit au défendeur de faire quelque chose. La CSC a conclu que, dans ce cas, le seuil à atteindre dans le contexte de l’évaluation du premier facteur du test énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald est plus élevé et plus rigoureux, en ce sens que la partie requérante doit établir une « forte apparence de droit » (SRC, au para 15) plutôt que de prouver simplement que la demande n’est ni futile ni vexatoire. Il en est ainsi parce qu’une injonction mandatoire « intime au défendeur de faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo —, ou d’autrement [TRADUCTION] “restaurer la situation”, ce qui est souvent coûteux et pénible pour le défendeur et ce que de longue date l’equity a été réticente à faire » (SRC, au para 15).

[61]  L’établissement d’une forte apparence de droit exige plus qu’une preuve défendable; cela suppose que la demande de la partie requérante a de fortes chances d’être accueillie sur le fond. Cela exige de la partie requérante qu’elle présente « une preuve telle qu’[elle] serait très susceptible d’obtenir gain de cause au procès » (SRC, au para 17). Par conséquent, la CSC décrit ainsi la version modifiée du test établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald, qui s’applique aux injonctions interlocutoires mandatoires (SRC, au para 18) :

(1)  Le demandeur doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès. Cela implique qu’il doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance; 

(2)  Le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie;

(3)  Le demandeur doit démontrer que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

[62]  Il peut être difficile de faire une distinction entre une injonction mandatoire et une injonction prohibitive, puisqu’une injonction au libellé prohibitif peut avoir l’effet de forcer une partie à faire quelque chose (SRC, au para 16). Toutefois, en l’espèce, je suis convaincu que le MPO aurait à prendre des mesures si M. Robinson obtenait gain de cause dans le cadre de sa requête et que c’est assurément une injonction mandatoire qui est envisagée dans sa demande d’ordonnance en vue d’obliger le MPO à l’autoriser à recourir à un exploitant substitut en attendant la décision relative à sa demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, pour obtenir gain de cause, M. Robinson doit démontrer qu’il satisfait, à la première étape du test énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald, au seuil accru, c’est‑à‑dire qu’il doit établir une forte apparence de droit quant au bien‑fondé de sa demande sous‑jacente.

[63]  Se fondant sur la décision Calin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 731 [Calin], rendue récemment, M. Robinson fait valoir que je ne devrais pas imposer le seuil accru établi dans l’arrêt SRC et qu’il devrait seulement être tenu d’établir qu’il est « vraisemblable ou probable que [s]a demande sous‑jacente soit accueillie ». Dans la décision Calin, la Cour s’est demandé s’il était approprié d’imposer l’exception de l’arrêt SRC au test de la question sérieuse à juger lorsque celui‑ci était appliqué à une demande d’injonction interlocutoire mandatoire visant la mise en liberté d’une personne détenue aux fins d’immigration. La Cour a conclu que, dans de telles circonstances, le test devrait être assoupli pour démontrer qu’il est vraisemblable ou probable que la demande sous‑jacente soit accueillie, étant donné qu’il ne s’agissait pas pour le défendeur de « faire quelque chose — comme de rétablir le statu quo » ou d’autrement « restaurer la situation » (Calin, au para 14). En outre, la Cour a souligné que la mise en liberté d’une personne ne comportait pas de « conséquences potentiellement sérieuses » pour le défendeur, outre les préoccupations générales relatives à l’intérêt public, lesquelles sont examinées dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients (Calin, au para 14). M. Robinson fait valoir que, dans son cas aussi, les mesures visant à rétablir le statu quo ou à autrement restaurer la situation (c.‑à‑d. la délivrance d’une autorisation visant le recours à un exploitant substitut) ne sont ni coûteuses ni pénibles et obligent le MPO à faire très peu de choses.

[64]  Je ne suis pas d’accord avec M. Robinson. Je considère plutôt que, comme l’a soutenu le PGC, l’approche prescrite par la CSC dans l’arrêt SRC en ce qui a trait aux injonctions interlocutoires mandatoires devrait être pleinement adoptée en l’espèce et que l’approche plus souple préconisée par la Cour dans la décision Calin ne devrait pas être suivie. Étant donné les mesures que le MPO aurait à prendre pour autoriser M. Robinson à continuer à recourir à un exploitant substitut et pour restaurer la situation qui existait avant 2015, je ne vois aucune raison pour laquelle je devrais m’écarter des directives récentes et claires que la CSC a expressément établies pour les injonctions interlocutoires mandatoires dans l’arrêt SRC (SRC, au para 13). Dans le cas de M. Robinson, le seuil accru de la « forte apparence de droit » s’applique, et il faut établir l’existence d’une forte chance de succès.

(3)  Exigence relative à la justice et à l’équité

[65]  J’ai une dernière remarque à faire au sujet du test applicable.

[66]  Aucune des parties n’a fait mention, dans ses observations écrites ou orales, de la déclaration faite par la CSC, dans l’arrêt Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google], au sujet du test énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald. Dans cet arrêt, la juge Abella, s’exprimant au nom de la majorité de la CSC, a décrit ainsi le test de l’arrêt RJR‑MacDonald :

[25]  L’arrêt RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, établit le critère à trois volets suivant pour déterminer si un tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’octroyer une injonction interlocutoire : existe‑t‑il une question sérieuse à juger, la personne sollicitant l’injonction subirait‑elle un préjudice irréparable si cette mesure n’était pas accordée et la prépondérance des inconvénients favorise‑t‑elle l’octroi ou le refus de l’injonction interlocutoire? Il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte.

[Je souligne.]

[67]  Dans cet arrêt, la CSC a donc rappelé l’objectif global du test énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald, à savoir que les tribunaux doivent être convaincus que, en définitive, il serait juste et équitable d’accorder l’injonction interlocutoire, eu égard aux circonstances particulières d’une affaire donnée. Dans l’arrêt SRC, la CSC n’a ni modifié ni commenté cette observation faite précédemment dans l’arrêt Google. Je ne veux pas laisser entendre que la décision de la CSC dans l’arrêt Google a modifié le test à trois volets reconnu, établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald et étendu aux injonctions mandatoires dans l’arrêt SRC, ni qu’elle a intégré un facteur supplémentaire à ce test. Toutefois, la décision de la CSC dans l’arrêt Google confirme que, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder un sursis ou une injonction interlocutoire, les tribunaux doivent tenir compte des considérations globales de justice et d’équité et que le test énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald ne consiste pas simplement à cocher les cases applicables aux trois volets du test.

[68]  Je dois donc évaluer si, au bout du compte, l’octroi du sursis et de l’injonction interlocutoire mandatoire demandés par M. Robinson dans sa requête serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire », ce qui « dépendra nécessairement du contexte » (Google, au para 25).

