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Date : 20040917

Dossier : IMM-5534-03

Référence : 2004 CF 1275

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2004

En présence de monsieur le juge James Russell

ENTRE :

                                                        LYUBOMYR PASHULYA

                                                                                                                                          demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision, en date du 4 juillet 2003, par laquelle un agent d'immigration (l'agent) a rejeté la demande de Lyubomyr Pashulya fondée sur des considérations humanitaires (demande CH).

CONTEXTE

[2]                La demande CH initiale du demandeur a été soumise le 27 décembre 2001.

[3]                L'agent n'a cependant commencé à examiner la demande qu'en juillet 2003 en raison d'un arriéré.

[4]                Le demandeur soutient qu'une demande doit, en vertu des anciennes directives IP5 en matière de demandes CH en vigueur jusqu'en novembre 2002, être accueillie s'il est établi qu'il existe un mariage authentique.

[5]                En juin 2002, la Loi sur l'Immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), est entrée en vigueur et des directives transitoires indiquant que de nouvelles directives s'appliqueraient ont été publiées, mais aucune nouvelle directive quant au traitement des demandes au Canada n'a été, dans les faits, mise en oeuvre avant novembre 2002.

[6]                Comme la décision sur la demande CH du demandeur n'a été tranchée qu'en juillet 2003, malgré le fait que l'affaire était pendante depuis décembre 2001, l'agent a appliqué les nouvelles directives de la LIPR. En vertu de celles-ci, les demandeurs ne peuvent plus se contenter de démontrer l'existence d'un mariage authentique. Il doivent en plus établir l'existence de difficultés.

[7]                En mars 2003, le demandeur a présenté à l'agent des observations supplémentaires dans lesquelles il a déclaré que sa femme et lui s'aimaient beaucoup, que sa femme dépendait financièrement de lui, qu'ils avaient acheté une maison et pris une hypothèque et que son épouse ne serait pas en mesure de la payer seule s'il devait quitter le pays.

[8]                Le 15 mai 2003, le demandeur a soumis d'autres observations au bureau d'Etobicoke dans lesquelles il a fait valoir que son mariage avait été contracté de bonne foi et que l'agent devait appliquer les anciennes directives. De plus, il a soutenu qu'il existait d'autres raisons péremptoires d'ordre humanitaire à l'appui de sa demande. Il a affirmé qu'il avait acheté, en septembre 2002, une maison de 265 000 $, qu'il avait fait un versement initial de 60 000 $ et que les paiements hypothécaires s'élevaient à 900 $, que sa femme était une citoyenne canadienne, que ses activités professionnelles avaient été grandement limitées en raison du SRAS (elle travaille dans le secteur touristique) et qu'elle ne pouvait, seule, prendre en charge l'hypothèque. Il a déclaré qu'il était un travailleur de la construction, qu'il avait mis sur pied sa propre entreprise, qu'il avait trois employés et un revenu net de 40 000 $ et que son entreprise devrait fermer advenant son renvoi.

[9]                Les motifs invoqués pour demander que le traitement se fasse au Canada étaient les conséquences financières pour l'épouse advenant le renvoi du mari ainsi que le fait qu'ils risquaient de perdre la maison, que le demandeur avait mis sur pied une entreprise prospère et que la séparation pourrait être longue.

DÉCISION FAISANT L'OBJET DU CONTRÔLE

[10]            L'agent a résumé comme suit la position du demandeur :


[traduction] [...] Il déclare qu'il ne peut, en raison de sa situation, présenter sa demande dans un bureau des visas hors du pays parce qu'il est marié à une citoyenne canadienne et qu'il a revendiqué le statut de réfugié. La personne qui le parraine, Elena Goudz, ne veut pas qu'ils soient séparés pendant un an, délai généralement nécessaire pour le traitement des demandes pour la catégorie de la famille au consulat canadien de Kiev. Lyubomyr explique qu'Elena ne survivrait pas à sa longue absence et qu'elle en souffrirait. Elle travaille dans le secteur touristique et a été obligée de changer plusieurs fois d'emploi à cause des difficultés de ce secteur, en raison principalement du SRAS. Elle ne serait donc pas en mesure de prendre en charge une hypothèque.

Dossier de demande, page 8

[11]            L'agent a ajouté que le demandeur et sa femme ont acheté une maison de 265 000 $, qu'ils ont pris une hypothèque de 900 $ par mois et que le demandeur est un travailleur indépendant, qu'il emploie trois Canadiens et qu'il réside au Canada depuis cinq ans.

[12]            Après avoir accepté que le mariage est authentique, l'agent a examiné l'argument fondé sur les difficultés :

[traduction] [...] J'ai tenu compte du fait que la séparation des époux peut être difficile et cause de tensions dans une relation, mais, après avoir soupesé l'information fournie, je n'estime pas que la séparation n'était pas prévisible. La preuve ne me permet pas de conclure qu'Elena ne survirait pas à la longue absence de Lyubomyr et qu'elle souffrirait plus que quiconque se trouvant dans la même situation. Après avoir apprécié les questions du mariage du client et de la séparation prévue des époux, je ne suis pas d'avis que la séparation constitue un motif suffisant pour justifier une dispense.

Lorsque j'ai examiné l'établissement de Lyubomyr, j'ai tenu compte du fait que Lyubomyr Pashulya a une entreprise qui risquerait, aux dires de son avocat, de disparaître. Lyubomyr a décidé de mettre sur pied une entreprise, sachant qu'il n'avait pas la résidence permanente au Canada et qu'il devrait peut-être quitter le pays. Je n'estime pas que les difficultés mises en relief par Lyubomyr étaient inhabituelles et injustifiées ou excessives au point qu'on doive lui permettre de rester au Canada pour exploiter son entreprise.

J'ai tenu compte des trois employés canadiens qui travaillent pour Lyubomyr. La preuve est insuffisante pour établir que Lyubomyr engage trois personnes, que celles-ci sont de citoyenneté canadienne ou que le départ de Lyubomyr aurait des conséquences pour son entreprise.

