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Date : 20190923


Dossier : T-992-17

Référence : 2019 CF 1203

Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

TRANSPORT ROBERT (QUÉBEC) 1973 LTÉE

demanderesse

et

SYLVAIN BRAZEAU

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le défendeur, Sylvain Brazeau, travaillait en tant que camionneur pour la demanderesse, Transport Robert (Québec) 1973 Ltée. Il a déposé une plainte réclamant le paiement d’heures supplémentaires auxquelles ont droit les conducteurs urbains de véhicule en vertu de la loi qui s’applique à son emploi.

[2]  Un inspecteur a appuyé sa plainte, et un arbitre a rejeté l’appel de la demanderesse. Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de l’arbitre.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire.

II.  Contexte

[4]  Il est utile de commencer avec le cadre juridique qui s’applique avant de traiter des faits.

A.  Cadre juridique

[5]  La cause en l’espèce est traitée selon les dispositions de la Partie III du Code canadien du travail (LRC 1982, c L-2) [Code], intitulée « Durée normale du travail, salaire, congés et jours fériés ». Le but de la partie III est décrit dans l’affaire Dynamex Canada Inc c Mamona, 2003 CAF 248 [Dynamex], au paragraphe 35 :

[35]  En résumé, le but de la partie III du Code canadien du travail consiste à protéger les travailleurs individuels et à créer un niveau de certitude sur le marché du travail en établissant des normes minimales de travail et en établissant des mécanismes afin de résoudre efficacement les différends résultant de l'application de ces dispositions.

[6]  L’article 166 du Code contient la définition d’ « heures supplémentaires » et celle de la « durée normale du travail » :

heures supplémentaires Heures de travail effectuées au-delà de la durée normale du travail. (overtime)

overtime means hours of work in excess of standard hours of work; (heures supplémentaires)

durée normale du travail La durée de travail fixée sous le régime des articles 169 ou 170, ou par les règlements d’application de l’article 175. (standard hours of work)

standard hours of work means the hours of work established pursuant to section 169 or 170 or in any regulations made pursuant to section 175; (durée normale du travail)

[7]  Paragraphe 169(1) stipule que, « sauf disposition contraire », la durée normale du travail est de huit heures par jour et de quarante heures par semaine. Les dispositions des articles 171, 174 et 175, qui intéressent le présent différend, sont les suivantes :

Durée maximale du travail

Maximum hours of work

171 (1) L’employé peut être employé au-delà de la durée normale du travail. Toutefois, sous réserve des articles 172, 176 et 177 et des règlements d’application de l’article 175, le nombre d’heures qu’il peut travailler au cours d’une semaine ne doit pas dépasser quarante-huit ou le nombre inférieur fixé par règlement pour l’établissement où il est employé.

171 (1) An employee may be employed in excess of the standard hours of work but, subject to sections 172, 176 and 177, and to any regulations made pursuant to section 175, the total hours that may be worked by any employee in any week shall not exceed forty-eight hours in a week or such fewer total number of hours as may be prescribed by the regulations as maximum working hours in the industrial establishment in or in connection with the operation of which the employee is employed.

Moyenne

Averaging

(2) Le paragraphe 169(2) s’applique au calcul de la durée maximale hebdomadaire qui peut être fixée aux termes du présent article.

(2) Subsection 169(2) applies in the computation of the maximum hours of work in a week prescribed under this section.

Majoration pour heures supplémentaires

Overtime pay

174 Sous réserve des règlements d’application de l’article 175, les heures supplémentaires effectuées par l’employé, sur demande ou autorisation, donnent lieu à une majoration de salaire d’au moins cinquante pour cent.

174 When an employee is required or permitted to work in excess of the standard hours of work, the employee shall, subject to any regulations made pursuant to section 175, be paid for the overtime at a rate of wages not less than one and one-half times his regular rate of wages.

