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Date : 20190924


Dossier : T‑921‑17

Référence : 2019 CF 1220

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

ROVI GUIDES, INC. ET

TIVO SOLUTIONS INC.

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

 

et

VIDÉOTRON S.E.N.C. ET VIDÉOTRON LTÉE

défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Par la présente requête, les demanderesses/défenderesses reconventionnelles, Rovi Guides, Inc. [Rovi] et TiVo Solutions Inc. [TiVo] [collectivement Rovi/TiVo], demandent des ordonnances de production de documents visant des tierces qui ne sont pas parties à la présente instance, Broadcom Canada Ltd. [Broadcom Canada], Samsung Electronics Canada Inc. [Samsung Canada] et Technicolor Canada Inc. [Technicolor Canada]. Rovi/TiVo demande également l’autorisation d’interroger les trois tierces ainsi que la délivrance de lettres rogatoires concernant des entités étrangères qui leur seraient liées, soit Broadcom Inc. [Broadcom É.-U.], Technicolour Connected Home [Technicolor É.-U.], Samsung Electronics America Inc. [Samsung É.-U.], et Samsung Electronics Co. Ltd. en République de Corée [Samsung Corée].

[2]  Parmi ces entités, les six premières ont été désignées dans une requête en autorisation d’interrogatoire préalable de tiers présentée antérieurement par Rovi/TiVo, tandis que Samsung Corée est mise en cause pour la première fois dans la présente requête. Je m’étendrai davantage sur cette requête plus loin.

[3]  Les défenderesses/demanderesses reconventionnelles, Vidéotron S.E.N.C. et Vidéotron Ltée [collectivement Vidéotron] ainsi que les sept tiers s’opposent à la présente requête pour divers motifs, notamment :

  • a) Rovi/TiVo n’a pas établi que les tierces désignées dans la requête sont effectivement en possession des renseignements qu’elle recherche;

  • b) la portée de l’interrogatoire de tiers recherchée par Rovi/TiVo est trop vaste et floue et n’est pas permise selon les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles];

  • c) Rovi/TiVo n’a pas démontré qu’elle a pris les mesures préalables nécessaires pour procéder à l’interrogatoire de tiers au titre des articles 233 et 238 des Règles;

  • d) Rovi/TiVo n’a pas la capacité d’utiliser quelque interrogatoire de tiers proposé comme élément de preuve à l’instruction, de sorte que l’utilité de sa demande est limitée;

  • e) la délivrance de lettres rogatoires pour l’interrogatoire de tiers étrangers ne convient pas dans les circonstances.

[4]  Vidéotron s’oppose également à l’interrogatoire de tiers proposé, au motif que cela lui occasionnera un préjudice réel, des retards indus, des inconvénients et des dépenses, notamment en ce qui concerne la date limite du 25 octobre 2019 pour l’échange de rapports d’experts principaux, de même que la date de l’instruction fixée à mars 2020.

[5]  Vidéotron a riposté au moyen d’une requête distincte visant à radier tous les actes de procédure relatifs aux brevets invoqués par TiVo, au motif que Rovi/TiVo n’est toujours pas en mesure de déterminer, à cette étape tardive de l’instance, si les fonctionnalités de mode d’enrichissement et d’alignement temporel de ses boîtes numériques sont mises en œuvre de la façon invoquée dans les revendications des brevets de TiVo. Vidéotron prétend que la présente requête n’est qu’une simple recherche à l’aveuglette par laquelle Rovi/TiVo espère trouver des éléments de preuve pour étayer l’ensemble de son allégation de contrefaçon.

[6]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la requête de Rovi/TiVo doit être rejetée dans son intégralité. La requête de Vidéotron a également été rejetée pour les motifs exposés de vive voix à l’audience.

I.  L’historique de la procédure

[7]  Il est important d’examiner brièvement les questions soulevées dans les actes de procédure ainsi que les diverses étapes que les parties ont franchies avant de comparaître devant moi le 17 septembre 2019.

