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Date : 20190930


Dossiers : T-455-16

T-456-16

Référence : 2019 CF 1244

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Barnes

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

ET ACTION SIMPLIFIÉE ENVISAGÉE

Dossier : T-455-16

ENTRE :

KRISTEN MARIE WHALING

(ANCIENNEMENT CONNUE SOUS LE NOM DE CHRISTOPHER JOHN WHALING)

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

Dossier : T-456-16

ET ENTRE :

WILLIAM WEI LIN LIANG

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La défenderesse présente une troisième requête en radiation dans la présente instance en réponse aux modifications que les demandeurs ont apportées à leur deuxième déclaration remodifiée.

[2]  Les parties conviennent que les requêtes peuvent être traitées par écrit. Comme les questions soulevées sont identiques, les présents motifs s’appliqueront aux deux requêtes.

[3]  Les causes d’action soulevées par les demandeurs concernent l’adoption par le Parlement d’une loi qui a par la suite été jugée inconstitutionnelle. Les demandeurs sollicitent des dommages-intérêts en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (partie I de la Loi constitutionnelle de 1892, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11), au nom du groupe proposé de détenus sous responsabilité fédérale dont la possibilité de demander une libération anticipée a été entravée par l’adoption de la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminels, LC 2011, c 11 [la LALAC]. Des détails supplémentaires sur l’historique des procédures judiciaires relatives à ces affaires se trouvent dans les décisions Whaling c Canada (Procureur général), 2017 CF 121, 374 CRR (2d) 249; Whaling c Canada (Procureur général), 2018 CF 748; Canada (Procureur général) c Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 RCS 392, et Liang c Canada (Procureur général), 2014 BCCA 190, 311 CCC (3d) 159.

[4]  La défenderesse se dit préoccupée par les allégations récemment formulées contre [traduction] « les employés de l’État, les préposés et/ou les mandataires et les acteurs de l’État » concernant une conduite illégale qui aurait eu lieu après l’adoption de la LALAC. Le principal paragraphe préoccupant est le suivant :

[traduction]

18  Après l’adoption de la LALAC, lesdits employés de l’État, préposés et/ou mandataires et acteurs de l’État ont agi de mauvaise foi, notamment :

a.  ils ont fait preuve d’insouciance;

b.  ils ont fait preuve de négligence grave;

c.  ils ont agi de manière clairement fautive;

d.  ils ont fait montre d’un aveuglement volontaire;

e.  ils ont adopté une attitude déraisonnable ou ont agi pour des motifs détournés;

f.  ils n’ont pas respecté les lois établies et incontestables qui définissent les droits constitutionnels des individus;

g.  ils ont abusé de leur pouvoir;

en adoptant un projet de loi qui, comme on les en avait prévenus, était inconstitutionnel, sachant (ou ayant dû savoir) qu’il était inconstitutionnel et qu’il porterait atteinte aux droits de ceux à qui il s’appliquait de façon rétroactive ou rétrospective.

[5]  La défenderesse soutient que l’acte de procédure ci-dessus ne révèle aucune cause d’action reconnue en droit et que, [traduction] « en théorie, il n’a aucune chance de succès ». En outre, elle affirme que la prétention selon laquelle une loi présumée valide ait pu être mise en œuvre illégalement va à l’encontre de la primauté du droit et de l’obligation de la Couronne (y compris de ses fonctionnaires et de ses mandataires) de faire observer et appliquer les lois adoptées par le Parlement. La défenderesse mentionne par ailleurs que le passage suivant de l’arrêt Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, au par. 41, [2010] 2 RCS 28 [Ward], est très clair sur ce point :

41   Le gouvernement prétend que l’arrêt Mackin s’applique en l’espèce et, en l’absence de comportement « clairement fautif » de la part de l’État, fait obstacle à la demande de M. Ward. Je ne peux retenir cette prétention. L’arrêt Mackin étaye l’affirmation générale selon laquelle les actes accomplis par l’État en vertu d’une loi invalidée par la suite n’ouvrent pas droit à des dommages‑intérêts de droit public parce qu’un bon gouvernement exige que les représentants de l’État exercent leurs fonctions en vertu des lois valides sans peur d’engager leur responsabilité si jamais la loi était invalidée. Or, le cas qui nous occupe ne porte pas sur un acte accompli par l’État en vertu d’une loi valide qui aurait été invalidée par la suite. Le raisonnement à la base du principe énoncé dans Mackin — voulant que les lois dûment promulguées soient appliquées tant qu’elles ne sont pas frappées d’invalidité — ne s’applique pas non plus en l’espèce. L’immunité visée dans l’arrêt Mackin ne trouve donc pas application ici. [Non souligné dans l’original.]