Règlements

Regulations for the purpose of this Division

175 (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

175 (1) The Governor in Council may make regulations

a) adapter toute disposition de la présente section au cas de certaines catégories d’employés exécutant un travail lié à l’exploitation de certains établissements s’il estime qu’en leur état actuel, l’application de ces articles :

(a) modifying any provision of this Division for the purpose of the application of this Division to classes of employees who are employed in or in connection with the operation of any industrial establishment if, in the opinion of the Governor in Council, the application of those sections without modification

(i) soit porte — ou porterait — atteinte aux intérêts des employés de ces catégories,

(i) would be or is unduly prejudicial to the interests of the employees in those classes, or

(ii) soit cause — ou causerait — un grave préjudice au fonctionnement de ces établissements;

(ii) would be or is seriously detrimental to the operation of the industrial establishment;

b) soustraire des catégories d’employés à l’application de toute disposition de la présente section s’il est convaincu qu’elle ne se justifie pas dans leur cas;

(b) exempting any class of employees from the application of any provision of this Division if the Governor in Council is satisfied that it cannot reasonably be applied to that class of employees;

[8]  En résumé, la règle générale est que la durée normale du travail est de huit heures par jour et de quarante heures par semaine, mais le Code permet au gouverneur en conseil de soustraire certaines catégories d’employés à la règle générale. Le gouverneur en conseil a exercé le pouvoir qui lui est conféré par l’article 175, en adoptant le Règlement sur la durée du travail des conducteurs de véhicules automobiles, CRC c 990 [Règlement].

[9]  Le Règlement traite des heures de travail des conducteurs de véhicules automobiles, particulièrement des conducteurs urbains de véhicules automobiles, des conducteurs routiers de véhicules automobiles et des conducteurs d’autobus. La définition de « conducteur urbain de véhicule automobile », trouvée à l’article 2, est au cœur du présent différend :

conducteur urbain de véhicule automobile désigne un conducteur de véhicule automobile qui exerce son activité uniquement dans un rayon de 10 milles de son terminus d'attache et qui n'est pas un conducteur d'autobus, et comprend tout conducteur de véhicule automobile classé comme conducteur urbain de véhicule automobile dans une convention collective intervenue entre son employeur et un syndicat qui agit en son nom, ou tout conducteur qui n'est pas classé aux termes d'une convention de ce genre mais qui est censé être un conducteur urbain de véhicule automobile selon la pratique courante de l'industrie dans le secteur géographique où il est employé; (city motor vehicle operator)

city motor vehicle operator means a motor vehicle operator who operates exclusively within a 10-mile radius of his home terminal and is not a bus operator and includes any motor vehicle operator who is classified as a city motor vehicle operator in a collective agreement entered into between his employer and a trade union acting on his behalf or who is not classified in any such agreement but is considered to be a city motor vehicle operator according to the prevailing industry practice in the geographical area where he is employed; (conducteur urbain de véhicule automobile)

[10]  Cette définition requiert ainsi, en l’absence d’une convention collective qui s’applique, une façon de déterminer « qui est censé être un conducteur urbain […] selon la pratique courante de l’industrie dans le secteur géographique [en question] ». La politique du Programme du Travail au sein du ministère d’Emploi et Développement social est d’utiliser un sondage pour répondre à cette question.

[11]  Finalement, le Règlement établit une distinction entre le droit à des heures supplémentaires pour un « conducteur urbain » et un « conducteur routier » aux paragraphes 5(1) et 6(1) :

Conducteurs urbains de véhicules automobiles

City Motor Vehicle Operators

5 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et de l'article 8, la durée normale du travail d'un conducteur urbain de véhicule automobile peut dépasser 8 heures par jour et 40 heures par semaine mais non 9 heures par jour ou 45 heures par semaine et nul employeur ne doit faire ou laisser travailler un tel conducteur au-delà de 9 heures par jour ou de 45 heures par semaine.

5 (1) Subject to subsection (2) and section 8, the standard hours of work of a city motor vehicle operator may exceed 8 hours in a day and 40 hours in a week but shall not exceed 9 hours in a day and 45 hours in a week, and no employer shall cause or permit a city motor vehicle operator to work longer hours than 9 hours in a day or 45 hours in a week.

(2) Pour une semaine comprenant un jour férié, la durée normale du travail du conducteur urbain de véhicule automobile qui a droit, en vertu de la section V de la Loi, à un congé payé peut dépasser 32 heures mais non 36 heures; pour le calcul des heures de travail fournies au cours de la semaine, il n'est pas tenu compte, pour l'application du présent paragraphe, du temps de travail effectif ou mis à la disposition de l'employeur pendant ce jour férié.

(2) In a week in which a general holiday occurs that, under Division V of the Act, entitles a city motor vehicle operator to a holiday with pay in that week, the standard hours of work of the city motor vehicle operator in that week may exceed 32 hours but shall not exceed 36 hours, but, for the purposes of this subsection, in calculating the time worked by a city motor vehicle operator in any such week, no account shall be taken of any time worked by the operator on the holiday or of any time during which the operator was at the disposal of the employer during the holiday.

