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Date : 20190326


Dossier : T-809-18

Référence : 2019 CF 373

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2019

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

CHELSEA JENSEN ET LAURENT ABESDRIS

demandeurs

et

SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD., SAMSUNG SEMICONDUCTOR INC., SAMSUNG ELECTRONICS CANADA INC., SK HYNIX INC., SK HYNIS AMERICA INC., MICRON TECHNOLOGY INC., ET MICRON SEMICONDUCTOR PRODUCTS INC.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Les défenderesses demandent collectivement à la Cour de rendre une ordonnance suspendant temporairement le recours collectif envisagé en matière de concurrence en attendant que la Cour suprême du Canada [CSC] rende son jugement dans l’affaire Toshiba Corporation c Godfrey, dossier no 37810 de la CSC et dans l’affaire Pioneer Corporation c Godfrey, dossier no 37809 de la CSC [ensemble, l’affaire Godfrey]. L’affaire Godfrey a été entendue par la CSC le 11 décembre 2018 et est en délibéré.

[2]  Selon les prétentions avancées par les demandeurs dans le cadre du recours collectif envisagé, les défenderesses ont comploté en vue d’augmenter le prix d’un type de puce informatique  appelée « mémoire vive dynamique », plus communément appelée « DRAM ». Selon les demandeurs, la DRAM est utilisée dans divers produits électroniques de consommation tels que les ordinateurs personnels et les téléphones mobiles, ainsi que dans des produits industriels tels que les appareils automobiles et militaires. Dans le cadre de leur action, les demandeurs soutiennent que la participation des défenderesses au prétendu complot a causé des pertes et des dommages aux membres du groupe du recours collectif, et ils font valoir des réclamations en vertu de l’article 36 de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C‑34 [la Loi] pour de prétendues violations des dispositions relatives au complot (articles 45 et 46) de cette Loi. Ils réclament quelque 500 millions de dollars en dommages-intérêts au nom d’un groupe national composé de toutes les personnes au Canada qui ont acheté de la DRAM ou des produits contenant de la DRAM entre le 1er juin 2016 et le 1er février 2018. Le projet de recours collectif concerne donc à la fois les acheteurs directs et indirects de DRAM.

[3]  L’affaire Godfrey porte sur l’appel d’une décision sur l’autorisation d’un recours collectif rendue dans le cadre d’un recours comparable en droit de la concurrence intenté en Colombie‑Britannique et mettant en cause un prétendu complot mondial de fixation des prix des lecteurs de disques optiques. Le recours collectif envisagé dans cette affaire comprend également des acheteurs directs et indirects, ainsi que des « acheteurs en général », à savoir des personnes qui ont acheté le produit cartellisé en cause dans le complot présumé de fixation des prix auprès de parties autres que les complices allégués. Parmi les principales questions à trancher par la CSC dans l’affaire Godfrey figure la norme de preuve à laquelle les demandeurs doivent satisfaire et la méthodologie économique à suivre par leurs experts pour atteindre cette norme, afin d’établir que le préjudice est un problème commun à l’ensemble du groupe concerné. La décision dans l’affaire Godfrey examinera notamment la norme applicable pour déterminer la nature des pertes subies par les acheteurs indirects et si les tribunaux inférieurs ont correctement appliqué les principes énoncés par la CSC dans sa trilogie d’arrêts sur les recours collectifs de 2013, notamment l’affaire Pro‑Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 [Microsoft]. Une autre question importante en jeu dans l’affaire Godfrey est de savoir si les « acheteurs en général » ont une cause d’action ou s’ils sont trop lointains par rapport aux vendeurs et représentent un groupe trop indéfini pour présenter une réclamation.

[4]  Dans leur requête, les défenderesses me demandent d’exercer mon pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi sur les CF] et au paragraphe 385(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles des CF] et de délivrer : 1) une ordonnance suspendant temporairement toutes les échéances et dates prévues pour la présente instance, conformément à mon ordonnance relative à l’établissement d’un calendrier du 29 novembre 2018 [l’ordonnance établissant le calendrier]; et 2) une directive voulant qu’une conférence de gestion d’instance soit convoquée dès que la décision de la CSC aura été rendue publique dans l’affaire Godfrey.

[5]  Les défenderesses soutiennent que, dans les circonstances de l’espèce, une suspension temporaire est dans l’intérêt de la justice et respecte la nécessité d’apporter une solution au litige qui soit juste et qui soit la plus expéditive et économique possible. À l’appui de leur requête, les défenderesses soutiennent qu’une suspension de l’échéancier relatif à la requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif permettra aux parties de préparer leur dossier de preuve, d’exposer les questions en litige et de présenter leurs arguments concernant l’autorisation en s’appuyant sur les lignes directrices de la CSC concernant des questions qui ont une incidence directe sur l’autorisation du présent recours collectif contre la fixation des prix. Les défenderesses plaident que la suspension demandée évitera aux parties le risque de dépenser des ressources et d’encourir des coûts potentiellement importants et inutiles pour préparer des documents relatifs à l’autorisation qui pourraient devoir être refaits, qu’une suspension ne causera aucun préjudice aux demandeurs et que, si on tient compte du délai moyen pris par la CSC pour rendre une décision, la suspension demandée sera probablement courte. Elles signalent que plusieurs autres tribunaux ont mis en suspens des recours collectifs semblables en matière de droit de la concurrence en attendant que la CSC rende sa décision dans l’affaire Godfrey.

[6]  Les demandeurs s’opposent à une suspension en invoquant que les défenderesses n’ont présenté aucune preuve de préjudice et qu’ils ne s’attendent pas à ce que Godfrey ait une incidence sur leur dossier d’autorisation. Ils sont en effet prêts à déposer leurs documents relatifs à l’autorisation conformément à l’ordonnance établissant le calendrier et soutiennent que le processus menant à l’autorisation devrait se dérouler comme prévu.

[7]  Pour les raisons qui suivent, la requête des défenderesses ne sera accueillie qu’en partie. Après avoir examiné la preuve, les circonstances particulières et le moment choisi par les défenderesses pour présenter leur requête, je ne suis pas convaincu qu’à ce stade, les faits de cette affaire justifient l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’accorder aux défenderesses la suspension demandée. À toutes fins utiles, la requête des défenderesses est prématurée. À mon avis, il n’est pas dans l’intérêt de la justice de suspendre toutes les étapes procédurales à ce stade-ci, et une suspension ne constituerait pas une solution efficace et pratique pour résoudre le recours collectif d’une façon qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. Toutefois, je reconnais que, en fonction de son contenu et du moment de sa publication, la décision rendue par la CSC dans l’affaire Godfrey pourrait avoir une incidence sur les étapes et les échéances futures du recours collectif envisagé, et qu’une conférence de gestion d’instance doit donc être convoquée immédiatement après le prononcé de cette décision. Le but de cette conférence de gestion d’instance sera d’évaluer si, à ce moment-là, des ajustements doivent être apportés au calendrier menant à l’audience relative à la requête en autorisation.