[6]  Les demandeurs font valoir que les modifications contestées ne créent pas de nouvelle cause d’action; elles apportent simplement quelques précisions à ce qui a été déjà été plaidé. Ils mentionnent également de façon informelle que les assertions en question ne s’appliquent pas aux actes des simples fonctionnaires qui étaient légalement chargés de mettre en œuvre la LALAC. À cet égard, ils concèdent que les fonctionnaires responsables de la mise en œuvre pratique de la LALAC avaient l’obligation d’appliquer la loi telle qu’elle était rédigée, du moins jusqu’à ce qu’elle soit déclarée inconstitutionnelle. Il me semble que cette reconnaissance s’accorde avec l’argument de la défenderesse voulant que la fonction publique soit légalement tenue d’appliquer les lois adoptées par le Parlement, et que ceux qui le font bénéficient d’une immunité.

[7]  La difficulté que me posent les requêtes de la défenderesse réside dans le fait que la Cour suprême du Canada n’a pas défini clairement la portée de l’immunité limitée dont bénéficient les organes législatif et exécutif du gouvernement lors de l’adoption et de la mise en œuvre d’une loi inconstitutionnelle. Comme je l’ai fait remarquer lors de l’instruction des requêtes en radiation précédentes de la défenderesse, la Cour n’a offert qu’une orientation générale pour expliquer à quel moment des dommages-intérêts sont payables dans de telles circonstances. Dans la décision Whaling c Canada (Procureur général) (2017 CF 121), j’ai exprimé la préoccupation suivante :

[15]   Je retiens le point des demandeurs selon lesquels aucun critère de démarcation permettant d’établir la responsabilité dans les affaires de ce genre ne ressort de la décision dans l’arrêt Mackin, précité. Ce qui ressort du jugement majoritaire, ce sont certaines impressions générales jumelées à une incertitude considérable à propos des limites de l’immunité limitée pour qu’une mesure législative commence et finisse. À différents passages du jugement, la Cour indique que l’immunité d’origine législative relative aux dommages-intérêts en vertu de la Charte pourrait ne pas être accordée en ce qui a trait à l’exercice d’une action gouvernementale qui est « clairement faut[ive] », « entaché[e] de mauvaise foi », « d’abus de pouvoir » « négligente », présentée avec « une attitude négligente » ou pour des « motifs détournés » ou « avec la connaissance de son inconstitutionnalité », ou qui omet de « respecter les règles de droit "établies et incontestables" qui définissent les droits constitutionnels des individus ». La question de savoir si le critère est subjectif, objectif ou quelque chose entre les deux demeure sans réponse.

[8]  Bien que les requêtes en radiation antérieures présentées en l’espèce visent la portée de l’immunité législative, dans l’arrêt Mackin c Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 RCS 405 [Mackin], la Cour suprême a parlé plus généralement de l’immunité du gouvernement et de la protection accordée à « l’État et ses représentants » lorsqu’ils exercent leurs pouvoirs « de bonne foi ». Ce point est abordé ainsi aux par. 78-79 :

78  Selon un principe général de droit public, en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages-intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle (Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42). Autrement dit, [traduction] « l’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » (K. C. Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 3, p. 487). Ainsi, au sens juridique, tant les fonctionnaires que les institutions législatives bénéficient d’une immunité restreinte vis-à-vis des actions en responsabilité civile dont le fondement serait l’invalidité d’un texte législatif. Quant à la possibilité qu’une assemblée législative soit tenue responsable pour l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle, R. Dussault et L. Borgeat confirment dans leur Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. III, p. 959, que :

Dans notre régime parlementaire, il est impensable que le Parlement puisse être déclaré responsable civilement en raison de l’exercice de son pouvoir législatif. La loi est la source des devoirs, tant des citoyens que de l’Administration, et son inobservation, si elle est fautive et préjudiciable, peut pour quiconque faire naître une responsabilité. Il est difficilement imaginable cependant que le législateur en tant que tel soit tenu responsable du préjudice causé à quelqu’un par suite de l’adoption d’une loi. [Notes infrapaginales omises.]

