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Date : 20190911


Dossier : IMM-729-19

Référence : 2019 CF 1152

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

EDGAR ALBERTO LOPEZ GAYTAN

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre], dans laquelle il sollicite l’annulation d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] rendue le 31 décembre 2018 [la décision de la SAI].

[2]  Edgar Alberto Lopez Gaytan [le défendeur] comparaît pour la deuxième fois devant la Cour dans le cadre de cette affaire. En 2012, la juge Mactavish a accueilli la demande de contrôle judiciaire du défendeur (alors demandeur) et a renvoyé l’affaire devant un tribunal différemment constitué de la Section de l’immigration [la SI] pour nouvelle décision. Le défendeur a obtenu gain de cause devant la SI, et le ministre a interjeté appel devant la SAI.

[3]  La SAI a conclu que le ministre n’avait pas démontré que le défendeur était une personne visée à l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et a rejeté l’appel.

II.  Le contexte

A.  Les faits

[4]  Nul ne conteste les faits qui sous-tendent la présente demande et qui ont été résumés par la commissaire aux paragraphes 8 et 9 de la décision de la SAI :

[8] Les faits exposés ci-dessous ne sont pas contestés dans le présent appel. L’intimé est un citoyen du Mexique, et il s’est décrit comme une personne dépendante de la méthamphétamine cristallisée vers l’âge de 18 ans. Il achetait sa drogue aux membres du cartel de Sinaloa dans sa ville. Il a été recruté de force afin de travailler pour le cartel et il a été au service de celui-ci pendant environ 18 mois. Les membres du cartel venaient le chercher chez lui le matin, et il passait la journée à emballer et à vendre de la drogue. À la fin de la journée, il était ramené chez lui. Il lui arrivait parfois de verser des pots-de-vin à la police. Au cours de ces 18 mois, M. Lopez Gaytan a été agressé physiquement et des menaces graves ont été proférées contre lui et sa mère. Au lieu de recevoir un paiement pour ses services, M. Lopez Gaytan recevait de la drogue afin de nourrir sa dépendance.

[9] La maison utilisée pour le trafic de drogue où l’intimé travaillait a fait l’objet d’une descente de police, et l’intimé a été arrêté. Il s’est confié à la police dans l’espoir de s’affranchir du cartel. Cependant, cela ne s’est pas produit. La police l’a plutôt amenée à un endroit où des membres du cartel l’ont battu, l’ont poignardé à coups de machette et l’ont menacé de mort. Le lendemain, M. Lopez Gaytan a fait une surdose de méthamphétamine cristallisée. Il se souvient ensuite de s’être réveillé dans un centre de réadaptation. Plus tard, la mère de l’intimé a fini par apprendre où il se trouvait et elle l’a transféré dans un autre centre sous un nom d’emprunt. Il y est resté pendant trois mois et il s’est depuis affranchi de sa toxicomanie. M. Lopez Gaytan et sa mère ont vécu dans une autre ville pendant environ deux ans, puis ils sont retournés dans leur ville natale. M. Lopez Gaytan a été identifié par un membre du cartel et il a été la cible de coups de feu. Il a quitté le Mexique le lendemain.

[5]  En janvier 2012, le commissaire de la SI a conclu que le défendeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Le défendeur a invoqué sans succès le moyen de défense fondé sur la contrainte. Le commissaire de la SI a examiné la défense invoquée, mais a conclu que le défendeur n’avait pas réussi à prouver tous les éléments du critère applicable à ce moment-là pour établir la contrainte.

[6]  Le défendeur (alors demandeur) a présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI. La juge Mactavish a accueilli la demande, concluant que l’analyse faite par le commissaire de la SI à l’égard de l’élément subjectif du moyen de défense de la contrainte, soit l’existence d’un « moyen de s’en sortir sans danger », était déraisonnable [Lopez Gaytan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1075, aux par. 32-36 (Lopez Gaytan)]. La juge Mactavish a conclu que le commissaire de la SI n’avait pas examiné les répercussions de la toxicomanie du défendeur sur sa capacité d’évaluer rationnellement les moyens qu’il avait de s’en sortir, et elle a renvoyé l’affaire devant un tribunal différemment constitué de la SI pour nouvelle décision. Le ministre n’a pas fait valoir que la SI et la SAI n’avaient pas compétence pour examiner le moyen de défense fondé sur la contrainte dans le cadre d’une enquête relative à l’interdiction de territoire.