[8]  Le 23 juin 2017, Rovi/TiVo a introduit l’action sous-jacente au moyen d’une déclaration. Il y est allégué que Vidéotron aurait, notamment, contrefait certaines revendications [les revendications] de deux brevets appartenant à TiVo.

[9]  Le brevet canadien n° 2323539 [le brevet 539] a trait de façon générale aux appareils et aux méthodes qui permettent le passage ou la saisie de flux linéaires continus d’information numérique, tout en donnant l’apparence d’un flux stocké localement, et à certaines fonctionnalités communément appelées « mode d’enrichissement », y compris la capacité de procéder à l’arrêt sur l’image, à l’avance rapide et au retour en arrière de la télévision en direct.

[10]  Le brevet canadien n° 2333460 [le brevet 460] a trait de façon générale aux appareils et aux méthodes qui permettent le stockage et la lecture simultanés de données multimédias, ou ce qu’on appelle communément la fonctionnalité de l’« alignement temporel » (c.-à-d. la capacité d’enregistrer une émission de télévision tout en regardant la même émission ou une autre émission). Les revendications du brevet 460, y compris la revendication 26, décrivent les méthodes et les appareils utilisés pour le stockage et la lecture simultanés de données multimédias (alignement temporel) comportant une source de données physique qui reçoit et stocke des données, un certain nombre d’« objets » interdépendants, tels l’objet source, l’objet transformation et l’objet puits, ainsi qu’un décodeur qui convertit les données en signaux de télévision et les envoie à un téléviseur.

[11]  Rovi/TiVo fait valoir que Vidéotron fournit, entre autres services, des émissions de télévision, des vidéos sur demande et des capacités d’enregistrement vidéo personnel aux abonnés au moyen de boîtes numériques, et que ces boîtes numériques offrent aux abonnés diverses fonctionnalités telles que le mode d’enrichissement et l’alignement temporel. Rovi/TiVo fait valoir en outre que ces boîtes numériques constituent ou contiennent les appareils, et les méthodes d’effet, pour la mise en œuvre du mode d’enrichissement et de l’alignement temporel, comme ils sont décrits et revendiqués dans les revendications des brevets TiVo.

[12]  Les terminaux que Rovi/TiVo a désignés à l’origine dans sa déclaration comme contrefaisant ses revendications étaient l’Illico 4K Ultra HD PVR Samsung VD940CJ et le Terminal PVR Samsung 8340 HD. Rovi/TiVo a modifié son acte de procédure le 17 juin 2019 pour y ajouter le 4K Ultra HD Technicolor 10455 HD.

[13]  Vidéotron nie les allégations de contrefaçon. Au moyen d’une demande reconventionnelle, elle allègue que les revendications sont invalides pour cause d’antériorité, d’évidence et de double brevet.

[14]  Le 22 septembre 2017, la protonotaire Mandy Aylen a été nommée responsable de la gestion de l’instance. La protonotaire Aylen a été appelée à intervenir et à trancher de nombreuses questions de procédure soulevées par les parties au cours des deux dernières années.

[15]  Le 11 octobre 2017, Rovi/TiVo a déposé une déclaration modifiée. Les parties ont par la suite convenu d’un calendrier d’instance, notamment des dates limites pour la signification et le dépôt de leurs actes de procédure respectifs ainsi que de la signification d’un plan en matière de communication préalable au plus tard le 20 novembre 2017.

[16]  Le 30 octobre 2017, Vidéotron a produit sa défense et demande reconventionnelle.

[17]  Rovi/TiVo a déposé une deuxième déclaration modifiée le 13 novembre 2017.

[18]  Par une ordonnance datée du 7 février 2018, la protonotaire Aylen a fixé un calendrier pour la production des autres actes de procédure dans le cadre de l’action. Elle a ordonné que les documents à produire soient échangés au plus tard le 16 juillet 2018 et que les interrogatoires préalables soient terminés au plus tard le 31 octobre 2018. L’annexe « A » de l’ordonnance établit un calendrier détaillé de la poursuite de l’action dans le but de procéder à l’instruction avant la fin de décembre 2019.

