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Date : 20190927


Dossier : IMM‑590‑19

Référence : 2019 CF 1240

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 27 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

LUCKY OMOGIE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande a trait à la demande d’asile du demandeur, un citoyen du Nigéria. Le présent contrôle vise la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (SAR) en date du 20 décembre 2018, en appel de la décision, datée du 8 janvier 2018, par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande d’asile.

[2]  La demande d’asile du demandeur concerne un incident survenu dans le cadre de l’exploitation de son entreprise d’exportation de marchandises de l’Italie au Nigéria. Il s’agit d’une mésaventure dans laquelle une cargaison de voitures d’occasion et de marchandises a été entièrement détruite. Les propriétaires des marchandises, connus sous les noms de « Tony » et de « Royal », ont exigé du demandeur d’importantes sommes d’argent et l’ont menacé de mort si l’argent n’était pas payé. Incapable de répondre à ces exigences, le demandeur a fui aux États‑Unis et, par la suite, au Canada, où il a présenté une demande d’asile fondée sur l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

[3]  Pour ce qui est de l’exposé circonstancié présenté par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile, la SPR a tiré de multiples conclusions défavorables quant à la vraisemblance. Elle a conclu qu’il bénéficiait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Port Harcourt (Nigéria).

[4]  En appel devant la SAR, le demandeur a fait valoir qu’il convenait d’infirmer la décision de la SPR parce que la preuve au dossier n’étayait pas les conclusions d’invraisemblance sur lesquelles elle s’était fondée. Il a soutenu aussi que Port Harcourt ne constituait pas une PRI raisonnable.

[5]  Pour en arriver à la décision qui fait l’objet du présent contrôle, la SAR n’a pas traité directement des arguments soulevés par le demandeur quant au caractère erroné de la décision de la SPR. Elle s’est contentée d’examiner le bien-fondé de la PRI, de même qu’une nouvelle requête présentée par le demandeur au sujet de la preuve.

[6]  L’argument qu’invoque le demandeur au stade du contrôle judiciaire se limite à la raisonnabilité de la décision rendue par la SAR au sujet de la PRI.

[7]  L’élément fondamental de la présente demande se rapporte à la manière dont la PRI a été déterminée. Nul ne conteste que la première mention de cette dernière a été faite au début de l’audience tenue devant la SPR :

[traduction]

49 Au début de l’audience, le tribunal a fait savoir qu’une possibilité de refuge intérieur était un problème pour la demande, c’est-à-dire que le demandeur d’asile bénéficiait peut-être d’une possibilité de refuge intérieur viable dans la ville de Port Harcourt, État de Rivers (Nigéria).

[8]  Il n’y a dans le dossier de la SPR aucune preuve quant à la manière dont la PRI a été choisie.

[9]  La SPR s’est permis de suggérer la PRI, mais il incombait au demandeur d’établir que Port Harcourt ne constituait pas une PRI viable, et il a fourni des éléments de preuve convaincants pour établir que celle-ci n’est pas viable.

[10]  Pour s’acquitter de son obligation à cet égard, le demandeur a fait valoir devant la SPR que, d’après ce qu’il savait, une organisation appelée la « confrérie Eiye » était un agent de risque potentiel. Cette connaissance qu’avait le demandeur découlait d’une lettre qu’il avait reçue d’un bon ami en Italie, et qui contenait le passage suivant :

[traduction]

[…] sept hommes se sont dirigés vers nous et ont donné l’ordre à Lucky d’ouvrir la porte; Lucky l’a ouverte et, quand nous sommes entrés dans son salon, le gars appelé Tony a détruit la T.V. de Lucky et nous a dit aussi qu’il faisait partie des gens qui étaient venus détruire les voitures à son lieu de travail.

Tony a dit aussi qu’il était membre d’une secte secrète appelée la confrérie Elye/Eiye [écriture manuscrite indistincte], il a dit qu’il accordait à M. Lucky un délai de deux semaines pour lui payer 9 000 euros, sans quoi il le paierait de sa vie […]

(DCT, à la p. 240.)

[11]  Le cartable national de documentation sur lequel la SPR et la SAR se sont fondées contient les renseignements suivants :

Des sources signalent que la Confrérie suprême Eiye (Supreme Eiye Confraternity – SEC) (SEC s.d.; BBC 27 janv. 2016) est aussi connue sous le nom de Maîtres de l’air (Air Lords) (ibid.; The Guardian 6 nov. 2015) ou d’Association nationale des maîtres de l’air (National Association of Airlords) SEC s.d.). Des sources définissent la confrérie Eiye comme une [TRADUCTION] « secte secrète » (The Guardian 6 nov. 2015; PM News 28 oct. 2015) ou une [TRADUCTION] « société illégale » (ibid.). Des sources écrivent aussi que la confrérie Eiye compte parmi un certain nombre de groupes similaires actifs au Nigéria (Ezeonu 19 sept. 2013, 270; ISS 31 mars 2015; Nations Unies 2014, 56).

[…]

D’après l’ONUDC, la confrérie Eiye fonctionne [TRADUCTION] « grâce à un système de cellules (appelées "forums") qui mènent leurs activités à l’échelle locale, mais qui sont liées aux autres cellules établies dans différents pays en Afrique occidentale, en Afrique du Nord, au Moyen‑Orient et en Europe occidentale » (Nations Unies 2014, 56‑57).