A.  Test à appliquer

[8]  Le pouvoir discrétionnaire de la Cour lui permettant de suspendre temporairement ses procédures découle de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF. Cette disposition m’autorise à suspendre une instance lorsque « l’intérêt de la justice l’exige ».

[9]  Le test relatif à « l’intérêt de la justice » a été décrit pour la première fois par le juge Stratas dans Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada, Inc, 2011 CAF 312 [Mylan] et approuvé par la Cour d’appel fédérale [CAF] dans  Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143 [Coote] et  Clayton c Canada (Procureur général), 2018 CAF 1 [Clayton]. Dans Mylan, la CAF a établi une distinction entre les situations où la CAF interdisait à un autre organisme d’exercer sa compétence et celles où la cour décidait de n’exercer sa compétence que plus tard. La CAF a statué que, lorsqu’elle décide de retarder ses propres audiences en attendant la résolution d’une autre instance d’appel, le test de « l’intérêt de la justice » doit prévaloir. Dans Mylan, comme dans la présente affaire, il a été demandé à la CAF de suspendre l’instance en attendant le résultat d’un appel interjeté devant la CSC dans une autre affaire impliquant différentes parties, mais portant sur des questions semblables.

[10]  Le test relatif à « l’intérêt de la justice » a une portée très large et peut englober de nombreux éléments et, conformément à celui-ci, je dois tenir compte de « toutes les circonstances » dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser une suspension des procédures (Coote au para 12; Mylan aux paras 5 et 14; Le commissaire de la concurrence c HarperCollins Publishers LLC et Harper Collins Canada Limited, 2017 Comp Trib 14 [HarperCollins] au para 127). Dans Mylan, la CAF a souligné les « considérations discrétionnaires d’ordre général » que comporte le test, l’une d’entre elles étant la « nécessité que les instances se déroulent équitablement et avec célérité ». La CAF a ajouté que les tribunaux ne « reporter[ont] [pas] une affaire de manière inconsidérée » et que cela « dépend des circonstances factuelles présentées à la Cour » (Mylan au para 5). De plus, lorsqu’ils examinent la question de l’intérêt de la justice, les tribunaux devraient être guidés par certains principes, notamment le principe voulant qu’ils doivent permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible », comme le prévoit expressément l’article 3 des Règles des CF, et le principe voulant que « [s]i aucune partie ne subit un préjudice déraisonnable et qu’il est dans l’intérêt de la justice - des considérations essentielles dont on doit toujours tenir compte - la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’éviter de gaspiller les ressources judiciaires » (Coote aux paras 12 et 13; voir aussi Korea Data Systems (USA) Inc v Aamazing Technologies Inc, 2012 ONCA 756 au para 19).

[11]  Plus récemment, dans Clayton, la CAF a rappelé que, pour déterminer s’il y a lieu de suspendre l’instance, la « responsabilité de la Cour de s’assurer que l’instance se déroule de manière expéditive, opportune et équitable, est une considération essentielle » (Clayton au para 28).

[12]  Le test de « l’intérêt de la justice » reconnaît donc que des considérations discrétionnaires étendues concernant l’administration de la justice sont en jeu dans l’exercice du pouvoir de la Cour de retarder ou de suspendre l’instance. Je suis d’accord avec les défenderesses pour dire que Mylan et les arrêts qui en découlent ont clairement établi que les exigences habituelles du test à trois volets relatif aux demandes d’injonctions interlocutoires ou de suspension d’instance, telles qu’elles ont été établies par la CSC dans  RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald], ne s’appliquent pas en l’espèce. La partie requérante qui demande à la Cour de suspendre temporairement l’instance n’est pas tenue de prouver qu’elle subira un préjudice irréparable ou que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur si l’ordonnance demandée n’est pas accordée.

[13]  Toutefois, la CAF a néanmoins statué dans Clayton que, dans l’évaluation de l’intérêt de la justice, les cours de justice « peuvent tenir compte de certaines des considérations énoncées dans RJR‑MacDonald - la question de savoir s’il existe une question sérieuse à juger, l’existence d’un préjudice irréparable et la prépondérance générale des inconvénients ou des intérêts » (Clayton au para 26). En effet, le préjudice ou le dommage causé à la partie requérante n’est pas sans importance dans l’évaluation de la question de l’intérêt de la justice. Au contraire, loin d’être dissociées de l’intérêt de la justice, les notions de dommage et de préjudice sont un élément central des considérations dont la Cour doit tenir compte lorsqu’elle décide de suspendre ou non l’instance. En effet, lorsque le test applicable est celui de l’intérêt de la justice, il incombe toujours à la partie requérante de « prouver que la poursuite de l’action lui causerait un préjudice ou une injustice, et non de simples inconvénients » (Barkley c Canada, 2018 CF 228 au para 5). En fait, dans Clayton, l’incapacité de démontrer qu’il y a préjudice est le facteur qui a été retenu par la CAF pour justifier son refus d’accorder une suspension (Clayton aux paras 26 et 28).

[14]  À mon avis, la jurisprudence établit donc que le test de « l’intérêt de la justice » que je dois appliquer est ancré dans trois principes fondamentaux : 1) une approche souple visant à assurer un règlement juste, équitable et efficace d’une instance; 2) l’existence d’une certaine forme de préjudice, de dommage ou d’injustice, par opposition à un simple inconvénient, que doit subir la partie requérante en l’absence de suspension; et 3) l’importance déterminante des circonstances factuelles particulières présentées à la Cour.