Conducteurs routiers de véhicules automobiles

Highway Motor Vehicle Operator

6 (1) Sous réserve du présent article et de l'article 8, la durée normale du travail d'un conducteur routier de véhicule automobile peut dépasser 40 heures par semaine mais non 60 heures et nul employeur ne doit faire ou laisser travailler un tel conducteur au-delà de 60 heures par semaine.

6 (1) Subject to this section and section 8, the standard hours of work of a highway motor vehicle operator may exceed 40 hours in a week but shall not exceed 60 hours, and no employer shall cause or permit a highway motor vehicle operator to work longer hours than 60 hours in a week.

B.  Les faits

[12]  Les faits en l’espèce ne sont pas contestés, et un bref résumé suffit afin de mettre l’affaire en contexte. Le défendeur a déposé une plainte le 12 septembre 2013 en vertu de l’article 174 du Code par laquelle il réclamait le paiement d’heures supplémentaires à taux et demi, alléguant qu’il était un conducteur urbain au sens du Règlement.

[13]  La demanderesse s’est opposée à la réclamation du défendeur parce que ses conditions de travail sont établies par une convention collective. Il devait donc déposer un grief selon la convention collective plutôt qu’une plainte sous le Code. De plus, la demanderesse considère que le défendeur est un conducteur routier. Le 15 avril 2014, un inspecteur d’Emploi et Développement social Canada a appuyé la plainte, et a émis un ordre de paiement pour un montant de 3 835,19 $. Le 2 mai 2014, la demanderesse a fait appel de cet ordre de paiement, tout en joignant un chèque visé au montant de 3 835,19 $.

[14]  Le 19 juin 2014, l’arbitre Claude Roy était nommé par la ministre du Travail en vertu de l’article 251.12 du Code.

C.  La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[15]  Essentiellement, le défendeur réclame des heures supplémentaires à titre de conducteur urbain, en application du paragraphe 5(1) du Règlement. La demanderesse s’oppose à cette demande, d’abord parce qu’elle prétend que les conditions de travail du défendeur sont établies par une convention collective, et qu’il ne peut pas déposer une plainte selon la Partie III du Code; et ensuite parce qu’elle soutient que le défendeur est un conducteur routier, un type de conducteur qui n’a pas droit à des heures supplémentaires selon le paragraphe 6(1) du Règlement.

[16]  Pour déterminer si le défendeur était un conducteur urbain ou un conducteur routier de véhicule automobile, l’inspecteur s’est fondé sur un sondage qui avait été effectué en avril et en mai 2010, suite à une autre plainte déposée en 2008, et conformément à la politique adoptée par le ministère pour effectuer le Règlement. Les résultats de ce sondage sont valides pour une durée de cinq ans. En se fiant aux données du sondage, l’inspecteur a décidé que le défendeur devait être classifié comme conducteur urbain, et à ce titre, il a droit à des heures supplémentaires, équivalentes à 3 835,19 $.

[17]  La demanderesse a déposé auprès de la ministre du Travail un avis d’appel, invoquant trois moyens d’appel :

  1. le défendeur est un employé syndiqué couvert par une convention collective et toute plainte relative aux conditions de travail doit être traitée par grief;

  2. seul un tribunal d’arbitrage agissant en vertu de la Partie I du Code a juridiction pour disposer de la réclamation d’heures supplémentaires faite par le défendeur;

  3. la convention collective a été entièrement respectée et le défendeur a été rémunéré de façon conforme pour les heures supplémentaires réclamées.

[18]  Dans le contexte de l’appel devant l’arbitre, la demanderesse voulait questionner la validité du sondage, et elle a tenté d’obtenir des renseignements lui étant associés du ministère d’Emploi et Développement social Canada. Le procureur général du Canada (P.G. du Canada) s’est opposé à la demande de divulgation à cause d’un engagement de la part du ministère d’assurer la confidentialité des réponses données par les employeurs. Le 9 juin 2015, l’arbitre a rejeté cette objection. Le ministère a transmis la documentation sur la politique qui gouverne l’élaboration du sondage, ainsi que les renseignements portant sur le sondage appliqué par l’inspecteur dans le cas en l’espèce.

