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Date : 20191015


Dossier : T-2213-18

Référence : 2019 CF 1295

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 15 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

ANTHONY A. BLAIR

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande concerne une décision rendue le 20 novembre 2018 par la Commission de la fonction publique (la Commission) relativement à la conduite affichée par le demandeur, en qualité de fonctionnaire, lorsqu’il a posé sa candidature à un nouveau poste. La conduite en question a fait l’objet d’une enquête et, dans le rapport qui en est l’aboutissement et qui porte la date du 16 octobre 2018, l’enquêteuse conclut que le demandeur s’est comporté de manière malhonnête. La Commission a accepté les conclusions de l’enquêteuse et a décidé que le demandeur serait autorisé à conserver son poste actuel, mais à certaines conditions qui s’appliqueraient obligatoirement pendant une période déterminée.

[2]   Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la Commission est déraisonnable.

I.  Les faits à l’origine de l’enquête

[3]  Le demandeur travaille au sein de la fonction publique du Canada comme « gestionnaire de programme, locaux et biens immobiliers » (rapport, à la p. 004). En 2017, il a postulé l’emploi de conseiller principal du directeur général régional. Pour poser sa candidature à ce poste, il devait respecter certaines exigences : remplir une demande en ligne et soumettre une lettre d’accompagnement et un curriculum vitæ (rapport, aux p. 004-005).

[4]  Le demandeur s’est acquitté des exigences liées à la demande. Dans sa lettre d’accompagnement, il a décrit son expérience de travail. Dans son curriculum vitæ, au lieu d’énoncer ses fonctions antérieures, il a reproduit les descriptions de travail correspondant aux postes qu’il a occupés.

[5]  Après lecture du curriculum vitæ du demandeur, le « directeur régional, approvisionnements » s’est mis à penser que ce dernier n’avait peut-être pas exécuté toutes les fonctions énumérées dans le document. Il a fait parvenir un courriel à trois autres gestionnaires de la fonction publique qui avaient supervisé le demandeur. Se fondant sur les réponses reçues, le directeur régional a conclu que le demandeur n’avait pas exercé dix des fonctions énumérées dans son curriculum vitæ.

[6]  Le directeur régional a rencontré le demandeur, lui a fait part de sa conclusion et lui a demandé s’il la partageait. D’après le directeur régional, le demandeur [traduction] « a semblé dire que les déclarations des superviseurs étaient exactes – il n’a pas dit qu’elles étaient fausses » (rapport, à la p. 006). Le directeur régional a expliqué au demandeur qu’il ne pouvait mettre dans son curriculum vitæ que des fonctions qu’il avait effectivement remplies. Le demandeur a répondu qu’il [traduction] « avait extrait les énoncés de la description de travail – il ne les avait pas inventés; la description de travail est une description de ses fonctions et son curriculum vitæ est une description de ses fonctions, de sorte qu’il lui était permis d’inclure des énoncés tirés de la description de travail dans son résumé » (rapport aux p. 006-007).

[7]  Ainsi, à la suite du renvoi de l’affaire par le conseiller principal en ressources humaines, la Commission de la fonction publique a lancé une enquête visant à déterminer si le demandeur avait commis une fraude au sens de l’article 69 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Cet article est ainsi libellé :

69 La Commission peut mener une enquête si elle a des motifs de croire qu’il pourrait y avoir eu fraude dans le processus de nomination; si elle est convaincue de l’existence de la fraude, elle peut :

a)  révoquer la nomination ou ne pas faire la nomination, selon le cas;

b)  prendre les mesures correctives qu’elle estime indiquées.

II.  Les conclusions de l’enquêteuse et la décision de la Commission

[8]  L’enquêteuse s’est employée à recueillir des éléments de preuve documentaire et a eu des entretiens avec le demandeur et le directeur régional (rapport, à la p. 004). Le processus a permis de tirer les conclusions suivantes :

[traduction]

Compte tenu de tout ce qui précède, il est permis de conclure que, selon la prépondérance des probabilités, M. Blair a agi de façon malhonnête en ajoutant sciemment dans sa demande des renseignements inexacts sur son expérience. M. Blair a donné une fausse image de son expérience en incluant dans son curriculum vitæ des fonctions qu’il n’avait pas remplies. Le premier élément de la fraude est donc présent.

[…]

Il a été établi que M. Blair avait fait dix fausses déclarations au sujet de son expérience dans sa demande. Comme l’a déclaré Mme Labrecque, en incluant ces énoncés, M. Blair induisait en erreur d’éventuels employeurs, qui croiraient que les descriptions énumérées dans son curriculum vitæ décrivaient réellement le travail qu’il avait effectué. De plus, l’aveu de M. Blair, selon lequel il avait préparé le document en choisissant dans sa description de travail des éléments qui « feraient probablement bonne impression dans un curriculum vitæ », montre qu’il était conscient de l’effet que pouvait avoir le contenu de ce document sur les décisions des recruteurs. Si on avait estimé que M. Blair respectait les exigences du poste en se fiant aux déclarations inexactes que ce dernier avait faites au sujet de son expérience professionnelle, le processus de nomination aurait pu être compromis. Selon la prépondérance des probabilités, le deuxième élément de la fraude est présent.