Lyubomyr et Elena ont acheté ensemble une maison et font valoir qu'Elena ne serait pas en mesure de la prendre en charge avec son salaire instable. Ils ont choisi d'acheter une maison et de prendre une hypothèque trop élevée pour leurs moyens en sachant qu'il était possible que Lyubomyr doive faire sa demande de la façon habituelle, à savoir de l'étranger, et qu'ils ne devaient pas compter sur son salaire pour payer la maison.


[...] Après avoir apprécié tous les renseignements fournis, je n'estime pas qu'il existe des motifs d'ordre humanitaire suffisants pour justifier une dispense.

Dossier de demande, p. 8

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[13]            Selon le paragraphe 11(1) de la LIPR, tous les étrangers qui souhaitent stablir de façon permanente au Canada doivent, avant d'entrer au Canada, demander et obtenir un visa.

[14]            L'article 25 de la LIPR accorde cependant au ministre le pouvoir discrétionnaire d'octroyer à un étranger le statut de résident permanent ou de lever tout ou partie des obligations applicables en vertu de la loi s'il estime que des considérations d'ordre humanitaire ou l'intérêt public le justifient.

QUESTIONS

[15]            Le demandeur soulève les questions suivantes :

L'agent a-t-il commis une erreur de droit en appliquant à la présente affaire les anciennes directives au lieu des nouvelles directives?


L'agent a-t-il commis une erreur de droit en inférant que le demandeur et sa femme auraient dû savoir, lorsqu'ils ont acheté leur maison, qu'il y aurait une séparation, et en ne tenant par conséquent pas compte de ce facteur?

L'agent a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de façon appropriée d'autres facteurs d'ordre humanitaire, notamment ltablissement, et en n'examinant qu'un seul facteur, à savoir que le demandeur aurait dûsavoir les conséquences de ses actions?

L'agent a-t-il commis une erreur de droit en doutant sans raison valable de la preuve du demandeur quant à l'existence des employés et le fait qu'ils perdraient leurs emplois?

ARGUMENTATION

Demandeur

Nouvelles directives versus anciennes directives


[16]            Le demandeur a déposé sa demande d'examen bien avant l'entrée en vigueur des nouvelles directives de la LIPR. En règle générale, selon les directives IP5 en vigueur au moment de la demande, une personne ayant contractéun mariage authentique devrait, en l'absence de facteurs tels que la criminalité, être acceptée si son conjoint est prêt à la parrainer. Aux dires du demandeur, la pratique ministérielle jusqu'au changement de directives ayant suivi ldiction de la LIPR était que, en présence d'un mariage authentique et de circonstances d'ordre humanitaire attestées avant le renvoi, les demandes étaient accueillies sauf en cas de circonstances particulières exceptionnelles. Les directives IP5 énonçaient que les mariages authentiques constituaient en soi des motifs suffisants pour justifier une dispense.

[17]            Étant donné qu'il s'agissait dans la présente affaire d'un mariage authentique et qu'il n'existait aucune circonstance exceptionnelle au sens des anciennes directives, le demandeur soutient qu'on aurait dû accepter sa demande. En fait, il affirme que l'agent a reconnu ce fait à l'entrevue.

[18]            Les nouvelles directives entrées en vigueur et publiées à l'automne 2002 ont changé la politique. Selon les nouvelles directives, les époux qui se marient après une perte de statut devraient prévoir qu'il est fort possible qu'ils devront se séparer. Pour qu'une demande d'un époux sans statut soit accueillie, il doit exister d'autres facteurs d'ordre humanitaire.


[19]            Le demandeur fait valoir que l'agent aurait dû appliquer les anciennes directives. Pour les affaires traitées pendant la période de transition, il existe généralement une présomption selon laquelle les personnes qui font leur demande en vertu des anciennes règles bénéficient de celles-ci à moins d'indication expresse à l'effet contraire. On reconnaît par ailleurs que les dispositions transitoires de la LIPR indiquent clairement que la nouvelle loi et le nouveau règlement s'appliquent aux demandes soumises avant l'entrée en vigueur de la LIPR. Le règlement est toutefois silencieux quant aux dispositions transitoires concernant les directives. Celles-ci ne fournissent elles-même aucune indication à cet égard. De plus, les nouvelles directives n'ont été publiées qu'après l'entrée en vigueur de la loi et du règlement. Par conséquent, il aurait étéimpossible d'appliquer les nouvelles directives aux nouvelles affaires à compter du 28 juin 2002. Si on ne devait appliquer les nouvelles directives qu'aux affaires introduites après la publication de ces directives, les anciennes directives s'appliqueraient à certaines affaires en cours lorsque la LIPR a été édictée, alors que d'autres affaires seraient tranchées conformément aux nouvelles directives. Le demandeur soutient que cela serait manifestement injuste et arbitraire.

[20]            Le demandeur fait valoir que, étant donné que les directives ne font partie ni de la loi ni du règlement (ni les directives ni les règles transitoires n'indiquent clairement quelles directives devraient être appliquées ni ne contiennent de dispositions transitoires à cet effet) et que les nouvelles directives IP5 ne sont entrées en vigueur que beaucoup de temps après l'édiction de la LIPR, on aurait dû trancher sa demande conformément aux anciennes directives. Cela est d'autant plus vrai qu'un des principaux motifs de l'agent était que le demandeur aurait dû savoir qu'il risquait d'être renvoyé du Canada et de devoir être parrainé de l'étranger. À cet égard, le demandeur se fonde sur la présomption générale à l'encontre de la rétroactivité (voir Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.), [1977] 1 R.C.S. 271; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 634).


[21]            Le demandeur fait remarquer que, contrairement à ce que laisse entendre l'agent, la politique déclarée de la Commission de l'immigration au moment de son mariage était de permettre de traiter du Canada les demandes dans les cas où il existait un mariage authentique tel que celui qu'il a contracté. L'agent a commis une erreur de droit et a tiré une conclusion déraisonnable en disant que le demandeur aurait dû savoir que sa séparation était probable parce qu'il était frappé d'une ordonnance de renvoi lorsque, en fait, la politique du gouvernement était à l'effet contraire.