[7]  Dans une décision datée du 27 novembre 2017, un autre commissaire de la SI a conclu que la SI avait compétence pour examiner le moyen de défense fondé sur la contrainte dans les affaires d’interdiction de territoire et que le défendeur échappait à l’application de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR eu égard à ce moyen de défense. Avant l’audience, les parties ont convenu que la crédibilité du défendeur n’était pas en cause.

[8]  Le ministre a interjeté appel de cette décision devant la SAI.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  Dans une décision datée du 31 décembre 2018, la SAI a rejeté l’appel du ministre. La commissaire de la SAI a conclu que le ministre n’avait pas démontré que le défendeur est une personne visée à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, plus précisément qu’il est membre d’une organisation criminelle (décision de la SAI, au par. 20).

[10]  La commissaire de la SAI a conclu que le défendeur s’était bel et bien livré à des activités criminelles au nom du cartel de Sinaloa [le cartel], mais que ces activités criminelles avaient été réalisées sous la contrainte.

[11]  Le ministre a soutenu que le moyen de défense fondé sur la contrainte ne devrait pas être examiné au moment où il faut prononcer l’interdiction de territoire. La commissaire de la SAI a rejeté cet argument de façon sommaire, en déclarant que « [d]ans l’affaire Canada c Aly, la Cour a établi clairement que le moyen de défense fondé sur la nécessité et la contrainte peut être invoqué devant la SI et la SAI […] » [décision de la SAI, au par. 10, citant Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Aly, 2018 CF 1140 (Aly)].

[12]  La commissaire de la SAI a ensuite examiné le critère applicable à la contrainte énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Ryan (2013 CSC 3, au par. 81 [Ryan]). Le seul élément contesté du critère était l’existence d’un « moyen de s’en sortir sans danger ». La commissaire de la SAI a conclu qu’une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire n’aurait pas pu échapper à la situation de contrainte et qu’il n’existait donc aucun moyen de s’en sortir sans danger.

IV.  Les questions en litige

[13]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Le moyen de défense fondé sur la contrainte relève-t-il de la compétence de la SI et de la SAI au moment de déterminer s’il y a interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR?

  2. La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant que le défendeur n’avait aucun moyen de s’en sortir sans danger?

V.  La norme de contrôle

[14]  L’application du moyen de défense fondé sur la contrainte à un ensemble de faits est une question mixte de fait et de droit [Thiyagarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 339 (Thiyagarajah)] et la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable.

VI.  Les dispositions applicables

[15]   Le paragraphe 37(1) de la LIPR énonce les motifs d’interdiction de territoire pour criminalité organisée :

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

[16]  Le paragraphe 42.1(1) permet au ministre de dispenser le demandeur de l’application de l’article 34, des alinéas 35(1)b) et c) et du paragraphe 37(1) de la LIPR :

42.1 (1) Le ministre peut, sur demande d’un étranger, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger si celui-ci le convainc que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

VII.  Analyse

A.  Le moyen de défense fondé sur la contrainte relève-t-il de la compétence de la SI et de la SAI au moment de déterminer s’il y a interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR?

[17]  La Cour fédérale a invariablement conclu que le moyen de défense fondé sur la contrainte s’applique dans le cadre d’une procédure en interdiction de territoire (Thiyagarajah, précitée, aux par. 16-17; Lopez Gaytan, précitée, au par. 25; Ghaffari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 674, aux par. 18-23; B006 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1033, au par. 107 [B006]; Aly, précitée, aux par. 44-47). En outre, la Cour suprême du Canada a indiqué que la Section de la protection des réfugiés de la CISR peut examiner tous les moyens de défense opposables, y compris celui fondé sur la contrainte, lorsqu’elle décide si un demandeur d’asile répond à la définition de « réfugié » (Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, au par. 100 [Ezokola]).

[18]  Le ministre soutient essentiellement que la SI et la SAI n’ont pas compétence pour examiner le moyen de défense fondé sur la contrainte dans le cadre d’une procédure en interdiction de territoire, puisque c’est au ministre que le demandeur aurait dû s’adresser, en lui demandant une dispense sur le fondement du paragraphe 42.1(1) de la LIPR.