79  Toutefois, comme je le mentionne dans Guimond c. Québec (Procureur général), précité, depuis l’adoption de la Charte un demandeur n’est plus limité uniquement à une action en dommages‑intérêts fondée sur le droit général de la responsabilité civile. Il pourrait, en théorie, solliciter des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs à titre de réparation « convenable et juste » en vertu du par. 24(1) de la Charte. Or, l’immunité restreinte accordée à l’État constitue justement un moyen d’établir un équilibre entre la protection des droits constitutionnels et la nécessité d’avoir un gouvernement efficace. Autrement dit, cette doctrine permet de déterminer si une réparation est convenable et juste dans les circonstances. Par conséquent les raisons qui sous-tendent le principe général de droit public sont également pertinentes dans le contexte de la Charte. Ainsi, l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit « établies et incontestables » qui définissent les droits constitutionnels des individus. Cependant, s’ils agissent de bonne foi et sans abuser de leur pouvoir eu égard à l’état du droit, et qu’après coup seulement leurs actes sont jugés inconstitutionnels, leur responsabilité n’est pas engagée. Autrement, l’effectivité et l’efficacité de l’action gouvernementale seraient exagérément contraintes. Les lois doivent être appliquées dans toute leur force et effet tant qu’elles ne sont pas invalidées. Ce n’est donc qu’en cas de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir que des dommages-intérêts peuvent être octroyés (Crown Trust Co. c. The Queen in Right of Ontario (1986), 26 D.L.R. (4th) 41 (C. div. Ont.)). [Souligné dans l’original.] [Notes de bas de page omises.] [Non souligné dans l’original.]

[9]  La déclaration précitée n’écarte pas la possibilité de réclamer des dommages-intérêts en vertu de la Charte « tant [aux] fonctionnaires [qu’aux] institutions législatives » pour « [l’]adoption ou [l’]application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle ». J’accepte l’argument de la défenderesse selon lequel la mise en œuvre de bonne foi d’un instrument législatif n’entraîne pas une responsabilité en dommages-intérêts en vertu de la Charte. Toutefois, les précédents applicables ne précisent pas si les membres de l’organe exécutif qui proposent, font en sorte que soit adoptée ou ordonnent autrement à la fonction publique de mettre en œuvre une loi qu’ils savent ou qu’ils devraient savoir inconstitutionnelle sont passibles de dommages-intérêts. En ce qui a trait au principe examiné dans l’arrêt Ward, précité, au par. 18, ce n’est pas à cette étape qu’il faut écarter cette question. De plus, repousser la résolution de celle-ci à un moment ultérieur n’aura pas pour effet d’accroître le fardeau de présentation ni de prolonger indûment le procès en l’espèce.

[10]  Pour les motifs qui précèdent, la présente requête est rejetée, et les dépens suivront l’issue de la cause.

[11]  L’avocat de la demanderesse Whaling a demandé de manière informelle que l’intitulé dans le dossier no T-455-16 soit modifié ainsi : « Kristen Marie Whaling (anciennement connue sous le nom de Christopher John Whaling) ». La défenderesse a consenti au changement et il est donc ordonné avec effet immédiat.


ORDONNANCE dans les dossiers T-455-16 et T-456-16

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La présente requête est rejetée et les dépens suivront l’issue de la cause;

  2. L’intitulé dans le dossier no T-455-16 est modifié, avec effet immédiat, et le nom de la demanderesse est changé pour « Kristen Marie Whaling (anciennement connue sous le nom de Christopher John Whaling) ».

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour d’octobre 2019.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T-455-16

T-456-16

 

DOSSIER :

T-455-16

 

INTITULÉ :

KRISTEN MARIE WHALING (ANCIENNEMENT CONNUE SOUS LE NOM DE CHRISTOPHER JOHN WHALING) c SA MAJESTÉ LA REINE

DOSSIER :

T-456-16

 

INTITULÉ :

WILLIAM WEI LIN LIANG c SA MAJESTÉ LA REINE

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ordonnance et motifs :

le juge BARNES

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 30 SEPTEMBRE 2019

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Tonia Grace

David Honeyman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Cheryl D. Mitchell

Matt Huculak

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grace Snowdon & Terepocki LLP

Abbotsford (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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