[19]  La procédure écrite a finalement été close après que Vidéotron ait déposé sa réponse reconventionnelle le 26 février 2018.

[20]  Dans une lettre au greffe datée du 28 septembre 2018, l’avocate de Rovi/TiVo a fait savoir que les parties avaient échangé des documents et que les interrogatoires préalables devaient être conclus au plus tard le 9 novembre 2018. L’avocate a également demandé que les dates de l’instruction soient fixées le plus tôt possible.

[21]  Les avocats des parties ont par la suite transmis au greffe des lettres faisant état du nombre de témoins qu’ils avaient l’intention de convoquer et leur estimation de la durée de l’instruction. Il convient de noter que la lettre de l’avocate de Rovi/TiVo du 9 octobre 2018 ne fait aucune mention de témoins non parties à l’instance ou de toute requête prévue visant à contraindre des tiers à produire des documents.

[22]  Par une ordonnance datée du 7 novembre 2018, l’instruction a été fixée pour se tenir à Toronto, en Ontario, le 3 février 2020, pour 20 jours.

[23]  Le 22 novembre 2018, l’avocat de Vidéotron a présenté une lettre énonçant l’ordre du jour proposé pour la conférence de gestion de l’instance qui devait avoir lieu plus tard ce jour‑là. L’avocat a donné avis de l’intention de ses clientes de présenter deux requêtes, notamment une requête en radiation des allégations relatives aux deux brevets de TiVo, au motif qu’elles n’avaient aucun fondement. Il a souligné qu’après quatre jours d’interrogatoire du représentant de Vidéotron, Rovi/TiVo a été incapable de signaler des faits ou des éléments de preuve pour étayer les allégations de contrefaçon de ses deux brevets.

[24]  À peine l’avocat de Vidéotron avait-il expédié sa lettre que l’avocate de Rovi/TiVo a répondu par une autre lettre. Des passages pertinents de cette lettre sont reproduits ci-dessous :

[traduction]

  Nous avons avisé l’avocat de Vidéotron que les renseignements de tiers ou l’interrogatoire préalable de tiers seront nécessaires, puisque Vidéotron a indiqué, lors du processus de communication préalable, que des renseignements techniques (et en particulier le code source) relatifs aux éléments suivants ne lui étaient pas accessibles : (1) le logiciel de guide de programme utilisé par Vidéotron (constitué en grande partie d’un code Alticast exclusif); (2) le logiciel du fabricant de la boîte numérique (de Cisco/Technicolor et Samsung); (3) le logiciel de la puce (de Brodacom [sic]).

[…]

Requête des demanderesses en vue d’obtenir des renseignements de tiers : les demanderesses ont fondé leurs allégations de contrefaçon sur des faits provenant de sources de renseignements accessibles au public, ainsi que sur la fonctionnalité observée des boîtes numériques utilisées par Vidéotron pour fournir des services à ses clients. Ces allégations ont été formulées en détail dans plus de 80 pages de précisions portant sur les brevets TiVo seulement.

Dès le début des échanges de lettres et de précisions entre les parties, il a été envisagé que les renseignements de tiers étaient pertinents aux allégations de contrefaçon et que, s’ils n’étaient pas obtenus par les défenderesses de leurs fournisseurs, ils devaient l’être de ces tierces. Conformément à la jurisprudence de la Cour, les demanderesses ont tenté d’obtenir les éléments de preuve nécessaires des défenderesses avant de s’adresser à la Cour pour ce qui est de la question des tierces.

Comme il est indiqué ci-dessus, il est devenu évident, pendant la communication préalable, que les défenderesses ne possédaient que peu de renseignements au sujet de diverses parties de la technologie faisant l’objet du litige, notamment des renseignements limités ou aucun renseignement concernant le code relatif au logiciel de guide de programme, au logiciel de la boîte numérique et au logiciel de la puce. Ainsi, les demanderesses exigeront des éléments de preuve de la part de tiers pour prouver les faits exposés dans les actes de procédure et les précisions.

