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Date : 20191010


Dossier : IMM-5954-18

Référence : 2019 CF 1283

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2019

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

MAIMOUNA MAHAMAT HAROUN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.  Nature de l’affaire

[1]  Mme Maimouna Mahamat Haroun demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] refusant de lui accorder le statut de réfugiée. La présente affaire a été entendue conjointement avec la demande de Mme Haroun de casser la décision d’une agente d’exécution de la loi refusant de reporter son renvoi du Canada (IMM-6542-18). Toutefois puisqu’un sursis d’exécution de cette mesure de renvoi a été accordé par la Cour en janvier 2019, les parties ont convenu lors de l’audition (et je suis d’accord avec elles) que cette dernière demande est maintenant sans objet puisque Mme Haroun ne pourrait plus être retournée dans son pays d’origine sans le bénéfice d’un Examen des risques avant renvoi.

[2]  Les présents motifs ne porteront donc que sur la décision de la SPR qui a essentiellement conclu au manque de crédibilité de Mme Haroun. Toutefois, une copie sera versée au dossier IMM-6542-18.

II.  Faits

[3]  Le récit qui suit provient du Fondement de la demande d’asile de Mme Haroun, ainsi que de son témoignage devant la SPR.

[4]  Mme Haroun est une Tchadienne qui allègue avoir été mariée de force avec l’assentiment de son père en 2010. Elle a un enfant en mars 2011 et son mari décède en juin 2012.

[5]  En septembre 2012, sa belle-famille lui retire son enfant et en novembre 2012, le frère, l’oncle, et le père de son défunt mari visite son père pour exiger que Mme Haroun respecte la coutume propre à l’ethnie de sa belle-famille qui veut qu’une veuve ait l’obligation d’épouser un frère du défunt, particulièrement lorsqu’un enfant est issu de l’union.

[6]  N’étant pas de la même ethnie, le père de Mme Haroun refuse de suivre cette coutume. On l’avise alors que s’il maintenait sa position, Mme Haroun ne reverrait jamais son fils.

[7]  Par la suite, SB, le frère du défunt mari de Mme Haroun choisi pour l’épouser, part en mission à l’étranger.

[8]  Pendant cette accalmie, Mme Haroun rencontre Lamba Kamssouloum, de qui elle tombe amoureuse. Son père lui conseille rapidement de l’épouser afin de convaincre SB de la laisser tranquille, ce qu’elle fait le 28 septembre 2014.

[9]  Le 10 juin 2015, au retour de SB, il se présente au domicile des parents de Mme Haroun pour exiger qu’elle l’épouse. Son père répond qu’elle était déjà mariée, mais SB lui dit qu’elle doit divorcer. Puisqu’il refuse de fournir l’adresse de Mme Haroun, le petit frère de Mme Haroun est battu par SB et d’autres membres de sa famille.

[10]  Mais SB et ses acolytes trouvent l’adresse de Mme Haroun et se présentent chez elle alors qu’elle est avec son mari. Ils violentent son mari mais puisqu’elle est alors enceinte d’un mois, ils l’épargnent tout en exigeant qu’elle divorce et qu’elle subisse une interruption de grossesse. Devant son refus, ils enlèvent son mari en menaçant de le torturer et de le tuer si elle persiste dans son refus de divorcer et d’interrompre sa grossesse. Elle allègue d’abord ne pas avoir revu son mari depuis cette date.

[11]  Mme Haroun se réfugie alors chez des amis vivant dans un petit village à l’extérieur de N’Djamena. Elle obtient un visa pour les États-Unis le 30 décembre 2015 et quitte le Tchad le 22 janvier 2016. Elle arrive aux États-Unis le 24 janvier 2016 et entre au Canada à Saint-Bernard-de-Lacolle le 13 février 2016. Elle complète sa demande d’asile le 26 février 2016.

[12]  Dans une première mise à jour de son Fondement de la demande d’asile, elle ajoute que son mari a réussi à quitter le Tchad pour demander l’asile au Canada le 7 août 2016. Elle ajoute que SB s’est rendu chez ses amis pour la chercher et qu’il continue à se présenter chez son père pour le menacer.

[13]  L’audience devant la SPR se tient les 29 avril 2016 et 30 janvier 2018 (la SPR a convoqué à nouveau Mme Haroun pour expliquer certaines irrégularités dans la preuve documentaire).

III.  Décision contestée

[14]  La SPR s’attarde d’abord à la preuve de l’existence du premier mari de Mme Haroun et du fils qu’elle aurait eu avec lui. Le seul document produit est l’acte de naissance du fils. Or, il appert du sceau et de la signature apposés sur ce document qu’il s’agit d’une photocopie en couleur plutôt que d’un original. Mme Haroun ne peut expliquer cette irrégularité et déclare qu’elle n’a jamais vu ce document avant l’audience. La SPR ne lui accorde donc aucun poids.

