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Date : 20191015


Dossier : T‑1991‑18

Référence : 2019 CF 1293

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

BEIJING JINGDONG

360 DU E‑COMMERCE LTD.

demanderesse

et

YUE ZHANG

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu des articles 18 et 57 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T‑13 [la Loi], en vue d’obtenir une ordonnance radiant du Registre des marques de commerce [le Registre] l’enregistrement de marque de commerce portant le no TMA984,308 [la marque du défendeur]. Les dispositions législatives invoquées sont celles qui s’appliquaient l’entrée en vigueur des modifications du 17 et 18 juin 2019. La marque du défendeur est reproduite ci‑dessous :

II.  Les faits

[2]  La demanderesse est le siège social d’une grande entreprise de commerce électronique qui est situé à Beijing (République populaire de Chine) et qui exploite une plate‑forme de vente au détail en ligne par l’entremise de son nom de domaine Internet : JD.com. La demanderesse a annoncé l’adoption de son nom de domaine JD.com le 30 mars 2013. La demanderesse offre, sur cette plate‑forme de vente au détail en ligne, un large éventail de produits, dont des appareils électroniques, des fournitures et accessoires d’ameublement de maison, des aliments frais, des appareils ménagers ainsi que des articles vestimentaires.

[3]  Le défendeur est propriétaire de la marque de commerce du défendeur. Il possède également deux sociétés : Jeans First Clothing of Canada Inc. (constituée en société en 2007) et First Group Holding Inc. (constituée en société en 2014). Selon l’affidavit de Stephen Rodger, un enquêteur d’expérience dont la demanderesse a retenu les services, le défendeur semble avoir exploité antérieurement plusieurs points de vente au détail de vêtements au Canada, sous les noms de JeansFirst et de Jenkdiun.

[4]  Le 29 juillet 2013, une date qui, comme le souligne la demanderesse, suit de moins de quatre mois celle à laquelle elle a annoncé l’adoption de son nouveau nom de domaine JD.com, le défendeur a déposé une demande de marque de commerce canadienne portant le no 1636967 en vue de l’enregistrement de sa marque en liaison avec des « vêtements […] habillés, nommément pantalons, robes et shorts ». Cette demande revendiquait l’utilisation de la marque au Canada depuis le 1er janvier 2010. Le Registraire des marques de commerce a accordé l’enregistrement de la marque du défendeur le 6 novembre 2017. Une tierce partie s’est opposée à la demande avant l’enregistrement de la marque, mais elle a retiré son opposition après que le défendeur eut modifié sa demande afin, semble‑t‑il, de supprimer une revendication de services.

[5]  La marque du défendeur constitue maintenant un obstacle à plusieurs demandes de marque de commerce de la part de la demanderesse, dont la demande no 1843894 [la marque de la demanderesse], qui est reproduite ci‑dessous :

[6]  Le 13 juin 2018, la demanderesse a reçu de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada un rapport d’examinateur concernant sa marque [le rapport de l’examinateur], qui indiquait que la marque du défendeur créait de la confusion avec la sienne.

[7]  La demanderesse soutient que le défendeur a abandonné l’emploi de sa marque, et elle demande à la Cour de conclure à l’existence d’une déclaration inexacte importante, alléguant que le défendeur n’a jamais employé sa marque. Elle lui demande aussi de radier cette marque du Registre.

[8]  J’ai fait droit à la présente demande à la clôture des plaidoiries, avec motifs à suivre, et ces derniers sont exposés ici. En résumé, la demanderesse a droit à la réparation demandée pour cause d’abandon; la question de la déclaration inexacte importante n’est donc pas abordée dans les présents motifs.

III.  Les questions en litige

[9]  Selon la demanderesse, les questions en litige sont les suivantes :

  1. La demanderesse a‑t‑elle qualité pour déposer la présente demande?

  2. Faut‑il radier la marque du défendeur en application du paragraphe 57(1) de la Loi, au motif qu’elle a été abandonnée et qu’elle est de ce fait invalide au titre du paragraphe 18(1) de la Loi?