[19]  Le ministre soutient que si la SI et la SAI examinaient la défense fondée sur la contrainte dans le cadre d’une procédure en interdiction de territoire, le paragraphe 42.1(1) perdrait alors sa raison d’être. Cette disposition offre aux étrangers la possibilité de demander une dispense ministérielle pour que les faits visés à l’article 34 (sécurité), aux alinéas 35(1)b) et c) (atteinte aux droits humains ou internationaux) et au paragraphe 37(1) (activités de criminalité organisée) n’emportent pas interdiction de territoire.

[20]  Le ministre cite l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 103, aux paragraphes 64-65, pour étayer sa thèse. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la portée de la dispense ministérielle prévue au paragraphe 34(2) de la LIPR, qui a depuis été remplacé par le paragraphe 42.1(1) :

[64] Suivant l’interprétation que j’en fais, la Cour suprême a conclu dans cet arrêt que la disposition d’exception de l’article 19 de la Loi sur l’immigration s’appliquerait pour protéger les personnes qui, de bonne foi, seraient devenues membres d’organisations ou les auraient appuyées tout en ignorant qu’il s’agissait d’organisations terroristes. Il peut exister d’autres situations dans lesquelles des personnes qui tomberaient par ailleurs sous le coup du paragraphe 34(1) de la LIPR pourraient justifier leur conduite de manière à se soustraire aux conséquences d’une interdiction de territoire. Ainsi, celles qui réussiraient à convaincre le ministre qu’elles avaient été contraintes de participer à une organisation terroriste pourraient bénéficier d’une dispense ministérielle.

[65] Il existe donc des cas dans lesquels le paragraphe 34(2) de la LIPR a pour effet de permettre à des personnes qui seraient autrement interdites de territoire du fait qu’elles se sont livrées à une des activités énumérées au paragraphe 34(1) d’obtenir une dispense ministérielle. J’abonde dans le sens du juge Shore lorsqu’il écrit, au paragraphe 54 de ses motifs dans Chogolzadeh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 405, [2008] A.C.F. no 544, que « [l]a dispense, au paragraphe 34(2), n’est pas illusoire, mais elle est clairement exceptionnelle ».

[Non souligné dans l’original.]

[21]  La juge Kane a rejeté cet argument dans la décision B006, déclarant que la Cour d’appel donnait simplement un exemple des facteurs qui peuvent être pris en considération pour demander une dispense ministérielle et qu’elle ne statuait pas que la contrainte ne pouvait être soulevée comme moyen de défense dans le cadre d’une procédure en interdiction de territoire (B006, précitée, aux par. 98-103).

[22]  La juge Kane a conclu ce qui suit après avoir examiné des affaires où la contrainte et la nécessité ont été soulevées comme moyen de défense au moment de déterminer s’il y avait interdiction de territoire :

[103] Par conséquent, contrairement à ce que le [ministre] prétend, la capacité de soulever des facteurs pertinents, y compris ceux se rapportant à la contrainte, dans le cas d’une demande de dispense ministérielle n’empêche pas le demandeur d’invoquer la contrainte lorsqu’il s’agit de se prononcer sur son interdiction de territoire.

[104] De plus, les moyens de défense fondés sur la contrainte et la nécessité ont été invoqués dans des affaires portant sur l’interdiction de territoire et notre Cour en a tenu compte dans de nombreuses affaires.

[…]

[107] Il existe de nombreuses autres affaires dans lesquelles notre Cour s’est demandé si l’évaluation que la Commission avait faite de la contrainte était raisonnable. La Cour n’a jamais déclaré que ce moyen de défense ne pouvait être invoqué lors d’une enquête. La question était, comme en l’espèce, celle de savoir si l’évaluation que la Commission avait faite de la contrainte et la conclusion qu’elle avait tirée étaient raisonnables.

[23]  La juge Simpson a rejeté le même argument en ce qui concerne la défense de nécessité dans la décision Aly (Aly, aux par. 42-47).

[24]  Je conviens que le fait de pouvoir invoquer la contrainte comme facteur dans une demande de dispense ministérielle n’exclut pas la possibilité de l’invoquer également dans le cadre d’une enquête portant sur l’interdiction de territoire.

