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Date : 20190924


Dossier : IMM-5932-18

Référence : 2019 CF 1212

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

WINTA YEBYO (REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE KEBEDESH TESFAZIO WELD) ET KEBEDESH TESFAZION WELD

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle une agente des visas [l’agente] a refusé la demande de visa de résident permanent de Winta Yebyo [la demanderesse à charge] à titre de membre de la famille de Kebedesh Tesfazio Weld [la demanderesse principale].

II.  Intitulé de la cause

[2]  À titre préliminaire, je fais remarquer que la demanderesse a désigné le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada comme défendeur dans la présente affaire. Le bon défendeur est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] (Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, alinéa 5(2)b); Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, paragraphe 4(1) [LIPR]). Par conséquent, le nom du défendeur dans l’intitulé est remplacé par celui du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

III.  Le contexte

[3]  La demanderesse à charge est née le 6 mai 2001 en Érythrée. Elle est actuellement âgée de 18 ans.

[4]  La demanderesse principale est née le 1er janvier 1932 en Érythrée. Le 16 mai 2012, la demanderesse principale a légalement adopté la demanderesse à charge en Érythrée. Au moment de l’adoption, le père de la demanderesse à charge était décédé, et sa mère était incapable de s’occuper d’elle en raison d’un problème de santé mentale. La mère biologique de la demanderesse à charge est décédée en 2016.

[5]  En 2016, la demanderesse principale a fui l’Érythrée pour le Canada, où elle a obtenu l’asile. Après avoir obtenu le statut de réfugié, elle a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de personne protégée. Dans cette demande, la demanderesse principale a inclus la demanderesse à charge comme enfant à charge au sens de l’article 2 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR].

[6]  Le 1er mai 2017, le Cabinet du ministre a envoyé une lettre à la demanderesse principale pour lui demander de remplir et de présenter les formulaires de demande liés à l’inclusion de la demanderesse à charge à titre d’enfant à charge.

[7]  Le 19 septembre 2017, le bureau des visas a envoyé un courriel à la demanderesse à charge pour lui demander de présenter les documents et éléments de preuve supplémentaires suivants au plus tard le 19 octobre 2017 :

[TRADUCTION]

  Documents relatifs à l’adoption : documents relatifs à l’adoption ou ordonnance du tribunal;

  Preuve de la relation continue : photos de famille de vous et de votre répondante; toute preuve de soutien financier de la part de la répondante;

  Preuve de communication : Preuve de communication entre vous et votre répondante (photos, lettres, courriels, factures de téléphone);

  Renseignements additionnels sur la famille (formulaire IMM5406) : Un formulaire de renseignements additionnels sur la famille (IMMS406) distinct et nouvellement rempli portant des signatures originales;

  Quatre photos de taille conforme;

  Consentement parental.

[8]  Les demanderesses ont répondu à cette demande le 19 janvier 2018 en soumettant les photographies et le formulaire IMM5406 demandés, ainsi que des lettres de la demanderesse principale et de son fils expliquant la relation entre la demanderesse principale et la demanderesse à charge.

[9]  Le 10 juillet 2018, le bureau des visas a envoyé une lettre d’équité faisant état de préoccupations selon lesquelles la demanderesse à charge n’était pas l’enfant adoptive de la demanderesse principale, étant donné que les demanderesses n’avaient fourni aucune preuve d’une adoption légale. La lettre accordait aux demanderesses trente jours pour présenter des renseignements additionnels afin de répondre à ces préoccupations.

[10]  Le 8 août 2018, les demanderesses ont obtenu de la Haute Cour d’Érythrée une copie traduite du contrat d’adoption, daté du 16 mai 2012. Le document avait été égaré, mais il a finalement été retrouvé. Le contrat d’adoption et sa traduction ont été transmis au bureau des visas peu après.

IV.  La décision faisant l’objet du contrôle

[11]   Dans une décision datée du 28 septembre 2018, l’agente a refusé la demande de résidence permanente de la demanderesse à charge. L’agente a reproduit les dispositions pertinentes de la LIPR et du RIPR avant d’arriver à la conclusion suivante :

[TRADUCTION]

Je ne suis pas convaincue que vous satisfaites aux exigences en vue de l’obtention d’un visa de résident permanent à titre de membre de la famille de Kebedesh Tesfazion Weld. Je rejette donc votre demande au titre du paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[12]  Dans les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC], l’agente a examiné les renseignements relatifs au contexte; elle a également pris note de la lettre d’équité et de la réponse à cette lettre. L’agente a conclu que les demanderesses n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’une adoption officielle avait eu lieu en Érythrée.

