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Date : 20190913


Dossier : IMM‑5507‑19

Référence : 2019 CF 1172

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

FUNDU NSUNGANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Le jeudi 12 septembre 2019, le demandeur a signifié et déposé une requête visant à obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en République démocratique du Congo (renvoi fixé au samedi 14 septembre 2019) dont il était frappé jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 10 septembre 2019, par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs avait refusé de reporter le renvoi.

[2]  Le défendeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, s’oppose à l’examen de la requête sur le fond par la Cour parce que le moment du dépôt de la requête lui cause un préjudice et que le demandeur n’a pas les mains propres.

[3]  Dans sa réponse, le demandeur fait valoir qu’une suspension interlocutoire provisoire permettrait de réparer tout préjudice subi par le ministre. Il conteste l’argument selon lequel il n’est pas admissible à une mesure de réparation en equity suivant la théorie des « mains propres ».

[4]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conviens avec le demandeur que la théorie des « mains propres » ne devrait pas l’empêcher de demander une réparation. Par ailleurs, bien que je souscrive à la position du ministre selon laquelle il ne serait pas dans l’intérêt de la justice d’examiner la requête avant la date prévue du renvoi, je suis d’avis que la Cour ne devrait pas pour autant refuser de le faire. J’estime plutôt que la solution juste et appropriée, compte tenu des circonstances de la présente affaire, est d’accorder une suspension interlocutoire provisoire qui permettra d’examiner la requête sur le fond de façon adéquate. La Cour tiendra l’audience et rendra une décision dès qu’il lui sera raisonnablement possible de le faire.

[5]  Le ministre fait valoir avec insistance que le demandeur n’a pas le droit de demander une réparation en equity à la Cour parce qu’il n’a pas les mains propres. Il souligne la condamnation du demandeur en novembre 2007 pour vol qualifié, le fait que ce dernier ne s’est pas présenté pour son renvoi en décembre 2017, et son incapacité récurrente à respecter les conditions de mise en liberté qui lui ont été imposées après qu’il a été arrêté (d’abord en mai 2018, puis une nouvelle fois en novembre de la même année), pour être ensuite libéré par les autorités de l’immigration (en septembre 2018 et en janvier 2019). Plus particulièrement, il n’a pas habité là où il était tenu de le faire à la suite de sa libération en septembre 2018, et il a omis de se présenter aux autorités à la date où il devait le faire après sa libération en janvier 2019.

[6]  L’arrêt qui fait encore autorité en ce qui concerne la théorie des « mains propres » dans le contexte de l’immigration et de la protection des réfugiés est celui prononcé par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF14 [Thanabalasingham]. Le juge Evans, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, a déclaré ce qui suit : « […] si la juridiction de contrôle est d’avis qu’un demandeur a menti, ou qu’il est d’une autre manière coupable d’inconduite, elle peut rejeter la demande sans la juger au fond ou, même ayant conclu à l’existence d’une erreur sujette à révision, elle peut refuser d’accorder la réparation sollicitée » [souligné dans l’original] (au par. 9). Comme l’a expliqué le juge Evans, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, « la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne » (au par. 10).

[7]  Le juge Evans a mentionné plusieurs facteurs à prendre en compte dans l’exercice dudit pouvoir discrétionnaire (au par. 10) :

  • la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette dernière mine la procédure en cause;
  • la nécessité de dissuader l’adoption d’une conduite semblable;
  • la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier;
  • l’importance des droits individuels concernés et les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée.

[8]  Comme l’a indiqué le juge Evans, il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, et les facteurs ne s’appliquent pas nécessairement à tous les cas.

[9]  Dans l’arrêt Canada (Revenu national) c Cameco Corporation, 2019 CAF 67 [non encore traduit à ce jour], la Cour d’appel fédérale a récemment répété que la théorie des « mains propres » était [traduction] « une doctrine en equity selon laquelle une partie peut être inadmissible à une réparation à laquelle elle aurait autrement eu droit, en raison d’une conduite qu’elle a eue par le passé ou parce qu’elle a fait preuve de mauvaise foi. Fait important, pour que la conduite passée justifie le refus d’accorder une réparation, elle doit être directement liée à l’objet même de la demande » [renvois omis; non souligné dans l’original] (au par. 37).