[19]  À l’audience devant l’arbitre, les arguments de la demanderesse étaient axés sur les déficiences du sondage. Ils étaient fondés sur les documents soumis par le représentant du ministère du Travail du Canada, le contre-interrogatoire de ce représentant, ainsi qu’un témoignage qui portait sur l’organisation et la situation du camionnage dans la grande région de Montréal. Un rapport commandé par Camo-route, le comité sectoriel de main-d’œuvre de l’industrie du transport routier au Québec, a été déposé à cet effet. Un représentant de la demanderesse a aussi témoigné au sujet du sondage et de son administration en 2008.

[20]  L’arbitre a noté que la demanderesse s’est désistée du moyen préliminaire concernant la compétence de l’inspecteur à délivrer l’ordre de paiement. Cet argument, fondé sur la convention collective, alléguait que l’inspecteur est sans juridiction pour faire enquête et délivrer un ordre de paiement, parce que la plainte du défendeur doit être soumise par grief.

[21]  Le point de départ de l’analyse de l’arbitre est la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Actton Transport Ltd c Steeves, 2004 CAF 182 [Actton Transport], qui, selon l’arbitre, « a clairement validé le pouvoir de l’administration de définir ce qu’est un conducteur urbain par rapport au conducteur routier » (au para 17). Dans cette affaire, l’employeur a soumis que les normes établies par le Règlement étaient invalides, parce qu’elles sont une délégation de pouvoir non autorisé, et qu’elles sont trop vagues.

[22]  La Cour d’appel a rejeté ces arguments, notant que:

[20]  En l'espèce, le Code autorise le gouverneur en conseil à définir la durée normale du travail des employés travaillant dans des secteurs où l'application des règles générales exposées aux articles 169 et 171 serait préjudiciable aux intérêts des employés ou des employeurs. Le Règlement en question ici soustrait au régime général l'emploi des conducteurs de véhicule automobile et prévoit donc des règles différentes pour les conducteurs urbains et routiers de véhicule automobile. Il faut donc établir une distinction entre les deux. Après avoir fixé un critère arbitraire, c'est-à-dire un rayon de 10 milles à partir du terminus d'attache du conducteur, le Règlement tient compte également de la reconnaissance de la pratique qui a cours dans l'industrie. La distinction entre les conducteurs urbains et les conducteurs routiers de véhicule automobile d'après la pratique courante de l'industrie s'accorde avec l'intention du législateur, puisque la pratique courante est une question de fait et non une question de pouvoir administratif. Lorsqu'un fonctionnaire est appelé à vérifier ce qu'est la pratique courante, en vue de l'appliquer à un cas donné, il ne légifère pas, il établit un fait.

[23]  La Cour d’appel a noté que le gouverneur en conseil a exercé le pouvoir qui lui est conféré par l’article 175 en adoptant le Règlement.

[24]  La Cour d’appel a aussi rejeté l’argument que le Règlement constitue une délégation de pouvoir législatif à un décideur administratif, expliquant au paragraphe 25 que :

La seule chose qui a été déléguée est l'obligation de déterminer le contenu de la pratique courante de l'industrie dans un secteur donné, et c'est là une question de fait. Une fois le fait constaté, son effet est fonction du Règlement, et non fonction du pouvoir discrétionnaire de l'agent enquêteur. Cet argument n'est pas recevable.

[25]  Finalement, la Cour d’appel a rejeté la prétention que le Règlement est trop vague. Le fait qu’il y ait une diversité d’opinions exprimées par les fonctionnaires sur l’interprétation correcte des règles « ne transform[e] pas une intention législative claire en une intention à l’imprécision inadmissible » (au para 27).

[26]  Dans le cas en l’espèce, l’arbitre a noté que le Règlement est valide et n’est pas contesté. Compte tenu de l’arrêt Actton Transport et du sondage qui avait été fait, et était en vigueur au moment de la plainte du défendeur, l’inspecteur Hillman « n’avait pas le choix. Elle aurait pu commander un nouveau sondage seulement si celui-ci avait été expiré. Elle devait s’en servir, car la plainte est du 16 septembre 2013 » (au para 24 de la décision de l’arbitre).

[27]  L’arbitre a souligné que l’employeur a soulevé plusieurs interrogations « sérieuses » sur la méthodologie du sondage. Cependant, l’arbitre n’a pas donné lieu à ces questions parce que ni la demanderesse ni une association d’employeurs n’avait pris les mesures nécessaires pour contester la validité du sondage. Au moment du dépôt de la plainte, le sondage est toujours en vigueur; « [i]l n’a jamais été contesté officiellement par aucun employeur ni association alors qu’ils connaissent son existence selon la preuve présentée à l’audience » (au para 42 de la décision de l’arbitre).