[25]  Le ministre soutient que la commissaire de la SAI a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’argument de la compétence et en faisant fi des observations de M. Anton Osterling. La commissaire de la SAI a conclu que dans la décision Aly, la Cour fédérale a clairement établi que les moyens de défense fondés sur la nécessité et la contrainte peuvent être invoqués devant la SI et la SAI (décision de la SAI, au par. 10). Le fait qu’elle n’a pas tenu compte des arguments contraires du ministre dans ses motifs ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[26]  Le ministre tente d’établir une distinction entre l’espèce et les décisions Aly et B006, puisque ces deux affaires portent sur l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Le ministre affirme que les conclusions tirées dans les décisions Aly et B006 à propos de la nécessité et de la contrainte ne devraient pas s’appliquer dans le cadre d’une procédure en interdiction de territoire où d’autres dispositions de la LIPR sont en cause.

[27]  Je ne vois aucune raison logique de faire une distinction entre les alinéas 37(1)a) et 37(1)b). Les moyens de défense fondés sur la nécessité et la contrainte sont tous deux considérés comme des excuses; le caractère involontaire au sens moral constitue le principe sous-jacent de la contrainte (Ryan, précité, au par. 23). Une personne qui se voit forcée et contrainte d’adhérer à une organisation criminelle n’agit pas volontairement.

[28]  Le ministre laisse entendre que lorsque la contrainte est invoquée dans le contexte du droit criminel, elle a pour effet d’annuler l’élément moral, ou la mens rea, nécessaire à l’infraction, et qu’aucun élément moral du genre n’est requis pour prouver l’interdiction de territoire. Toutefois, comme l’a déclaré le juge en chef Lamer dans l’arrêt R c Hibbert, « la contrainte peut constituer un “moyen de défense” de deux manières différentes – en fournissant une excuse ou en “annulant” la mens rea » (R c Hibbert, [1995] 2 RCS 973, au par. 22).

[29]  Le moyen de défense fondé sur la contrainte n’a pas pour seul objet d’annuler la mens rea. Dans les cas où la contrainte constitue un moyen de défense du fait qu’elle excuse les actes de la personne, la mens rea requise pour les actes en question est sans pertinence. Bien que le défendeur ait admis qu’il était membre du cartel, il était loisible à la SI et à la SAI d’examiner si son adhésion était volontaire ou non.

[30]  Enfin, le ministre présente un long argument concernant l’interprétation de la loi, qui se résume pour l’essentiel au fait que certaines dispositions de la LIPR concernant l’interdiction de territoire utilisent l’expression « se livrer », alors que d’autres emploient le terme « commettre ». Plus précisément, l’alinéa 37(1)a) et plusieurs alinéas du paragraphe 34(1) utilisent l’expression « se livrer », alors que certaines autres dispositions non visées par le paragraphe 42.1(1), y compris l’alinéa 35(1)a), emploient le terme « commettre ». Selon les principes d’interprétation des lois, « se livrer » et « commettre » doivent avoir des significations différentes.

[31]  L’affirmation du ministre selon laquelle les verbes « se livrer » et « commettre » doivent avoir des significations différentes n’a aucune incidence sur l’applicabilité du moyen de défense fondé sur la contrainte aux diverses dispositions de la LIPR concernant l’interdiction de territoire. Vu comme une excuse, le moyen de défense fondé sur la contrainte porte sur le caractère volontaire de l’acte en cause, qu’il s’agisse de l’adhésion à une organisation ou de tout autre acte. L’élément moral requis de « commettre » certains actes ou de « se livrer » à ceux-ci n’a aucune pertinence.

[32]  En outre, comme je l’ai déjà expliqué, l’argument du ministre va à l’encontre des décisions antérieures de la Cour, où il a été expressément établi que le moyen de défense fondé sur la contrainte s’applique lors d’une enquête sous le régime du paragraphe 34(1) et de l’alinéa 37(1)b). Il convient de souligner que dans son argumentation, le ministre ne fait aucunement mention du fait que la juge Mactavish a implicitement approuvé, dans cette même affaire, l’examen de la contrainte par la SI dans le contexte de l’alinéa 37(1)a).

[33]  Comme j’ai conclu que le moyen de défense fondé sur la contrainte s’applique dans le cadre d’une enquête sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR, la seule question qu’il reste à trancher consiste à déterminer si la SAI a commis une erreur en concluant que le défendeur n’avait aucun moyen de s’en sortir sans danger.

B.  La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant que le défendeur n’avait aucun moyen de s’en sortir sans danger?