Les demanderesses sont en train de préparer la présente requête et entendent la déposer à la fin de janvier ou au début de février, une fois que nous aurons eu l’occasion de consulter nos experts quant aux éléments de preuve nécessaires, c.‑à‑d. la totalité des renseignements énoncés ci‑dessus ou un sous‑ensemble de ceux-ci.

Requête des défenderesses en radiation des allégations de contrefaçon des deux « brevets Tivo [sic] » : les défenderesses ont fait savoir qu’elles ont l’intention de présenter une requête en radiation, au motif qu’il n’y a aucun fondement aux allégations de contrefaçon des deux brevets TiVo. Une telle requête ne devrait être entendue qu’à la conclusion de la communication préalable. Il est prématuré d’aborder les questions soulevées par les demanderesses, alors que des précisions détaillées sur la contrefaçon ont été fournis avant la communication préalable, que l’interrogatoire préalable des sociétés n’est pas terminé, et que l’interrogatoire préalable de tiers n’est pas terminé et a toujours été envisagé.

[25]  À la suite d’une conférence de gestion de l’instance avec les avocats des parties le 22 novembre 2018, la protonotaire Aylen a donné des directives afin que les requêtes proposées par Vidéotron soient entendues après l’audition de la requête relative au refus de Rovi/TiVo et de sa requête visant la production de documents par des tiers ou leur interrogatoire préalable.

[26]  D’autres directives ont été données aux parties le 5 décembre 2018. La protonotaire Aylen a fait savoir qu’elle retarderait l’établissement du calendrier complet menant à l’instruction. Elle a ordonné que la requête en autorisation d’interrogatoire préalable de tiers proposée par Rovi/TiVo soit entendue le 14 mars 2019 et que les parties continuent dans l’intervalle de respecter les délais convenus précédemment.

[27]  Le 7 janvier 2019, la protonotaire Aylen a tenu une conférence de gestion de l’instance pour examiner une demande visant à fixer une nouvelle date d’instruction dans la présente instance, soit le dossier T‑921‑17, de même qu’une instruction conjointe dans deux autres instances introduites par Rovi/TiVo contre des entités de Bell et de Telus, soit les dossiers T‑113‑18 et T‑206‑18 respectivement. Les parties ont demandé que les deux instructions se déroulent en tandem, que le même juge préside les deux instructions et que le juge désigné soit bilingue. Les parties ont également demandé que le juge d’instance attende la fin de la deuxième instruction avant de rendre sa décision dans la première instance.

[28]  La proposition des parties a été transmise à l’administrateur judiciaire et acceptée par le juge en chef. J’ai été chargé d’entendre les deux instances le 10 janvier 2019, selon ce qui a été convenu entre les parties.

[29]  Par des ordonnances datées du 3 février 2019, la protonotaire Aylen a reporté l’instruction de la présente affaire au 9 mars 2020 ainsi que l’instruction conjointe des dossiers T‑113‑18 et T‑206‑18 au 25 mai 2020.

II.  La première requête en autorisation d’interrogatoire préalable de tiers de Rovi/TiVo

[30]  Le 8 février 2019, Rovi/TiVo a présenté sa requête en vue de la production de diverses catégories de documents et, au besoin, de l’interrogatoire préalable de Broadcom Canada, de Samsung Canada et de Technicolor Canada, ainsi que de la délivrance de lettres rogatoires aux tribunaux des États‑Unis pour solliciter leur assistance pour l’obtention de documents et l’interrogatoire préalable de Broadcom É.-U., de Samsung É.-U. et de Technicolor É.-U.

[31]  Suivant l’ordonnance de la protonotaire Aylen datée du 29 mars 2019, Broadcom Canada et Broadcom É.-U. [collectivement Broadcom] devaient produire certaines catégories de renseignements recherchés par Rovi/TiVo, autres que le code source, et répondre à des interrogatoires écrits de Rovi/TiVo et de Vidéotron au sujet des documents produits. La requête a par ailleurs été rejetée sous réserve du droit de Rovi/TiVo de présenter une requête en vue de la production d’un code source de Broadcom à la suite de son examen des documents de Broadcom et des réponses de celle-ci aux interrogatoires écrits. L’ordonnance a également été rendue sous réserve de la capacité de Rovi/TiVo de présenter une nouvelle demande de redressement contre « Technicolor » à la suite de toute modification de son acte de procédure qui mettrait en cause la pertinence des boîtes numériques ou des puces de Technicolor.