[15]  Les défenderesses soutiennent que, en l’espèce, je devrais également m’appuyer sur le vaste pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 385(1) des Règles des CF qui permet aux juges chargés de la gestion de l’instance d’accorder une suspension de l’instance. Ces règles permettent à un juge responsable de la gestion de l’instance de donner « toute directive nécessaire pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». Dans leurs observations écrites, les défenderesses ont simplement soutenu que le paragraphe 385(1) des Règles des CF complétait le pouvoir de la Cour prévu au paragraphe 50(1) de la Loi sur les CF. Lors de l’audience devant la Cour, cependant, les avocats des défenderesses ont insisté sur l’article 385 des Règles des CF et sont allés beaucoup plus loin, laissant entendre que, dans le contexte particulier des recours collectifs, l’article 385 des Règles des CF devrait être interprété comme remplaçant l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF et la jurisprudence concernant le test relatif à « l’intérêt de la justice ».

[16]  Je ne suis pas prêt à accepter l’invitation lancée par les défenderesses à la Cour d’adopter une interprétation aussi large de l’article 385 des Règles des CF.

[17]  Je suis d’accord avec les défenderesses pour dire que, dans le contexte particulier des recours collectifs, aucune affaire portant sur le test de « l’intérêt de la justice » n’a expressément tenu compte de l’interface entre l’article 385 des Règles des CF et l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF. J’accepte également que l’article 385 des Règles des CF vise à donner une certaine latitude aux juges chargés de la gestion de l’instance. Cependant, je ne souscris pas à la thèse des défenderesses selon laquelle, parce que je suis saisi d’un recours collectif, l’article 385 des Règles des CF l’emporterait sur l’alinéa 50(1)b) et la jurisprudence concernant  la suspension d’une instance de la Cour.

[18]  En fait, je suis plutôt d’avis que l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF et le paragraphe 385(1) des Règles des CF sont animés et régis par les mêmes principes et objectifs sous-jacents. En dehors du contexte des recours collectifs, mais dans le contexte plus général des procédures de gestion des instances, la Cour a établi que les éléments envisagés dans l’article 385 des Règles des CF sont déjà compris dans le test de « l’intérêt de la justice » énoncé à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF, puisque ce test comprend les principes énoncés à l’article 3 des Règles des CF (Power To Change Ministries v Canada (Employment, Workforce and Labour), 2019 CanLII 13579 (FC) aux paras 16 à 19; 1395804 Ontario Ltd (Blacklock’s Reporter) c Canada (Procureur général), 2016 CF 719 [Blacklock] aux paras 32 et 33). Je souligne que, dans Coote, la CAF avait expressément fait référence à l’article 3 des Règles des CF, qui prévoit que les Règles des CF doivent généralement être interprétées et appliquées dans toutes les actions ou requêtes dont la Cour est saisie, et ce, « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». La CAF a ajouté que cela fait partie des facteurs à prendre en considération dans le cadre de l’évaluation de l’intérêt de la justice (Coote au para 12). En d’autres termes, l’article 3 des Règles des CF est l’un des principes qui guident le test de « l’intérêt de la justice » et il fait partie intégrante de l’alinéa 50(1)b). L’article 385 des Règles des CF reprend et répète simplement le libellé de l’article 3 des Règles des CF.

[19]  Dans Blacklock, j’avais conclu que les principes énoncés à l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF et à l’alinéa 385(1)a) des Règles des CF, à savoir que la suspension doit être dans l’intérêt de la justice et permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, devraient orienter la décision d’accorder ou de refuser une suspension (Blacklock aux paras 32 et 33). Il en va de même en l’espèce.

[20]  Dans sa plaidoirie, l’avocat des défenderesses s’est fortement appuyé sur la décision de la CSC dans Endean c Colombie‑Britannique, 2016 CSC 42 [Endean]. Dans  Endean, la CSC a approuvé une interprétation de deux lois provinciales sur les recours collectifs qui conférait aux tribunaux un « pouvoir discrétionnaire étendu », estimant que cela permettait à un juge chargé de la gestion de l’instance d’un recours collectif d’imposer des solutions créatives pour le règlement efficace des litiges, afin d’assurer un règlement juste et expéditif de l’affaire (Endean aux paras 37 et 38). Les défenderesses soutiennent que l’article 385 des Règles des CF aurait un effet similaire et que ces considérations générales sur les pouvoirs discrétionnaires devraient également guider la Cour en l’espèce. Elles soutiennent que, à titre de juge chargé de la gestion de l’instance, j’ai la possibilité de rendre toute ordonnance que je juge appropriée dans l’intérêt d’un règlement juste et efficace d’une instance, indépendamment de tout préjudice particulier établi et des particularités du test de l’intérêt de la justice défini par les tribunaux.

[21]  Je ne suis pas convaincu que les conclusions tirées par la CSC dans Endean puissent être étendues à la situation actuelle ou que cet arrêt puisse être utilisé pour interpréter l’article 385 des Règles des CF comme remplaçant l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF dans les affaires de recours collectifs soumises à la Cour. Dans Endean, la CSC examinait des recours collectifs provinciaux et se référait à l’interprétation de dispositions particulières contenues dans les lois provinciales applicables en matière de recours collectifs. Il s’agit d’une situation très différente de ce qui est envisagé dans l’article 385 des Règles des CF, qui ne concerne pas spécifiquement les recours collectifs et qui s’applique à toutes les instances à gestion spéciale devant cette Cour. En outre, je souligne que, conformément à l’article 1.1 des Règles des CF, les Règles des CF s’appliquent à toutes les instances devant la Cour « sauf disposition contraire d’une loi fédérale ou de ses textes d’application ». Par conséquent, l’article 385 des Règles des CF ne pourrait pas l’emporter sur l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF, si cela signifiait que les juges chargés de la gestion de l’instance pouvaient ignorer et contourner les caractéristiques du test relatif à « l’intérêt de la justice » établi par la Loi sur les CF et la jurisprudence.

[22]  Je ne conteste pas le fait que les juges chargés de la gestion de l’instance jouissent d’une grande marge de manœuvre pour gérer le processus judiciaire et pour rendre des ordonnances concernant la conduite de leurs instances. L’article 385 des Règles des CF accorde un large pouvoir discrétionnaire au juge et lui permet de réglementer la conduite des parties ou de les exempter de l’application de certaines règles, en tenant compte du fait que les pouvoirs ainsi conférés doivent être exercés conformément aux principes de l’équité procédurale (Mazhero c Fox, 2014 CAF 219 au para 5). Bien entendu, l’intérêt et la bonne administration de la justice comportent toujours le souci d’un règlement juste, efficace et opportun, ainsi qu’un équilibre adéquat entre les objectifs d’économie judiciaire et d’accès à la justice. Toutefois, l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les CF et le test relatif à « l’intérêt de la justice » continuent de s’appliquer, même dans le contexte de la gestion des instances.