[34]  Le moyen de défense fondé sur la contrainte a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ryan, au paragraphe 81 :

[81]  La version législative ainsi que la version de common law du moyen de défense fondé sur la contrainte sont en grande partie identiques. Elles partagent en effet les éléments constitutifs suivants :

  il doit y avoir eu des menaces explicites ou implicites de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur. Ces menaces peuvent viser l’accusé ou un tiers;

  l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, que ces menaces seront mises à exécution;

  il n’existe aucun moyen de s’en sortir sans danger. Cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

  il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;

  il doit y avoir proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige. Le préjudice causé par l’accusé ne doit pas être plus grave que celui dont il a été menacé. Cet élément est aussi évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

  l’accusé n’a participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte, et savait vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.

[35]  Le seul élément contesté est la question de savoir si le défendeur avait un « moyen de s’en sortir sans danger ».

[36]  Le ministre conteste le caractère raisonnable de la décision de la SAI au motif que la toxicomanie du défendeur ne peut avoir eu des répercussions négatives sur sa capacité de comprendre qu’il pouvait raisonnablement quitter sa ville natale, car il est revenu s’y installer environ deux ans plus tard. Le fait que le défendeur soit retourné là où il était en danger alors que son esprit n’était plus affaibli par la drogue démontre que sa toxicomanie n’était pas le facteur déterminant à l’origine de son incapacité à percevoir un moyen de s’en sortir sans danger.

[37]  Cet argument est sans fondement. La commissaire de la SAI n’a pas indiqué que la toxicomanie était le facteur déterminant dans les décisions du défendeur quant à ses allées et venues et à son lieu de résidence. En fait, la commissaire de la SAI a expressément fait référence aux facteurs suivants, qui ont eu des répercussions sur la capacité du défendeur à évaluer les moyens de s’en sortir sans danger (décision de la SAI, aux par. 16-17) :

1. les raclées répétées;

2. l’emprise psychologique de la dépendance;

3. les menaces de mort continuelles;

4. la croyance sincère que le cartel avait la volonté et la capacité de les trouver, lui et sa mère.

[38]  Le témoignage du défendeur, qui a été jugé crédible, et l’évaluation psychologique qu’il a subie en avril 2017 étayent tous deux ces conclusions.

[39]  En outre, le fait que le défendeur soit retourné dans sa ville natale après une période de sobriété ne change en rien les circonstances qui ont limité sa capacité d’évaluer les moyens de s’en sortir sans danger au moment des faits.

[40]  La commissaire de la SAI a accordé de l’importance au fait que le groupe qui menaçait le défendeur était le cartel de Sinaloa, précisant que ce cartel est « une organisation puissante qui a souvent recours à la violence pour parvenir à ses fins » (décision de la SAI, au par. 17).

[41]  La commissaire de la SAI a également conclu que lorsque le défendeur a tenté de se sortir de la situation de contrainte, la police l’a simplement ramené auprès du cartel, ce qui a eu pour effet de renforcer l’idée qu’il n’avait aucun moyen de s’en sortir sans danger (décision de la SAI, au par. 17).

[42]  Dans ses arguments, le ministre invite simplement la Cour à réexaminer la preuve. La commissaire de la SAI a accepté, à juste titre, la directive de la juge Mactavish d’examiner les répercussions de la toxicomanie du défendeur sur sa capacité d’évaluer rationnellement les moyens qu’il avait de s’en sortir.

[43]  La conclusion de la commissaire de la SAI selon laquelle une personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire n’aurait pas pu se sortir de la situation de contrainte fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). La décision était raisonnable.

VIII.  La question proposée aux fins de certification

[44]  Le ministre propose que la question suivante soit certifiée en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR :

[traduction]

1. La contrainte, un facteur dont le ministre tient lui-même compte dans le cadre de dispenses ministérielles, peut-elle également être prise en considération par la SI et la SAI lorsqu’elles évaluent l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a)?

a. Dans l’affirmative, la Commission considère‑t‑elle la contrainte comme un facteur qui annule l’élément moral de l’appartenance à une organisation criminelle ou du fait de se livrer à la criminalité, ou bien la Commission considère‑t‑elle la contrainte comme un moyen de défense?

b. Si elle doit la considérer comme un facteur qui annule un élément moral, quel serait l’élément moral ainsi annulé?

[45]  Le critère relatif à la certification d’une question a récemment été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 36 :

[36] La jurisprudence de notre Cour enseigne que, pour qu’une question soit dûment certifiée aux termes de l’article 74 de la LIPR, et que la Cour ait compétence pour entendre l’appel, la question certifiée par la Cour fédérale doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale.