[22]            Le demandeur fait valoir que l'agent a commis une erreur de droit parce que, premièrement, il a appliqué les mauvaises directives et, deuxièmement, il a à tort présumé que le demandeur aurait dû prévoir la séparation et s'est fondé sur cette présomption pour rendre sa décision. Ainsi, le demandeur soutient que, même si elle n'est pas d'accord avec lui en ce qui concerne la question de l'applicabilité des anciennes directives, la Cour doit conclure qu'il y a eu erreur parce rien ne justifiait l'agent de conclure qu'il aurait dû savoir, lors de son mariage, qu'il y aurait une séparation.

Séparation


[23]            L'agent a affirmé que la séparation faisait partie intégrante du processus et qu'elle aurait dû être prévisible. Le demandeur a cependant aussi allégué, et l'agent ne l'a pas démenti, que la séparation serait de deux ans en l'espèce. Cette allégation se fonde sur le temps de traitement des demandes, sur le fait que le demandeur aurait besoin d'obtenir l'autorisation du ministre avant de revenir au pays ainsi que sur les difficultés inhérentes à une telle demande. L'agent aurait pu contester ce fait, mais il ne l'a pas fait. Après avoir accepté le fait qu'il y aurait probablement une séparation de deux ans, comme l'a fait valoir l'avocat du demandeur, et en l'absence de preuve à l'effet contraire, l'agent a ensuite fait remarquer que la séparation faisait partie intégrante du processus. Il est vrai que la séparation peut faire partie du processus, mais le demandeur fait valoir qu'une séparation de deux ans risque d'être très difficile pour un jeune couple. Une personne raisonnable qui examine la demande et réalise qu'une séparation de deux ans est en jeu conclurait à l'existence d'une difficulté suffisante.

[24]            En fait, le demandeur prétend que l'agent a tenu compte d'un seul facteur, à savoir que le demandeur aurait dû savoir et prévoir le résultat de ses actions, et a fait abstraction de tous les autres facteurs lorsqu'il a examiné la question de la séparation.

[25]            Le fait de ne se pencher que sur la question de la prévisibilité et de faire abstraction des autres facteurs constitue une erreur susceptible de révision. Quand le demandeur a présenté sa demande, les lignes directrices indiquaient clairement que l'existence d'un mariage authentique était en soi suffisante. Par conséquent, le demandeur n'avait pas de raison de prévoir quoi que ce soit. Les directives n'ont pas changé avant novembre 2002, date à laquelle les nouvelles directives ont expressément changé l'ancienne politique qui avait été appliquée pendant un grand nombre d'années. L'agent a commis une erreur de droit en affirmant que le demandeur aurait dû savoir qu'il serait séparé de sa femme après son mariage ou que son entreprise risquait de disparaître en raison de son renvoi quand, en fait, un an après que le demandeur ait fait sa demande, la politique était à l'effet contraire. Le demandeur n'aurait pas pu prévoir lors de son mariage, de l'achat de sa maison ou de la mise sur pied de son entreprise, que la politique changerait.


Établissement

[26]            Le demandeur prétend aussi que l'agent a également commis une erreur en ne tenant pas compte du fait qu'il était extrêmement bien établi, qu'il avait un travail et une entreprisedepuis cinq ans, qu'il perdrait s'il devait quitter le Canada. Aux termes des directives, l'agent avait l'obligation d'examiner la question de ltablissement, ce qu'il n'a pas fait de façon expresse. En n'examinant pas en bonne et due forme cette question, il a commis une erreur de droit.

[27]            L'agent a dit qu'il n'existait pas de preuve relativement à la question de l'établissement, mais l'avocat du demandeur avait fourni une preuve à cet égard que l'agent n'avait pas de raison de mettre en doute.

[28]            Le demandeur était autosuffisant, indépendant et employeur. Il compare son cas à celui dans l'affaire Raudales, où la juge Dawson a fait les remarques suivantes :

18. À mon avis, vu l'ensemble de la preuve dont il disposait, l'agent a tiré une conclusion de fait manifestement déraisonnable lorsqu'il a dit que M. Figueroa Raudales ne s'était pas établi au Canada plus que ne l'aurait fait tout autre élève d'école secondaire. Quand la collectivité donne de l'argent et fournit directement les ressources nécessaires pour subvenir aux frais de subsistance et d'éducation de M. Figueroa Raudales, quand le conseil municipal écrit au ministre de l'Immigration pour soutenir sa demande d'immigration, et quand le directeur et le surintendant d'une école écrivent eux aussi pour soutenir la demande fondée sur des considérations humanitaires, on ne saurait dire que l'établissement de M. Figueroa Raudales dans la collectivité n'est pas significative et ne se distingue pas de celle de tout autre élève. La conclusion tirée va à l'encontre de l'essentiel de la preuve.

19. L'établissement est, d'après les lignes directrices du ministre qui figurent au chapitre 5 du Guide du traitement des demandes au Canada, un facteur à considérer dans l'évaluation d'une demande fondée sur des considérations humanitaires. Sans une bonne évaluation du niveau d'établissement, il était impossible à mon avis, dans le cas présent, de dire si le fait d'obliger M. Figueroa Raudales à demander la résidence permanente depuis l'étranger entraînerait pour lui des difficultés inhabituelles, injustes ou indues.


Voir Raudales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 532 (1re inst.).

[29]            Dans la décision Jamrich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1076 (1re inst.), affaire où, selon le demandeur, les faits sont pratiquement identiques à ceux de l'espèce, le juge Blais a aussi fait les remarques pertinentes suivantes sur la question de l'établissement :

28. La présente espèce est semblable à l'affaire Raudales, précitée. La CI possède un très large pouvoir discrétionnaire pour évaluer la demande des demandeurs. Cet examen doit toutefois être fondé sur les éléments de preuve présentés.

29. J'estime que la CI en est arrivée à une conclusion de fait qui n'est pas raisonnable : les conclusions de la CI selon laquelle « leur degré d'établissement n'est pas supérieur à celui auquel on peut s'attendre à l'égard d'un réfugié qui aurait eu les mêmes possibilités au Canada » et selon laquelle elle n'est pas convaincue que dans leur cas, « leur degré d'établissement est suffisamment différent ou important pour que l'on puisse dire que la famille Jamrich est mieux établie que toute autre famille qui réside au Canada en attendant que se déroule le processus de détermination de statut de réfugié » sont manifestement déraisonnables, compte tenu des circonstances de l'espèce.