B.  Pour le moment, les faits de l’espèce ne justifient pas l’octroi d’une suspension

[23]  À la suite de mon analyse, je ne suis pas en mesure de conclure que, à la lumière des circonstances factuelles qui m’ont été présentées, du lien limité et incertain entre la présente affaire et l’affaire Godfrey, et du fait que la preuve de préjudice n’a pas été faite par les défenderesses, il serait dans l’intérêt de la justice d’accorder la suspension demandée ou que la suspension temporaire demandée par les défenderesses permettrait d’apporter une solution au recours collectif qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

(1)  Les circonstances factuelles en l’espèce

[24]  Dans leurs observations, les défenderesses ont beaucoup insisté sur d’autres recours collectifs présumés qui ont récemment été « mis en pause » par des tribunaux de la Colombie‑Britannique et de l’Ontario en attendant que la CSC rende une décision dans l’affaire Godfrey. Les défenderesses ont cité les décisions rendues dans les affaires suivantes : Asquith v George Weston limited, 2018 BCSC 1557 [Asquith], Cygnus Electronics Corporation v Panasonic Corporation, 2018 ONSC 6761 [Cygnus], et David v Loblaw, 2018 ONSC 7519 [David]. Dans une lettre envoyée à la Cour le 19 mars 2019, après l’audience, les défenderesses ont également mentionné une quatrième affaire, Mancinelli et al c Banque Royale du Canada et al, dossier de la Cour no CV‑15‑536174‑CP [Mancinelli], où la Cour supérieure de justice de l’Ontario a émis une directive ajournant sine die l’audition de la requête en autorisation de recours collectif en attendant le prononcé de la décision par la CSC dans l’affaire Godfrey.

[25]  Les défenderesses soutiennent que, dans toutes ces affaires, les préoccupations relatives au gaspillage des ressources des parties et des ressources judiciaires ont amené les tribunaux à accorder un arrêt ou une suspension de l’instance, et que je devrais faire de même. Je ne souscris pas à cette affirmation. L’octroi d’une suspension temporaire peut avoir été justifié dans ces cas, mais je conclus que les circonstances factuelles et les échéanciers relatifs à ces affaires étaient très différents des circonstances et échéanciers en cause en l’espèce. L’examen de ces cas révèle qu’ils sont plus différents que semblables à l’affaire dont je suis saisi et qu’ils se distinguent facilement. Essentiellement, dans chacune de ces actions en justice qui ont fait l’objet d’une suspension, les défenderesses étaient tenues de soumettre des documents relatifs à l’autorisation ou d’assister à une audience sur l’autorisation dans un court délai, vraisemblablement avant le prononcé de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey, alors que la requête actuelle est loin d’être présentée aux mêmes étapes tardives menant de façon imminente à une audience sur la requête en autorisation. Par ailleurs, les éventuelles répercussions de Godfrey sur ces affaires étaient beaucoup plus importantes et plus larges que ce n’est le cas en l’espèce.

[26]  Je devrais commencer mes remarques en indiquant que l’on ne peut pas s’attendre à ce que les tribunaux ordonnent automatiquement la suspension d’un recours collectif en instance simplement parce qu’il s’agit d’un recours collectif en matière de droit de la concurrence dont le calendrier chevauche celui de l’affaire Godfrey. Les tribunaux n’examinent pas les demandes de sursis ou de suspension dans l’abstrait ou sur la base de principes. Tout dépend du contexte factuel de chaque cas.

[27]  Dans Mancinelli, l’audience sur l’autorisation avait été fixée à la mi-juin 2019, ce qui serait très proche du moment prévu pour le prononcé de la décision par la CSC dans Godfrey. Dans David, l’instance a été suspendue après que les demandeurs eurent remis leur dossier d’autorisation, mais avant que les défenderesses ne remettent leur dossier en réponse, et l’audience sur l’autorisation était prévue pour juillet 2019, toujours dans un court délai (David aux paras 3, 4 et 25). La décision de mettre l’instance en suspens a été prise en décembre 2018, alors que les rapports d’experts des défenderesses étaient attendus début janvier 2019. S’il n’y avait pas eu de suspension, il était clair que les rapports des experts auraient dû être modifiés et refaits. Dans l’affaire Cygnus, l’audience sur l’autorisation était prévue pour mars 2019 et les parties avaient déjà échangé des documents relatifs à la requête en autorisation lorsqu’une suspension a été ordonnée (Cygnus au para 11). Dans Asquith, l’instance a été suspendue avant que la demanderesse ne soumette ses documents d’autorisation, ce qui était prévu pour octobre 2018 (Asquith au para 87), et cette affaire se déroulait au même rythme que l’affaire David.

[28]  Je dois également mentionner que ces affaires s’appuyaient sur l’affaire Airia Brands Inc v Air Canada, 2012 ONSC 4773 [Airia], où un recours collectif a été ajourné en attendant la trilogie de décisions de la CSC en matière de recours collectif de 2013. Mais, encore une fois, lorsque l’affaire Airia a été suspendue, les parties étaient prêtes à aller de l’avant, l’audience sur l’autorisation devait avoir lieu avant même les audiences de la CSC en cause, et il y avait même une forte possibilité que le tribunal rende sa décision avant que la CSC ne prononce ses décisions pendantes. Il s’agissait, comme l’a dit le juge, de circonstances « très particulières », avec « des dédoublements inévitables » et un « processus qu’il faudrait sans contredit refaire dans une certaine mesure » (Airia au para 15).

[29]  Contrairement à ces affaires où l’imminence d’une perte possible de ressources ou la perspective que l’audience sur l’autorisation ait effectivement lieu avant ou au moment du prononcé de la décision de la CSC étaient des motifs qui justifiaient l’octroi d’une suspension, mais en l’espèce, le calendrier est totalement différent.

[30]  Dans l’ordonnance établissant le calendrier, j’ai prévu un échéancier pour toutes les étapes menant à l’audience sur la requête en autorisation dans le cadre de la présente instance. Ces étapes comprennent le dépôt du dossier d’autorisation  des demandeurs d’ici le 19 avril 2019, le dépôt du dossier d’autorisation en réponse des défenderesses d’ici le 27 septembre 2019 et le dépôt de la réponse des demandeurs au dossier d’autorisation de réponse d’ici le 25 octobre 2019. L’audience sur la requête en autorisation doit commencer le 27 avril 2020, soit dans 13 mois, et durer 5 jours. Entre la fin octobre et l’audience sur la requête en autorisation, plusieurs mois seront consacrés aux interrogatoires au sujet des affidavits ainsi qu’à la préparation et au dépôt par les parties des mémoires des faits et du droit sur l’autorisation.