[28]  Qui plus est, l’employeur s’est désisté de son moyen préliminaire soulevant l’incompétence de l’inspecteur, et « n’a soumis aucune demande d’amendement de sa requête en appel qui soulevait des questions de droit […] » (au para 44). L’arbitre a ajouté, au paragraphe 49 :

Il n’y a pas eu de contestation légale du sondage où les ministères du Travail et de la Justice auraient pu intervenir pour justifier son bien-fondé. L’intimé [le défendeur] s’est retrouvé à défendre à l’audience la validité du sondage de 2010 sur lequel s’est basé l’inspecteur Hillman pour délivrer l’ordre de paiement du 15 avril 2014, créant une situation assez inusitée.

[29]  En conclusion, l’arbitre a rejeté l’appel, en constatant « l’absence de preuve démontrant l’illégalité de l’ordre de paiement […] » (au para 50). L’arbitre a ordonné la remise de la somme de 3 835,19 $ avec intérêts au défendeur.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[30]  La demanderesse affirme que la question en litige est : est-ce que l’arbitre a rendu une décision qui doit être révisée « en application d’une politique de Programme travail abusive et arbitraire et donc en l’absence d’une pratique courante de l’industrie »? Le défendeur a constaté que la seule question est à savoir si la décision de l’arbitre est déraisonnable.

[31]  Je conviens que la question en litige est de déterminer si la décision de l’arbitre est déraisonnable. La question de l’application de la politique du Programme du travail fait partie de cette analyse.

[32]  Si la jurisprudence a déjà établi de façon satisfaisante la norme de contrôle applicable à une question donnée, il n’est pas nécessaire de reprendre l’analyse (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paras 57 et 62 [Dunsmuir]). La norme de contrôle de la décision raisonnable a été adoptée dans Dynamex, de même que dans Instinct Trucking c Jacknisky, 2003 CF 1027 [Jacknisky], une cause qui traite de l’application du Règlement et de la détermination de la classification d’un employé en tant que « conducteur urbain » ou « conducteur routier ». La Cour fédérale a qualifié cette question de question mixte de droit et de fait, qui doit être traitée selon la norme de la décision raisonnable (Jacknisky, au para 39). Voir aussi Ridke c Coulson Aircrane Ltd, 2013 CF 1183, au para 32.

[33]  Je conviens que la norme de contrôle applicable dans l’affaire en l’espèce est la norme de la décision raisonnable.

IV.  Analyse

[34]  Le cœur de l’argument de la demanderesse est exposé dans son mémoire :

La Cour fédérale doit intervenir lorsqu’un office fédéral, ici l’arbitre nommé en vertu du Code canadien du travail, rend une décision déraisonnable fondée sur des conclusions de faits erronées tirées de façon abusive et arbitraire […].

[35]  La demanderesse soutient que la méthodologie utilisée pour effectuer le sondage est « arbitraire, ne reflète pas la réalité, est mal fondée et ne constate pas l’existence d’une pratique courante dans l’industrie mais l’a créée artificiellement […] ». En omettant de tenir compte de la preuve soumise relativement à la méthodologie utilisée au soutien de la définition de la pratique courante, telle qu’utilisée dans le sondage qui a été appliqué dans l’affaire en l’espèce, l’arbitre a tiré des conclusions erronées et déraisonnables.

[36]  La demanderesse prétend que dans les circonstances de cette affaire, il est nécessaire pour l’arbitre de traiter de cette question, parce que la demanderesse (ou un autre employé lié par le sondage) ne peut pas contester la validité du sondage avant l’apparition d’un litige. L’information sur la méthodologie utilisée pour effectuer le sondage n’était pas disponible avant l’audience, et sans cette preuve, il aurait été impossible de mettre en doute la validité du sondage.

[37]  L’arbitre a erré en choisissant de ne pas traiter de la question de la validité du sondage en l’absence des représentants gouvernementaux à l’audience. Le ministère d’Emploi et Développement social Canada était représenté par le P.G. du Canada et quand ce dernier est intervenu en s’opposant à la divulgation des éléments du sondage, il avait la possibilité de justifier le bien-fondé du sondage. Le fait que le P.G. du Canada n’ait pas fait un tel argument ne peut avoir pour effet de nier le droit de la demanderesse de demander à l’arbitre de traiter cette question.