[…]

On peut lire dans le rapport de l’ONUDC que, selon une enquête menée en 2014 par les autorités de l’Italie, des membres de la confrérie Eiye mènent des activités en Italie depuis au moins 2008, et [TRADUCTION] « ils sont organisés et commettent des actes de violence et d’intimidation d’une façon semblable à celle qu’on peut observer chez d’autres mafias plus connues » (Nations Unies 2014, 56).

(DCT, aux p. 724‑726.)

[12]  Toujours dans l’objectif de s’acquitter de son fardeau de la preuve, le demandeur a invoqué un article de journal daté du 30 octobre 2017 et portant sur les sectes présentes dans l’État de Rivers, où se trouve la ville de Port Harcourt. Cet article indique que la « Elye of Air Lords Fraternity » (Confrérie Elye des maîtres de l’air) est une secte active dans cet État. On peut y lire également ce qui suit :

[traduction]

Depuis quelques mois, les habitants de l’État de Rivers vivent dans un état de crainte perpétuelle en raison d’une vague grandissante de sectarisme, d’enlèvements et de gangstérisme, entre autres vices sociaux.

Sous l’administration de Sir (Dr) Peter Odili, la Chambre d’assemblée de l’État de Rivers (CAER), présidée par le très honorable Chibuike Rotimi Amaechi, a adopté la Secret Cult and Similar Activities (Prohibition) Law, no 6 de 2004 (Loi interdisant les sectes secrètes et les activités semblables).

Dans cette Loi, pas moins de cent une (101) sectes sont énumérées. Et elle indique que toute personne qui soutient ou aide, sur le plan financier ou matériel, une secte ou qui, d’une manière quelconque, parraine les agissements de cette dernière commet une infraction et est passible, sur déclaration de culpabilité, d’une peine d’emprisonnement de dix (10) ans, sans option d’amende.

Malgré les pénalités énoncées dans la Loi interdisant les sectes secrètes et les activités semblables, onze (11) ans après son adoption, les agissements des sectes semblent tous les jours prendre de l’ampleur. Les hommes d’affaires ont peur d’investir dans l’État.

Le taux d’insécurité dans cet État s’intensifie donc de jour en jour, à un rythme astronomique.

L’avant-dernière semaine, un chef de la Grassroot Development Initiative (GDI) de l’État, le camarade Olale Osudu, a été abattu par des bandits armés inconnus alors qu’il rentrait d’une réunion.

Il y a quelques semaines, un jeune homme a été battu à mort à Ogbakiri, dans le secteur gouvernemental local d’Emohua, lors d’une cérémonie d’initiation liée à une secte.

La semaine dernière, pas moins de dix (10) personnes ont été brutalement assassinées dans la collectivité de Ke, dans le secteur gouvernemental local de Degema, à la suite d’une féroce bataille entre deux sectes rivales.

De nombreux hôtels situés dans la métropole de Port Harcourt et dans les environs abritent des membres de sectes. C’est la raison pour laquelle la Loi interdisant les sectes secrètes et les activités semblables précise que, pour assurer une surveillance des activités des sectes secrètes, tous les hôtels, boîtes de nuit et lieux d’affaires semblables de l’État doivent être inscrits auprès de la police dans les trois mois suivant son entrée en vigueur, et que la police délivrera un certificat d’inscription sur paiement d’une somme de plus de 500 N.

La plupart des hôtels de l’État ne se sont pas soumis aux processus d’inscription, ce qui signifie qu’ils servent de lieu sûr à des membres de sectes.

Il ressort de nos constatations que, malgré la loi qui frappe d’interdiction les sectes, certaines d’entre elles sont toujours en activité.

(DCT, à la p. 629.)

[13]  Se fondant sur la preuve du demandeur citée ci-dessus, la SAR est arrivée à la conclusion suivante :

J’ai passé en revue la preuve au dossier et le témoignage que l’appelant a présenté lors des deux audiences, et j’ai évalué ses arguments. À la suite de mon analyse indépendante, en tenant dûment compte du guide jurisprudentiel traitant des PRI, je suis d’accord avec la SPR pour dire que Port Harcourt offre à l’appelant une PRI viable au Nigéria. Je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant ne risque pas sérieusement d’être persécuté à Port Harcourt et qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, que l’appelant y vive.
[Non souligné dans l’original.]

[14]  Selon moi, les éléments de preuve produits par le demandeur établissent que la conclusion de la SAR constitue une erreur susceptible de contrôle, car elle ne concorde pas avec la preuve. Cette dernière tend à démontrer qu’il existe bel et bien un risque sérieux que le demandeur soit persécuté à Port Harcourt, et qu’il serait objectivement déraisonnable qu’il vive à cet endroit.

[15]  J’arrive donc à la conclusion que la décision de la SAR est déraisonnable.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑590‑19

LA COUR STATUE que, pour les motifs indiqués, la décision faisant l’objet du présent contrôle est infirmée, et l’affaire, renvoyée pour qu’un commissaire différent statue à nouveau sur elle.

Il n’y a pas de question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour d’octobre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑590‑19

 

INTITULÉ :

LUCKY OMOGIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 SEPTEMBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 27 SeptembrE 2019

COMPARUTIONS :

Henry Igbinoba

POUR LE DEMANDEUR

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Henry Igbinoba

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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