[10]  Parmi la doctrine citée par la Cour d’appel fédérale à l’appui de sa déclaration, notons R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (feuilles mobiles), Toronto : Thomson Reuters, 2018 (feuilles mobiles mises à jour en 2018), au par. 1.1030 [Sharpe]. On y trouve l’observation utile suivante :

[traduction]

Le principe voulant que « quiconque invoque l’equity doit être lui‑même sans reproche » est imagé, mais potentiellement trompeur, dans la mesure où il évoque l’existence d’un pouvoir général d’examiner tous les aspects de la conduite du demandeur et de refuser d’accorder la réparation si ladite conduite est offensante. Le principe des « mains propres » correspond davantage à une expression passe‑partout très générale qui englobe de nombreux facteurs discrétionnaires qu’il vaut mieux décrire en termes plus précis. En soi, le principe n’a aucune valeur analytique, même si, comme on le verra, il a parfois été employé comme s’il en avait une. [Renvois omis.]

[11]  L’arrêt Thanabalasingham apporte des précisions utiles au concept des « mains propres » qui, selon Sharpe, ne se trouvent nulle part ailleurs. Si j’applique l’approche qui y est énoncée, je ne puis souscrire à la position du ministre selon laquelle l’inconduite passée du demandeur devrait l’empêcher de demander une réparation en equity à la Cour.

[12]  Non seulement la condamnation du demandeur pour vol qualifié est‑elle très ancienne, elle est également la raison même pour laquelle il a été jugé interdit de territoire au Canada et frappé d’une mesure de renvoi au départ. Cette condamnation n’a rien à voir avec le caractère approprié du sursis qu’il demande maintenant (voir Sharpe, au par. 1.1070). De façon plus générale, je ne puis admettre qu’une personne qui est interdite de territoire pour criminalité ne soit pas admissible à une réparation en equity pour ce seul motif. Bien que mon collègue, le juge Shore, en ait décidé autrement dans l’affaire Bentamtam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 984, je dois dire, avec tout le respect que je lui dois, que je ne suis pas d’accord avec lui. Pareil jugement catégorique est incompatible avec le pouvoir discrétionnaire décrit par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Thanabalasingham.

[13]  En ce qui concerne le fait que le demandeur ne se soit pas acquitté de ses obligations à l’égard du processus canadien d’immigration, même s’il s’agit d’une question grave, elle ne devrait pas l’empêcher de demander une mesure de réparation en equity sous la forme d’un sursis. Cette question ne compromet pas la capacité de la Cour à statuer sur sa requête en sursis sur le fond. L’examen de la requête en sursis ne pourrait raisonnablement signifier que la Cour ferme les yeux sur l’inconduite passée du demandeur ou qu’elle la récompense. Le demandeur n’a pas commis d’inconduite qui doive être dissuadée dans le contexte du présent litige. Il existe d’autres mécanismes pour décourager les comportements répréhensibles dans le cadre du processus de renvoi, notamment l’arrestation et la détention. Le demandeur est effectivement placé sous le contrôle des autorités de l’immigration depuis novembre 2018. Enfin, et il s’agit peut‑être de l’élément le plus important, le demandeur soutient qu’il s’expose à de graves conséquences si la mesure de renvoi est exécutée. À l’heure actuelle, les renvois du Canada vers la République démocratique du Congo sont temporairement suspendus parce que les conditions générales dans ce pays posent un risque pour l’ensemble de la population civile. Le demandeur ne peut toutefois pas se prévaloir de cette suspension temporaire, compte tenu de l’interdiction de territoire pour criminalité dont il est frappé. Il allègue également être exposé à des risques personnels graves pour sa santé et sa sécurité en raison d’un diagnostic médical qu’il a récemment reçu. Sans me prononcer à ce stade-ci sur le bien‑fondé de la position du demandeur à l’heure actuelle, je suis convaincu, à première vue, que « l’importance des droits individuels concernés [et] les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté [était] confirmée » sont suffisantes pour surmonter l’inconduite passée du demandeur au regard de la théorie des « mains propres ».

[14]  Bon nombre des facteurs susmentionnés figureront également dans une évaluation de la prépondérance des inconvénients selon le critère à trois volets énoncé dans les arrêts RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 et Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF), ainsi que dans les arrêts qui les ont suivis. Il va sans dire que je n’ai rendu aucune décision sur cette question à ce stade. La seule question que je dois trancher est celle de savoir si la théorie des « mains propres » devrait empêcher le demandeur de faire examiner sa requête en sursis par la Cour. Pour les motifs exposés en l’espèce, je ne suis pas convaincu qu’il devrait en être empêché. La question de savoir si le demandeur satisfait au bout du compte au critère à trois volets devra être tranchée une autre fois.