(4)  Question sérieuse

[69]  Je me penche maintenant sur le premier élément du test tripartite, soit la question de savoir si les documents relatifs à la requête et la preuve dont la Cour est saisie sont suffisants pour me convaincre que, selon la prépondérance des probabilités, M. Robinson a établi une forte apparence de droit, pour au moins une question, quant au bien‑fondé de sa demande. Je souligne que la question en l’espèce a trait à la forte chance de succès relativement à sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, c’est‑à‑dire la probabilité que la décision contestée du MPO soit jugée être déraisonnable ou erronée et qu’elle soit renvoyée au décideur pour nouvel examen (SRC, au para 25).

[70]  M. Robinson fait valoir que l’affaire sous‑jacente à sa demande de contrôle judiciaire répond au seuil plus élevé de la « forte chance » de succès parce que la décision contestée est arbitraire, injuste et inconstitutionnelle, du fait qu’elle circonscrit sévèrement la protection accordée par le paragraphe 15(1) de la Charte pour ce qui est de la protection contre la discrimination fondée sur une incapacité physique, y compris des problèmes de santé chroniques. M. Robinson soutient qu’il est limité par son état de santé et que la décision du sous‑ministre prise selon la recommandation de l’OAPPA, et, par extension, la décision précédente du CRADP, lui impose un traitement différent par rapport aux autres titulaires de permis de pêche. Il allègue que les titulaires de permis qui ne souffrent pas d’un problème de santé les empêchant d’être à bord du bateau peuvent essentiellement renouveler leur permis indéfiniment, pourvu qu’ils respectent les conditions de leur permis. M. Robinson ajoute que la pratique du MPO est de délivrer de nouveau chaque année au titulaire d’un permis donné le permis détenu l’année précédente et que le titulaire d’un permis peut raisonnablement s’attendre à ce que son permis soit renouvelé d’une année à l’autre, ce qui lui procure une certaine stabilité financière et une certaine certitude. Par ailleurs, le titulaire d’un permis peut demander au MPO de délivrer le permis à une autre personne, en remplacement du sien, ce qui permet au titulaire d’un permis de vendre son permis ou de le transmettre à un membre de sa famille. Toutefois, M. Robinson et d’autres personnes comme lui qui ont un problème de santé et une incapacité physique semblables doivent demander année après année l’autorisation de recourir à un exploitant substitut et sont assujettis à la limite de cinq ans énoncée dans la Politique.

[71]  M. Robinson a également fait valoir, dans le cadre des appels qu’il a interjetés devant le MPO, que les décisions successives qui l’ont empêché de continuer à recourir à un exploitant substitut ont eu pour effet de lui refuser tous les privilèges et droits consentis aux autres titulaires de permis, simplement parce qu’il est physiquement incapable de rester à bord de son bateau de pêche pendant les périodes prolongées souvent nécessaires pour récolter les prises. M. Robinson soutient qu’au lien de refléter un équilibre proportionné des droits protégés par la Charte et des objectifs que vise la loi, comme l’a prescrit la CSC dans les arrêts Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré] et École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 [Loyola], la décision contestée ne respecte pas son droit à un bénéfice égal de la loi sans discrimination.

[72]  Dans ses observations, le PGC ne répond pas aux arguments de discrimination soulevés par M. Robinson.

[73]  À la lumière des documents et de la preuve dont je dispose, je suis convaincu que M. Robinson a satisfait au premier critère pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire et au seuil plus élevé de forte probabilité de succès relativement à sa demande de contrôle judiciaire.

[74]  Tout d’abord, je remarque que rien dans les documents relatifs à la requête ne démontre que le sous‑ministre ou l’OAPPA a examiné l’argument de discrimination de M. Robinson ou qu’une analyse appropriée de la proportionnalité a été effectuée à la lumière des arrêts Doré et Loyola compte tenu des protections conférées par la Charte à M. Robinson et des objectifs de la Politique. La décision contestée ne reconnaît pas l’incapacité de M. Robinson, ne contient aucune mesure d’adaptation à son égard et n’analyse pas son argument de discrimination. Comme dans la décision Martell, dans la mesure où cet argument a été soulevé par M. Robinson en appel devant l’OAPPA et où la question n’a pas été examinée par le sous‑ministre dans sa décision, il est fort probable que la décision soit jugée comme déraisonnable et n’appartenant pas aux issues possibles acceptables et qu’elle soit annulée pour cette seule raison (Martell, au para 38). Il s’agit de la principale conclusion recherchée par M. Robinson dans sa demande sous‑jacente.

[75]  En outre, je remarque que le paragraphe 11(10) de la Politique résume les conditions générales permettant le recours à un exploitant substitut en raison de circonstances indépendantes de la volonté du titulaire d’un permis ou de l’exploitant. De plus, contrairement au paragraphe 11(11), qui impose une limite de cinq ans à la délivrance d’autorisations visant le recours à un exploitant substitut pour des raisons médicales, le paragraphe 11(10), qui est plus général, n’impose aucune période maximale. Par conséquent, le paragraphe 23(2) du Règlement établit la possibilité d’autoriser une autre personne à pratiquer les activités autorisées en vertu d’un permis lorsque le titulaire est dans l’impossibilité de se livrer à l’activité « en raison de circonstances indépendantes de [sa] volonté », mais la Politique prévoit que seuls les titulaires de permis ayant une maladie ou un problème de santé sont assujettis à un traitement différent et au délai prévu au paragraphe 11(11). Selon le Règlement, la Politique et les observations de l’avocate du PGC, les « circonstances indépendantes de la volonté » du titulaire d’un permis ou de l’exploitant peuvent être nombreuses; toutefois, la limite de cinq ans est imposée uniquement aux titulaires de permis qui invoquent leur état de santé. En ce qui a trait aux autres circonstances indépendantes de la volonté du titulaire d’un permis ou de l’exploitant, il n’y a pas de limite de temps semblable qui restreint le recours à un substitut pour pratiquer les activités de pêche prévues par le permis. C’est‑à‑dire que l’argument selon lequel la décision et la Politique imposent un traitement différent à M. Robinson par rapport aux autres titulaires de permis qui ne souffrent pas d’un problème de santé a également une forte chance de succès.

[76]  Je conclus donc que le premier élément du test de l’arrêt RJR‑MacDonald est respecté.

(5)  Préjudice irréparable

[77]  Pour ce qui est du deuxième volet du test énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la question consiste à savoir si M. Robinson a fourni une preuve suffisamment claire et convaincante pour établir que, selon la prépondérance des probabilités, il subirait un préjudice irréparable d’ici à ce qu’une décision soit rendue quant à sa demande de contrôle judiciaire sous‑jacente si les mesures de réparation interlocutoires étaient refusées.