IV.  Analyse

A.  La demanderesse a‑t‑elle qualité pour déposer la présente demande?

[10]  La demanderesse soutient que, puisqu’elle est une intéressée au sens du paragraphe 57(1) de la Loi, la Cour fédérale est compétente pour accorder la réparation demandée. L’article 2 de la Loi définit une « personne intéressée » de la façon suivante : « [s]ont assimilés à une personne intéressée le procureur général du Canada et quiconque est atteint ou a des motifs valables d’appréhender qu’il sera atteint par une inscription dans le registre, ou par tout acte ou omission, ou tout acte ou omission projetés, sous le régime ou à l’encontre de la présente loi ».

[11]  L’expression « personne intéressée » qui figure au paragraphe 57(1) de la Loi est très large et a été interprétée comme énonçant un seuil « de minimis » pour ce qui est de la qualité pour agir : Vancouver Association for Injured Motorcyclists c Alliance for Injured Motorcyclists Canada, 2010 CF 1207, le juge Zinn, au par. 10 [Vancouver Assn] :

[10]  Il est clair que la demanderesse est une « personne intéressée ». J’estime qu’elle a fourni des motifs solides pour expliquer pourquoi l’enregistrement de la marque de commerce d’AIMCan lui porte atteinte. Je souscris à l’opinion de la demanderesse lorsqu’elle affirme que la décision John Labatt Ltd. c. Carling Breweries Ltd. (1974), 18 C.P.R. (2d) 15 (C.F. 1re inst.) confère un sens large au terme « personne intéressée ». De plus, selon une interprétation récente du juge Phelan, la décision John Labatt Ltd. établit un critère de minimis applicable à la qualité pour agir, ce qui vient étayer la thèse voulant que la qualité de « personne intéressée » soit une condition préliminaire aisée à respecter : CIBC World Markets Inc. c. Stenner Financial Services Ltd., 2010 CF 397.

[12]  La demanderesse est d’avis qu’elle est une personne intéressée pour les besoins de la présente demande, car la marque du défendeur fait obstacle aux demandes d’enregistrement de marque de commerce qu’elle a déposées. Elle ajoute qu’elle a continué de veiller à ce que ses demandes de marque contenant les lettres « JD » soient en règle et qu’elle n’a pas abandonné la demande d’enregistrement de sa marque. Le rapport de l’examinateur indique que cette dernière a été « considérée comme créant de la confusion » avec cinq autres marques, dont celle du défendeur, qui fait obstacle aux demandes en instance de la demanderesse.

[13]  À mon avis, la demanderesse satisfait au seuil de minimis pour constituer une « personne intéressée », et elle a donc qualité pour déposer la présente demande.

B.  Faut‑il radier la marque du défendeur?

[14]  La demanderesse soutient qu’il y a lieu d’accorder la radiation demandée en vertu de l’alinéa 18(1)c) de la Loi, parce que, en date du 19 novembre 2018, soit la date à laquelle la présente demande de radiation a été engagée, la marque du défendeur était abandonnée.

[15]  L’alinéa 18(1)c) de la Loi est libellé ainsi :

Quand l’enregistrement est invalide

When registration invalid

18 (1) L’enregistrement d’une marque de commerce est invalide dans les cas suivants:

[…]

18 (1) The registration of a trademark is invalid if

[…]

c) la marque de commerce a été abandonnée;

(c) the trademark has been abandoned;

[16]  Un critère à deux volets, permettant de conclure à l’abandon d’une marque de commerce au titre de l’alinéa 18(1)c) de la Loi, est énoncé dans l’arrêt Promafil Canada Ltée c Munsingwear Inc, [1992] ACF no 611, 44 CPR (3d) 59, les juges Hugessen, MacGuigan et Desjardins [Promafil], autorisation de pourvoi refusée par (1993), 47 CPR (3d) :

Il n’est pas contesté que pour conclure à l’abandon d’une marque de commerce il faut conclure (1) que la marque n’est désormais plus utilisée au Canada et (2) qu’il y a intention d’abandonner la marque. Voir J.A. et M. Côté Limitée v. B.F. Goodrich Co. (1949) C.P.R. 33 à la p. 58 (C.É.).