[32]  Broadcom a produit des documents le 8 avril et le 3 mai 2019 et a fourni des réponses à l’interrogatoire écrit de Rovi/TiVo le 22 juillet 2019. Vidéotron a également transmis un interrogatoire écrit à Broadcom, conformément à l’ordonnance du 29 mars. Les réponses de Broadcom devaient être fournies au plus tard le 20 septembre 2019.

III.  La présente requête de Rovi/TiVo en autorisation d’interrogatoire préalable de tiers

[33]  Rovi/TiVo présente maintenant une deuxième requête en autorisation d’interrogatoire préalable de tiers. À l’appui de sa requête, Rovi/TiVo se fonde sur la preuve déposée à l’appui de sa requête du 8 février 2019 et sur quatre nouveaux affidavits, y compris un affidavit mis à jour de son expert, M. Charles Poynton, souscrit le 9 août 2019.

[34]  Selon M. Poynton, les documents et les réponses fournis par Broadcom [traduction« ne sont pas suffisants pour déterminer si les boîtes numériques de Technicolor et de Samsung mettent en œuvre les fonctionnalités de mode d’enrichissement et d’alignement temporel de la façon présentée dans les revendications des brevets de TiVo ». M. Poynton déclare, au paragraphe 15 de son affidavit, qu’il a besoin du code source de Broadcom, de Technicolor et de Samsung relativement à la mise en œuvre du mode d’enrichissement et de l’alignement temporel pour être en mesure d’effectuer une telle détermination.

[35]  Comme il a été mentionné précédemment dans les présents motifs, Vidéotron et les tierces s’opposent à la requête.

IV.  Les questions à trancher

[36]  Rovi/TiVo a cerné trois questions à trancher dans le cadre de la présente requête :

  • a) La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour accorder à Rovi/TiVo l’autorisation d’obtenir des renseignements relatifs aux logiciels et d’autres renseignements connexes des tierces et/ou de les interroger à cet égard?

  • b) Dans l’affirmative, les tierces devraient-elles être tenues de produire (ou de faire de leur mieux pour produire) leurs renseignements sans que l’on doive recourir à des lettres rogatoires?

  • c) Dans la négative, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour délivrer des lettres rogatoires aux autorités judiciaires compétentes des États‑Unis et de la République de Corée pour solliciter leur assistance en vue de la communication préalable?

[37]  Pour les motifs exposés ci-dessous, je ne suis pas convaincu que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de Rovi/TiVo et accorder l’autorisation de procéder à d’autres interrogatoires préalables de tiers. Les motifs sont de trois ordres. Premièrement, la requête constitue un abus de procédure, étant donné que Rovi/TiVo demande à la Cour de réexaminer essentiellement les mêmes questions qui ont fait l’objet d’une requête antérieure. Deuxièmement, Rovi/TiVo n’a pas, de toute façon, satisfait aux exigences des articles 233 et 238 des Règles. Troisièmement, Rovi/TiVo a causé inutilement et déraisonnablement du retard en sollicitant les interrogatoires préalables de tiers, occasionnant ainsi un préjudice important à Vidéotron.

A.  L’abus de procédure

[38]  Dans la requête dont était saisie la protonotaire Aylen, Rovi/TiVo a d’abord cherché à obtenir de manière générale la production de documents et l’interrogatoire préalable de tiers, en visant six des sept entités désignées dans la présente requête. Après que les parties eurent échangé des documents relatifs à la requête, Rovi/TiVo a soumis à la Cour un projet d’ordonnance plus restreint et soigneusement rédigé, laquelle ordonnance réservait le droit à une deuxième requête, mais uniquement [traduction] « pour la production du code source » de Broadcom et pour demander une mesure de redressement contre les entités de Technicolor, une fois que son acte de procédure aura été modifié. Il n’a pas été interjeté appel de l’ordonnance de la protonotaire Aylen.