(a)  Critère juridique

[78]  Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. Le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas par la quantité. Il s’agit d’un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou […] auquel il ne peut être remédié » (RJR‑MacDonald, à la p 341).

[79]  Comme l’a souligné à juste titre le PGC, le préjudice irréparable est un critère très strict. La CAF a souvent insisté sur les caractéristiques et la qualité de la preuve nécessaire pour établir le préjudice irréparable dans le contexte d’une injonction. Le préjudice irréparable doit découler d’une preuve claire qui ne repose pas sur des conjectures (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 [US Steel], au para 7; AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2011 CF 505, au para 56, conf. par 2011 CAF 211; Aventis Pharma S A  c Novopharm Ltd, 2005 CF 815, aux para 59 à 61, conf. par 2005 CAF 390). Le fait de simplement prétendre qu’un préjudice irréparable est possible n’est pas suffisant : « Il ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable “pourrait” se produire » (US Steel, au para 7). Il doit y avoir une preuve selon laquelle la partie requérante subira un préjudice irréparable si l’injonction ou le sursis n’est pas accordé (US Steel, au para 7; Centre Ice Ltd c Ligue nationale de hockey, [1993] ACF no 1308, (1994), 53 CPR (3d) 34 (CAF), à la p 52).

[80]  En outre, la preuve doit comporter plus qu’une simple suite de possibilités, de conjectures, d’hypothèses ou d’affirmations générales (Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 [Gateway City Church], aux para 15 et 16). Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par la preuve n’ont aucune valeur probante (Glooscap, au para 31). Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church, au para 16, citant l’arrêt Glooscap, au para 31). Il ne suffit pas « pour ceux qui demandent un sursis […] d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable » (Première Nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232, au para 48).

[81]  Encore une fois, l’exigence de présenter une preuve suffisamment claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités, énoncé dans l’arrêt McDougall, s’applique bien entendu à la preuve claire ne reposant pas sur des conjectures qui est nécessaire pour établir l’existence d’un préjudice irréparable. Dans l’arrêt Janssen, la CAF a déclaré qu’une partie demandant une suspension doit démontrer d’une manière détaillée et concrète qu’elle subira un « préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Janssen, au para 24). Dans cette décision, le juge Stratas a ajouté qu’« il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée […] [ou] que de vagues hypothèses et de simples affirmations, plutôt que des éléments de preuve détaillés et précis, puissent justifier un redressement aussi important » (Janssen, au para 24).

[82]  La question pour la Cour consiste donc à déterminer si le préjudice défini par M. Robinson atteint le seuil de préjudice irréparable défini par la CAF ou constitue plutôt un simple inconvénient.

(b)  Caractère prématuré de la requête de M. Robinson

[83]  À l’audience, l’avocate du PGC a fait valoir que le préjudice allégué par M. Robinson n’était pas imminent et qu’il était hypothétique puisqu’il ne se concrétisera pas avant le 15 octobre 2019, lorsque la période de pêche automnale commencera dans la ZPH 35. Pour cette raison, le PGC prétend que les mesures de réparation interlocutoires demandées par M. Robinson devraient être refusées pour cause de prématurité. Selon le PGC, le meilleur recours pour M. Robinson serait qu’il demande une autorisation visant l’instruction accélérée de sa demande de contrôle judiciaire, afin que la question puisse être tranchée rapidement par la Cour, peut‑être même avant octobre prochain.

[84]  L’avocat de M. Robinson répond que la requête n’a pas été présentée prématurément, car il est stressant et difficile pour M. Robinson d’attendre à la dernière minute pour planifier la saison de pêche. Il ajoute que, même si le préjudice de M. Robinson est prévu dans l’avenir, il commencera à le subir avant le début réel de la prochaine saison de pêche, à la mi‑octobre 2019. Cela dit, M. Robinson ne conteste pas le fait que, selon le critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, un préjudice irréparable est un préjudice qui sera subi d’ici la décision touchant sa demande de contrôle judiciaire.

[85]  Je reconnais que le PGC soulève une préoccupation légitime au sujet du moment choisi par M. Robinson pour présenter sa requête. À première vue, la requête semble prématurée, car il n’y a pas d’urgence immédiate justifiant qu’elle soit traitée maintenant ou que les mesures de réparation interlocutoires demandées soient accordées par la Cour à ce moment‑ci. M. Robinson a obtenu l’autorisation de recourir à un exploitant substitut jusqu’à la fin de juillet 2019 et il n’aura pas besoin d’une nouvelle autorisation avant la mi‑octobre 2019, lorsque la portion automnale de la saison de pêche au homard de 2020 commencera dans la ZPH 35. À l’audience, j’ai effectivement soulevé des questions concernant le moment où la requête de M. Robinson a été présentée. Toutefois, pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que, dans les circonstances de l’affaire, la requête de M. Robinson doive être rejetée pour cause de prématurité.

[86]  Je souligne d’emblée que, pour les injonctions provisoires, la partie requérante doit établir l’urgence, en plus des trois éléments bien connus du critère énoncée dans l’arrêt RJR‑MacDonald (Arysta Lifescience North America, LLC c Agracity Crop & Nutrition Ltd, 2019 CF 530, au para 17). Toutefois, cela concerne précisément les injonctions provisoires, et ce critère n’a pas été retenu ni adopté pour les injonctions interlocutoires.

[87]  Toutes les injonctions sont prospectives, en ce sens qu’elles visent toutes à prévenir ou à éviter un préjudice plutôt qu’à indemniser les torts déjà subis (Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (Toronto : Canada Law Book, 1992) (feuilles mobiles mises à jour en 2018, version 23) [Sharpe], au para 1.660). Un type d’injonction souvent envisagé et accordé par les tribunaux est l’injonction quia timet (« parce qu’il ou elle craint »), dans le cadre de laquelle des mesures de réparation sont demandées avant que le préjudice ait réellement été subi et le préjudice est appréhendé et ne devrait se produire qu’ultérieurement. Dans une certaine mesure, et compte tenu du moment où la demande a été présentée, l’injonction interlocutoire mandatoire demandée par M. Robinson ressemble à une injonction quia timet.