V.  La question en litige et la norme de contrôle

[13]  La seule question à trancher consiste à savoir si la décision était raisonnable. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

VI.  Les dispositions applicables

[14]  Le paragraphe 11(1) de la LIPR prévoit que l’étranger doit, avant d’entrer au Canada, demander à un agent un visa ou tout autre document exigé par le RIPR :

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

[15]  Le paragraphe 176(1) du RIPR établit que les personnes protégées qui font une demande de résidence permanente peuvent inclure dans leur demande les membres de leur famille :

176 (1) La demande de séjour au Canada à titre de résident permanent peut viser, outre le demandeur, tout membre de sa famille.

[16]  Le terme « membre de la famille » est défini au paragraphe 1(3) du RIPR :

1(3) Pour l’application de la Loi — exception faite de l’article 12 et de l’alinéa 38(2)d) — et du présent règlement — exception faite de l’alinéa 7.1(3)a) et des articles 159.1 et 159.5 —, membre de la famille, à l’égard d’une personne, s’entend de :

[…]

b) tout enfant qui est à sa charge ou à la charge de son époux ou conjoint de fait;

[…]

[17]  Le terme « enfant à charge » est défini à l’article 2 du RIPR :

2 enfant à charge L’enfant qui :

a) d’une part, par rapport à l’un de ses parents :

[…]

(ii) soit en est l’enfant adoptif;

b) d’autre part, remplit l’une des conditions suivantes :

(i) il est âgé de moins de vingt-deux ans et n’est pas un époux ou conjoint de fait,

[…]

[18]  Le terme « adoption » est défini au paragraphe 3(2) du RIPR :

3 (2) Pour l’application du présent règlement, il est entendu que le terme adoption s’entend du lien de droit qui unit l’enfant à ses parents et qui rompt tout lien de filiation préexistant.

[19]  Le paragraphe 16(1) de la LIPR impose à tous les demandeurs l’obligation de répondre véridiquement aux questions et de produire tous les éléments de preuve et documents pertinents requis par un agent :

16 (1) L’auteur d’une demande au titre de la présente loi doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous éléments de preuve pertinents et présenter les visas et documents requis.

VII.  Analyse

[20]  Pour satisfaire à la définition d’« enfant à charge » énoncée dans le RIPR, les demanderesses devaient convaincre l’agente que la demanderesse à charge est à la fois « l’enfant adopti[ve] du parent » et qu’elle est « âgé[e] de moins de vingt-deux ans et n’est pas un[e] épou[se] ou conjoint[e] de fait » (article 2 du RIPR).

[21]  Pour satisfaire au premier volet de la définition, les demanderesses devaient convaincre l’agente que l’adoption créait un véritable lien affectif parent-enfant et qu’elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR (paragraphe 4(2) du RIPR).

[22]  Les demanderesses soutiennent que l’agente a écarté la plupart des éléments de preuve. Plus précisément, elles allèguent que, contrairement à la conclusion tirée par l’agente, elles ont fourni la preuve d’une adoption légale sous la forme d’un contrat d’adoption de la Haute Cour d’Érythrée. Compte tenu du contrat d’adoption, les demanderesses soutiennent que les commentaires de l’agente selon lesquels les demanderesses [traduction] « n’ont pas fourni une preuve suffisante pour établir qu’une adoption officielle a eu lieu en Érythrée » sont déraisonnables et n’auraient pu être faits qu’en rejetant entièrement le contrat d’adoption.

[23]  Le ministre soutient pour sa part que la décision de l’agente était raisonnable. Le ministre fait valoir un argument principal : en ne fournissant pas les documents et les éléments de preuve que l’agente a demandés et exigés, les demanderesses ont agi contrairement au paragraphe 16(1) de la LIPR et l’agente ne pouvait donc pas délivrer de visa.

[24]  L’agente n’a pas complètement écarté le contrat d’adoption, car elle l’a mentionné deux fois dans les notes du SMGC :

[TRADUCTION]

Réponse à l’équité procédurale notée — Document de la Cour daté du 16 mai 2012… Les documents de la Cour sont examinés…

[25]  Le ministre soutient que la preuve de l’adoption légale n’est pas la seule exigence que prévoit le RIPR. Les demanderesses doivent aussi présenter la preuve d’une relation continue qui place l’enfant mineure dans une situation de dépendance.

[26]  La demanderesse à charge satisfait à l’alinéa b) de la définition d’enfant à charge, car elle est âgée de moins de 22 ans et elle n’est pas une épouse ou une conjointe de fait. Le sens ordinaire de la définition n’exige pas que des éléments de preuve additionnels soient présentés sur la relation de dépendance au-delà des catégories clairement énoncées dans la définition.

[27]  La date « déterminante » pour établir si une personne est un enfant à charge est celle où la demande est faite (paragraphe 25.1(1) du RIPR). La demanderesse à charge était âgée de moins de 22 ans lorsque la demanderesse principale a demandé la résidence permanente. Par conséquent, elle est visée par l’une des situations de dépendance.