[38]  Subsidiairement, la demanderesse prétend que la Cour doit intervenir parce que l’arbitre a commis des erreurs manifestes et déterminantes en appliquant la politique du Programme du travail, et en affirmant la décision de l’inspecteur malgré toute la preuve démontrant que le sondage ne permet pas de constater la pratique courante de l’industrie, tel que requis par le Règlement.

[39]  La Cour suprême a précisé dans l’affaire Housen v Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235 que les conclusions de faits d’un juge de première instance ne peuvent être écartées que si celui-ci a commis une erreur manifeste et déterminante. La demanderesse soutient qu’il n’est pas approprié de traiter la décision d’un arbitre avec plus de déférence que celle accordée aux juges de première instance : « [n]e pas réviser et annuler la décision rendue en l’espèce par l’arbitre Roy équivaut à donner à un fonctionnaire qui collige des faits et les interprète une plus grande protection et une plus grande déférence qu’une Cour d’appel n’en accorderait à un juge de première instance. »

[40]  Je ne suis pas persuadé par les arguments de la demanderesse. La décision de l’arbitre n’est pas déraisonnable. Il n’est pas déraisonnable qu’un arbitre n’aborde pas une question qui n’avait pas été soulevée en bonne et due forme dans son avis d’appel. Il faut se rappeler les étapes du processus en l’espèce. La demanderesse a déposé un avis d’appel comportant un exposé des moyens d’appel, tel que requis par paragraphe 251.11(2) du Code. Cet avis, tel que noté ci-dessus, était axé sur la question de la juridiction de l’inspecteur, compte tenu du fait que le défendeur fait partie d’un syndicat et que ses conditions de travail sont établies par une convention collective.

[41]  La demanderesse voulait obtenir la documentation sur la méthodologie utilisée par l’inspecteur pour effectuer le sondage, ainsi que la documentation sur le sondage qu’il a appliqué pour déterminer la pratique courante dans l’industrie. Tel qu’indiqué par l’arbitre, au paragraphe 59 de la Décision préliminaire : « [c]’est le droit le plus strict de [la demanderesse] de contester la décision de l’inspecteur et d’essayer d’attaquer la fiabilité du sondage sur lequel il s’est basé pour rendre sa décision ». L’arbitre a donné lieu aux arguments de la demanderesse sur la nécessité de divulguer la preuve sur la méthodologie utilisée par la Direction du travail pour effectuer le sondage, ainsi que la preuve concernant le sondage qui a été utilisé par l’inspecteur dans l’affaire en instance. Il semble que la demanderesse a mis beaucoup d’emphase sur cette question lors de l’audience devant l’arbitre, incluant lors du contre-interrogatoire du témoin du ministère d’Emploi et Développement Social Canada.

[42]  Je conviens que l’arbitre n’a pas erré en notant que la demanderesse n’a soumis aucune demande d’amendement de sa requête en appel – une demande, il faut se rappeler, qui soulève seulement des questions de juridiction, et ne traite pas de la validité du sondage.

[43]  L’arbitre a noté, au paragraphe 49 de sa décision : « [i]l n’y a pas eu de contestation légale du sondage où les ministères du Travail et de la Justice auraient pu intervenir pour justifier son bien-fondé ». La demanderesse prétend que les ministères auraient pu participer à l’audience afin de défendre le programme et la méthodologie utilisée pour effectuer le sondage. Je conviens qu’il est raisonnable pour l’arbitre de conclure que l’absence d’un amendement de la requête en appel est fatale pour la demanderesse, parce que, sans avis de la question, il n’y a pas lieu pour ni le défendeur ni le P.G. du Canada d’en traiter. De plus, la conclusion de l’arbitre est raisonnable compte tenu du fait que la demanderesse n’a pas déposé une demande pour nommer le P.G. du Canada ou la ministre du Travail comme mis en cause dans l’affaire.

[44]  La demanderesse a décidé de ne pas essayer d’amender l’avis d’appel. À l’audience devant l’arbitre, la demanderesse s’est désistée de ses arguments portant sur la validité du sondage, mais n’a pas amendé l’avis d’appel. Sans motif traitant de la validité du sondage, il n’y a pas lieu à ce que l’arbitre décide de cette question. De plus, il est raisonnable pour l’arbitre de conclure qu’il n’est pas approprié que le défendeur ait l’obligation de défendre la validité du sondage.