[88]  Les demandes d’injonction de ce type ne sont pas nécessairement rejetées par les tribunaux, même si elles obligent souvent le juge saisi de la requête à évaluer le bien‑fondé de l’injonction sans avoir de preuve sur la nature et l’étendue du préjudice allégué. Pour évaluer le préjudice éventuel dans le cadre de demandes d’injonction quia timet, les tribunaux ont adopté une approche prudente qui exige généralement deux éléments, soit une probabilité élevée que le préjudice allégué survienne et la présence d’un préjudice qui se produira de façon imminente ou dans un avenir rapproché, ajoutant ainsi une dimension temporelle au préjudice craint (Merck & Co, Inc c Apotex Inc, [2000] ACF no 1033, 2000 CarswellNat 1291 (CAF), au para 8; Doucette c The Federation of Newfoundland Indians, 2018 CF 497, au para 23; Gilead Sciences, Inc c Teva Canada Limited, 2016 CF 336 [Gilead], aux para 5 et 10; Amnesty International Canada c Canada (Chef d’état‑major de la défense des Forces canadiennes), 2008 CF 162 [Amnesty], au para 70; voir également Sharpe, au para 1.690).

[89]  Dans le contexte des injonctions interlocutoires, la Cour a souvent défini le premier élément (c.‑à‑d. la probabilité élevée que le préjudice survienne) en fonction d’une preuve claire et non spéculative selon laquelle il y aura un préjudice irréparable si la mesure de réparation interlocutoire n’est pas accordée (Amnesty, aux para 69 et 123), reflétant ainsi le critère général du préjudice irréparable. En ce qui concerne l’imminence du préjudice, la jurisprudence établie par la Cour n’offre pas de définition ou de délai clair pour préciser ce qui est « imminent », mais laisse plutôt entendre que cela dépendra des faits de chaque affaire. Par exemple, il a été établi qu’un préjudice pouvant survenir dans 18 mois était imminent (Gilead, aux para 5 et 6). En fait, dans la décision Gilead, la Cour a reformulé le critère de l’imminence en tant que facteur à prendre en considération pour déterminer la possibilité que survienne un préjudice futur (Gilead, au para 11) :

[11]   En même temps, l’exigence relative à l’imminence dans le sens temporel peut être pertinente pour la détermination de la possibilité que survienne un événement futur. Un événement potentiel qui est plus éloigné dans le temps peut être moins susceptible de survenir. Par ailleurs, l’imminence temporelle semble être un facteur subordonné dans une affaire où la possibilité de préjudice futur semble être élevée : voir la décision Canadian Civil Liberties Association v. Toronto Police Service, précitée, au paragraphe 88.

[90]  Autrement dit, l’élément déterminant est la vraisemblance du préjudice et non son caractère futur (Horii c Canada (CA), [1992] 1 CF 142 (CAF), au para 13). Le fait que le préjudice que l’on tente d’éviter se situe dans le futur ne le rend pas conjectural pour autant. En ce qui concerne l’exigence de prouver l’imminence d’un préjudice, le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine) laisse entendre que l’imminence temporelle du préjudice n’est peut‑être pas la meilleure façon d’analyser la question et que les tribunaux devraient plutôt examiner si les facteurs pertinents dans l’octroi d’injonctions se sont [traduction] « matérialisés » (Sharpe, au para 1.750). Selon cette approche à l’égard du critère de l’imminence, la prématurité ne survient que dans les situations où, par exemple, la nature ou l’étendue du préjudice peut changer entre le moment de la décision et le moment où le préjudice se produit. Autrement dit, les tribunaux ne devraient pas accorder d’injonction quia timet à moins que la situation qui existera lorsque le préjudice allégué se produira ne se soit déjà matérialisée.

[91]  À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que le critère applicable au préjudice appréhendé consiste à déterminer, au moyen de l’approche prudente prescrite pour les injonctions quia timet, s’il existe une preuve claire, convaincante et non spéculative qui permette à la Cour de conclure qu’un préjudice irréparable découlera du refus d’accorder la réparation. Autrement dit, pour s’acquitter de son fardeau dans le cadre d’une demande où le préjudice est appréhendé et éloigné, la partie requérante doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une preuve claire, convaincante et non spéculative démontrant que ce préjudice s’est matérialisé, de sorte que toute conclusion tirée au sujet du préjudice peut raisonnablement et logiquement découler de la preuve.

[92]  Je suis convaincu que, dans les circonstances de l’affaire, la situation s’est suffisamment matérialisé et est suffisamment imminente pour qu’il soit possible de déterminer si le préjudice allégué par M. Robinson répond à l’exigence du préjudice « irréparable ». Même si le préjudice que M. Robinson cherche à éviter ne se matérialisera entièrement que dans trois mois environ (c.‑à‑d. à la mi‑octobre 2019), des éléments de preuve montrent que le préjudice allégué existera à ce moment‑là. Ce n’est pas un préjudice qui repose sur des conjectures ou qui dépend de l’issue d’événements futurs qui ne sont pas connus ou qui ne peuvent pas être connus pour le moment. Le préjudice allégué s’est déjà matérialisé et peut donc être considéré comme imminent. Les motifs du préjudice irréparable que M. Robinson subira, selon lui, s’il est incapable de pêcher en vertu de son permis par l’entremise d’un exploitant substitut en octobre 2019, c’est‑à‑dire la perte d’argent, la perte d’emploi pour son équipage et la perte de son permis de pêche, ne dépendent pas de facteurs qui varieront considérablement d’ici la mi‑octobre.

[93]  Bien que je vienne d’examiner la question de la prématurité en fonction de l’élément du « préjudice irréparable » du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald, comme il s’agit habituellement de l’élément le plus susceptible d’être appréhendé, je souligne que les facteurs touchant les trois volets du test doivent tous s’être matérialisés au moment de la requête. Par exemple, des questions liées à la prématurité seront également soulevées lorsque la définition du droit et le degré de protection offert par la réparation ne sont pas statiques et peuvent changer entre le moment de la décision et le moment où le préjudice se produit (Sharpe, au para 1.760). Il va sans dire que, en l’espèce, le droit revendiqué par M. Robinson de recourir à un exploitant substitut et d’être protégé contre la discrimination ne changera pas d’ici octobre prochain et que les coûts qui seraient imposés au MPO si l’injonction interlocutoire mandatoire était accordée sont eux aussi déjà connus.

[94]  Dans les circonstances de l’affaire, je ne suis donc pas convaincu qu’il y ait un motif de rejeter la requête de M. Robinson pour cause de prématurité.

[95]  J’ajouterais qu’il ne serait pas dans l’intérêt de l’administration de la justice de rejeter la requête de M. Robinson pour cause de prématurité et que cela ne constituerait pas une utilisation efficace et appropriée des ressources judiciaires et des ressources des parties, étant donné que la Cour et les avocats des parties ont consacré beaucoup de temps et de ressources à la préparation et à l’audition de la requête, et que la preuve et les questions dont la Cour est saisie ne changeraient pas de façon importante si la requête de M. Robinson devait être présentée et entendue de nouveau dans deux ou trois mois. Les tribunaux devraient toujours exercer leur pouvoir discrétionnaire pour éviter le gaspillage et l’utilisation inefficace des ressources judiciaires. Le fait de refuser d’examiner maintenant les demandes d’injonction de M. Robinson et de simplement inviter les parties à recommencer, à une date ultérieure, le débat qui vient d’avoir lieu à la Cour ne constituerait pas, à mon avis, une utilisation efficace et appropriée des ressources. Pour en arriver à cette décision, je suis également guidé par l’article 3 des Règles, qui prévoit que celles‑ci sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ».

