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Date : 20190924


Dossier : IMM‑407‑19

Référence : 2019 CF 1217

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LOUI LUTFY SHAKER FRAIGE

HAYA IBRAHIM MO BARHOUM

TALEEN LOUI LUT FRAIGE

SARAH LOUI LUTF FRAIGE

YOUSEF LOUI LUT FRAIGE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs forment une famille de cinq personnes, dont trois sont mineurs. Ils sont tous exposés à un renvoi en Jordanie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 22 janvier 2019, par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’agent) a rejeté leur demande de report de l’exécution de la mesure de renvoi les visant [la décision].

[2]  La norme de contrôle applicable à une décision de ne pas reporter le renvoi est celle de la décision raisonnable : Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 42.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, la présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

II.  Le contexte factuel

[4]  Les demandeurs sont tous des citoyens de la Jordanie, mais ils ont vécu en Arabie saoudite depuis leur naissance. Ils allèguent qu’ils sont exposés à un risque en Jordanie, parce qu’après leur arrivée au Canada, le père s’est converti au christianisme. Ils affirment que les musulmans qui se convertissent au christianisme ou à d’autres religions sont exposés à un risque en Jordanie.

[5]  À l’appui de leur allégation de risque, les demandeurs ont présenté bon nombre de documents sur la situation dans le pays; ces documents traitent de la liberté de religion tant en Arabie saoudite qu’en Jordanie, ainsi que dans bon nombre d’autres pays.

[6]  Dans le dossier IMM‑548‑19, qui a été examiné concurremment à la présente demande, les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR), laquelle avait refusé de rouvrir leur demande d’asile. La SPR avait conclu que la demande d’asile avait fait l’objet d’un désistement, parce qu’aucun exposé circonstancié relatif au formulaire Fondement de la demande d’asile (le FDA) n’avait été présenté par l’ancien conseil des demandeurs, un consultant en immigration. Pour des motifs distincts, cette demande de contrôle judiciaire‑là a été accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire pour nouvelle décision.

[7]  La demande de réouverture et les éléments de preuve à l’appui de celle‑ci ont été présentés à l’agent, ainsi que les éléments de preuve relatifs à la demande de report et les observations. Les documents comprenaient un nouvel affidavit du père et un nouveau formulaire Fondement de la demande d’asile (le nouveau FDA).

[8]  Selon le nouvel affidavit, environ 1 000 membres de la famille des demandeurs vivent en Jordanie. Tous observent strictement les préceptes de l’islam. Le père est le premier membre de la famille à s’être converti une autre religion.

[9]  Selon le nouveau FDA, la famille du père a appris sa conversion, probablement de la part d’un ancien colocataire. Les membres de la famille lui ont téléphoné, ont crié, et l’ont menacé, et lui ont dit que s’il ne changeait pas d’allégeance, ils prendraient ses enfants. Le père a déclaré qu’il était surpris que [traduction« tous les membres de sa grande famille en Jordanie » étaient au courant de sa conversion à une autre religion. Il a ajouté que la famille de son épouse était également au courant et avait tenté d’obliger celle‑ci à se séparer de lui, mais qu’elle avait refusé et qu’elle le soutenait.

III.  Analyse

[10]  L’analyse de risque sélective et incomplète effectuée par l’agent est l’élément déterminant dans le présent contrôle judiciaire. L’agent n’a pas évoqué l’importante preuve contradictoire. Cela amène la Cour à penser que l’agent a passé sous silence la preuve contradictoire et a rendu la décision en se fondant sur une compréhension erronée des faits : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, au paragraphe 17 (Cepeda‑Gutierrez).

[11]  Avant la demande de report, le risque auquel les demandeurs étaient exposés n’avait pas du tout été examiné. Le désistement de la demande d’asile présentée à la SPR avait été déclaré et une demande de réouverture de celle‑ci fut rejetée par la SPR. Les demandeurs ne sont pas encore admissibles à présenter une demande d’examen des risques avant renvoi.

[12]  Dans une décision rendue récemment, monsieur le juge Grammond a réitéré que, lorsqu’il y a des circonstances dans lesquelles un risque important n’a pas été apprécié par les décideurs précédents, un agent d’exécution de la loi et la Cour ont une responsabilité accrue de veiller à ce qu’une personne ne soit pas renvoyée dans un pays où sa vie, sa liberté ou sa sécurité seraient menacées : Thuo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 48, au paragraphe 8.

[13]  Le juge Grammond a aussi rappelé que, dans l’arrêt Atawnah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CAF 144, la Cour d’appel fédérale a reconnu que l’évaluation du risque auquel est exposée une personne sur le point d’être renvoyée du Canada est un impératif constitutionnel. Il a affirmé que, « pour que la décision de renvoyer une personne du Canada soit valide, il faut au préalable qu’une évaluation du risque ait été effectuée et qu’une décision ait été prise à cet égard conformément aux principes de justice fondamentale ».