[15]  Puisqu’il s’agit de la seule preuve documentaire de l’existence du mari et du fils qui sont au centre de sa demande d’asile, la SPR estime que cela entache sa crédibilité. Mme Haroun n’a aucun document faisant foi de son mariage ou du décès de son premier mari et la SPR qualifie de non-spontanées les explications qu’elle fournit à cet égard.

[16]  À cela s’ajoute le fait qu’il y a plusieurs contradictions entre la version donnée au point d’entrée, celle contenue au Fondement de la demande d’asile, et le témoignage de Mme Haroun devant la SPR, quant aux dates de naissance et de décès de son premier mari, et quant à la date de naissance de son fils. Puisqu’il s’agit de dates importantes pour elle, la SPR ne croit pas qu’elle ait pu confondre la date de naissance de son fils avec la date de décès de son mari, simplement en raison de fait qu’elle était malade à son arrivée au Canada. Elle ne croit pas non plus que ces contradictions soient le résultat d’erreurs de la part de fonctionnaires ou d’interprètes.

[17]  La SPR a convoqué Mme Haroun pour une seconde journée d’audience afin d’expliquer l’irrégularité constatée avec le certificat de naissance de son fils et l’absence de quelque autre preuve documentaire. Mme Haroun a alors déposé le bulletin de naissance de son fils. Mais la SPR tire une inférence négative du fait que Mme Haroun n’ait pas pu expliquer de façon crédible la raison pour laquelle elle n’avait pas ce document lors du dépôt de sa demande d’asile.

[18]  Par conséquent, la SPR conclut que Mme Haroun n’a pas établi de façon crédible l’existence de son premier mari et du fils qu’elle aurait eu avec lui.

[19]  La SPR s’attarde ensuite à la preuve documentaire concernant la grossesse de Mme Haroun au moment des faits allégués dans son Fondement de la demande d’asile et au moment de son arrivée au Canada.

[20]  Mme Haroun allègue qu’elle était enceinte de huit mois lorsqu’elle a quitté le Tchad en janvier 2016 mais puisqu’elle craignait que cela ne l’empêche de monter à bord d’un avion, elle a demandé au médecin qui a complété son rapport d’échographie d’indiquer qu’elle n’avait que six mois de grossesse. Or, elle a également produit une lettre d’un médecin montréalais qui a pratiqué un examen prénatal en février 2016, et qui conclut qu’elle n’était pas enceinte et qu’il s’agissait probablement d’une pseudocyesis (grossesse nerveuse).

[21]  La SPR estime que l’hypothèse voulant que Mme Haroun ait perdu son bébé en début de grossesse est invraisemblable compte tenu du rapport d’échographie déposé en preuve et de son témoignage à l’effet qu’elle ait demandé au médecin consulté avant son départ de modifier le nombre de semaines de grossesse.

[22]  Dans ce contexte, la SPR conclut que Mme Haroun a inventé cette grossesse afin de rendre son récit plus dramatique.

[23]  Quant aux lettres du médecin et de la travailleuse sociale montréalaises, la SPR retient qu’elles reprennent essentiellement le récit de Mme Haroun et concluent qu’une grossesse nerveuse est compatible avec un syndrome de stress post-traumatique, sans mentionner sur quelle base ce diagnostic serait posé.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[24]  La présente demande soulève une seule question en litige :

La SPR a-t-elle erré en concluant que les allégations de la demanderesse ne sont pas crédibles?

[25]  La norme de la décision raisonnable est applicable aux conclusions de la SPR (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47), et la Cour doit faire preuve d’une grande réserve dans son analyse des conclusions de la SPR portant sur la crédibilité d’un demandeur d’asile.

V.  Analyse

[26]  Mme Haroun reproche à la SPR :

i) de ne pas avoir considéré les lettres du médecin et de la travailleuse sociale qui sont d’opinion que Mme Haroun souffre d’un stress post-traumatique et qu’elle a vraisemblablement fait une grossesse nerveuse compatible avec ce syndrome;

ii) d’avoir discrédité la preuve documentaire additionnelle supportant l’existence du fils né de son premier mariage, après l’avoir elle-même demandée, et

iii) de ne pas avoir tenu compte du fait que les contradictions dans son témoignage, tout au long du processus de demande d’asile, s’expliquent par son état d’esprit et par son stress post-traumatique.