(c)  Motifs de préjudice irréparable

[96]  En l’espèce, M. Robinson a cerné dans son affidavit trois motifs de préjudice irréparable auxquels il serait exposé si l’autorisation de continuer à recourir à un exploitant substitut lui était refusée et qu’il était empêché de pêcher en vertu de son permis. Les voici : 1) la perte d’argent attribuable à son incapacité de pêcher en vertu de son permis et de gagner sa vie; 2) la perte d’emploi pour son équipage et 3) la perte de son permis de pêche. Je remarque que, bien que M. Robinson ne mentionne pas l’incidence sur son plan de relève dans son affidavit, la preuve au dossier montre que ce facteur a été cerné par le CRADP comme étant un des éléments soulevés dans les observations que M. Robinson a présentées au sous‑ministre et au MPO.

[97]  Comme premier motif de préjudice irréparable, M. Robinson fait valoir que, si les mesures de réparation interlocutoires qu’il demande ne sont pas accordées, il subira une entrave importante à sa capacité de gagner sa vie. M. Robinson affirme dans son affidavit que le revenu qu’il reçoit de son permis de pêche représente une grande partie de son revenu total, soit environ 60 %. Il prétend que, s’il n’est pas en mesure d’exploiter le permis de pêche pour le [traduction] « reste de la saison de 2019 » dans la ZPH 35 (ce qui correspond, dans son esprit, à la période du 15 octobre au 31 décembre 2019) par l’entremise d’un exploitant substitut, il perdra tous les revenus associés à ce qui représente habituellement la partie la plus lucrative de la saison du homard. Il estime la valeur totale des prises pour la période équivalente de l’automne 2018 à environ 562 000 $.

[98]  Comme deuxième motif de préjudice irréparable, M. Robinson soutient que son équipage (composé de deux matelots de pont et d’un capitaine qui exploite son bateau) ne pourra pas trouver d’emploi dans la ZPH 35 sur un autre bateau de pêche aussi près du début de la saison de pêche automnale.

[99]  Enfin, comme troisième motif de préjudice irréparable, M. Robinson affirme que, s’il ne peut pas pêcher en vertu de son permis, il devra le transférer ou le vendre afin d’atténuer ses pertes. S’il est obligé de transférer ou de vendre son permis, il fait valoir qu’il lui sera très difficile de refaire l’acquisition du permis ou d’un permis semblable, étant donné le nombre limité de permis dans la ZPH 35 et la très forte demande pour ces permis.

[100]  Il est bien établi, et le PGC en convient, que l’existence d’un seul motif répondant aux caractéristiques requises du préjudice irréparable suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald (Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF), à la p 5).

[101]  La réponse du PGC aux allégations de préjudice de M. Robinson est assez succincte et générique. Le PGC soutient que M. Robinson n’a pas établi qu’il subira un préjudice irréparable étant donné que la nature du préjudice dont il se plaint peut être quantifiée en termes monétaires. Le PGC soutient également que la preuve présentée par M. Robinson est générale, limitée et spéculative et qu’elle ne satisfait pas aux exigences élevées établies par la CAF. Je souligne que les arguments du PGC mettent l’accent sur le premier motif de préjudice irréparable invoqué par M. Robinson, mais demeurent pratiquement silencieux sur les deux autres motifs soulevés.

[102]  Se fondant sur la décision de la CSC dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hislop, 2007 CSC 10 [Hislop], aux para 102 et 103, M. Robinson s’oppose à l’argument du PGC sur les pertes monétaires en soutenant que, s’il obtient gain de cause dans le cadre du contrôle judiciaire sous‑jacent, il n’aura probablement aucun recours pour recouvrer son revenu perdu ou son permis si le MPO plaide la doctrine de l’immunité partielle pour éviter la responsabilité. Selon cette doctrine, « en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle » (Hislop, au para 102). Par conséquent, les pertes monétaires ne pourraient pas être indemnisées par des dommages‑intérêts. Je constate que, dans ses observations, le PGC n’a pas abordé cet argument de M. Robinson.

[103]  Je n’ai pas à déterminer si les pertes d’argent invoquées par M. Robinson équivalent à un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou […] auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR‑MacDonald, à la p 341), car je suis d’avis que les exigences relatives au préjudice irréparable sont respectées en raison de son allégation concernant le transfert et la vente de son permis.

[104]  Je suis évidemment d’accord avec le PGC pour dire que M. Robinson doit présenter une preuve claire, convaincante et non spéculative qui va au‑delà de simples affirmations générales. Je reconnais également que la preuve de préjudice irréparable présentée par M. Robinson aurait pu être plus précise et plus détaillée. Toutefois, je souligne que les déclarations de M. Robinson sur les conséquences de la vente ou du transfert de son permis ne laissent aucun doute quant au préjudice irréparable qu’il subira. Dans son affidavit, M. Robinson affirme que, sans une autre autorisation visant le recours à un exploitant substitut, il devra transférer ou vendre son permis et il lui sera impossible d’en refaire l’acquisition. Le PGC n’a pas contre‑interrogé M. Robinson au sujet de son affidavit, et son témoignage demeure incontesté.

[105]  Le PGC soutient que, en vertu du Règlement, les permis ne sont pas transférables et que M. Robinson pourra conserver son permis même s’il n’obtient pas d’autorisation visant le recours à un exploitant substitut. J’ai deux commentaires à formuler quant à cette observation. Tout d’abord, je remarque que le témoignage de M. Robinson selon lequel il sera obligé de vendre ou de transférer son permis s’il n’obtient pas l’autorisation de recourir à un exploitant substitut n’a pas été contredit. De plus, dans la recommandation formulée par le CRADP dans le résumé du cas de février 2017, qui a mené à la décision du MPO, il est expressément mentionné que le fait d’accorder à M. Robinson l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour le reste de la saison de pêche de 2017 [traduction] « donnera à M. Robinson suffisamment de temps pour obtenir des conseils juridiques et financiers sur le transfert du permis d’une manière avantageuse sur le plan fiscal et conforme à la politique sur la PIFPCAC » [je souligne]. Par conséquent, le CRADP laisse entendre que, sans l’autorisation de recourir à un exploitant substitut pour les années subséquentes, le transfert du permis semble inévitable pour M. Robinson. Autrement dit, il existe une preuve claire, convaincante et non spéculative concernant le transfert du permis de M. Robinson s’il n’obtient pas l’autorisation de recourir à un exploitant substitut. Ensuite, la preuve démontrant qu’il est pratiquement impossible de refaire l’acquisition d’un permis de pêche au homard, une fois que ce permis a été vendu, perdu ou transféré, n’a pas non plus été contredite.

