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Date : 20190917


Dossier : IMM‑6468‑18

Référence : 2019 CF 1179

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 17 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

MARIA THERESA ESLABRA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Maria Theresa Eslabra demande à la Cour d’annuler la décision par laquelle a été rejetée la demande de résidence permanente qu’elle avait présentée depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire [la demande CH]. Un agent avait conclu que l’établissement de la demanderesse au Canada était normal pour une nouvelle arrivante et que son retour aux Philippines ne romprait pas les liens familiaux qu’elle avait en Amérique du Nord. Madame Eslabra soutient que l’agent a mal appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], a ignoré les éléments de preuve et n’a pas adéquatement expliqué les conclusions qu’il a tirées.

[2]  Madame Eslabra a présenté de nombreuses observations sur le caractère déraisonnable de la décision; cependant, la question centrale est celle de savoir si l’agent a tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents et de la situation de la demanderesse dans son ensemble. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que l’agent ne l’a pas fait. Par conséquent, la décision est déraisonnable et doit être annulée.

[3]  Madame Eslabra est arrivée au Canada en mars 2009 pour rendre visite à sa sœur, Vilma. Peu de temps après, Vilma a eu un cancer de l’estomac, et Mme Eslabra a obtenu un permis de séjour temporaire pour rester au Canada et prendre soin de sa sœur, qui est décédée en 2012.

[4]  En 2012, Mme Eslabra a obtenu un permis de travail et a rapidement trouvé un emploi. Au début de 2013, elle a demandé la prorogation de son permis de travail. Vision Critical, son employeur de l’époque, lui avait offert un emploi et avait reçu un avis relatif au marché du travail [l’AMT] favorable de Service Canada. Malgré cet avis favorable, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a rejeté la demande de prorogation du permis de travail.

[5]  Madame Eslabra a demandé le contrôle judiciaire de la décision de CIC de refuser la prorogation de son permis de travail. Le ministère de la Justice lui a offert de régler l’affaire et a promis qu’un autre agent procéderait à un nouvel examen de sa demande. Avant que la nouvelle décision soit rendue, Vision Critical a retiré son offre d’emploi puisque Mme Eslabra n’avait plus de permis de travail. Comme la demanderesse n’avait plus d’offre d’emploi, CIC a rejeté sa demande de permis de travail dans le cadre du nouvel examen. Madame Eslabra affirme que si CIC lui avait accordé le permis de travail lorsqu’elle a présenté sa première demande, comme il aurait dû le faire, elle aurait pu présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada au titre de la catégorie de l’expérience canadienne.

[6]  Étant donné qu’elle n’était admissible à la résidence permanente pour aucun autre motif, Mme Eslabra n’a eu d’autre choix que de présenter une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[7]  La décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire porte principalement sur l’établissement de Mme Eslabra au Canada. En effet, à la première page de la décision, dans la rubrique où l’agent devait [traduction] « décrire brièvement les facteurs énoncés par la demanderesse », celui-ci a simplement écrit [traduction] « Établissement au Canada ». Bien qu’il s’agisse effectivement de l’un des facteurs sur lesquels Mme Eslabra s’est appuyée, il ne s’agissait pas du seul qu’elle ait soulevé. L’un des facteurs importants était celui de la décision erronée antérieure de CIC, et des conséquences de celle-ci.

[8]  En ce qui concerne la décision erronée antérieure, l’avocate de Mme Eslabra a présenté les observations suivantes dans la demande CH :

[traduction]

Nous estimons que Mme Eslabra a subi un préjudice du fait de cette erreur inacceptable. Nous aimerions rappeler à la Cour que, si la prorogation du permis de travail avait été accordée (ce qui aurait dû être le cas), Mme Eslabra aurait pu occuper un emploi visé par le code 2172 de la Classification nationale des professions pendant un an, ce qui lui aurait permis de demander la résidence permanente depuis le Canada au titre de la catégorie de l’expérience canadienne. Il va sans dire que l’erreur de l’agent a déclenché une série d’événements nombreux que seule la présente demande peut permettre de corriger.

[9]  Le ministre a fait remarquer que l’agent avait mentionné la décision antérieure dans sa décision relative à la demande CH :

[traduction]

Il est à noter que, pour pouvoir faire proroger son permis de travail, la demanderesse a obtenu en avril 2013 une offre d’emploi de Vision Critical, qui a ensuite reçu un AMT favorable en juin 2013. Le 22 août 2013, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a informé la demanderesse qu’elle n’était pas admissible à l’obtention d’un permis de travail lui permettant de continuer à travailler pour la société. Le 4 septembre 2013, estimant que l’agent avait commis une erreur de droit lorsqu’il avait rendu sa décision, la demanderesse a soumis l’affaire à la Cour fédérale. Le 4 novembre 2013, elle a retiré sa demande pour qu’IRCC puisse rendre une nouvelle décision. Le 2 décembre 2013, IRCC a rendu une nouvelle décision sur l’affaire et a informé la demanderesse que, malgré un AMT valide, elle n’avait plus d’offre d’emploi et n’était donc plus admissible à un permis de travail. Aucune autre mesure n’a été demandée par la demanderesse à cet égard. [Non souligné dans l’original.]

[10]  L’avocat du ministre a soutenu que la dernière phrase ci‑dessus démontrait que l’agent avait bien tenu compte des circonstances découlant de l’erreur de CIC (maintenant IRCC). Je ne suis pas convaincu — en dépit de cette interprétation créative — que l’agent a pris en compte la décision de CIC et ses conséquences. Il n’a jamais fourni d’analyse sur l’importance de l’erreur de CIC par rapport à la situation de la demanderesse ni cherché à déterminer si cette erreur méritait que l’on tienne compte des motifs d’ordre humanitaire.

[11]  Comme l’a souligné le juge Ahmed dans la décision Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386, au par. 22 :

Quand on confie à des agents la responsabilité d’analyser une demande CH, ceux‑ci doivent déterminer si la demande est « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, au paragraphe 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338 (CAI), à la p. 350). En fait, la CSC prescrit qu’une analyse CH doit prendre en compte tous les facteurs pertinents (Kanthasamy, au paragraphe 25). Autrement dit, une analyse CH raisonnable ne se limite pas à une liste de contrôle.

[12]  Dans l’affaire Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 596, dont les faits étaient similaires à ceux de l’espèce, le juge Norris a conclu que le fait que le demandeur ait perdu la possibilité de devenir un résident permanent en raison de l’erreur antérieure du défendeur était un aspect important de la demande CH que l’agent devait évaluer et apprécier. Je suis d’accord avec lui. En l’espèce, l’erreur de CIC et les conséquences importantes pour Mme Eslabra sont un facteur pertinent qui avait été soumis à l’agent, et qui aurait dû être dûment pris en considération.

[13]  Comme l’agent n’a pas tenu compte de l’erreur antérieure commise par CIC et des conséquences de celle‑ci pour la demanderesse — un facteur pourtant très important —, la décision qui fait l’objet du contrôle ne peut être considérée comme raisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑6468‑18

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie. La décision qui fait l’objet du contrôle est annulée, et la demande doit faire l’objet d’un nouvel examen par un autre agent, conformément aux présents motifs.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour d’octobre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6468‑18

 

INTITULÉ :

MARIA THERESA ESLABRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 SEPTEMBRE 2019

 

JUGeMENT et motifs :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Preevandra K. Sapru

POUR LA DEMANDERESSE

Mélissa Mathieu

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Preevandra K. Sapru

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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