[31]  Selon la preuve soumise par les défenderesses, le délai moyen entre la tenue d’une audience par la CSC et le prononcé d’une décision était de 4,6 mois en 2017, de 4,8 mois en 2016 et de 5,8 mois en 2015. Comme l’ont admis les défenderesses, la CSC est donc susceptible de rendre sa décision dans l’affaire Godfrey d’ici la fin de juin 2019, sinon avant. Compte tenu de l’ordonnance établissant le calendrier en vigueur et de cette preuve sur le délai prévu pour le prononcé d’une décision par la CSC, les étapes qui seraient effectivement suspendues si la requête des défenderesses était accueillie se limitent au dépôt du dossier d’autorisation des demandeurs, qui doit avoir lieu le 19 avril 2019, et aux premières étapes de la préparation de la réponse des défenderesses au dossier d’autorisation, qui doit être déposée le 27 septembre 2019.

[32]  Si la décision relative à l’affaire Godfrey est rendue par la CSC dans le délai moyen établi, les défenderesses auraient donc encore plus de trois mois pour préparer leur dossier d’autorisation en réponse, et ce, même si elles choisissent de ne rien faire avant que la CSC ne prononce sa décision. De toute évidence, il n’y a aucun risque que l’audience sur la requête en autorisation prévue pour la fin avril 2020 ait lieu avant ou même peu après le prononcé de la décision relative à l’affaire Godfrey. En fait, le calendrier actuel offre une grande marge de manœuvre s’il est nécessaire de faire des rajustements après que la CSC aura prononcé sa décision dans l’affaire Godfrey, compte tenu de la période de dix mois qui resterait entre la diffusion prévue d’ici la fin juin 2019 et l’audience sur la requête en autorisation prévue pour la fin avril 2020. En résumé, la situation en l’espèce n’est tout simplement pas comparable à celle des autres affaires où une suspension a été accordée en attendant le prononcé de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey.

[33]  J’ajoute que dans la décision Cygnus, le juge qui présidait l’audience avait déclaré que, si la CSC avait prononcé sa décision dans l’affaire Godfrey en décembre 2018, il n’était pas prêt à annuler les dates prévues en mars 2019 pour l’audience sur la requête en autorisation dans le cadre de l’instance en cause. En d’autres termes, le juge a estimé qu’une période de trois mois entre le prononcé de la décision dans l’affaire Godfrey et l’audience sur la requête en autorisation aurait été suffisante pour que les parties puissent préparer leur dossier. De même, dans la décision Mancinelli portée à l’attention de la Cour par les défenderesses, le juge qui présidait l’audience a indiqué que d’autres dates à la mi-octobre 2019 avaient été provisoirement réservées pour remplacer les dates de la mi-juin reportées. Encore une fois, le juge qui présidait l’audience a estimé que le report de l’audience sur la requête en autorisation d’environ quatre mois serait probablement suffisant pour permettre aux parties de tenir compte des répercussions de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey et d’ajuster leurs documents relatifs à l’autorisation en conséquence.

[34]  Le calendrier que doivent respecter les défenderesses en l’espèce est déjà beaucoup plus généreux et complètement différent de celui qu’il fallait respecter dans les affaires où les tribunaux ont accepté de « mettre en suspens » les recours collectifs parallèles en matière de droit de la concurrence en attendant le prononcé de la décision dans l’affaire Godfrey. Je ne suis donc pas convaincu, d’après la preuve qui m’a été présentée et à ce stade de l’instance, qu’il s’agit d’une situation où les ressources des parties sont sur le point d’être gaspillées, où il y a un dédoublement du travail inévitable, ou encore où des ressources publiques et judiciaires limitées ne seraient pas utilisées efficacement si le présent recours collectif se poursuit.

(2)  Un lien plus limité avec l’affaire Godfrey

[35]  Par ailleurs, je ne trouve pas que le lien allégué en l’espèce avec l’affaire Godfrey soit aussi important et convaincant qu’il l’était dans les autres affaires citées par les défenderesses. Contrairement à la situation en l’espèce, toutes ces affaires mettaient en cause des « acheteurs en général », et des documents d’experts devaient être préparés pour tenir compte de l’incidence économique du complot allégué sur cette catégorie d’acheteurs. Dans chacun de ces autres recours collectifs en matière de droit de la concurrence, il s’agissait d’un motif principal retenu par le juge du procès pour attendre le prononcé de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey et pour justifier la suspension de l’instance (Asquith aux paras 67 et 80; Cygnus au para 5; David aux paras 8 à 15). Bien que les défenderesses soutiennent que la catégorie définie dans la requête des demandeurs est suffisamment vaste pour inclure les acheteurs en général, les demandeurs ont confirmé lors de l’audience devant la Cour qu’ils ne présentent pas de réclamations pour dédommager les « acheteurs en général » (et ils sont prêts à modifier leur réclamation en conséquence). Il n’y a donc pas de lien entre la présente affaire et la question des « acheteurs en général » que la CSC devrait examiner de front dans l’affaire Godfrey.

[36]  Cela dit, je ne conteste pas que la décision que rendra la CSC dans l’affaire Godfrey puisse avoir une incidence en l’espèce, puisque la CSC examinera également le type d’expertise nécessaire pour établir que le préjudice est un problème commun, et plus précisément la norme à respecter lors de l’autorisation pour démontrer le caractère commun du préjudice subi par les acheteurs indirects. Il s’agira d’une question centrale pour l’autorisation de l’action en justice des demandeurs. Selon que la CSC interprète la décision rendue dans l’affaire Microsoft de façon plus stricte ou plus souple, l’étendue du travail à effectuer et des données à produire par les experts pour établir le caractère commun du préjudice causé aux acheteurs indirects peut varier considérablement (David aux paras 19 et 20). Toutefois, les répercussions possibles de la décision qui sera rendue dans l’affaire Godfrey sur cette question semblent être plus limitées et plus incertaines en l’espèce. Les demandeurs soutiennent qu’ils respecteront ou dépasseront le seuil établi par la CSC dans la décision qui sera rendue dans l’affaire Godfrey, et ce, que le fardeau de la preuve imposé aux demandeurs soit plus élevé ou moins élevé. Les demandeurs sont en effet prêts à déposer leur dossier d’autorisation dans les délais prévus, soit le 19 avril 2019, avant le prononcé de la décision dans l’affaire Godfrey, car ils sont d’avis que la décision de la CSC n’aura aucune incidence sur leurs documents relatifs à l’autorisation.