[106]  Dans les circonstances, je conclus que la perte appréhendée du permis de M. Robinson répond aux caractéristiques d’un « préjudice irréparable », telles qu’elles ont été élaborées et établies par la CAF. Je suis convaincu que la vente ou le transfert du permis de M. Robinson constitue un préjudice qui ne pourrait être remédié et qui serait donc irréparable pour M. Robinson, puisqu’il possède son permis de pêche depuis 2007, qu’il lui serait pratiquement impossible de refaire l’acquisition du permis ou d’un permis semblable et qu’il serait limité dans sa recherche d’autres possibilités d’emploi vu qu’il a été pêcheur toute sa vie active.

[107]  Pour ces motifs, je conclus que M. Robinson a démontré à ma satisfaction qu’il subira un préjudice irréparable si les mesures de réparation interlocutoires ne sont pas accordées. Le deuxième élément du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald est donc satisfait.

(6)  Prépondérance des inconvénients

[108]  Je me penche maintenant sur le dernier volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald, soit la prépondérance des inconvénients. Selon ce troisième volet du critère, la Cour doit déterminer quelle partie subira le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que l’injonction interlocutoire ou le sursis est accueilli ou rejeté (RJR‑MacDonald, à la p 342). Il importe de mentionner, relativement à la procédure, que la CSC a expressément déclaré, dans l’arrêt RJR‑MacDonald, que le rôle des autorités publiques dans la protection de l’intérêt public constituait un facteur important dans l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.

[109]  M. Robinson soutient que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi des mesures de réparation interlocutoires, étant donné que le préjudice qui lui sera causé sera beaucoup plus grand que celui qui sera causé au MPO ou à l’intérêt public si les mesures de réparation demandées ne sont pas accordées. Il dit que le fait de lui accorder l’autorisation de recourir à un exploitant substitut n’imposerait aucun fardeau financier ou administratif supplémentaire au personnel du MPO ou au sous‑ministre. De plus, il prétend qu’il n’y a que peu ou pas d’intérêt public à ce que la décision contestée soit maintenue en attendant l’issue du contrôle judiciaire.

[110]  En réponse, le PGC soutient que la prépondérance des inconvénients doit favoriser le MPO. Il affirme que le Parlement peut tenir compte de considérations sociales, économiques ou autres dans la gestion des pêches au Canada en les associant à des mesures visant la conservation, la protection et l’exploitation des ressources. La Politique a été adoptée en vertu de ce pouvoir qui donne au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire de gérer les pêches dans l’intérêt public. Le PGC renvoie plus particulièrement au mandat du MPO visant la réalisation de l’objectif socioéconomique d’assurer la viabilité économique de la pêche côtière en donnant le contrôle des permis aux propriétaires‑exploitants indépendants, qui doivent exploiter personnellement le permis émis en leur nom. La Politique, soutient le PGC, s’applique à tous les titulaires de permis dans le but de protéger tous les intervenants touchés, et non seulement à M. Robinson ou à ceux qui mènent des activités de pêche dans la ZPH 35.

[111]  Je ne conteste pas le fait que, en l’espèce, l’intérêt public et l’incidence d’un sursis ou d’une injonction interlocutoire mandatoire sur l’exercice du mandat du ministre constituent un facteur important à prendre en considération pour déterminer si la prépondérance des inconvénients penche en faveur de M. Robinson. Je note toutefois que, dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la CSC a formulé ses commentaires à cet égard dans le contexte d’une situation où la partie requérante demandait en fait la suspension complète d’un règlement, à l’égard de tous, dans l’attente d’une décision finale au sujet de sa validité constitutionnelle. Le règlement en question aurait donc été entièrement privé d’effet pendant la durée de la suspension. En l’espèce, seule la situation de M. Robinson est en jeu. M. Robinson ne demande pas la suspension du paragraphe 11(11) de la Politique à l’étape interlocutoire. Sa situation s’apparente aux requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi du Canada – qui sont souvent présentées devant la Cour – dans lesquelles l’intérêt général que possède l’autorité publique à appliquer la loi doit souvent céder le pas lorsque, dans un cas individuel, le demandeur a fait la preuve d’une apparence de droit et d’un préjudice irréparable.

[112]  Je reconnais que, lorsqu’il est établi (comme c’est le cas en l’espèce pour le MPO) qu’une autorité publique a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situe une procédure ou une activité, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » [je souligne] (RJR‑MacDonald, à la p 346). Je reconnais également qu’il est dans l’intérêt public de permettre au ministre et au MPO de remplir leur rôle sous le régime de la Loi sur les pêches et que le ministre est effectivement chargé de promouvoir l’intérêt public dans ce domaine. La Loi sur les pêches confère au ministre le pouvoir discrétionnaire absolu de gérer, de conserver et de développer les pêches au nom des Canadiens et dans l’intérêt public (Malcolm, au para 40).

[113]  Toutefois, la question de l’intérêt public à l’étape de la prépondérance des inconvénients ne peut pas être examinée et analysée en vase clos, indépendamment des faits précis en cause et du dossier dont la Cour est saisie. En l’espèce, je conclus que les documents et la preuve fournis par le PGC concernant la façon dont le sursis ou l’injonction interlocutoire mandatoire nuirait à l’intérêt public ne sont pas convaincants. En fait, lorsqu’ils sont considérés dans leur ensemble, les documents relatifs à la requête et la preuve dont je dispose donnent à penser que les raisons pour lesquelles M. Robinson a obtenu jusqu’à maintenant des autorisations visant le recours à un exploitant substitut sont parfaitement conformes aux objectifs et à la justification sous‑jacente de la Politique et que l’intérêt public défendu par le MPO ne serait touché que marginalement, voire aucunement, par les mesures de réparation interlocutoires demandées.