[14]  Dans son rejet de la demande de report, l’agent a fait mention des éléments suivants :

[TRADUCTION]

  • - Les demandeurs ont eu l’occasion de [TRADUCTION] « présenter leurs risques » dans leur demande d’asile et n’ont pas suivi les procédures;

  • - La Jordanie n’est pas un pays soumis à la suspension temporaire des renvois (la STR);

  • - Selon un article du Département d’État américain présenté par les demandeurs, la Jordanie [TRADUCTION] « garantit le libre exercice de toutes les formes de culte », la Constitution dispose [TRADUCTION] « qu’il n’y a pas de discrimination fondée sur la religion », et [TRADUCTION] « qu’il n’y a pas de sanction en droit civil, en cas de conversion à une autre religion »;

  • - Les menaces ont été proférées aux demandeurs alors qu’ils étaient en Arabie saoudite, et, comme ils n’ont pas subi de menaces des membres de leur famille qui vivent en Jordanie, le risque qu’ils ont allégué ne les suivrait pas de l’Arabie saoudite à la Jordanie;

  • - Les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour établir que les demandeurs ne pouvaient pas solliciter l’aide de la police jordanienne, s’ils étaient menacés par leur famille en Jordanie.

[15]  L’agent a fait référence à l’allégation du père contenue dans le FDA selon laquelle, comme il était un chrétien, [traduction« retourner en Jordanie ou dans tout autre pays arabe ou musulman constituait une menace directe à la vie des membres de ma famille ».

[16]  L’agent a cité trois extraits de l’article du département d’État américain sur la Jordanie intitulé « International Religious Freedom Report for 2017 » (le rapport sur la Jordanie) et il s’est fondé sur ces extraits présentés par les demandeurs. Deux des extraits sont libellés ainsi :

[TRADUCTION]

La Constitution dispose que l’islam est la religion d’État, mais garantit [traduction] « le libre exercice de toute forme de culte et de rites religieux », dès lors que ceux‑ci respectent l’ordre public et la moralité. La Constitution interdit toute discrimination fondée sur la religion.

La Constitution interdit toute discrimination fondée sur la religion.

[17]  Ces déclarations sont simplement énoncées dans la décision. Elles ne font pas l’objet d’une discussion. L’agent a probablement souhaité qu’elles soient acceptées d’emblée comme étant la preuve de la raison pour laquelle un report du renvoi des demandeurs n’était pas nécessaire.

[18]  Le rapport sur la Jordanie contient toutefois bon nombre de déclarations contredisant ce qui précède. L’agent n’en a pas discuté et n’a fait référence à aucune d’elles.

[19]  En guise d’exemple, dans le même paragraphe que les deux extraits cités, il y a des déclarations selon lesquelles la discrimination fondée sur la religion existe. Il ressort de ces déclarations que, contrairement aux extraits cités, toute forme de culte et tous les droits religieux ne sont pas acceptés en Jordanie :

[traduction]

Les personnes converties de l’islam au christianisme ont déclaré que les représentants de la sécurité continuaient de les interroger sur leurs croyances et pratiques religieuses.

Le ministère de l’Éducation a annulé les changements apportés aux programmes scolaires, qui visaient à souligner l’engagement contenu dans la Constitution de respecter le pluralisme et les opinions des autres tout en inculquant de [traduction] « vraies valeurs islamiques » aux élèves, à la suite de nombreuses plaintes émanant de syndicats d’enseignants, de groupes de parents et d’organisations islamiques. Les critiques ont déclaré que le programme scolaire éloignait les élèves des valeurs islamiques et favorisait la normalisation des relations avec Israël.

[20]  Deux phrases d’introduction du deuxième paragraphe, sur la même page que les extraits cités, évoquent le degré de discrimination auquel seraient exposés les chrétiens en Jordanie, en tant que groupe minoritaire, et cela, contrairement aux dispositions de la Constitution :

[traduction]

Les leaders interreligieux ont déclaré qu’il y a une augmentation du discours haineux en ligne à l’égard des minorités religieuses et des modérés, en général au moyen des médias sociaux.

Les critiques les plus acerbes visaient les personnes converties de l’islam aux autres religions.

[21]  Selon la preuve produite par le père, il craignait de retourner en Jordanie parce que plus de 1 000 membres de sa famille vivaient dans ce pays, et la plupart d’entre eux, sinon tous, étaient au courant de sa conversion au christianisme. La dernière phrase de la première page du rapport sur la Jordanie renvoie directement à ce risque :

[traduction]

Le gouvernement n’a pas intenté de poursuite pour apostasie contre les personnes converties de l’islam, mais certaines personnes ont rapporté des menaces persistantes et crédibles proférées par des membres de la famille soucieux de protéger l’honneur traditionnel.