[30]            Invoquant ces précédents, le demandeur fait valoir que l'agent a, dans son unique ligne portant sur cette question, commis une erreur en affirmant que ltablissement ne causerait pas de difficultés en l'espèce. Il n'a donnéaucune explication à l'appui de cette conclusion. En fait, l'appréciation de la preuve faite dans la présente affaire était beaucoup plus superficielle que celle qui a été faite dans les affaires Raudales ou Jamrich. L'agent n'a pas exercécorrectement sa compétence pour déterminer si, étant donné le degré dtablissement du demandeur, il fallait tenir compte de motifs d'ordre humanitaire. Comme dans les décisions Raudales et Jamrich, l'agent s'est posé la mauvaise question et a ainsi commis une erreur de droit.


Défaut d'examiner la totalité de la preuve

[31]            Le demandeur soutient aussi que l'agent n'a pas examiné la totalité de la preuve. Un seul facteur pouvait ne pas suffire en soi à démonter les difficultés, mais l'ensemble de la preuve parvenait à le faire. L'agent a regardé chaque fait individuellement, mais il ne les a pas examinés cumulativement. Dans la présente affaire, les facteurs relatifs aux difficultés étaient les suivants :

a.          la séparation de deux ans pour un jeune couple;

b.          la séparation du demandeur de sa femme et la perte de leur maison;

c.          le fait que le demandeur était établi, avait un travail et une entreprise ainsi que des revenus très élevés.

[32]            Selon le demandeur, le cumul de ces faits démontrait l'existence de difficultés suffisantes pour justifier une décision favorable.

Facteurs d'ordre humanitaire

[33]            Le demandeur affirme que l'agent n'a pas tenu compte des conséquences que pourrait avoir une absence de deux ans. L'agent a mal exposé l'argument en disant que le couple était préoccupé par leur séparation d' « un an » . Cette affirmation est incorrecte parce que le demandeur soutient dans ses observations que la séparation durerait deux ans. L'agent n'a cité aucune preuve à l'effet contraire et a mal interprété la preuve qui lui a été présentée.

[34]            La séparation n'était de toutes façons qu'un des facteurs. Le demandeur a également signalé à l'agent que le couple perdrait sa maison, que le demandeur perdrait son entreprise et que ses employés se retrouveraient sans travail.

[35]            Le demandeur déclare qu'il s'agit de facteurs importants qui dépassent les conséquences normales d'une expulsion. L'agent n'a pas évalué ces facteurs d'une façon favorable comme il se devait de le faire et les a rejetés en affirmant que le demandeur aurait dû les prévoir.

Employés canadiens

[36]            Le demandeur a déclaré dans ses observations qu'il avait trois employés et que ces derniers allaient perdre leurs emplois. L'agent n'a pas demandé une corroboration de ces faits. La preuve est par conséquent non contredite. L'agent a commis une erreur de droit en mettant en doute cette preuve sans raison valable. Il existe clairement une présomption que le demandeur dit la vérité et rien au dossier ne justifie que l'on tire une conclusion défavorable quant à cette preuve. En d'autres mots, l'agent aurait dû avoir des raisons valables pour mettre en doute la véracité de l'affirmation du demandeur et il n'en a donné aucune.


Défendeur

La règle générale

[37]            La Cour fédérale a récemment rendu la décision Osadolor (Osadolor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 737 (1re inst.)), qui a traité de l'effet des nouvelles directives de novembre 2002 et de la note de service sur les opérations IP 02-09, publiée le 26 juin 2002, qui visent les demandes CH en cours mettant en cause des époux. La décision Osadolor établit qu'il n'y a pas de droit acquis à ce que la demande soit évaluée en vertu des anciennes règles parce que tant l'article 190 de la LIPR que IP 02-09 indiquent clairement que les demandes CH en cours doivent être évaluées sous le régime de la LIPR et des nouvelles directives. Ce principe est déterminant quant au premier argument du demandeur. Les prétentions du demandeur au sujet des conclusions de l'agent sur les questions de l'établissement et des difficultés ne soulèvent pas non plus d'erreur susceptible de contrôle parce que les conclusions de l'agent sont dans l'ensemble raisonnables eu égard aux faits de l'espèce. La présente affaire se distingue des affaires citées par le demandeur. En l'espèce, le demandeur ne s'est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer qu'il connaîtrait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, et l'agent l'a expliqué d'une façon adéquate dans ses motifs. Le défendeur conclut que la demande devrait être rejetée pour ce motif.


Osadolor : les demandes CH sont à bon droit tranchées en application des nouvelles directives

[38]            Le demandeur a plaidé énergiquement que l'agent a commis une erreur en n'examinant pas sa demande CH au regard des directives IP-5, à savoir des directives en vigueur au moment où il a soumis sa demande, mais la Cour a clairement statué dans la décision récente Osadolor qu'il était juste et correct que les agents d'immigration examinent les demandes CH soumises avant le 26 juin 2002 au regard des nouvelles directives et de la LIPR.

[39]            Sur la question de la transition entre les anciennes et les nouvelles directives concernant les demandes CH, le juge Kelen a tiré les conclusions suivantes dans la décision Osadolor :

a)              L'article 190 de la LIPR autorise l'application rétroactive de la nouvelle loi et du règlement : la Cour a statué dans la décision Dragan que l'article 190 exprimait clairement l'intention du législateur de réfuter la présomption à l'encontre de la rétroactivité de l'application des dispositions législatives.

Décision Osadolor, précitée, aux paragraphes 12 et 13; Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 4 C.F. 189 (1re inst.))

b)              IP O2-09 agit de façon rétroactive : La note de service sur les opérations IP-02-09 énonce, relativement aux demandes en cours au 28 juin, que « toutes les demandes pour motifs d'ordre humanitaire doivent être évaluées en vertu de la LIPR. De plus, il est à noter qu'il n'existe aucune condition qui permettrait de transférer une demande d'une catégorie à l'autre, c.-à-d. le transfert d'une demande pour motifs d'ordre humanitaire en demande de regroupement familial. » Les nouvelles directives n'ont pas force de loi, mais elles correspondent à la manière dont le défendeur applique la législation pertinente en matière d'immigration.