[114]  Je souligne que, d’après l’affidavit de M. Knight déposé par le PGC, l’un des objectifs de la Politique est d’assurer la viabilité économique de la pêche côtière en donnant le contrôle des permis aux propriétaires‑exploitants indépendants dans les petites collectivités côtières. De plus, selon les observations du PGC, un autre objectif de la Politique consiste à empêcher les grandes sociétés d’avoir accès aux permis par voie d’entente. Dans la mesure où ce sont là les objectifs de la mise en œuvre de la Politique, la preuve présentée dans l’affidavit de M. Robinson révèle que son comportement suit de près les objectifs et la justification sous‑jacente de la Politique. Étant donné qu’il a bénéficié d’une autorisation visant le recours à un exploitant substitut, M. Robinson continue de prendre toutes les décisions opérationnelles liées à son bateau de pêche, notamment en ce qui concerne l’entreposage et la réparation du bateau et de l’équipement. Il négocie également le prix des prises au quai, organise l’achat d’appâts et de carburant et est responsable de l’embauche et de la gestion de l’équipage et des affaires financières de l’exploitation de pêche. Malgré son incapacité de se trouver à bord du bateau de pêche à temps plein en raison de son état de santé, ses activités adhèrent aux principes de la Politique et les intègrent. Il est donc difficile de voir en quoi le fait de lui accorder les mesures de réparation interlocutoires qu’il demande peut être considéré comme préjudiciable à l’intérêt public défendu par le ministre et le MPO.

[115]  Je constate également que, comme le MPO a renouvelé l’autorisation de M. Robinson de recourir à un exploitant substitut tout au long des procédures, une situation où M. Robinson continue de détenir une autorisation visant le recours à un exploitant substitut constitue un statu quo effectif. L’injonction interlocutoire mandatoire demandée par M. Robinson ne servirait qu’à maintenir la situation actuelle et à la prolonger pour des périodes de pêche supplémentaires.

[116]  Le PGC prétend que l’affidavit de M. Knight fait état des objectifs économiques de la Politique et des efforts déployés par le MPO pour empêcher le contournement du régime des exploitants substituts. Cet affidavit fait également mention des intérêts socioéconomiques en jeu, des plaintes d’abus reçues de la part de certains titulaires de permis et de l’application stricte de la période maximale de cinq ans adoptée par le MPO depuis 2015. Je ne suis pas convaincu par cette preuve. J’estime plutôt que, dans les circonstances de l’affaire, la prépondérance des inconvénients favorise M. Robinson. Bien que je reconnaisse l’importance du pouvoir discrétionnaire du ministre de gérer les pêches et la présomption de l’intérêt public dans l’application des politiques, il n’en demeure pas moins que M. Robinson est autorisé à recourir à un exploitant substitut depuis plusieurs années et qu’il a respecté les exigences et les objectifs des autorisations qu’il a reçues. Tout au long de ses appels, le MPO lui a accordé l’autorisation de continuer à recourir à un exploitant substitut jusqu’au 31 juillet 2019. À mon avis, l’octroi d’une réparation interlocutoire mandatoire lui permettant de continuer à le faire jusqu’à la fin de l’année civile 2019, tandis que son permis est toujours en vigueur, aura peu d’effets négatifs, voire aucun, sur l’intérêt public défendu par le ministre.

[117]  À l’inverse, si la requête de M. Robinson était rejetée, il subirait un préjudice irréparable.

[118]  Pour tous ces motifs, je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice irréparable qui découlera de l’incapacité de M. Robinson de pêcher pendant le reste de l’année civile 2019 dans la ZPH 35 l’emporte sur tout inconvénient que subira le MPO. Par conséquent, le troisième et dernier élément du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald est satisfait.

C.  Les conditions de l’ordonnance

[119]  Selon le critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald, M. Robinson avait l’obligation de convaincre la Cour qu’il satisfaisait à tous les éléments du critère conjonctif tripartite pour obtenir gain de cause dans le cadre de sa requête. À la lumière des éléments de preuve dont je dispose, je conclus que c’est ce qu’il a fait.

[120]  En outre, après avoir examiné la preuve présentée par M. Robinson, le contexte factuel précis de l’affaire et les considérations d’intérêt public plus générales concernant le mandat et les pouvoirs du MPO, je conclus également que, dans les circonstances particulières de l’affaire, il est juste et équitable d’accorder le sursis et l’injonction interlocutoire mandatoire demandés par M. Robinson, sous réserve des limites mentionnées ci‑dessous. Les questions soulevées par M. Robinson dans sa demande de contrôle judiciaire sont importantes, et il a démontré la solidité de son dossier. La preuve qu’il a présentée concernant le préjudice irréparable est claire et convaincante, et le fait d’accorder les mesures de réparation interlocutoires qu’il demande lui permettra de poursuivre, dans l’intervalle, les activités de pêcheur qu’il a menées toute sa vie active. En outre, il ne s’agit pas d’une situation où l’octroi de mesures de réparation interlocutoires causera un préjudice important à l’intérêt public défendu par le MPO.

[121]  La décision d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire (SRC, au para 27). La Cour doit déterminer ce qui constitue une issue juste et équitable dans le contexte de chaque affaire particulière. En l’espèce, le maintien effectif du statu quo, le préjudice irréparable et les divers intérêts en jeu favorisent tous M. Robinson. Je suis convaincu que, en l’espèce, des circonstances exceptionnelles justifient l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’accorder les mesures de réparations demandées par M. Robinson.

[122]  En ce qui concerne les conditions de l’ordonnance, une limite doit toutefois être imposée à la durée de la réparation mandatoire demandée par M. Robinson. Comme je l’ai expliqué ci‑dessus, M. Robinson ne demande pas que des conclusions soient tirées au sujet de son permis, qui expire le 31 décembre 2019. De plus, je suis convaincu que cela reviendrait à entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre que d’imposer une autorisation visant le recours à un exploitant substitut pour un permis qui n’existe pas. Pour ces motifs, l’injonction mandatoire ne peut, à ce stade, dépasser le 31 décembre 2019. Si la décision définitive concernant la demande de contrôle judiciaire de M. Robinson n’a pas encore été rendue à ce moment‑là, il devra demander une nouvelle exemption à l’application de la Politique pour les années civiles et les saisons de pêche subséquentes.

[123]  Cela dit, le PGC a raison de souligner que, compte tenu du fait que l’autorisation visant le recours à un exploitant substitut entrera en vigueur le 15 octobre 2019 seulement, M. Robinson a un recours facultatif ou parallèle à sa disposition, c’est‑à‑dire qu’il peut prendre les mesures appropriées, d’ici cette date, pour poursuivre avec diligence les démarches liées à sa demande de contrôle judiciaire et demander une autorisation visant l’instruction accélérée de sa demande. Si sa demande est traitée rapidement et que l’affaire est entendue et tranchée rapidement par la Cour, cela pourrait faire en sorte que les mesures de réparation interlocutoires ne soient plus nécessaires à un moment donné.