[17]  Pour ce qui est du premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Promafil, qui demande si la marque du défendeur n’était désormais plus utilisée au Canada en date du 19 novembre 2018, la demanderesse se fonde sur de nombreux éléments de preuve qui ne sont pas contestés et auxquels je souscris. Ces éléments incluent la preuve d’un enquêteur de marques de commerce chevronné qui a effectué de vastes recherches sur Internet et dans les réseaux sociaux, de pair avec des inspections matérielles au lieu d’affaires que le défendeur a inscrit pour ses deux sociétés ainsi que dans sa demande de marque de commerce (lieu d’affaires qui est aussi son lieu de résidence), de même qu’aux emplacements des trois points de vente qu’il a mentionnés.

[18]  L’enquêteur n’a relevé aucune preuve d’utilisation de la marque du défendeur sur Internet ou sur les réseaux sociaux, non seulement en date du 19 novembre 2018, mais aussi, en fait, depuis le 1er janvier 2010, date à laquelle le défendeur alléguait avoir commencé à utiliser sa marque au Canada.

[19]  Le domicile du défendeur était abandonné et peut‑être en voie de saisie, tandis que ses points de vente au détail n’étaient plus exploités et l’un d’entre eux se trouvait dans un centre commercial démoli.

[20]  La preuve soumise à la Cour est que l’enquêteur, malgré ses recherches, n’est parvenu à relever aucune preuve de vente des marchandises du défendeur en liaison avec sa marque, aucune preuve de publicité sur cette marque ou aucune référence du défendeur ou de tiers à celle‑ci, et ce, malgré que cet enquêteur ait trouvé des preuves abondantes de l’existence d’une entreprise de vente au détail de vêtements que le défendeur exploitait en employant ses autres marques de commerce.

[21]  J’ai conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la marque du défendeur n’est plus utilisée au Canada depuis le 19 novembre 2018, ce qui satisfait donc au premier critère énoncé dans l’arrêt Promafil.

[22]  Pour ce qui est du second critère énoncé dans l’arrêt Promafil, la demanderesse est d’avis que le défendeur a fait montre d’une intention d’abandonner sa marque de commerce, et je suis d’accord avec elle.

[23]  À cet égard, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il est possible d’inférer qu’une marque a été abandonnée si elle n’est pas utilisée depuis longtemps : Iwasaki Electric Co Ltd c Hortilux Schreder B.V., 2012 CAF 321, les juges Blais, Sharlow et Webb, au par. 21 [Iwasaki] :

Comme je l’ai déjà dit, l’abandon d’une marque de commerce n’est pas déterminé en fonction uniquement du fait qu’une personne cesse d’employer cette marque de commerce. La personne doit également avoir eu l’intention d’abandonner la marque de commerce. Il est vrai que pour déterminer si une personne a l’intention d’abandonner une marque de commerce, on pourrait se fonder sur le fait qu’elle ne l’a pas employée depuis longtemps en l’absence de toute autre preuve.

[24]  Bien qu’il faille dans certains cas que la marque n’ait pas été employée depuis longtemps pour qu’on puisse inférer l’intention nécessaire de l’abandonner, la loi prescrit également que la décision selon laquelle le titulaire entendait abandonner sa marque est généralement de nature factuelle, de sorte qu’il peut être conclu à son abandon à une date plus rapprochée. Il est bien établi qu’il est possible de déterminer l’intention d’une partie en se fondant sur une inférence que tire la Cour de la preuve, à savoir que les gens veulent les conséquences naturelles et probables de leurs actes. Il s’agit là d’une règle de preuve et d’une question de bon sens, comme l’a déclaré le juge Cory, pour la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R c Seymour, [1996] 2 RCS 252, au par. 19 :

[19]  Lorsque l’on donne au jury des directives sur une infraction exigeant la preuve de l’existence d’une intention spécifique, il sera toujours nécessaire d’expliquer que, pour déterminer l’état d’esprit de l’accusé au moment de l’infraction, les jurés peuvent déduire que les personnes saines et sobres veulent les conséquences naturelles et probables de leurs actes. Le bon sens veut que les personnes soient habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes. Par conséquent, si une personne agit d’une façon qui est susceptible de produire un certain résultat, il sera généralement raisonnable de déduire que celle‑ci a prévu les conséquences probables de son acte. En d’autres termes, si une personne a agi de manière à produire certaines conséquences, on peut en déduire que cette personne a voulu ces conséquences.