Décision Osadolor, précitée, au paragraphe 13

c)              Tant l'article 190 de la LIPR que IP 02-09 indiquent clairement que les demandes CH doivent être évaluées en vertu de la LIPR.

Décision Osadolor, précitée, au paragraphe 14


d)              Importation des anciennes directives après le 27 juin 2002 : les directives CH adoptées en vertu de l'ancienne Loi sur l'immigration n'avaient aucune force après l'entrée en vigueur de la LIPR parce qu'elles reflétaient la loi abrogée.

Décision Osadolor, précitée, au paragraphe 15

e)              Effet de l'intervalle entre IP 02-09 et les nouvelles directives : comme les anciennes directives concernant les demandes CH ne sont plus applicables depuis l'entrée en vigueur de la LIPR, l'intervalle de cinq mois entre la délivrance de IP 02-09 et la délivrance des directives CH ne compromet pas la déclaration claire et expresse du ministre selon laquelle les demandes CH en cours ne devraient pas être traitées différemment, c.-à-d. en vertu de la LIPR. L'intervalle entre la délivrance de IP 02-09 et la délivrance des nouvelles directives ne signifie pas que les nouvelles directives n'ont aucune force ou effet.

Décision Osadolor, précitée, aux paragraphes 15 et 17

f)              Cas où l'intervalle n'est pas pertinent : l'intervalle entre la délivrance de IP 02-09 et la délivrance des nouvelles directives n'est pas pertinent lorsque la demande CH est tranchée après l'adoption des nouvelles directives.

Décision Osadolor, précitée, au paragraphe 17

g)              Façon dont la situation des époux sans statut a changé : l'introduction de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada a changé la situation des époux sans statut au Canada : le mariage, qui constituait un facteur positif dans les décisions CH (en vertu de l'ancienne Loi sur l'Immigration), ne donne plus automatiquement le droit à une personne sans statut d'obtenir la résidence permanente au Canada (en vertu de la nouvelle LIPR).

Décision Osadolor, précitée, au paragraphe 17

h)              Aucun droit acquis de se prévaloir des anciennes directives : Selon l'arrêt Gustavson Drilling et la décision Say, le demandeur CH n'a pas un droit acquis à ce que sa demande soit évaluée selon les critères existant au moment où elle a été présentée. (Au contraire, le demandeur doit s'attendre à ce que s'appliquent les critères en vigueur au moment de l'évaluation.)

Décision Osadolor, précitée, aux paragraphes 18 et 19; décision Gustavson Drilling, précitée; Say c. M.C.I. (1997), 139 F.T. R. 165, au paragraphe 4 (1re inst.)

i)               Comme elle a un effet rétroactif, la LIPR avait aussi pour but de modifier les lois et politiques à l'égard des demandes en cours lorsqu'elle est entrée en vigueur.

Décision Osadolor, précitée, au paragraphe 20


j)               L'agent CH a correctement appliqué les nouvelles directives à la demande CH soumise en vertu de l'ancienne Loi sur l'immigration.

Décision Osadolor, précitée, au paragraphe 20     

[40]            Le défendeur soutient que la conclusion tirée dans la décision Osadolor est applicable en l'espèce. Il est question dans la présente affaire d'une demande CH qui a été soumise sous le régime de la Loi sur l'immigration, mais qui a été tranchée en 2003 sous le régime de la LIPR et des nouveaux critères énoncés dans IP-5 et après la publication de la note de service IP 02-09 le 28 juin 2002. Pour ce motif, le demandeur n'a pas démontré que l'agent a commis une erreur susceptible de contrôle en appliquant les nouvelles directives IP-5.

Contexte : cadre législatif

[41]            Conformément à l'article 6 de la LIPR, le ministre a délégué le pouvoir de prendre des décisions concernant des demandes CH à des agents d'immigration, sauf pour les exceptions prévues dans la LIPR quant aux interdictions de territoire au titre de la santé, de la criminalité, de violations de droits de la personne, du crime organisé et de la sécurité.

[42]            La décision de l'agent de ne pas accorder une dispense pour motifs d'ordre humanitaire ne comporte pas de conclusion quant aux droits légaux du demandeur et ne l'empêche aucunement de faire une demande de droit d'établissement de l'étranger (Gautam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 167 F.T.R. 124, paragraphes 9 et 10).

[43]            Un demandeur doit satisfaire à un critère élevé lorsqu'il demande d'être exempté de l'application du paragraphe 11(1) de la LIPR. La Cour a à maintes reprises affirmé que la raison d'être du processus CH était non pas d'éliminer les difficultés inhérentes au départ d'une personne qui a séjourné pendant un certain temps au pays, mais de dispenser de cette exigence le demandeur qui subirait des difficultés « inhabituelles, injustes ou excessives » s'il devait quitter le Canada pour présenter sa demande de l'étranger de la façon habituelle. Le fait que le demandeur doive vendre une maison ou une voiture ou quitter un emploi ou sa famille n'entraîne pas nécessairement des difficultés indues ou excessives; il s'agit plutôt d'une conséquence du risque pris par le demandeur en restant au Canada sans avoir un droit d'établissement (Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 10 Imm. LR. (3d) 206, aux paragraphes 12, 17, 26 (C.F. 1re inst.); Mayburov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 183 F.T.R. 280, au paragraphe 7; Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 7, au paragraphe 14).

[44]            Compte tenu de la nature factuelle de l'enquête relative aux demandes CH, de son rôle d'exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi, il convient de faire preuve d'une retenue considérable envers les décisions d'agents d'immigration exerçant les pouvoirs conférés par la LIPR et son règlement (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 62).


Examen raisonnable de la preuve

a)          Distinction d'avec les affaires Raudales et Jamrich: examen raisonnable de l'argument de l'établissement dans la présente affaire

[45]            Le demandeur invoque les décisions Raudales et Jamrich pour affirmer que les conclusions de l'agent concernant l'établissement étaient déraisonnables, mais on peut distinguer les faits de l'espèce de ceux de ces deux affaires. L'examen de la décision de l'agent confirme qu'il a tenu compte de l'établissement du demandeur au Canada, du fait qu'il a mis sur pied une entreprise, de l'existence d'employés et de l'achat d'une maison avec sa femme et de la souscription d'une hypothèque.