[124]  Comme je l’ai souligné à l’audience, la demande de contrôle judiciaire de M. Robinson a progressé lentement jusqu’à maintenant. La demande a été déposée au début d’avril, et le dossier certifié du tribunal exigé en vertu d’article 317 des Règles a été transmis rapidement par le MPO; il a été reçu le 16 avril 2019. Toutefois, les affidavits de M. Robinson n’ont pas encore été déposés et signifiés, et M. Robinson a déjà plusieurs semaines de retard à cet égard. Si un demandeur procède rapidement et respecte les Règles, sans même raccourcir les délais prévus dans les Règles, une demande d’audience peut être présentée environ quatre mois après le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour.

[125]  Il faut garder à l’esprit l’article 18.4 de la Loi sur les CF. Il prévoit qu’il faut « statue[r] à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire. Il ordonne aux parties et à la Cour de faire passer les demandes de contrôle judiciaire à l’étape de l’audience le plus rapidement possible. Les délais prévus dans les Règles s’appliquant à de telles demandes visent à donner aux parties suffisamment de temps pour préparer leur dossier afin que la Cour puisse trancher l’affaire comme il se doit, tout en respectant l’objectif de rendre une décision à bref délai. J’ajouterais que cette exigence est amplifiée dans les situations où, comme c’est le cas pour M. Robinson, un demandeur demande l’aide de la Cour pour qu’elle accorde des mesures de réparation interlocutoires en attendant sa demande de contrôle judiciaire. Dans de telles circonstances, il va sans dire que le demandeur doit présenter sa demande sous‑jacente avec célérité et diligence.

[126]  Je suis donc d’avis que la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente de M. Robinson devrait être traitée le plus rapidement possible. Les parties, et en particulier M. Robinson, devraient prendre des mesures immédiates pour respecter les délais établis dans les Règles et demander des ordonnances ou des directives au juge responsable de la gestion de l’instance afin de fixer un échéancier pour la réalisation des étapes menant à une instruction accélérée de la demande. À mon avis, dans un contexte où des mesures de réparation interlocutoires sont demandées et accordées, la demande de contrôle judiciaire de M. Robinson devrait se poursuivre à titre d’instance à gestion spéciale au titre de l’article 384 des Règles. Si M. Robinson et le PGC agissent efficacement, conformément aux délais prévus dans les Règles, et qu’une demande d’instruction accélérée est présentée, l’affaire pourrait probablement être entendue par la Cour à l’automne 2019.

[127]  En analysant la question de la prématurité, j’ai mentionné ci‑dessus ce qui est dans l’intérêt de la justice et ce qui constitue une utilisation efficace et appropriée des ressources judiciaires en l’espèce. De plus, j’ai examiné la question de la justice et de l’équité au moment d’accorder les mesures de réparation interlocutoires demandées par M. Robinson. Il serait également dans l’intérêt de l’administration de la justice en l’espèce, et il serait aussi juste et équitable dans les circonstances, que M. Robinson prenne toutes les mesures nécessaires pour accélérer sa demande de contrôle judiciaire. Non seulement au moyen d’une demande d’instruction accélérée, mais également à toutes les étapes du processus de demande. Ceux qui demandent à la Cour un recours exceptionnel comme un sursis ou une injonction interlocutoire devraient eux‑mêmes accélérer leur demande sous‑jacente et la considérer elle aussi comme une procédure exceptionnelle.

[128]  Il appartient donc à M. Robinson de poursuivre plus rapidement les démarches liées à sa demande. Jusqu’à maintenant, il semble que cela ne se soit pas toujours produit ainsi, puisque M. Robinson n’a pas pris, en temps opportun, les mesures dont il a le plein contrôle. La balle est dans le camp de M. Robinson en ce qui a trait aux prochaines étapes procédurales, et la Cour s’attend à ce que M. Robinson en prenne note et agisse en conséquence. Le règlement juste et équitable de sa requête exige également que M. Robinson utilise toutes les options à sa disposition pour s’assurer que l’affaire se déroule de façon juste, rapide et efficace.

[129]  Si le besoin d’une autre injonction temporaire refait surface à un moment ultérieur de l’instance (étant donné que rien dans la présente ordonnance n’empêche une partie de présenter une autre requête en injonction interlocutoire au besoin), la façon dont chacune des parties aura traité la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente figurera sans aucun doute parmi les facteurs dont la Cour tiendra compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

IV.  Conclusion

[130]  Pour les motifs susmentionnés, je suis convaincu que M. Robinson a satisfait au test conjonctif tripartite énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald pour justifier que la décision du sous‑ministre soit suspendue en attendant le règlement final de sa demande de contrôle judiciaire. M. Robinson a également atteint le seuil élevé et établi une forte apparence de droit, tel qu’il est expliqué dans l’arrêt SRC, pour justifier l’octroi d’une injonction interlocutoire mandatoire qui autorise effectivement M. Robinson à recourir à un exploitant substitut jusqu’au 31 décembre 2019 ou jusqu’au règlement final de sa demande de contrôle judiciaire, selon la première éventualité. En parallèle, M. Robinson prendra les mesures nécessaires pour poursuivre avec diligence les démarches liées à sa demande sous‑jacente.

[131]  Vu le résultat partagé concernant les réparations accordées par la Cour, je considère qu’il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens contre le PGC.


ORDONNANCE dans le dossier T‑562‑19

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête du demandeur est accueillie en partie.

  2. La décision prise le 6 mars 2019, par laquelle le sous‑ministre des Pêches et des Océans a rejeté la demande présentée par le demandeur en vue de continuer à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales, est suspendue jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue relativement à la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente.

  3. Le ministère des Pêches et des Océans du Canada, par l’entremise de son représentant autorisé, doit autoriser le demandeur à recourir à un exploitant substitut pour des raisons médicales pour le reste de la période de pêche de 2019 dans la zone de pêche du homard 35, soit du 15 octobre au 31 décembre 2019, jusqu’à la première des dates suivantes : 1) la date de la décision définitive concernant la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente ou 2) le 31 décembre 2019.

  4. La demande de contrôle judiciaire du demandeur doit se poursuivre à titre d’instance à gestion spéciale et est renvoyée au bureau du juge en chef en vue de la nomination d’un juge responsable de la gestion de l’instance.

  5. Dans les dix (10) jours suivant sa nomination, le juge responsable de la gestion de l’instance doit convoquer une conférence de gestion de l’instance et, après avoir discuté avec les parties, établir le calendrier et la procédure d’instruction accélérée de la demande sur le fond.

  6. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de septembre 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑562‑19

 

INTITULÉ :

DANA ROBINSON c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JUIN 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Richard W. Norman

Sian Laing

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine M.G. McIntyre

Amy Smeltzer

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cox & Palmer

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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