[39]  Rovi/TiVo présente maintenant une deuxième requête contre les mêmes tierces ainsi que contre Samsung Corée pour, essentiellement, la même mesure de redressement qu’elle avait abandonnée auparavant. Rovi/TiVo n’a fourni aucune explication quant aux raisons pour lesquelles elle aurait le droit de soulever à nouveau ces questions à la lumière des renseignements et des réponses qu’elle a reçus de Broadcom. Je considère que constitue un abus de procédure le fait de demander à la Cour de réexaminer des questions qui avaient été abandonnées ou retirées en toute connaissance de cause.

[40]  L’ordonnance de la protonotaire Aylen donnait à Rovi/TiVo la possibilité de présenter une autre requête; toutefois, le pouvoir de la Cour de réexaminer les questions soulevées dans la requête précédente a été considérablement limité à deux questions seulement, à savoir si le code source de Broadcom devrait être produit et si une mesure de redressement devrait être accordée à l’encontre de Technicolor Canada et de Technicolor É.-U.

[41]  En ce qui concerne le code source de Broadcom, M. Poynton admet dans son plus récent affidavit qu’il ignore quelles parties du code source ou de la documentation de l’architecture logicielle demandés, le cas échéant, sont effectivement mises en œuvre par les modèles de boîtes numériques de Technicolor et de Samsung qui seraient contrefaits, relativement aux fonctionnalités alléguées de mode d’enrichissement et d’alignement temporel, telles qu’elles sont revendiquées par les brevets de TiVo. Il est d’avis que [traduction] « la fabrication des boîtes numériques personnalise le code source de référence de Broadcom et n’en utilise pas certains aspects » et que [traduction] « l’aspect ou les fonctions du logiciel de Broadcom sont personnalisés par Technicolor et Samsung, et l’étendue de toute personnalisation de ce genre, de même que les aspects ou fonctions du logiciel de Broadcom qui ne sont pas utilisés, sont inconnus ». Dans les circonstances, je conclus que Rovi/TiVo n’a pas satisfait à l’exigence fondamentale de pertinence de l’article 233 des Règles.

[42]  Pour ce qui est de la mesure de redressement à l’encontre des entités de Technicolor, Rovi/TiVo n’a produit aucun élément de preuve indiquant que la programmation, la conception, la fabrication et la distribution de la boîte numérique de Technicolor relevaient de Technicolor Canada ou que cette dernière détenait les renseignements demandés dans l’avis de requête. Il n’a pas non plus été établi que Technicolor Canada détenait des renseignements pertinents en fiducie pour le compte de Technicolor É.-U. ou à titre de mandataire de celle-ci.

[43]  M. Poynton présente trois scénarios quant à savoir si une entité qu’il décrit en tant que [traduction] « Technicolor » modifie le code exécuté dans les puces de Broadcom dans les boîtes numériques de Technicolor. Selon le premier scénario, il est [traduction] « possible (bien qu’improbable) » que [traduction] « Technicolor » remplace complètement le code de Broadcom dans les puces de Broadcom. Selon le deuxième scénario, il est [traduction] « possible (mais également improbable) » que [traduction] « Technicolor » ne personnalise aucun élément du code de Broadcom et utilise les puces de Broadcom [traduction] « obtenues dans le commerce ». Selon le troisième scénario, il est [traduction] « possible (et des plus probables) » que [traduction] « Technicolor » personnalise certains aspects du code de Broadcom. M. Poynton ne précise pas à quelle entité de Technicolor il fait référence.

[44]  Malgré ces possibilités, M. Poynton admet qu’il ignore quels aspects ou quelles fonctions du logiciel de Broadcom sont personnalisés par [traduction] « Technicolor ». Cela est toujours le cas, malgré l’occasion que Rovi/Tivo a eue d’interroger Broadcom et de s’informer au sujet de tiers par l’intermédiaire de Vidéotron.