[46]            Contrairement aux affirmations du demandeur, les motifs de l'agent mentionnent plusieurs raisons à l'appui de sa conclusion selon laquelle le degré d'établissement du demandeur ne lui causerait pas des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives. Quoi qu'il en soit, la Cour a affirmé récemment, dans les décisions Klais et Irimie, que le degré d'établissement n'est pas déterminant pour les demandes CH; il s'agit plutôt d'un des facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si les difficultés causées sont inhabituelles ou excessives. Le demandeur n'a pas démontré que, globalement, la décision de l'agent était déraisonnable ou qu'il n'avait pas, pour toute autre raison, le droit de tirer une telle conclusion (Klais c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 785, au paragraphe 11 (1re inst.); décision Irimie, précitée, au paragraphe 20).


b)          Absence de difficultés inhabituelles, injustes ou excessives quant à l'entreprise

[47]            L'agent a conclu que le demandeur n'avait pas démontré l'existence de difficultés inhabituelles, injustes ou excessives du seul fait qu'il n'était pas autorisé à rester au Canada pour exploiter son entreprise. Cette conclusion est raisonnable vu les faits de l'espèce. Bien que le demandeur insiste sur le fait qu'il perdra son entreprise et que ses employés se trouveront sans travail s'il doit faire sa demande de résidence permanente de l'étranger, cette affirmation est théorique et n'est étayée par aucune preuve autre que la parole du demandeur.

[48]            L'agent a également explicitement tenu compte, contrairement à l'allégation du demandeur, de la prétention de celui-ci suivant laquelle il emploie « trois Canadiens » , mais il a conclu que la preuve était insuffisante pour étayer cette affirmation. Cette conclusion est raisonnable étant donné que le fardeau de la preuve reposait sur le demandeur qui devait prouver qu'il était justifié de lui accorder une dispense pour des motifs d'ordre humanitaire. Le demandeur aurait pu facilement fournir une preuve à l'appui de sa prétention (arrêt Baker, précité, au paragraphe 66).


[49]            Le défendeur fait valoir qu'il est illogique que le demandeur doive fermer son entreprise s'il doit quitter le pays pour faire sa demande de résidence permanente. Le demandeur n'a pas expliqué pourquoi il ne pourrait pas désigner un de ses employés (ou quelqu'un d'autre) pour agir comme gestionnaire pendant son absence. Par analogie, la jurisprudence en matière de sursis établit aussi qu'il n'y a pas de préjudice irréparable inhérent lorsque la fermeture d'une entreprise est hypothétique. Le défendeur soutient que le même principe s'applique en ce qui concerne le degré de difficulté inhérent à suivre la procédure habituelle lorsque la fermeture de l'entreprise ou la perte des employés sont hypothétiques (voir Akyol c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 931, au paragraphe 9 (1re inst.), qui cite Siljanovski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 923, aux paragraphes 6 et 7 (1re inst.); Startchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 690, au paragraphe 8; Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1647, au paragraphe 7 (1re inst.); Qayyum c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 192, au paragraphe 2 (1re inst.)).

[50]            Le défendeur ajoute de plus qu'il était raisonnable de la part de l'agent de prendre en considération le fait que le demandeur avait décidé de démarrer une entreprise en sachant qu'il n'avait pas la résidence permanente au Canada et qu'il était possible qu'il aurait à quitter le pays. Dans l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.), au paragraphe 19, la Cour d'appel fédérale a affirmé qu'un agent a le droit de prendre en considération le fait que les facteurs à l'appui d'une demande CH invoqués par un demandeur sont le fruit de sa propre action. Les personnes qui entrent au Canada avec l'intention de s'établir doivent être de bonne foi et respecter les exigences prévues dans la loi.


Conclusion

[51]            Selon le défendeur, l'agent n'a commis aucune erreur en appliquant en l'espèce les nouvelles directives. En concluant que le demandeur n'a pas démontré que le fait de faire sa demande de l'étranger entraînerait pour lui des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives, l'agent a tenu compte de façon appropriée de la preuve. Il a reconnu que le demandeur avait un certain degré d'établissement, mais il a conclu que les difficultés ne justifiaient pas qu'une décision favorable soit rendue relativement à la demande CH.

[52]            Contrairement aux prétentions du demandeur, l'agent a également pris en considération la période de séparation. Il a indiqué que la séparation des époux serait difficile et qu'elle créerait des tensions dans la relation, mais il n'a pas estimé que cette séparation n'était pas prévisible ou qu'elle causerait des souffrances excessives en l'espèce. L'agent a également tenu compte de l'achat de la maison par le demandeur et son épouse et des difficultés que cette dernière pourrait connaître en assumant seule les responsabilités relatives à la maison, mais il a également conclu que le demandeur et son épouse avaient fait ce choix en toute connaissance de cause et en sachant qu'il pourrait avoir à faire sa demande de résidence permanente de la façon habituelle, à savoir de l'étranger.


[53]            La Cour aurait pu tirer des conclusions différentes sur le fondement des faits de l'espèce, mais elle a dit à maintes reprises qu'elle n'avait pas pour rôle de substituer sa propre opinion à celle de l'agent. Ce dernier avait le droit de soupeser les éléments de preuve dont il était saisi et il lui était loisible de parvenir à la conclusion qu'il a tirée sur la question de l'établissement. Étant donné la norme de contrôle judiciaire selon laquelle les décisions des agents d'immigration entendant des demandes CH doivent bénéficier d'une certaine retenue, il n'est pas justifié que la Cour intervienne dans la présente affaire (Saliaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 499, au paragraphe 6 (1re inst.); Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 187, au paragraphe 27 (1re inst.)).