[Non souligné dans l’original.]

[25]  La demanderesse énumère les éléments de preuve non contestée qui suivent – et auxquels je souscris – à l’appui de l’inférence selon laquelle le défendeur avait l’intention d’abandonner sa marque, et ces éléments, dans certains cas, recoupent la preuve de non‑utilisation :

  le défendeur n’a pas exploité activement une entreprise de vente de vêtements (ou n’importe quelle autre entreprise) au Canada depuis le milieu de l’année 2017;

  le défendeur n’a pas produit de rapports annuels en 2017 et en 2018, relativement à l’une ou l’autre des deux entreprises qu’il exploitait antérieurement au Canada, soit Jeans First Clothing Canada Inc. et First Group Holding Inc.;

  le défendeur a, semble‑t‑il, omis d’effectuer les paiements hypothécaires qui étaient exigibles en 2017 relativement à son lieu de résidence principal, lequel est l’adresse professionnelle inscrite de ses deux entreprises et aussi l’adresse du titulaire de ses enregistrements de marque de commerce, dont celle dont il est question en l’espèce;

  l’adresse professionnelle inscrite du défendeur et son seul lieu de résidence connu sont inhabités et en mauvais état, ils sont sous le coup d’un privilège de construction et ils semblent aussi se situer au stade préliminaire d’une saisie;

  détail assez important, le défendeur a abandonné complètement les noms de domaine Internet de ses deux entreprises – au moment du dépôt de la demande, les deux étaient offerts en vente;

  le défendeur est inactif sur les réseaux sociaux depuis 2016, ce qui dénote qu’il n’a aucune communication en cours avec d’anciens clients;

  les trois magasins du défendeur ne sont plus exploités, et l’un d’eux se trouve dans un centre commercial démoli.

[26]  L’examen de ces éléments de preuve, de pair avec la preuve de non‑utilisation citée plus tôt, m’amène à conclure que la demanderesse s’est acquittée du fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur avait l’intention d’abandonner sa marque en date du 19 novembre 2018, et je conclus qu’il en est ainsi.

[27]  Comme cela satisfait aux deux volets du critère énoncé dans l’arrêt Promafil, la demande de radiation de la marque du défendeur du Registre sera accordée.

C.  Les dépens

[28]  Il n’y a aucune raison de s’écarter de la règle habituelle selon laquelle les dépens suivent l’issue de la cause. La demanderesse a demandé des dépens, tout compris, d’un montant total de 500 $ pour les actes de procédure, de 1 000 $ pour les éléments de preuve et de 1 000 $ pour l’argumentation écrite et orale. À mon avis, ces montants sont raisonnables. Il sera donc ordonné au défendeur de payer à la demanderesse la somme de 2 500 $ à titre de dépens.

V.  Conclusion

[29]  La demanderesse a qualité pour poursuivre la radiation à titre de personne intéressée à l’affaire. Le critère relatif à l’abandon est respecté, car la preuve étaye la conclusion de la Cour selon laquelle la marque du défendeur n’est plus utilisée et que ce dernier avait l’intention de l’abandonner. Il convient de faire droit à la demande et de radier la marque du défendeur pour cause d’abandon en vertu des articles 18 et 57 de la Loi. Le défendeur paiera à la demanderesse la somme de 2 500 $, tout compris, à titre de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑1991‑18

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande présentée en vertu de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce est accordée.

  2. L’enregistrement de marque de commerce no LMC984,308 du défendeur est par les présentes radié du Registre des marques de commerce en application de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce.

  3. Le défendeur est tenu de payer à la demanderesse la somme de 2 500 $, tout compris, à titre de dépens.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour d’octobre 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1991‑18

 

INTITULÉ :

BEIJING JINGDONG 360 DU E‑COMMERCE LTD. c YUE ZHANG

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 OCTOBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Daniel Anthony

Jamie‑Lynn Kraft

POUR LA DEMANDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SMART & BIGGAR

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

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