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Date : 20051222

Dossier : T‑872‑05

Référence : 2005 CF 1739

Montréal (Québec), le 22 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE M. RICHARD MORNEAU, PROTONOTAIRE

 

ENTRE :

LE NATIVE COUNCIL OF NOVA SCOTIA

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               D’après son contenu, la requête du défendeur vise à faire radier certaines portions de la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur, à savoir les deuxième et troisième moyens indiqués dans la demande. Le troisième moyen invoqué par le demandeur n’est plus contesté dans la requête en radiation, puisque, à l’audience, l’avocat du demandeur a accepté de le formuler d’une manière plus adéquate. Nous reviendrons sur ce point plus loin, au paragraphe 28.

 

[2]               Le défendeur dit dans sa requête que le deuxième moyen invoqué n’a aucune chance de réussir, qu’il est empêché par le principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et que le rejuger équivaudrait à un abus de la procédure.

 

LES FAITS

[3]               Les faits à l’origine de la requête sont les suivants.

 

[4]               Le demandeur est une société enregistrée en vertu de la Societies Act, R.S.N.S. 1989, ch. 435. Il représente les Métis ainsi que les Autochtones non inscrits ou hors réserve, et son objet est de faire valoir les droits, ancestraux ou issus de traités, dont ils jouissent.

 

[5]               En 2001, le demandeur, auquel se sont joints plusieurs demandeurs individuels, a introduit une instance contre le défendeur, le ministre des Pêches et des Océans, le ministre des Affaires indiennes et du Nord et l’interlocuteur auprès des Métis et des Indiens non inscrits (l’action de 2001). Il était allégué dans cette action que la Couronne avait manqué à son obligation de consultation en matière de droits ancestraux et d’accords de pêche.

 

[6]               Le demandeur et les demandeurs individuels sollicitaient un jugement déclaratoire disant que les défendeurs avaient manqué à leur obligation de consultation, un jugement déclaratoire indiquant la procédure à suivre à l’avenir pour que cette obligation soit respectée, enfin une injonction empêchant les défendeurs de prendre des décisions lorsqu’ils n’observeraient pas ladite procédure. Le demandeur et les demandeurs individuels sollicitaient aussi un certiorari annulant les décisions prises sans consultation.

 

[7]               Le défendeur a présenté une requête pour que soit rendue une ordonnance radiant la déclaration ou, subsidiairement, pour que certaines portions de la déclaration soient radiées et que le demandeur soit retranché des parties au litige. La décision relative à cette requête fut rendue le 4 janvier 2002 : Native Council of Nova Scotia c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 6 (ci‑après la décision Native Council). Dans cette décision, le juge Blanchard a refusé de radier la déclaration dans son intégralité car selon lui ses chances de succès n’étaient pas nulles. Toutefois, le texte de la déclaration, jugé défectueux, fut radié, et les demandeurs ont eu l’occasion de le modifier.

 

[8]               Le demandeur a perdu quant à lui sa qualité de partie au litige puisque, en tant que société enregistrée, il n’avait pas les mêmes intérêts que les demandeurs individuels. Il n’était pas une partie nécessaire à l’action puisque l’issue de cette action ne s’imposerait pas à lui et que le point litigieux pouvait être décidé sans sa participation. Il n’a pas été fait appel de cette décision.

 

[9]               Le 18 mai 2005, le demandeur déposait la demande qui fait l’objet de la présente requête. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de Pêches et Océans Canada du 22 avril 2005 d’insérer des conditions sur le permis de pêche du homard du demandeur délivré à des fins alimentaires, sociales et rituelles. Il fonde sa demande sur trois justifications : 1) la décision est contraire aux principes de justice fondamentale et à l’équité procédurale; 2) la décision est contraire à l’obligation de consulter les peuples autochtones et de répondre à leurs besoins; et 3) la décision est contraire au droit du demandeur de chasser et de pêcher à des fins alimentaires, sociales et rituelles (ce dernier moyen a été reformulé, voir le paragraphe 28 ci‑après).

 

[10]           Les défendeurs ont déposé la requête en instance le 12 août 2005, en demandant que le second moyen de la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur soit radié. La requête précisait que ce moyen n’avait aucune chance de succès et qu’il était empêché par le principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, le point litigieux en cause ayant été tranché auparavant dans la décision Native Council. Selon le défendeur, le demandeur n’a pas et ne peut pas avoir de droits ancestraux puisqu’il est une personne morale. Sans ces droits, le demandeur n’est créancier d’aucune obligation de consultation.