[37]  Bien que la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey puisse avoir un lien avec cette affaire, il est difficile, à ce stade-ci, d’évaluer dans quelle mesure ce lien est susceptible d’être fort et direct.

(3)  L’absence de preuve de préjudice

[38]  En plus des circonstances factuelles et du calendrier de l’espèce ainsi que du lien plus ténu avec l’affaire Godfrey, j’observe également que les défenderesses n’ont pas démontré comment elles subiraient un préjudice ou une injustice en l’absence d’une suspension.

[39]  Les défenderesses allèguent que, en l’absence d’une suspension, les parties et la Cour gaspilleraient des ressources importantes, car elles devraient consacrer beaucoup de temps et de ressources pour compiler les éléments de preuve et préparer la requête en autorisation pendant que l’affaire Godfrey est prise en délibéré par la CSC. Elles affirment notamment qu’elles devraient préparer des rapports d’experts sans l’apport de la décision dans l’affaire Godfrey et qu’elles pourraient devoir réviser et refaire ces rapports une fois la décision prononcée. Elles soutiennent qu’elles subiraient un préjudice si elles devaient commencer à préparer leurs documents relatifs à l’autorisation en réponse avant de connaître le contenu de la décision qui sera prononcée dans l’affaire Godfrey. Lors de l’audience devant la Cour, les défenderesses ont précisé qu’elles seraient dans l’impossibilité de terminer la préparation de leur dossier d’autorisation en réponse si le délai de cinq mois actuellement prévu pour cette étape de l’ordonnance établissant le calendrier était abrégé.

[40]  Toutefois, les défenderesses n’ont fourni aucune preuve par affidavit à l’appui de leur allégation selon laquelle elles subiraient un préjudice si aucune suspension n’était accordée. L’article 363 des Règles des CF prévoit que les faits invoqués dans une requête qui ne figurent pas au dossier de la Cour doivent faire l’objet d’un affidavit. Il est vrai que cette règle n’oblige pas à toujours déposer un affidavit à l’appui d’une requête, puisqu’il existe une exception lorsque les faits invoqués figurent déjà au dossier de la Cour. Cependant, lorsque le préjudice ou l’injustice ne sont pas étayés par des faits au dossier, ils doivent être démontrés à l’aide d’une preuve par affidavit. Dans Frame c Riddle, 2018 CAF 204 [Frame], la CAF a récemment rappelé ce principe en termes très clairs : « [i]l est fondamental que, sauf très rares exceptions, la requête soit appuyée par des preuves », lesquelles preuves doivent être fournies conformément à l’article 363 des Règles des CF (Frame au para 30; voir aussi Pfeiffer & Pfeiffer Inc c Lafontaine, 2003 CAF 391 au para 5; Laliberté c Canada, 2004 CF 208 aux paras 4 et 5). Ce principe est particulièrement vrai dans le contexte de recours exceptionnels comme une injonction ou une suspension : « [q]ui veut bénéficier d’une mesure en "equity" comme un sursis devrait à tout le moins établir les faits au soutien de sa demande » (Trabelsi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 585 au para 6). De simples affirmations, non étayées par des éléments de preuve, ne suffisent pas à prouver un préjudice dans le contexte d’une suspension (HarperCollins aux paras 68, 97 et 98).

[41]  J’accepte que les défenderesses n’ont pas à satisfaire au critère rigoureux de « préjudice irréparable » énoncé dans RJR‑MacDonald mais, à mon avis, une suspension ne peut pas être accordée dans « l’intérêt de la justice » sans preuve du préjudice subi par la partie requérante, sauf s’il est apparent  au dossier de la Cour. Par ailleurs, il ne suffit pas de simplement alléguer qu’il y a préjudice. Bien au contraire, il faut qu’il y ait une preuve probante particulière qui démontre une probabilité réelle de préjudice si une suspension n’est pas accordée. Le préjudice allégué doit être concret et ne pas se résumer à des possibilités, des spéculations ou des hypothèses défendables. Il faut démontrer son existence.

[42]  En l’espèce, il n’y a tout simplement aucune preuve que, sans une suspension de l’instance à ce stade, il s’ensuivra des dépenses inutiles et superflues de ressources. Comme il est indiqué ci-dessus, compte tenu de la preuve concernant le moment prévu pour le prononcé de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey et le calendrier actuel, les défenderesses disposeraient encore d’au moins trois mois pour préparer leur dossier d’autorisation en réponse, y compris leurs rapports d’experts, même si elles devaient attendre le prononcé de la décision de la CSC. Il n’existe aucune preuve étayant les affirmations des défenderesses selon lesquelles elles seraient incapables de préparer leurs rapports d’experts et de compléter leur dossier d’autorisation en réponse dans un tel délai. Il s’agit de pures spéculations. En fait, même les affaires citées par les défenderesses laissent entendre qu’une période d’environ trois mois après le prononcé de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey devrait être suffisante pour permettre aux parties d’examiner les répercussions de la décision qui sera prononcée dans l’affaire Godfrey et d’être prêtes pour l’audience sur l’autorisation.

[43]  La Cour ne décidera pas de retarder une affaire de manière inconsidérée (Mylan au para 5). Réciproquement, un plaideur qui fait une requête en suspension de l’instance auprès des tribunaux ne devrait pas faire une telle demande de manière inconsidérée. Tout plaideur qui cherche à bénéficier d’un recours exceptionnel en equity comme une suspension doit préalablement établir les faits à l’appui de sa demande. Plus précisément, un plaideur doit attester du préjudice ou de l’injustice qu’il prétend avoir subi. Aussi éloquents que puissent être les arguments d’un avocat, ils ne peuvent pas remplacer la nécessité pour le plaideur de présenter une preuve claire, convaincante et non conjecturale à l’appui de toute allégation de dommage ou de préjudice. L’absence de preuve appropriée par affidavit à ce sujet est inconcevable pour une partie qui demande un recours extraordinaire et exceptionnel comme une suspension. Dans les circonstances de l’espèce, le fait que les défenderesses ont omis de déposer un affidavit me permettant de trouver des preuves suffisantes et fiables à l’appui de leurs allégations de préjudice porte gravement atteinte à leur demande.