[45]  Je conclus donc que la mesure de redressement demandée à l’encontre de Technicolor Canada et de Technicolor É.-U. est entièrement fondée sur des conjectures.

B.  Les exigences des articles 233 et 238 des Règles

[46]  Même si Rovi/TiVo était autorisée à présenter une nouvelle requête pour la mesure de redressement qu’elle demande dans le cadre de la présente requête, je ne serais pas disposé à l’accorder.

[47]  La Cour a le pouvoir discrétionnaire, en vertu de l’article 233 des Règles, d’accorder ce que l’on a décrit comme une mesure d’exception consistant à exiger qu’une personne qui n’est pas partie à l’action fournisse des documents à une partie impliquée dans une instance devant la Cour. L’article 233 prévoit que les demandes de production de documents doivent concerner des documents spécifiques.

[48]  La Cour a également le pouvoir discrétionnaire d’ordonner l’interrogatoire d’un tiers en vertu de l’article 238 des Règles; toutefois, une telle mesure de redressement ne devrait pas être ordonnée systématiquement et « ne devrait pas devenir monnaie courante » (BMG Canada Inc c Doe, 2005 CAF 193, au par. 26). Pour obtenir l’autorisation de procéder à un interrogatoire préalable d’un tiers en vertu du paragraphe 238(3) des Règles, une partie à l’action doit démontrer :

  • a) que le tiers peut posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action;

  • b) que la partie n’a pu obtenir ces renseignements du tiers de façon informelle ou d’une autre source par des moyens raisonnables;

  • c) qu’il serait injuste de ne pas permettre à la partie d’interroger le tiers avant l’instruction;

  • d) que l’interrogatoire n’occasionnera pas de retards, d’inconvénients ou de frais déraisonnables au tiers ou aux autres parties.

[49]  Étant donné la preuve limitée dont dispose la Cour, il relève de la conjecture de savoir si l’une ou l’autre des tierces expressément désignées possède les renseignements recherchés par les demanderesses, ou si tout renseignement qu’elles possèdent serait probant quant à la fonctionnalité réelle des versions particulières du logiciel exécutées sur les boîtes numériques en cause au cours de la période pertinente, soit de 2011 à 2019.

[50]  Rovi/TiVo semble tenter d’obliger une première tierce à produire des documents et à se soumettre à un interrogatoire préalable dans le but d’obtenir des renseignements au sujet d’une deuxième tierce afin de procéder à un autre interrogatoire préalable de tiers. Cela ne doit pas être autorisé.

[51]  Une instance judiciaire ne constitue pas un exercice spéculatif permettant à une partie d’y aller d’allégations générales et hypothétiques dans ses actes de procédure, dans l’espoir que des faits étayant la conclusion qu’elle recherche fassent surface pendant les interrogatoires préalables. Rovi/TiVo ne peut maintenant demander une autorisation générale d’interroger à la chaîne les entités de Samsung ou de Technicolor, dans l’espoir qu’un représentant puisse à un moment donné identifier un témoin plus approprié à interroger. Les exigences de l’article 238 des Règles doivent être respectées pour chaque tiers.

C.  Le retard causé par Rovi/TiVo et le préjudice occasionné à Vidéotron

[52]  Le retard causé par Rovi/TiVo en sollicitant la production de documents visant des tierces ainsi que leur interrogatoire préalable constitue, en soi, un motif suffisant de rejet de la requête. Rovi/TiVo savait ou aurait dû savoir, avant d’introduire l’action en juin 2017, que les boîtes numériques en cause provenaient de Samsung et de Technicolor et qu’elles contenaient des puces de Broadcom. De son propre aveu, Rovi/TiVo savait [traduction] « dès le début » que des interrogatoires préalables de tiers seraient nécessaires. Pourtant, ces renseignements cruciaux n’ont pas été communiqués à la protonotaire Aylen avant le 22 novembre 2018, soit bien après que les interrogatoires préalables étaient censés être terminés et quelques semaines seulement après que les dates d’instruction eurent été initialement fixées.