 

[11]           Le demandeur dit qu’il devrait avoir l’intérêt pour agir et que la décision Native Council n’a aucune incidence sur l’issue du présent litige, car elle portait entre autres sur la capacité d’un organisme tel que le demandeur de déposer un recours collectif. Le principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige ne s’applique donc pas.

 

[12]           Le demandeur est aussi d’avis que les arrêts rendus par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique, [2004] 3 R.C.S. 550, et l’affaire Nation haïda c. Colombie‑Britannique, [2004] 3 R.C.S. 511, sont plus récents que la décision Native Council et que ces deux arrêts pourraient modifier le droit relatif à l’obligation de consultation.

 

[13]           Le demandeur dit aussi que, puisque les Autochtones ne peuvent pas en pratique être aisément consultés à titre individuel, ses membres ont choisi le demandeur pour qu’il soit l’instrument par l’intermédiaire duquel ils seront consultés par le gouvernement. Le demandeur dit qu’il est validement désigné comme partie, et cela par nécessité, et qu’il a l’intérêt requis pour exiger que le défendeur s’acquitte de son obligation constitutionnelle de consultation.

 

ANALYSE

 

[14]           Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la requête du défendeur relative au deuxième moyen exposé dans la demande doit être rejetée.

 

[15]           Le critère juridique de la radiation d’un acte de procédure déposé dans une action est le suivant : est‑il manifeste et évident que la réclamation ne révèle aucune cause d’action valable? Le précédent en la matière est l’arrêt Inuit Tapirisat of Canada et Organisation nationale anti‑pauvreté c. Canada (Procureur général), [1980] 2 R.C.S. 735, page 740.

 

[16]           Dans une demande de contrôle judiciaire, comme celle dont il s’agit ici, le critère est tout aussi rigoureux. Il a été énoncé dans l’arrêt Bull (David) Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc. et autres, (1994), 176 N.R. 48, aux pages 53 à 55.

 

[17]           La Cour d’appel fédérale a jugé, dans l’arrêt David Bull, qu’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire ne serait accordée que dans des cas exceptionnels :

[L]es requêtes en contrôle judiciaire doivent parvenir au stade de l’audition le plus rapidement possible. Les objections visant l’avis introductif d’instance peuvent ainsi être tranchées rapidement dans le contexte de l’examen du bien‑fondé de la demande.

 

[. . .]

 

Nous n’affirmons pas que la Cour n’a aucune compétence, soit de façon inhérente, soit par analogie avec d’autres règles en vertu de la Règle 5 [aujourd’hui la Règle 4], pour rejeter sommairement un avis de requête qui est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli. Voir, par exemple, Cyanamid Agricultural de Puerto Rico, Inc. c. Commissaire des brevets et autre (1983), 74 C.P.R. (2d) 133 (C.F. 1re inst.); et l’analyse figurant dans la décision Vancouver Island Peace Society et autres c. Canada (Ministre de la Défense nationale) et autres, [1994] 1 C.F. 102 (1re inst.), aux pages 120 et 121; 64 F.T.R. 127 (C.F. 1re inst.). Ces cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations comme celle dont nous sommes saisis, où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[18]           Le deuxième moyen invoqué par le demandeur dans sa demande concerne « l’obligation de consulter les peuples autochtones et de répondre à leurs besoins » et l’allégation selon laquelle la décision contestée porte atteinte à cette obligation. Je relève que le demandeur ne prétend pas que la décision porte atteinte à l’obligation de le consulter lui en tant que société. Il revendique plutôt le droit de ses membres d’être consultés.

 

[19]           Le demandeur est d’avis que des particuliers ne seraient pas en mesure d’être consultés ou de contester seuls la décision qu’il juge invalide, étant donné qu’ils ne sont pas au fait de l’historique des négociations entre le demandeur et Pêches et Océans Canada. Il est donc nécessaire pour le demandeur d’agir comme leur représentant dans ce litige.

 

[20]           Je partage l’avis du demandeur, pour qui la décision rendue par la Cour dans l’affaire Native Council ne détermine pas l’issue de la présente requête, étant donné que cette décision concernait le droit du demandeur de déposer un recours collectif.

 

[21]           Il existe une jurisprudence qui donne à entendre que les droits ancestraux ne peuvent être séparés de l’obligation de consultation, notamment la décision First Nations of Saskatchewan c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 1001, à laquelle nous renvoie le défendeur. Toutefois, aucun précédent n’expose parfaitement ce principe, sans doute parce que le droit relatif à l’obligation de consultation est encore en développement. Compte tenu de l’incertitude sur le sujet, il n’est pas manifeste et évident que le défendeur soit dans le vrai.