[45]  La demanderesse prétend que la doctrine du caractère théorique énoncé par l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RSC 342 s’applique dans ces circonstances, parce que la contestation du caractère arbitraire et inéquitable de la méthodologie du sondage ne pouvait être faite avant l’apparition d’un litige né et actuel, lequel n’existait pas lorsque le sondage a été complété.

[46]  Je ne suis pas persuadé par cet argument. Premièrement, il faut souligner que la demanderesse et les autres employeurs dans la région affectée par le sondage avaient été informés des résultats du sondage. Et, compte tenu des règles établies par le Règlement et la jurisprudence, il était évident que les résultats de ce sondage pouvaient avoir un impact direct sur les intérêts de la demanderesse ainsi que ceux des autres employeurs.

[47]  Deuxièmement, la demanderesse n’a pas essayé d’amender l’avis d’appel, et donc, il n’y a pas de décision de l’arbitre sur la question de sa compétence à traiter de la question de la validité du sondage. Et j’observe, en passant, qu’il y a de la jurisprudence indiquant que l’arbitre a la juridiction d’entamer une audience de novo : voir, par exemple, Bissett c Canada (ministre du Travail), [1995] 3 CF 762; Déménagements Tremblay Express Ltée c Gauthier, 2018 CF 584).

[48]  De plus, je conviens que même si on accepte qu’il y a un doute que l’arbitre ait un tel pouvoir, il est clair que la Cour fédérale a juridiction pour traiter de la validité de la politique qui s’applique en l’espèce. Selon l’alinéa 18(1)(a) de la Loi sur les Cours fédérales (LRC 1985, c F-7), la Cour a compétence pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral. Comme a noté M. le juge Luc Martineau dans l’affaire Bilodeau-Massé c Canada (Procureur général), 2017 CF 604, au para 36 : « […] le jugement déclaratoire constitue un remède alternatif valable pour prévenir la répétition de pratiques administratives systémiques contrevenant à la loi […] ».

[49]  Il faut souligner que, selon l’arrêt Actton Transport, aux paragraphes 23 et 25, le rôle de l’inspecteur :

[…] est de constater l’existence d’une pratique courante telle qu’elle existe dans le secteur géographique, puis d’appliquer la pratique en question… La seule chose qui a été déléguée est l’obligation de déterminer le contenu de la pratique courante de l’industrie dans un secteur donné, et c’est là une question de fait. Une fois le fait constaté, son effet est fonction du Règlement, et non fonction du pouvoir discrétionnaire de l’agent enquêteur.

[50]  La Cour d’appel a ensuite expliqué :

[24]  Un tel régime a une raison d'être. En pratique, l’employeur qui n'est pas tenu de payer des heures supplémentaires à son employé tant qu’il n’a pas travaillé 60 heures jouit d'un avantage significatif sur ceux qui doivent payer des heures supplémentaires après 45 heures. Si la loi autorisait l'employeur à décider par lui-même de payer ou non des heures supplémentaires après 45 ou 60 heures, en se limitant à envoyer en mission un employé au-delà d'un rayon de 10 milles, il y aurait très peu de conducteurs urbains de véhicules automobiles. Le recours à la pratique courante de l'industrie comme facteur déterminant est un moyen de prémunir les employés contre des affectations dont l’objet est simplement de limiter leur droit à des heures supplémentaires.

[51]  Je comprends que la demanderesse croit qu’il y a des lacunes dans la méthodologie utilisée pour effectuer le sondage, et que les résultats d’un tel sondage n’établissent pas la pratique courante dans l’industrie de façon fiable, tel que requis par le Règlement. Cependant, je ne suis pas persuadé que la décision de l’arbitre est déraisonnable parce que la demanderesse n’a pas suivi le processus nécessaire devant l’arbitre, ou devant cette Cour, afin d’attaquer directement la validité du sondage. Il n’est pas déraisonnable pour l’arbitre de ne pas traiter d’une question qui n’est pas incluse dans la portée des questions mentionnées dans l’avis d’appel. Je conviens que la demanderesse avait d’autres moyens de faire avancer un argument sur la validité du sondage, soit devant l’arbitre ou devant la Cour fédérale.