[53]  Le 25 octobre 2019 représente la date limite pour l’échange de rapports d’experts principaux, et l’instruction est prévue pour le 9 mars 2020. Dans ses observations écrites, Rovi/TiVo n’aborde nulle part les répercussions du retard inévitable qui s’ensuivrait si la requête en autorisation d’interrogatoire préalable de tiers était accueillie. À l’audience, l’avocate de Rovi/TiVo a reconnu que, si la requête était accueillie, même en partie, l’instruction devrait nécessairement être reportée pour que soient complétés les interrogatoires préalables.

[54]  Tout retard porterait préjudice à Vidéotron, qui met l’accent sur la préparation de ses rapports d’experts. Un ajournement de l’instruction occasionnerait également un préjudice important à Vidéotron et aux parties aux dossiers T‑113‑18 et T‑206‑18, qui se conforment à des délais stricts fixés par la Cour et qui ont pris les dispositions nécessaires afin d’être prêtes pour deux instructions consécutives de vingt jours. En outre, la Cour a réservé des tranches de temps importantes pour répondre aux souhaits des parties. Comme il est souligné dans l’avis à la communauté juridique daté du 8 mai 2018 au sujet des ajournements, la Cour fédérale fonctionne selon un système de date fixe garantie. Lorsque la Cour fixe une date d’instruction, elle s’attend à ce que les parties soient en mesure de procéder à cette date. Bien que la Cour puisse toujours ajourner une audience, elle ne le fera que dans des circonstances exceptionnelles et inattendues, ce qui n’a pas été démontré en l’espèce.

V.  Conclusion

[55]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la requête de Rovi/TiVo doit être rejetée.

[56]  Je ne vois aucune raison de m’écarter de la règle générale voulant que les dépens suivent l’issue de la cause. Je crois que les parties et les tierces pourront régler la question des dépens entre elles. Dans le cas contraire, elles peuvent demander la tenue d’une téléconférence pour présenter leurs observations orales à ce sujet.

[57]  Compte tenu des conclusions qui précèdent, je n’ai pas à aborder les arguments avancés par Samsung É.-U. et Technicolor É.-U., selon lesquels elles n’ont pas acquiescé à la compétence de la Cour en comparaissant dans le cadre de la requête ou que la Cour n’a pas compétence pour délivrer des lettres rogatoires à un tribunal étranger.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T‑921‑17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. la requête en radiation présentée par les défenderesses est rejetée, avec dépens suivant l’issue de la cause;

  2. la requête des demanderesses est rejetée, et les dépens seront fixés par la Cour en cas de désaccord entre les parties.

« Roger R. Lafrenière »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour d’octobre 2019

Christian Laroche, juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑921‑17

 

INTITULÉ :

ROVI GUIDES, INC. ET TIVO SOLUTIONS INC. c VIDÉOTRON S.E.N.C. ET VIDÉOTRON LTÉE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SEPTEMBRE 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 24 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Sana Halwani

Cynthia Tape

Veronica Tsou

Jacqueline Chen

 

POUR LES DEMANDERESSEs

 

Alan Macek

Bruce Stratton

Gabrielle Levkov

Peter Wells

Adam Chisholm

Victor Haramina

Kristen Crain

Neil Abraham

POUR LES DÉFENDERESSES

POUR TECHNICOLOR CONNECTED HOME

POUR TECHNICOLOR CANADA INC.

POUR BROADCOM CANADA LTD ET

BROADCOM INC.

POUR SAMSUNG ELECTRONICS CANADA

POUR SAMSUNG ELECTRONICS AMERICA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lenczner Slaight Royce Smith Griffin LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSEs

 

DLA Piper (Canada) LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

McMillan LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

MBM Intellectual Property Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

Borden Ladner Gervais

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

POUR TECHNICOLOR CANADA INC. ET TECHNICOLOR CONNECTED HOME

POUR BROADCOM CANADA LTD. ET BROADCOM INC.

POUR SAMSUNG ELECTRONICS 

CANADA INC.

 

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