 

[22]           Les diverses juridictions du Canada n’ont pas encore achevé de définir et d’interpréter l’obligation de consultation. Dans son arrêt Nation haïda, la Cour suprême du Canada parlait de la nécessité de consulter les « peuples autochtones » (voir par exemple le paragraphe 45) et les « groupes autochtones » (paragraphe 48). Le représentant en justice de la Première nation haïda était le Conseil de la Nation haïda; la Cour suprême ne s’est pas exprimée sur la vocation de ce groupe à tenir lieu de représentant en justice. Dans l’arrêt Taku River, il est question de l’obligation de consulter les « peuples autochtones » (paragraphe 21) et l’ensemble de la Première nation Tlingit de Taku River (voir par exemple le paragraphe 46), ainsi que de l’obligation de trouver des accommodements à leurs préoccupations. On ne lit dans ni l’un ni l’autre de ces arrêts que la Couronne est tenue de consulter les membres eux‑mêmes des communautés autochtones.

 

[23]           Les mots employés par la Cour suprême du Canada pourraient être interprétés comme des mots obligeant la Couronne à consulter également les organisations autochtones. Selon une telle interprétation, il serait sans doute possible de permettre le dépôt de recours collectifs par des groupes autochtones ne réclamant pas eux‑mêmes des droits ancestraux substantiels, en particulier dans les cas où leurs membres individuels auraient par ailleurs du mal à se faire entendre.

 

[24]           Ici, il a été porté à l’attention de la Cour que le ministre des Pêches et des Océans a effectivement consulté le demandeur à propos d’une licence antérieure, encore que le défendeur ait énergiquement précisé que ladite consultation avait porté uniquement sur des questions de gestion de la pêche et n’avait nullement prétendu reconnaître des droits ancestraux.

 

[25]           Par conséquent, la question de savoir si des droits ancestraux procéduraux peuvent exister indépendamment des droits ancestraux substantiels demeure ouverte et, selon moi, cette question requiert plus ample analyse avant d’être tranchée.

 

[26]           Récemment, la Cour suprême du Canada s’est exprimée sur l’obligation de consultation, dans l’arrêt Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69. Il s’agissait dans cette affaire de l’obligation de consulter les signataires d’un traité si les projets de développement de la Couronne risquaient de nuire à leurs droits issus du traité. La Cour suprême n’a pas véritablement répondu à la question de savoir si l’obligation de consulter les organisations autochtones pouvait être envisagée de cette façon. Il semblerait donc que cette question demeure incertaine et controversable.

 

[27]           Même s’il est possible que le second moyen de la demande déposée par le demandeur soit rejeté au fond dans un contrôle judiciaire, il n’est donc pas manifeste et évident qu’il est dépourvu de tout bien‑fondé. Le second moyen invoqué par le demandeur ne sera donc pas radié des actes de procédure.

 

[28]           Quant au troisième moyen invoqué par le demandeur, l’avocat du demandeur, comme je l’ai dit plus haut, a accepté de le remplacer par le texte suivant :

[traduction] La décision de Pêches et Océans Canada contrevient à l’arrangement sur les pêches autochtones conclu entre le MPO et le NCNS en date du 26 janvier 2005.

 

[29]           L’avocat du défendeur a souscrit pour la forme à ce nouveau texte. Naturellement, le défendeur entend toujours s’opposer sur le fond audit moyen. Par conséquent, le nouveau texte ci‑dessus est réputé remplacer le texte initial du troisième moyen de la demande, sans qu’il soit nécessaire pour le demandeur de signifier et déposer un avis de demande modifié.

 

[30]           La requête en radiation déposée par le défendeur est donc rejetée, avec dépens suivant l’issue de la cause.

 

[31]           Conformément à l’article 8 des Règles des Cours fédérales, le délai de signification et de dépôt des affidavits du défendeur est prolongé jusqu’au 27 janvier 2006.

 

 

 

« Richard Morneau »

Protonotaire

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑872‑05

 

 

INTITULÉ :                                                   LE NATIVE COUNCIL OF NOVA SCOTIA

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                        le 8 décembre 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :           Richard Morneau, protonotaire

 

DATE DES MOTIFS :                               le 22 décembre 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Bruce Clarke

Brian K. Awad

 

pour le demandeur

 

 

 

Jonathan D.N. Tarlton

 

pour le défendeur

 

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bruchell Hayman Parish

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

pour le demandeur

 

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

pour le défendeur

 

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