[27]  D’abord il est important de bien saisir ce que la SPR avait devant elle concernant la grossesse alléguée de Mme Haroun au moment de son arrivée au Canada. Elle avait :

  La photo d’une échographie pratiquée le 16 janvier 2016, accompagnée d’un rapport d’examen signé par un médecin de l’Hôpital de la mère et de l’enfant de N’Djamena qui confirme une grossesse de 22 semaines et deux jours, ainsi qu’un placenta antérieur normal;

  La lettre du médecin montréalais indiquant que lors d’une première visite prénatale effectuée le 25 février 2016, on a constaté que Mme Haroun n’était pas enceinte et qu’il n’y avait aucune trace de fœtus. On a alors conclu qu’elle devait avoir fait une grossesse nerveuse;

  Le formulaire Fondement de la demande d’asile signé le 26 février 2016, où Mme Haroun indique qu’elle était enceinte d’un mois lors des évènements survenus chez elle en juin 2015 et qu’elle craint pour elle et pour son bébé advenant son retour au Tchad; et

  Le témoignage de Mme Haroun rendu lors de l’audience du 29 avril 2016 où elle explique pour la première fois qu’elle a demandé au médecin signataire du rapport d’échographie d’indiquer qu’elle était enceinte de six mois plutôt que huit, afin de lui permettre de voyager.

[28]  À la lecture des lettres transmises par le médecin et la travailleuse sociale en appui de la demande d’asile de Mme Haroun, il semble évident que ni l’une ne l’autre n’est informée du rapport d’échographie pratiquée au Tchad, ni de l’explication de Mme Haroun à l’effet qu’elle était enceinte d’un mois en juin 2015 et de huit mois en janvier 2016, mais qu’elle a demandé à ce qu’on indique plutôt une grossesse de six mois. Si le médecin en avait été informée, il me semble qu’elle aurait investigué davantage avant de conclure à une grossesse nerveuse. Il me semble également qu’elle aurait questionné l’authenticité ou la véracité du rapport d’échographie. Il est bien connu que l’échographie est un moyen des plus efficaces pour confirmer une grossesse et pour confirmer avec beaucoup de précision le temps de gestation. Un rapport d’échographie est bien incompatible avec une grossesse nerveuse.

[29]  Si Mme Haroun n’était pas enceinte de huit mois à son arrivée au Canada, ce qui semble évident, l’ensemble de son témoignage ne tient plus et force est de conclure que le rapport d’échographie déposé comme pièce P-8 ne concerne pas Mme Haroun. Cette conclusion est également compatible avec la partie du récit ajoutée lors de l’audience du 29 avril 2016. Puisque le rapport d’échographie est daté du 16 janvier 2016 et qu’il indique une grossesse de 22 semaines et 2 jours, il est incompatible avec le fait qu’elle était enceinte en juin 2015. Elle explique donc avoir demandé au médecin d’inscrire six mois plutôt que huit, ce à quoi le médecin aurait acquiescé.

[30]  Il n’appartenait pas à la SPR, pas plus qu’il n’appartient à la Cour, d’expliquer de telles contradictions dans la preuve d’un demandeur d’asile. La SPR était donc bien fondée de ne pas tenir compte des lettres du médecin et de la travailleuse sociale, à qui visiblement Mme Haroun n’a pas tout dit.

[31]  Je crois également qu’il était loisible à la SPR de conclure comme elle l’a fait à l’égard du bulletin de naissance du fils de Mme Haroun, produit plus de deux ans après sa demande d’asile, et en réaction aux conclusions négatives de la SPR quant aux irrégularités constatées à l’égard de l’acte de naissance. Ce n’est pas parce que la SPR a requis une preuve documentaire additionnelle qu’elle devait pour autant la juger crédible. Il lui était loisible de ne pas retenir les explications fournies pour expliquer la raison pour laquelle ce document n’a pas été déposé plus tôt.

[32]  Finalement, Mme Haroun fait valoir qu’on aurait dû tenir compte de son syndrome de stress post-traumatique pour expliquer l’ensemble des contradictions soulevées tout au long du processus de demande d’asile. Or, non seulement ce diagnostic provient du médecin et de la travailleuse sociale qui n’avaient qu’une partie de l’information pertinente concernant Mme Haroun, mais ni l’une ni l’autre n’explique sur quoi elles se fondent, outre la version des faits rapportés par Mme Haroun, pour arriver à un tel diagnostic. J’ajouterais à cela le fait que dans l’appréciation de l’ensemble de la preuve présentée par Mme Haroun, la SPR a tenu compte du fait qu’elle est une femme éduquée, détentrice d’un baccalauréat et d’un diplôme en comptabilité et finances.

[33]  Je suis donc d’avis qu’à la lumière de l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée, la SPR était bien fondée à rejeté la demande d’asile de Mme Haroun.

VI.  Conclusion

[34]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont soumis aucune question de portée générale pour fins de certification, et je suis d’avis que les faits de cette cause n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée;

  3. Une copie des présents Jugement et motifs sera versée au dossierIMM-6542-18.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5954-18

 

INTITULÉ :

MAIMOUNA MAHAMAT HAROUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 juillet 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE en chef adjointe GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 octobre 2019

 

COMPARUTIONS :

Mohamed Diaré

 

Pour la demanderesse

 

Éloïse Eysseric

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mohamed Diaré

Saint-Laurent (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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