[44]  Les défenderesses affirment qu’elles n’ont pas pu déposer de preuve par affidavit à cette étape‑ci parce qu’elles ne savent pas quelles seront les répercussions en l’espèce de la décision qui sera prononcée dans l’affaire Godfrey. En effet, l’incertitude plane quant au moment où sera rendue la décision dans l’affaire Godfrey et à sa portée. Toutefois, cela illustre encore une fois que la demande des défenderesses est prématurée compte tenu des circonstances particulières et du calendrier de la présente instance.

C.  La marche à suivre appropriée

[45]  Une suspension est un recours exceptionnel, et je ne peux statuer sur la requête des défenderesses qu’en me fondant sur les circonstances factuelles présentées à la Cour et sur la preuve déposée devant moi. En vertu du test relatif à « l’intérêt de la justice » et des vastes pouvoirs de gestion de l’instance qui me sont conférés par l’article 385 des Règles des CF, l’octroi d’une suspension est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire. En l’espèce, je ne vois pas comment, à ce stade-ci, l’intérêt de la justice pourrait être servi par la suspension de toutes les étapes prévues dans le recours collectif en cause en attendant la publication d’une décision de la CSC ayant une incidence incertaine et limitée sur la présente affaire, et ce, dans un contexte factuel où les défenderesses disposent de suffisamment de temps pour préparer leur dossier d’autorisation en réponse. En d’autres termes, la suspension de l’instance demandée par les défenderesses ne représenterait pas, à ce stade et dans les circonstances de l’espèce, une façon juste, opportune, efficace et expéditive de procéder.

[46]  À mon avis, il est tout simplement prématuré d’invoquer le spectre du gaspillage des ressources publiques et judiciaires si la suspension demandée par les défenderesses n’est pas accordée. Le calendrier dans cette affaire ne prévoit pas de mesures immédiates qui devront inévitablement être reprises, et les défenderesses n’ont pas non plus démontré comment elles subiraient un préjudice - par opposition à de simples inconvénients - si l’instance suivait son cours selon l’échéancier établi dans l’ordonnance établissant le calendrier. Rien n’indique, et de surcroît ne prouve, que les défenderesses seraient forcées, en raison de la décision rendue par la CSC dans l’affaire Godfrey, de consacrer du temps et des ressources à la préparation de documents et de la preuve d’expert qui devront probablement être révisés, modifiés ou complétés. D’après les faits dont je dispose, je ne peux tout simplement pas conclure que les économies de ressources réalisées l’emportent sur le retard qu’une suspension entraînerait inévitablement.

[47]  Je dois trouver la solution la plus efficace et la plus pratique à l’heure actuelle (décision Airia au para 19). En l’espèce, il ne s’agit pas d’arrêter toutes les étapes menant à l’audience sur la requête en autorisation, car une telle option serait contre-productive et ne pourrait avoir que l’effet pervers de prolonger potentiellement la résolution juste, expéditive et efficace de la présente affaire. Cela créerait automatiquement des retards de plusieurs mois puisque le dossier d’autorisation des demandeurs ne serait pas déposé le 19 avril et qu’aucune mesure ne serait prise par les défenderesses pour amorcer le processus de préparation de leur dossier d’autorisation en réponse.

[48]  Lorsqu’on prend en compte toutes les considérations pertinentes et le contexte particulier de la présente requête, on s’aperçoit qu’il serait plus logique de permettre que le processus se poursuive conformément à l’ordonnance établissant le calendrier, de laisser les parties prendre les mesures nécessaires pour faire avancer l’affaire en attendant le prononcé de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey, d’organiser une conférence de gestion de l’instance peu après le prononcé de cette décision et d’évaluer si, dans l’intérêt de la justice et pour parvenir à une résolution juste, expéditive et économique du recours collectif en cause, il faudrait procéder à une révision partielle ou totale du calendrier.

[49]  En refusant de suspendre le recours collectif maintenant, je ne dis pas qu’il n’y a pas lieu de le suspendre à un moment ultérieur, selon les circonstances, le moment et le contenu de la décision qui sera rendue dans l’affaire Godfrey. Toutefois, accepter de suspendre l’instance maintenant ne ferait qu’accroître le risque que l’ensemble du calendrier, y compris l’audience sur l’autorisation prévue pour la fin avril 2020, soit mis en péril sans raison valable, car les mesures qui pourraient raisonnablement être prises dans l’intervalle menant à la décision dans l’affaire Godfrey seraient interrompues et mises en attente.

[50]  Compte tenu de l’ordonnance établissant le calendrier, une suspension temporaire de toutes les échéances et dates actuellement prévues pour la présente instance se résumerait à deux choses : une suspension du dépôt du dossier d’autorisation des demandeurs et une suspension de la période initiale de préparation du dossier d’autorisation en réponse des défenderesses. Ni l’une ni l’autre n’est justifiée. Les demandeurs ont indiqué qu’ils sont prêts à déposer leur dossier d’autorisation le 19 avril et qu’ils n’ont pas besoin de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey pour leurs documents relatifs à l’autorisation et leurs rapports d’experts. Il n’existe aucun motif justifiant le report de cette étape. Dans le même ordre d’idées, je ne suis pas convaincu que les défenderesses ne peuvent pas prendre des mesures pour faire avancer l’affaire et travailler sur des éléments utiles de leur dossier d’autorisation en réponse après avoir reçu le dossier d’autorisation des demandeurs le 19 avril, même sans l’apport de la décision qui sera prononcée par la CSC dans l’affaire Godfrey. Aucune preuve n’a été fournie quant au fait qu’aucune étape utile ne peut être franchie entre la date à laquelle les défenderesses recevront le dossier d’autorisation des demandeurs et la date prévue du prononcé de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey. À mon avis, rien n’empêcherait les défenderesses d’examiner et d’analyser le dossier d’autorisation des demandeurs, d’entreprendre le travail préparatoire pour leurs documents relatifs à l’autorisation, de faire appel à leurs experts et de leur demander de faire du travail de fond pour leurs rapports, et de s’assurer qu’ils disposent du temps nécessaire pour effectuer la majorité des analyses requises pour leurs rapports dans les trois mois restants entre la date prévue de publication de la décision dans l’affaire Godfrey, soit fin juin 2019, et le moment auquel le dossier d’autorisation en réponse devra être présenté, soit fin septembre 2019. Il n’y a pas lieu non plus de reporter cette étape.