ANALYSE

Prévisibilité

[54]            Le demandeur soulève une série de questions, mais elles sont grandement axées sur le fait que l'agent s'est uniquement intéressé à la question de la « prévisibilité » et n'a pas adéquatement examiné les autres facteurs. En fait, le demandeur affirme que l'agent n'a examiné qu'un seul facteur, à savoir le fait que le demandeur aurait dû savoir et prévoir le résultat de ses actions, et a fait abstraction de tous les autres facteurs. Il prétend que les commentaires de l'agent au sujet de la prévisibilité étaient erronés parce que la demande a été faite sous le régime des anciennes directives et le demandeur n'aurait pas pu prévoir les difficultés étant donné l'authenticité de son mariage.


[55]            Il est vrai que l'agent mentionne la question de la « prévisibilité » à plusieurs endroits dans la décision, mais il ne fait pas abstraction de tous les autres facteurs. Je vois à la lecture de la décision que, lorsqu'il mentionne la question de la prévisibilité, l'agent se contente de dire que lorsqu'il a choisi de se marier, d'acheter une maison et de démarrer une entreprise avant d'obtenir le statut de résident permanent, le demandeur aurait dû réaliser que cela comportait le risque inhérent qu'il devrait peut-être avoir à quitter le Canada et que sa vie, la vie de sa femme et celle de ses employés seraient perturbées.

[56]            La question des directives est mentionnée à la fin de la décision dans un paragraphe distinct et, dans sa lettre en date du 15 mai 2003, M. Waldman soutient que les anciennes directives doivent s'appliquer. Il ne demande pas à l'agent d'examiner les motifs fondés sur des raisons d'ordre humanitaire d'une façon qui porterait à croire qu'il se fonde sur l'ancienne procédure. Il est pris acte des questions soulevées par M. Waldman dans le dernier paragraphe de la décision.

[57]            Selon mon interprétation de la décision, l'agent faisait uniquement remarquer, lorsqu'il mentionnait la question de la prévisibilité, qu'il était intrinsèquement risqué pour quiconque de s'établir au Canada avant d'avoir obtenu le statut de résident permanent, et l'agent ne se fonde pas sur ce risque en faisant abstraction des autres facteurs, tels que la suffisance de la preuve.

[58]            Gardant cela à l'esprit, on peut examiner tour à tour les autres points soulevés par le demandeur.

Devrait-on appliquer les anciennes directives?


[59]            Depuis que le demandeur a soulevé cette question, le juge Kelen a eu l'occasion d'examiner la question dans la décision Osadolor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 737 (1re inst.). Il a conclu qu'un demandeur n'a pas un droit acquis à ce qu'on évalue sa demande selon les critères en vigueur au moment où il a présenté sa demande et il doit s'attendre à ce qu'on applique les critères en vigueur au moment de l'évaluation de sa demande (voir les paragraphes 18 et 19). Je ne vois pas de raison de s'écarter de la position prise par le juge Kelen sur la question. Par conséquent, le demandeur n'a pas démontré l'existence d'une erreur susceptible de contrôle à cet égard.

Séparation

[60]            Dans ses observations, M. Waldman a indiqué à l'agent que la [traduction] « période de séparation serait extrêmement longue » :

[traduction] Dans les cas où les demandeurs sont frappés de renvoi, le temps normal de traitement des demandes ne s'applique pas et il y a une grande probabilité que la séparation dure deux ans ou plus.

[61]            Le demandeur soutient maintenant que l'agent n'a pas contesté la position de son avocat et que l'on doit considérer qu'il a accepté le fait que la séparation durerait deux ans, ce qu'il aurait dû constituer une difficulté suffisante pour justifier une décision favorable.


[62]            La période de séparation a été mentionnée dans la décision dans le contexte du parrainage du demandeur par sa femme, Elena, qui « ne veut pas qu'ils soient séparés pendant un an, délai généralement nécessaire pour le traitement des demandes pour la catégorie de la famille au consulat canadien de Kiev » . C'est le demandeur lui-même qui, dans sa demande, a écrit qu'elle « ne veut pas qu'ils soient séparés pendant un an [...] » .

[63]            Dans ses motifs, l'agent ne mentionne aucun nombre d'années précis qui pourrait être prévisible, mais il est clair qu'il a considéré que l'absence serait longue parce qu'il a écrit ce qui suit : « La preuve ne me permet pas de conclure qu'Elena ne survirait pas à la longue absence de Lyubomyr et qu'elle souffrirait plus que quiconque se trouvant dans la même situation. »

[64]            Autrement dit, le nombre d'années précis n'est pas mentionné dans les motifs et rien ne prouve que l'agent n'a pas tenu compte des préoccupations de M. Waldman concernant les longs délais. L'agent a de toute évidence lu la lettre parce que, à la fin de la décision, il renvoie à ce que l'avocat a mentionné relativement aux directives publiées avant et après l'édiction de la LIPR. L'agent a reconnu que l'absence serait longue, mais que le problème est que rien ne prouve qu'une longue séparation va causer des difficultés démesurées pour Elena.

[65]            Il ne s'agit pas d'un motif susceptible de justifier l'intervention de la Cour dans la décision.

Établissement

[66]            Le demandeur affirme aussi que [traduction] « [l]'agent avait l'obligation aux termes des directives d'examiner la question de ltablissement, ce qu'il n'a pas fait de façon expresse » .

[67]            Le contexte n'indique pas clairement à quelles directives le demandeur renvoie, mais la section 12.1 de IP-5, « Facteurs généraux dont [il faut] tenir compte » , mentionne que « [t]outes les demandes CH doivent être évaluées sur la base des mêmes critères de difficulté indue et injustifiée ou excessive » et qu'un des facteurs dont il faut tenir compte est « le degré d'établissement au Canada (voir la rubrique Évaluation du degré d'établissement au Canada, Section 11.2) » .

[68]            La section 11.2 est rédigée comme suit :

11.2          Le degré d'établissement du demandeur au Canada peut être un facteur dont on doit tenir compte dans certains cas, particulièrement si l'on évalue certains types de cas comme les suivants :

-                parents/grand-parents non parrainés;

-                séparation des parents et des enfants (hors de la catégorie du regroupement familial);

-                membres de la famille de fait;

-                incapacité prolongée à quitter le Canada aboutissant à l'établissement;

-                violence familiale;

-                anciens citoyens canadiens; et

-                autres cas.