[…]

La preuve montre que, selon la prépondérance des probabilités, M. Blair a commis une fraude au sens de l’article 69 de la LEFP en faisant sciemment des déclarations inexactes quant à son expérience dans la demande qu’il a présentée dans le cadre du processus de nomination 2017-SVC-ONT-IA-305715 mené par Services publics et Approvisionnement Canada.

(DCT, aux par. 38, 40, 42) [Non souligné dans l’original.]

[9]  Les motifs de la décision de la Commission correspondent aux conclusions que l’enquêteuse a exposées dans son rapport (voir : Seck c Canada (Procureur général), 2012 CAF 314, au par. 5).

[10]  La Commission a conclu :

[traduction]

La Commission accepte le rapport d’enquête 2018-SVC-00010.28140.

L’enquête a permis de conclure que M. Anthony Blair a commis une fraude dans le processus de nomination interne 2017-SVC-ONT-IC-305715 mené par Services publics et Approvisionnement Canada pour doter un poste de conseiller principal du directeur général régional, correspondant au groupe et au niveau AS‑6, en faisant des déclarations inexactes dans son curriculum vitæ.

La Commission a tenu compte de tous les commentaires qu’elle a reçus. Les commentaires ne contiennent aucun nouveau renseignement qui justifierait de modifier le rapport d’enquête ou les mesures correctives formulées à titre consultatif.

[Rapport, à la p. 0023.]

III.  Les obligations d’un enquêteur selon la loi

[11]  Pour tirer ses conclusions, l’enquêteuse était tenue de suivre les règles de droit applicables, telles qu’elles ont été énoncées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Seck c Canada (Procureur général), 2012 CAF 314 :

39  Il y a lieu, à mon avis, d’utiliser pour l’article 69 de la Loi la définition de la « fraude » établie par le juge Cory dans l’arrêt R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371 (« Cuerrier »), aux par. 110 à 116. Ainsi, la fraude comporte deux éléments essentiels : 1) la malhonnêteté, qui peut comprendre la non‑divulgation de faits importants; 2) la privation ou le risque de privation.

40  La malhonnêteté est établie lorsqu’on a sciemment employé la supercherie, le mensonge ou un autre moyen dolosif dans le cadre d’une procédure de nomination, ce qui peut également comprendre la non‑divulgation ou la dissimulation de faits importants dans des circonstances où elle serait considérée comme malhonnête par une personne raisonnable.

41  Comme le souligne le juge Cory aux par. 113 et 114 de l’arrêt Cuerrier — il s’appuie à cet égard sur les arrêts R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175, à la p. 1182, et R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5, aux pp. 25 et 26 — la victime de la fraude n’est pas tenue de prouver que les actes frauduleux lui ont réellement causé un préjudice ou une perte. Dans le cas de l’article 69 de la Loi, il suffit donc d’établir, pour satisfaire au second élément, que le processus de nomination aurait pu être compromis.

[Non souligné dans l’original.]

[12]  La décision que la Cour fédérale a rendue par la suite dans l’affaire Ligondé c Canada (Procureur général), 2015 CF 1342, traite elle aussi de la façon d’appliquer correctement l’article 69 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique :

40  Dans Seck, la Cour d’appel fédérale a déterminé que le sens de la fraude dans l’article 69 de la LEFP est adopté de la loi pénale. La seule différence réside dans le fardeau de la preuve, car la norme de preuve applicable à la constatation de la fraude par la Commission est celle de la prépondérance des probabilités (paragraphe 38). Les parties de la présente instance conviennent que la fraude exige une privation malhonnête. Dans Seck, la Cour a approuvé la définition de la fraude énoncée dans l’arrêt Cuerrier. Dans ce cas, le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité, a cité les motifs [de la] juge McLachlin (tel était alors son titre) dans l’arrêt R. c. Théroux, [1993] 2 RCS 5, dans lequel [elle] a décrit les éléments essentiels de la fraude aux pages 25 et 26 :

Pour établir l’actus reus de la fraude, le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a eu recours à la supercherie ou au mensonge, ou qu’il a accompli quelque autre acte frauduleux. […] il faudra démontrer que l’acte reproché en est un qu’une personne raisonnable considérerait comme malhonnête. Il faut ensuite démontrer qu’il y a effectivement eu privation ou risque de privation. Pour établir la mens rea de la fraude, le ministère public doit démontrer que l’accusé a sciemment employé le mensonge, la supercherie ou un autre moyen dolosif alors qu’il savait qu’une privation pouvait en résulter.