[28]  Les demanderesses soutiennent en outre que l’agente n’a pas tenu compte des éléments de preuve concernant la relation entre les demanderesses, particulièrement de la lettre du fils de la demanderesse principale visant à expliquer la relation.

[29]  Le ministre soutient que l’agente a souligné l’absence de photos, l’absence de preuve de communication entre les demanderesses et l’absence de consentement parental. Le ministre a fait valoir qu’il doit y avoir une indication quelconque que la mère biologique de l’enfant consent à ce que l’enfant quitte le pays de façon permanente.

[30]  L’argument du ministre sur le « consentement parental » n’a aucun fondement raisonnable. La preuve présentée au dossier certifié du tribunal démontre que la mère biologique de la demanderesse à charge est décédée en 2016, soit avant que la demande de résidence permanente ne soit présentée. Cet élément a également été noté par l’agente dans sa décision.

[31]  Toutefois, l’agente affirme également qu’il y a très peu d’éléments de preuve d’une relation à long terme, en se fondant vraisemblablement sur l’absence de photos et de preuve de communication, outre la lettre du fils de la demanderesse principale, qui indique que les demanderesses se parlent au téléphone. Compte tenu de l’absence de preuve d’une relation continue, le ministre est d’avis que, compte tenu de l’ensemble de la preuve, la décision de l’agente est raisonnable.

[32]  Les demanderesses ont fourni le contrat d’adoption de la Haute Cour de l’Érythrée en réponse à la lettre d’équité du 10 juillet 2018. La seule préoccupation soulevée dans la lettre d’équité était le manque de documentation concernant l’adoption légale.

[33]  L’agente n’a pas expliqué pourquoi le contrat d’adoption de la Haute Cour de l’Érythrée ne suffisait pas à établir l’adoption légale. Elle a également omis de mentionner quels éléments de preuve auraient pu être fournis. Par conséquent, la décision est inintelligible.

[34]  De plus, les demanderesses soutiennent que la lettre d’équité vise à fournir suffisamment de renseignements au demandeur pour qu’il puisse présenter une réponse significative (Ntaisi c Citizenship and Immigration, 2018 CanLII 73079 (CF), au paragraphe 6). Étant donné que la seule préoccupation soulevée dans la lettre d’équité se rapportait à la preuve de l’adoption légale, les demanderesses ont seulement fourni le contrat d’adoption en guise de réponse. Si l’agente avait encore des préoccupations au sujet d’autres aspects de la demande, comme la preuve d’une relation continue, celles-ci auraient dû être mentionnées dans la lettre d’équité. Si l’agente n’était pas convaincue que le contrat d’adoption était valide ou que le lien de filiation préexistant avait été rompu, elle ne l’a pas mentionné dans sa décision.

[35]  Il semble que l’agente n’était pas convaincue que l’adoption créait un véritable lien affectif parent-enfant, comme l’exige le paragraphe 4(2) du RIPR. Or, le laconisme des motifs de l’agente fait qu’il est très difficile de savoir quels facteurs elle a pris en considération dans son application de cette disposition (Lee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 814, aux paragraphes 13 à 15).

[36]  De plus, l’agente a mentionné à deux reprises le contrat d’adoption de la Haute Cour de l’Érythrée, mais elle n’a pas expliqué pourquoi cet élément de preuve ne l’avait pas convaincue qu’une adoption légale avait eu lieu. La décision ne mentionne pas la définition d’« adoption », énoncée au paragraphe 3(2) du RIPR, qui semble pourtant s’appliquer à la situation en l’espèce. Il n’est pas question de cette disposition dans la décision contestée.

[37]  En outre, même si l’agente n’était apparemment pas convaincue qu’il existait [traduction] « des raisons suffisantes pour exempter la demande », elle ne précise pas à quel mécanisme d’exemption elle fait référence. L’agente a également déclaré que les demanderesses [traduction] « n’ont pas présenté suffisamment d’observations en vue de l’examen et de l’exemption des critères ». Encore une fois, l’agente n’indique pas clairement de quelle exemption et de quels critères il s’agit.

[38]  Compte tenu du laconisme des motifs, la Cour n’est pas en mesure de comprendre les motifs intelligibles justifiant la décision. Par conséquent, la Cour ne peut déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).


JUGEMENT dans le dossier IMM-5932-18

LA COUR STATUE :

  1. Dans l’intitulé, le défendeur est remplacé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  2. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’octobre 2019

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-5932-18

 

INTITULÉ :

WINTA YEBYO (REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE KEBEDESH TESFAZIO WELD) ET KEBEDESH TESFAZION WELD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 SeptembRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Asiya Hirji

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Melissa Mathieu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Neighbourhood Legal Services

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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