Le degré d'établissement du demandeur au Canada peut supposer certaines questions, par exemple :

Le demandeur a-t-il des antécédents d'emploi stable?

Y a-t-il une constante de saine gestion financière?

Le demandeur s'est-il intégré à la collectivité par une participation aux organisations communautaires, le bénévolat ou d'autres activités?

Le demandeur a-t-il amorcé des études professionnelles, linguistiques ou autres pour témoigner de son intégration à la société canadienne?


Le demandeur et les membres de sa famille ont-ils un bon dossier civil au Canada (p. ex., aucune intervention de la police ou d'autres autorités pour abus de conjoint ou d'enfants, condamnation criminelle)?

Notes

1.              L'agent ne doit pas évaluer le potentiel d'établissement du demandeur, car cela déborde de la portée des critères d'admissibilité.

2.              On peut tenir compte de l'établissement du demandeur jusqu'au moment de la décision CH.

3.              Dans les cas du Québec, consulter la Section 10.

[69]            Dans sa décision, l'agent dit expressément qu'il a examiné « l'établissement de Lyubomyr [...] » et qu'il n'estime pas « que les difficultés mises en relief étaient inhabituelles et injustifiées ou excessives [...] » .

[70]            Encore une fois, il est possible de ne pas être d'accord avec l'évaluation de l'agent quant à la question de l'établissement, mais je ne puis dire qu'il n'a pas examiné cette question conformément aux directives.

Employés canadiens

[71]            L'avocat du demandeur a affirmé que trois employés perdraient leur travail si le demandeur devait quitter le pays. Ce dernier soutient maintenant que cette preuve est non contredite et que l'agent a commis une erreur de droit en la mettant en doute.

[72]            Dans sa décision, l'agent a écrit ce qui suit :


J'ai tenu compte des trois employés canadiens qui travaillent pour Lyubomyr. La preuve est insuffisante pour établir que Lyubomyr engage trois personnes, que celles-ci sont de citoyenneté canadienne ou que le départ de Lyubomyr aurait des conséquences pour son entreprise.

[73]            Relativement aux simples affirmations de l'avocat du demandeur concernant les employés, le demandeur a soumis une série de documents qui fournissent des renseignements de nature fiscale ou autre sur l'entreprise. L'avocat du demandeur a expressément attiré l'attention de la Cour sur un tableau des ventes et des chiffres de dépenses fourni comme preuve de la bonne marche et de l'établissement de l'entreprise.

[74]            Les chiffres des dépenses ne font état d'aucune somme payée à des employés. En fait, une entrée indique expressément que 62 975 $ ont été payés à des « sous-traitants » . Les mêmes chiffres apparaissent sur le formulaire T2124, État des résultats des activités d'une entreprise, du demandeur. Le chiffre apparaît sous la rubrique « Contrats de sous-traitance » . Aucun chiffre n'est indiqué au titre des « Salaires, traitements et avantages (y compris les cotisations de l'employeur) » .

[75]            On peut difficilement considérer que cela prouve que le demandeur a des employés canadiens. En fait, ces documents semblent tout au plus contredire une telle affirmation parce qu'aucune dépense ne figure au titre des « employés » , alors qu'il y a une entrée au titre des « sous-traitants » .


[76]            Pour ce motif, la Cour n'estime pas que les simples affirmations de l'avocat du demandeur au sujet de ses employés constituent une preuve adéquate ni que, comme le demandeur le prétend, l'agent a commis une erreur de droit en mettant en doute cette preuve sans raison valable. L'agent a donné le motif suivant : « La preuve est insuffisante pour établir que Lyubomyr engage trois personnes, que celles-ci sont de citoyenneté canadienne ou que le départ de Lyubomyr aurait des conséquences pour son entreprise » .

[77]            Je ne puis affirmer que cette conclusion était déraisonnable étant donné les documents dont disposait l'agent.

Défaut d'examiner la totalité de la preuve

[78]            Enfin, le demandeur soutient que même si l'agent a regardé chaque facteur séparément, il n'a pas examiné la totalité de la preuve. Plus particulièrement, le demandeur prétend que l'agent n'a pas examiné l'effet cumulatif de ce qui suit :

a.          la séparation de deux ans pour un jeune couple;

b.          la séparation du demandeur de sa femme et la perte de leur maison;

c.          le fait que le demandeur était établi, avait un travail et une entreprise ainsi que des revenus très élevés.

[79]            Bref, le demandeur fait valoir que, si on avait examiné l'effet cumulatif de ces points, on aurait conclu qu'ils démontraient l'existence de difficultés suffisantes pour justifier une décision favorable.

[80]            Rien n'indique que l'agent n'a pas examiné l'effet cumulatif des divers facteurs. La décision porte nécessairement sur les différentes questions mentionnées dans les directives et leur application aux faits particuliers de la demande. De plus, l'agent a écrit : « Après avoir apprécié tous les renseignements fournis, je n'estime pas qu'il existe des motifs d'ordre humanitaire suffisants pour justifier une dispense. » Il s'agit d'une formule mais, dans le contexte de l'ensemble de la décision, il n'y a pas de raison de penser que l'agent n'a pas examiné l'affaire de façon globale. Je ne suis pas d'avis qu'une erreur a été commise à cet égard.

ORDONNANCE

1.          La demande est rejetée.

2.          Il n'y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra D. de Azevedo, LL.B.

                                                     


COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                            IMM-5534-03

INTITULÉ :                           LYUBOMYR PASHULYA

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE          L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :             LE 20 JUILLET 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS ET DE

L'ORDONNANCE :                         LE 17 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :                         KRASSINA KOSTADINOV

            POUR LE DEMANDEUR

JOHN PROVART

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LORNE WALDMAN

& ASSOCIÉS

AVOCATS

TORONTO (ONTARIO)

POUR LE DEMANDEUR

MORRIS ROSENBERG

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MINISTÈRE DE LA JUSTICE

BUREAU RÉGIONAL DE L'ONTARIO

130, RUE KING, C.P. 36

TORONTO (ONTARIO) M5X LK6

POUR LE DÉFENDEUR


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