[52]  En ce qui concerne l’argument de la demanderesse que la Cour ne peut accorder plus de déférence à l’égard de la détermination des faits par un inspecteur qu’une Cour d’appel n’accorde à un juge de première instance pour une telle détermination, je conviens que cet argument n’aide pas la position de la demanderesse dans l’affaire en l’espèce. J’observe que la question de la déférence à accorder à un décideur dans le contexte d’une révision judiciaire a déjà été discutée par la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 ainsi que dans l’arrêt Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 [Rahal]. Dans Rahal, Madame la juge Gleason a expliqué qu’il faut considérer les dispositions de la Loi sur les Cours fédérales, particulièrement de l’alinéa 18.1(4)(d) en traitant de cette question :

[26]  Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [arrêt Khosa], la Cour suprême a statué que l’exercice du pouvoir de contrôle judiciaire conféré par les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F 7 [LCF] est régi par les principes de la common law énoncés dans l’arrêt Dunsmuir et que l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF précise « la norme de contrôle de la raisonnabilité » qui doit s’appliquer à l’appréciation des conclusions de fait (au paragraphe 46). L’alinéa 18.1(4)d) de la LCF autorise évidemment la Cour à annuler la décision du tribunal si elle est convaincue que ce dernier « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ».

[27]  Dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 , aux paragraphes 30-31, 337 DLR (4th) 385, la Cour a souligné que la norme de la raisonnabilité exige une retenue plus grande que le contrôle par un tribunal d’appel pour ce qui est du traitement des conclusions de droit raisonnables, étant donné que les conclusions jugées erronées seront infirmées par le tribunal d’appel mais pas par la cour de révision. La Cour suprême a également déclaré que le tribunal d’appel et la cour de révision doivent appliquer le principe de déférence à l’examen des conclusions de fait. (Comme il est expliqué ci-dessous, cependant, le degré de déférence qui s’applique aux conclusions de fait est moins élevé dans un appel qu’il ne l’est dans un contrôle judiciaire effectué selon la norme du caractère raisonnable).

[…]

[34]  Les trois conditions établies par l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF constituent un critère plus exigeant que la norme de contrôle à laquelle sont assujetties, en appel, les erreurs de fait ou les conclusions de fait erronées. La norme appliquée par les tribunaux d’appel est celle de l’« erreur manifeste ou dominante ». Selon la définition qui en a été donnée, cela signifie que la décision ne sera examinée que si l’erreur est tout à fait évidente ou manifeste (Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, aux paragraphes 5-6, [2002] 2 RCS 235). Par contre, pour l’application de l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF, la conclusion erronée doit être manifeste, mais elle doit aussi avoir servi de fondement à la décision du tribunal et avoir été tirée de façon arbitraire ou abusive ou sans tenir compte des éléments dont le tribunal disposait.

[53]  Pour tous ces motifs, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

[54]  En exerçant ma discrétion selon la règle 400 des Règles des Cours fédérales, DORS 98-106 [Règles], j’accorde des frais au défendeur, selon la colonne « B » du Tarif, tel que prévu par l’article 407 des Règles.

V.  Conclusion

[55]  Je rejette la demande de contrôle judiciaire, pour tous les motifs énoncés ci-haut. Il se peut que la demanderesse, et d’autres employeurs du secteur soient insatisfaits de ce résultat, compte tenu des questions « sérieuses », pour reprendre l’expression de l’arbitre, sur la méthodologie du sondage, mais le fait qu’une partie reste insatisfaite d’un tel résultat ne constitue pas un motif de contrôle judiciaire. La demanderesse a été représentée par un avocat, et elle a le droit de poursuivre ses objections dans un autre processus, si elle le désire.

[56]  En l’absence d’une telle requête, l’arbitre n’a pas erré en traitant le sondage comme valide, en appliquant la décision de la Cour d’appel en Actton Transport. En l’espèce, il n’y a pas lieu d’infirmer la décision de l’arbitre, compte tenu de la norme de contrôle qui s’applique.


JUGEMENT au dossier T-992-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La demanderesse doit payer les frais du défendeur, selon la colonne « B » du Tarif prévu par l’article 407 des Règles des Cours fédérales.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-992-17

INTITULÉ :

TRANSPORT ROBERT (QUÉBEC) 1972 LTEE c SYLVAIN BRAZEAU

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 NOVEMBRE 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

Le 23 septembre 2019

COMPARUTIONS :

Me Guy Dussault

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Daphné Blanchard-Beauchemin

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cain Lamarre, s.e.n.c.r.l.

Avocats

Québec, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Gaggino Avocats

Avocats

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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