[46]  Comme l’a soutenu le défendeur, la SI et la SAI ont examiné le moyen de défense fondé sur la contrainte dans des décisions antérieures. De plus, comme je l’ai déjà dit, la Cour suprême du Canada a indiqué que tous les moyens de défense opposables, y compris celui fondé sur la contrainte, peuvent être examinés par la Section de la protection des réfugiés de la CISR lorsqu’elle décide si un demandeur d’asile répond à la définition de « réfugié » (Ezokola, précité, au par. 100).

[47]  Je conclus que la SI et la SAI sont autorisées à examiner le moyen de défense fondé sur la contrainte dans le cadre d’une enquête sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. La Cour a tiré la même conclusion à l’égard des moyens de défense fondés sur la contrainte et la nécessité dans le contexte du paragraphe 34(1) et de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Cette question, qui sera déterminante quant à l’issue d’un appel, transcende les intérêts des parties au litige et soulève une question de portée générale.

[48]  Par conséquent, je suis d’avis que la question qui suit devrait être certifiée :

Pour déterminer si une personne est interdite de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, la Section de l’immigration et la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada sont-elles autorisées à prendre en considération le moyen de défense fondé sur la contrainte?

IX.  Les dépens

[49]  Le défendeur demande que des dépens de 5 000 $ lui soient adjugés.

[50]  L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, prévoit ce qui suit :

22 Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

[51]  Le défendeur soutient que des raisons spéciales justifient l’adjudication de dépens en l’espèce. Selon lui, le ministre n’a pas fourni de nouveaux éléments de preuve et a soulevé à maintes reprises les mêmes arguments pour tenter d’obtenir un résultat différent. Comme la procédure en interdiction de territoire s’est prolongée, le défendeur n’a pas été en mesure de présenter sa demande d’asile.

[52]  Dans l’arrêt Ndungu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 208, au par. 7, la Cour d’appel fédérale dresse la liste des exemples où la Cour a reconnu l’existence de « raisons spéciales » justifiant l’adjudication de dépens contre le ministre :

-  le ministre cause au demandeur une perte considérable de temps et de ressources en adoptant des perspectives incohérentes devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale;

-  un agent d’immigration contourne une ordonnance de la Cour;

-  un agent d’immigration adopte des agissements trompeurs ou abusifs;

-  un agent d’immigration délivre une décision après un délai déraisonnable et injustifié;

-  le ministre s’oppose déraisonnablement à une demande de contrôle judiciaire manifestement méritoire.

[53]  En l’espèce, le délai de cinq ans entre l’ordonnance de renvoi de 2012 et le nouvel examen de l’affaire par la SI en 2017 semble être le résultat d’une mauvaise communication et d’une dispersion des responsabilités. Le fait que le ministre a alors choisi d’exercer son droit d’appel devant la SAI et de contrôle judiciaire devant la Cour et que sa demande a été rejetée ne permet pas forcément de conclure à l’existence de raisons spéciales (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891, au par. 49).

[54]  Le ministre ne s’est pas opposé au fait que la SI a appliqué le moyen de défense fondé sur la contrainte la première fois où cette affaire a été portée devant la Cour. Cet argument n’a été invoqué qu’après que la juge Mactavish eut renvoyé l’affaire devant la SI pour nouvelle décision. En soulevant la question de la compétence devant la SI, la SAI et maintenant la Cour fédérale, et en tentant d’établir une distinction entre les alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR, le ministre a adopté des perspectives incohérentes devant la Cour fédérale entre 2012 et aujourd’hui, ce qui a causé au défendeur une perte de ressources financières et de temps.

[55]  Si le ministre avait soulevé l’argument de la compétence devant la juge Mactavish en 2012, la question aurait peut-être bien pu être réglée à l’époque.

[56]  Pour ces motifs, je conclus que des dépens de 5 000 $ devraient être adjugés au défendeur.


JUGEMENT dans le dossier IMM-729-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. La question suivante est certifiée :

Pour déterminer si une personne est interdite de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, la Section de l’immigration et la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada sont-elles autorisées à prendre en considération le moyen de défense fondé sur la contrainte?

  1. Les dépens de 5 000 $ sont adjugés au défendeur.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-729-19

 

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c EDGAR ALBERTO LOPEZ GAYTAN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 SEPTEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Stephen McLachlin

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bjorn Harsanyi

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Stewart Sharma Harsanyi – Immigration, Family and Criminal Law

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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