[51]  Dans le contexte particulier de l’affaire et à l’heure actuelle, il est dans l’intérêt de la justice que les parties utilisent le temps dont elles disposent. Ce qui permet actuellement « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » et « l’utilisation efficace des ressources publiques limitées », c’est de laisser l’instance suivre la voie tracée par l’ordonnance établissant le calendrier. Aussi larges que puissent être les paramètres permettant de mesurer l’intérêt de la justice, ils ne m’obligent pas à exercer mon pouvoir discrétionnaire pour accorder une suspension temporaire de l’instance maintenant.

[52]  Cela dit, je suis conscient de l’importance de ne pas gaspiller les ressources des parties ainsi que les ressources judiciaires, d’éviter les dépenses inutiles et le dédoublement du travail, ainsi que des principes généraux établis dans les articles 3 et 385 des Règles des CF. Je conviens que la préparation de rapports d’experts dans le cadre d’un recours collectif sur la fixation des prix comme celui-ci peut être une étape coûteuse et longue dans la préparation d’un dossier d’autorisation, et que le fait d’éviter aux parties d’avoir à refaire ou à achever leurs rapports d’experts est un objectif valable à prendre en considération pour établir le calendrier en vue de l’audience sur l’autorisation. Par conséquent, je ne m’attends pas à ce que, tant que la CSC n’aura pas rendu sa décision dans l’affaire Godfrey, les défenderesses entreprennent des travaux qui pourraient raisonnablement devoir être refaits lorsque la décision de la CSC sera rendue. Les défenderesses pourraient donc décider de reporter à une date ultérieure les travaux les plus susceptibles d’être touchés par la décision qui sera rendue dans l’affaire Godfrey, de sorte que ces éléments de leur dossier d’autorisation en réponse ne soient préparés que lorsque les parties connaîtront la teneur de la décision qui sera rendue dans l’affaire Godfrey et ses répercussions réelles sur la présente affaire. En d’autres termes, je ne m’attends pas à ce que les défenderesses commencent immédiatement à préparer les sections de leurs rapports d’experts qui pourraient raisonnablement devoir être modifiées à la lumière de la décision qui sera rendue par la CSC dans l’affaire Godfrey. Cela dit, je m’attends certainement à ce que les défenderesses commencent à travailler avec diligence à la préparation des autres aspects de leur dossier d’autorisation en réponse et qu’elles prennent des mesures concrètes pour faire avancer les affaires et les questions moins susceptibles d’être touchées par la décision qui sera rendue dans l’affaire Godfrey et par la norme juridique et de preuve qui devrait être clarifiée.

[53]  Si les défenderesses sont d’avis, une fois que la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey aura été rendue, que le temps qui leur reste est insuffisant pour leur permettre d’achever leurs rapports d’experts et leur dossier d’autorisation en réponse, cette question pourrait être abordée à la conférence de gestion de l’instance qui sera convoquée par la Cour ou au moyen d’une autre requête en suspension. Il appartiendra, bien entendu, aux défenderesses de démontrer, lorsque la décision dans l’affaire Godfrey aura été rendue, et à la lumière des directives fournies par la CSC, pourquoi et comment le temps  restant avant l’échéance serait alors insuffisant ou injuste pour préparer adéquatement leur cause, et de convaincre la Cour que le calendrier doit être révisé, le cas échéant. Si la question d’une suspension temporaire refait surface à une date ultérieure au cours de la présente instance (puisque rien dans la présente ordonnance n’empêche les défenderesses de présenter une autre requête en suspension si les circonstances changent), la façon dont les défenderesses auront utilisé le temps actuellement prévu dans l’ordonnance établissant le calendrier fera sans aucun doute partie des facteurs dont la Cour tiendra compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[54]  Je tiens à préciser que, si jamais la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey n’était pas prononcée dans les délais que prend généralement la CSC pour rendre une décision, les défenderesses pourront demander à la Cour de convoquer une conférence de gestion de l’instance afin de discuter de l’incidence qu’une telle évolution imprévue pourrait avoir sur le calendrier du recours collectif en cause.


ORDONNANCE dans le dossier T‑809‑18

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête des défenderesses est accueillie en partie.

  2. La requête des défenderesses en suspension de toutes les échéances et dates actuellement prévues dans l’ordonnance établissant le calendrier rendue le 29 novembre 2018 est rejetée, et ce, sans préjudice de la possibilité pour les défenderesses de présenter une nouvelle requête en suspension ou une demande informelle de cessation des activités lorsque la CSC aura rendu sa décision dans l’affaire Godfrey.

  3. La requête des défenderesses visant la tenue d’une conférence de gestion de l’instance postérieure à la conclusion de l’affaire Godfrey est accueillie, et cette conférence doit avoir lieu dans les deux semaines suivant la publication de la décision de la CSC dans l’affaire Godfrey, afin de déterminer si, à ce moment précis, des rajustements doivent être faits à l’ordonnance établissant le calendrier.

  4. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de juin 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑809‑18

 

INTITULÉ :

CHELSEA JENSEN ET LAURENT ABESDRIS c. SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD. SAMSUNG SEMICONDUCTOR INC., SAMSUNG ELECTRONICS CANADA INC., SK HYNIX INC., SK HYNIS AMERICA INC., MICRON TECHNOLOGY INC., ET MICRON SEMICONDUCTOR PRODUCTS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 mars 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 26 mars 2019

 

COMPARUTIONS :

Kyle R. Taylor

Annie (Qurrat‑ul‑ain) Tayyab

POUR LE DEMANDEUR,

Chelsea Jensen

James Sayce

 

POUR LE DEMANDEUR,

Laurent Abesdris

Caitlin R. Sainsbury

Pierre N. Gemson

POUR LES DÉFENDEresses,

SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD., SAMSUNG SEMICONDUCTOR INC., SAMSUNG ELECTRONICS CANADA INC.

David W. Kent

POUR LE DÉFENDEUR,

MICRON TECHNOLOGY INC.

Sandra A. Forbes

Chantelle Cseh

POUR LE DÉFENDEUR,

SK HYNIX

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Affleck Greene McMurtry LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR,

Chelsea jensen

Koskie Minsky LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR,

Laurent abesdris

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDeresses,

SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD., SAMSUNG SEMICONDUCTOR INC., SAMSUNG ELECTRONICS CANADA INC.

McMillan, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR,

MICRON TECHNOLOGY INC.

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR,

SK HYNIX

 

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