[15]  Je me pencherai maintenant sur l’opposition du ministre à l’examen de la requête au motif que celle‑ci a été présentée en dehors des délais prescrits.

[16]  La Cour décourage assurément les requêtes de dernière minute pour l’obtention d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. De telles requêtes ne laissent pas suffisamment de temps au ministre pour répondre et pourraient ne pas permettre à la Cour de recevoir tous les documents pertinents de la part de l’une ou l’autre des parties, en plus de ne pas laisser suffisamment de temps à la Cour pour examiner les documents avant l’audience, examiner la requête et rendre une décision de façon appropriée. Pour ces motifs, il n’est généralement pas dans l’intérêt de la justice de présenter pareille requête en sursis à la dernière minute : voir les décisions Beros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 325, aux par. 12 et 13; Khan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1275, aux par. 12 et 13; et Nsumbo c Canada (Citizenship and Immigration), 2019 CanLII 49238 (CF). La Cour a donc le pouvoir discrétionnaire de refuser d’examiner une requête en sursis qui n’a pas été présentée dans les délais prescrits. L’une des principales questions à se poser consiste à savoir si la partie qui a présenté la requête pouvait raisonnablement la présenter plus tôt.

[17]  En l’espèce, toutefois, ce n’est pas la faute du demandeur si la requête en sursis a été présentée à la dernière minute. La date de son renvoi a été fixée au 14 septembre 2019, mais il n’a été informé de cette date par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] que le 6 septembre 2019. Je ne dispose d’aucun élément de preuve ni renseignement qui explique pourquoi cette date en particulier a été choisie pour le renvoi, quand elle a été choisie, ou pourquoi le demandeur n’en a été informé qu’une semaine et un jour à l’avance.

[18]  Dès que le demandeur a été informé, le vendredi 6 septembre, de la date de son renvoi, son avocat et lui ont agi rapidement et avec diligence : une demande de report a été présentée à l’ASFC le lundi 9 septembre, laquelle demande a été rejetée le mardi 10 septembre; une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision a été signifiée et déposée le mercredi 11 septembre; et la requête en sursis a été signifiée et déposée le jeudi 12 septembre.

[19]  Le délai serré dont disposent maintenant le ministre et la Cour est entièrement attribuable aux décisions inexpliquées de l’ASFC concernant la date du renvoi du demandeur et le moment où celui‑ci en a été informé. En pareilles circonstances, il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de refuser au demandeur la possibilité de voir sa requête en sursis être examinée sur le fond.

[20]  Qui plus est, il ne serait pas non plus dans l’intérêt de la justice d’insister pour que la requête soit examinée avant la date à laquelle le renvoi est actuellement prévu. La solution consiste à accorder une suspension interlocutoire provisoire permettant l’examen de la requête dans un délai qui soit à la fois juste pour le ministre et pour la Cour. De toute évidence, pareille suspension contrecarrera les dispositions déjà prises pour le renvoi avant qu’une décision sur le fond soit rendue à l’égard de la requête en sursis. Il s’agit d’une conséquence regrettable, mais inévitable, des décisions de l’ASFC concernant la date du renvoi du demandeur et le moment où celui‑ci en a été informé.

[21]  Pour ces motifs, la Cour ordonne une suspension interlocutoire provisoire de l’exécution de la mesure de renvoi.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM‑5507‑19

LA COUR ORDONNE que :

  1. L’exécution de la mesure de renvoi du demandeur vers la République démocratique du Congo, prévue pour le 14 septembre 2019, est suspendue jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la requête qu’il a présentée pour obtenir un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, en attendant que soit tranchée sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision, rendue le 10 septembre 2019, par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs avait rejeté sa demande de report du renvoi.

  2. La requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi sera examinée lors d’une téléconférence d’une durée maximale d’une heure, qui aura lieu le 18 septembre 2019 à compter de 13 h (HNE).

  3. Les documents du ministre en réponse à la requête doivent être signifiés et déposés au plus tard à 15 h (HNE) le 17 septembre 2019.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour d’octobre 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5507‑19

 

INTITULÉ :

FUNDU NSUNGANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL

 

REQUÊTE INFORMELLE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO)

ordonnance et motifs :

le juge nORRIS

 

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

le 13 Septembre 2019

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Jatin Shory

 

Pour le demandeur

 

Maria Green

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shory Law

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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