[22]  L’agent a conclu que les membres de la famille Fraige n’ont jamais reçu quelque menace que ce soit de la famille du père en Jordanie. Les menaces ont toutes été proférées à partir de l’Arabie saoudite. L’agent a ensuite conclu que le risque ne suivrait pas les demandeurs de l’Arabie saoudite à la Jordanie. À l’appui de cette déclaration, l’agent a cité un autre passage du rapport sur la Jordanie :

[traduction]

La Constitution ne traite pas du droit des musulmans de se convertir à une autre religion et il n’y a pas de sanction en droit civil à cet égard.

[23]  Si le but de cette déclaration était de montrer que les musulmans peuvent se convertir à une autre religion sans subir de représailles, la preuve documentaire va en sens contraire. La phrase suivante, omise par l’agent, montre que les demandeurs seraient considérés comme des apostats :

[traduction]

La Constitution et le droit accordent la primauté à la charia; toutefois, celle‑ci interdit aux musulmans de se convertir à une autre religion. Selon la charia, les personnes converties de l’islam sont néanmoins considérées comme musulmanes, mais perçues comme des apostats.

[24]  L’agent n’examine pas le risque lié au fait d’être un apostat, mais ce risque avait été expressément soumis à l’agent. C’est l’essentiel du risque décrit par les demandeurs. Il devait être examiné.

[25]  L’un des documents présentés à l’agent était un rapport de la bibliothèque du Congrès intitulé « Laws Criminalizing Apostasy » (Lois criminalisant l’apostasie). Une partie du rapport traite de l’apostasie en Jordanie. Il en ressort que l’apostasie est passible de poursuite devant les tribunaux religieux. Si une personne est déclarée coupable d’apostasie, les tribunaux islamiques ont alors le pouvoir d’annuler le mariage de cette personne.

[26]  L’article se poursuit par la déclaration selon laquelle ni le Code pénal ni le Code criminel ne précisent de sanction pour apostasie, mais que le droit religieux sert de fondement aux poursuites en justice qui sont intentées pour apostasie.

[27]  Le rapport sur la Jordanie explique le rôle des tribunaux islamiques lorsqu’ils traitent de l’apostasie :

[traduction]

Les tribunaux islamiques ont toutefois compétence en matière de mariage, de divorce et de succession, et les personnes déclarées apostats peuvent faire annuler leur mariage ou être déshéritées, sauf lorsqu’il existe un testament allant en sens contraire. Quiconque peut déposer une plainte pour apostasie contre de telles personnes auprès du bureau du Procureur des poursuites islamiques, nouvellement créé.

[28]  Le père a expressément relevé que la famille de son épouse avait tenté d’amener celle‑ci à se séparer de lui. Des membres de la famille avaient menacé d’enlever leurs enfants. Ce risque devait être examiné, au vu de la preuve documentaire dont l’agent disposait, mais il n’en fut pas ainsi.

[29]  Une section entière du rapport sur la Jordanie traite du [traduction« statut sociétal de respect pour la liberté de religion ». Il en ressort que les personnes converties au christianisme de l’islam ont déclaré être victimes, de façon constante, d’ostracisme social, de menaces, de violences physiques et verbales, qui prennent notamment la forme d’agressions, d’insultes, et d’intimidation, ainsi que de surveillance de la part du gouvernement.

[30]  L’examen succinct de la preuve présentée par les demandeurs et la lecture sélective des documents relatifs à la situation dans le pays, ainsi que l’omission de reconnaître que les demandeurs ne s’étaient vu accorder absolument aucun examen des risques, amènent la Cour à conclure que la décision ne peut pas être confirmée. Elle est annulée, tant pour les motifs énoncés dans l’arrêt Cepeda‑Gutierrez qu’en raison du fait que les motifs ne sont pas intelligibles et manquent de transparence, ce qui va à l’encontre des préceptes énoncés l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[31]  La demande est accueillie. La décision est annulée et renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier eu égard aux faits de l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑407‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie et la décision est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs pour qu’il statue à nouveau.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour de septembre 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

dossier :

IMM‑407‑19

 

 

INTITULÉ :

LOUI LUTFY SHAKER FRAIGE, HAYA IBRAHIM MO BARHOUM, TALEEN LOUI LUT FRAIGE, SARAH LOUI LUTF FRAIGE, YOUSEF LOUI LUT FRAIGE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 septembre 2019

 

Jugement et motifS :

La juge ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 24 septembre 2019

COMPARUTIONS :

Deanna Karbasion

 

Pour les demandeurs

 

Judy Michaely

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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