41  [La] juge McLachlin a ensuite fait remarquer à la page 26 :

L’exigence d’un acte frauduleux intentionnel exclut la simple déclaration inexacte faite par négligence. Elle exclut également le comportement commercial imprudent ou le comportement qui est déloyal au sens de profiter d’une occasion d’affaires au détriment d’une personne moins astucieuse. L’accusé doit intentionnellement tromper, mentir ou accomplir quelque autre acte frauduleux pour que l’infraction soit établie. Une déclaration inexacte faite par négligence ou une pratique commerciale déloyale sont insuffisantes puisque, dans ni l’un ni l’autre cas, on ne trouve l’intention requise de priver par un moyen dolosif. Une déclaration faite par négligence, même si elle est inexacte, ne constitue pas un mensonge intentionnel du point de vue subjectif. De même, le fait de sauter sur une occasion d’affaires sans être motivé par l’intention subjective de causer une privation en trompant ou en induisant autrui en erreur ne constituera pas une fraude. Encore une fois, la supercherie employée négligemment sans s’attendre à des conséquences comme, par exemple, une plaisanterie innocente ou une déclaration faite au cours d’un débat, à laquelle on ne veut pas donner suite, ne constituerait pas une fraude, parce que l’accusé ignorerait que sa plaisanterie mettrait en péril le bien de ceux qui l’ont entendue. Il reste donc les actes frauduleux accomplis délibérément qui, à la connaissance de l’accusé, mettent vraiment en péril le bien d’autrui. À mon avis, une telle conduite peut être à bon droit criminalisée.

42  La citation ci‑dessus illustre la façon dont le plagiat ne constitue pas toujours une fraude. Pour répondre à la définition de la fraude, le plagiat doit être trompeur ou celui qu’une personne raisonnable pourrait autrement considérer comme étant malhonnête; le plagiat doit, en effet, entraîner une privation réelle ou potentielle à la propriété d’autrui. En outre, il doit y avoir une mens rea subjective de frauder. La personne doit être consciente que l’acte malhonnête du plagiat pourrait, par conséquent, priver les autres de ce qui leur appartient.

[Non souligné dans l’original.]

IV.  La thèse du demandeur

[13]  Ainsi, lors des entrevues et de la rédaction de son rapport, l’enquêteuse était tenue de constater les faits et de tirer des conclusions en conformité avec la loi.

[14]  Le demandeur prétend que l’enquêteuse n’a pas fait ce qu’elle était censée faire. Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, il fait valoir, comme principal argument, qu’il était en droit de savoir si, à la lumière de la preuve qu’elle avait retenue, l’enquêteuse avait jugé qu’il avait « sciemment employé la supercherie, le mensonge ou un autre moyen dolosif » dans le cadre du processus de nomination.

[15]  Le demandeur fonde son argument sur une déclaration qu’il a adressée à la Commission de la fonction publique, à savoir : [traduction] « Je tiens à souligner qu’il n’y a jamais eu d’intention de tromper ni de risque de privation » (rapport, à la p. 0021).

V.  Conclusion

[16]  À mon avis, les motifs à l’appui de la décision de la Commission présentent trois erreurs susceptibles de révision.

[17]  D’abord, l’enquêteuse n’a pas appliqué le droit. Il faut constater la présence d’une « supercherie », d’un « mensonge » ou d’« un autre moyen dolosif » pour pouvoir conclure qu’il y a eu « malhonnêteté ». L’enquêteuse n’a pas indiqué en quoi le demandeur avait employé « la supercherie, le mensonge ou un autre moyen dolosif ». En outre, elle n’a pas non plus expliqué en quoi les intentions du demandeur avaient le degré de gravité nécessaire pour conclure à la fraude.

[18]  Ensuite, l’enquêteuse n’a pas tenu compte des déclarations que le demandeur a faites concernant ses intentions. Le rapport ne mentionne nullement les propos du demandeur selon lesquels [traduction] « il n’y a jamais eu d’intention de tromper » (rapport, à la p. 0021). En clair, il y a eu enquête sur les actes du demandeur, mais pas sur ses intentions.

[19]  Enfin, le rapport d’enquête ne contient rien qui laisse croire que l’enquêteuse a informé le demandeur de la principale allégation, soit qu’il avait eu l’intention de tromper. Or, si elle l’avait fait, le demandeur aurait eu la possibilité de réfuter cette allégation. J’estime que l’absence de cette composante fondamentale de l’enquête constitue un manquement à l’obligation d’agir équitablement envers le demandeur.

[20]  Je conclus donc que la décision de la Commission est déraisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-2213-18

LA COUR STATUE que, pour les motifs qui précèdent, la décision faisant l’objet du contrôle est annulée.

À la demande de l’avocat du défendeur, je modifie l’intitulé pour désigner le procureur général du Canada comme défendeur.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour d’octobre 2019

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-2213-18

 

INTITULÉ :

ANTHONY A. BLAIR c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er octobre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :

Le 15 octobre 2019

COMPARUTIONS :

Anthony A. Blair

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Adam Gilani

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

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