Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190924


Dossier : T-982-19

Référence : 2019 CF 1195

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS


TABLE DES MATIÈRES

I. Contexte  5

A. Origine de la loi  5

B. Contenu de la loi  6

C. Instances en Alberta  8

D. Instance devant la Cour fédérale  9

II. Requête en radiation de l’Alberta  10

A. Critère applicable  10

B. Compétence  11

(1) Historique législatif et objet de l’article 19  14

(2) Libellé et limites implicites  23

(3) Immunité de la Couronne  28

C. Qualité pour agir  32

D. Prématurité  35

III. Requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique  39

A. Grille d’analyse  39

B. Question sérieuse à juger  42

(1) Processus de qualification des lois  43

(2) Le partage des compétences en matière de commerce interprovincial et de   ressources naturelles  45

(3) Analyse  48

C. Préjudice irréparable  56

(1) Principes et fardeau de la preuve  57

(2) Éléments de preuve  58

(3) Analyse  61

D. Prépondérance des inconvénients  68

(1) Intérêt public  68

(2) Inconvénients pour le défendeur  71

(3) Solidité des arguments du demandeur  72

(4) Résumé  75

E. Conditions de l’injonction  75

IV. Dispositif et dépens  76


[1]  L’Alberta a adopté la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act (Loi visant à préserver la prospérité économique du Canada), SA 2018, c P-21.5 [la Loi]. Cette Loi habilite la ministre de l’Énergie de l’Alberta [la ministre] à rendre obligatoire l’obtention d’un permis afin d’exporter depuis l’Alberta du gaz naturel, du pétrole brut ou des combustibles raffinés et à imposer des modalités et conditions quant à ces exportations, y compris leur quantité et leur destination. Un des facteurs que la ministre doit prendre en compte avant d’imposer ces exigences est [traduction] « la question de savoir s’il existe des oléoducs ayant une capacité adéquate pour maximiser le rendement économique du pétrole brut et du bitume dilué produit en Alberta ».

[2]  La Colombie-Britannique cherche à obtenir un jugement déclarant la Loi inconstitutionnelle. Elle a d’abord intenté son action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta qui a suspendu l’action au motif que la Cour fédérale serait compétente pour la juger. La Colombie-Britannique a ensuite intenté une action devant notre Cour. Elle soutient que la Loi réglemente le commerce interprovincial, un domaine de compétence fédérale exclusive, et que sa validité n’est pas assurée par les exceptions prévues à l’article 92A de la Loi constitutionnelle de 1867. De plus, elle fait valoir que la Loi contrevient à l’interdiction de droits de douane interprovinciaux prévue à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Selon la Colombie-Britannique, l’unique objet de la Loi est de permettre à l’Alberta de tarir la source principale de produits pétroliers de la Colombie-Britannique, en représailles de son opposition présumée au projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain.

[3]  Les présents motifs portent sur deux requêtes présentées dans le contexte de l’action.

[4]  Premièrement, l’Alberta a présenté une requête en radiation de l’action de la Colombie-Britannique pour le motif qu’elle ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale et qu’elle est prématurée.

[5]  Deuxièmement, la Colombie-Britannique a présenté une requête en injonction interlocutoire visant à empêcher la ministre d’exercer ses pouvoirs en vertu de la Loi. Subsidiairement, elle souhaite obtenir une injonction interlocutoire qui obligerait la ministre à donner un préavis de 42 jours avant d’exercer ces pouvoirs.

[6]  Je rejette la requête en radiation de l’Alberta. En application de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, notre Cour possède une compétence facultative pour juger les différends interprovinciaux. Par le biais d’une loi, les deux provinces en cause ont accepté cette compétence. L’Alberta n’a pas expliqué de manière convaincante pourquoi cette compétence ne comprendrait pas les litiges liés à la validité constitutionnelle des lois provinciales. En outre, il n’est pas prématuré de saisir notre Cour de la question à ce stade, puisque la Colombie-Britannique conteste la Loi elle-même et non une mesure précise prise en vertu de la Loi.

[7]  J’accueille la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique. La Colombie-Britannique a satisfait le critère que les tribunaux appliquent habituellement pour émettre une telle injonction. Elle a montré que la validité de la Loi soulève une question sérieuse. Elle a montré qu’un embargo, de la nature de celui évoqué par les membres de l’Assemblée législative de l’Alberta lors des débats sur la Loi, causerait un préjudice irréparable aux résidents de la Colombie-Britannique. Je rejette l’argument de l’Alberta selon lequel ce préjudice est spéculatif, car il est raisonnablement certain et son déclenchement dépend entièrement de la volonté de l’Alberta. Enfin, la Colombie-Britannique a démontré que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur, compte tenu de la solidité de ses arguments et de l’absence de conséquences négatives claires et précises pour l’Alberta si l’injonction était accordée.

I.  Contexte

[8]  Pour situer ces deux requêtes dans leur contexte, je dois d’abord décrire les circonstances qui ont donné lieu à l’adoption de la Loi et résumer ce que la Loi prétend accomplir. Je présenterai ensuite les démarches entreprises par la Colombie-Britannique devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et notre Cour pour contester la Loi.

A.  Origine de la loi

[9]  L’oléoduc Trans Mountain a été construit dans les années 1950 et relie Edmonton (Alberta) à Burnaby (Colombie-Britannique). C’est le principal oléoduc au moyen duquel les produits pétroliers sont transportés de l’Alberta à la Colombie-Britannique. Le propriétaire de l’oléoduc, Kinder Morgan Canada Ltd. [Kinder Morgan], a proposé d’agrandir sa capacité en construisant une conduite supplémentaire le long de la conduite initiale. Ce projet, que j’appellerai simplement projet Trans Mountain, ou TMX, a suscité un vif débat public et engendré plusieurs poursuites judiciaires. Il n’est pas nécessaire de donner une description complète de ces débats et poursuites. Il suffit de souligner l’événement qui a précipité l’adoption de la Loi : la décision de Kinder Morgan, annoncée le 8 avril 2018, de suspendre tous les travaux non essentiels liés au projet Trans Mountain.

[10]  Le lendemain, à l’Assemblée législative de l’Alberta, la ministre de l’Énergie a indiqué que le gouvernement déposerait sous peu un projet de loi à cet égard. Le projet de loi 12, qui est devenu la Loi, a ensuite été déposé le 16 avril 2018. Lors des débats à l’Assemblée législative, des députés des deux principaux partis politiques ont fait des déclarations selon lesquelles cette Loi vise à faire souffrir la Colombie-Britannique sur le plan économique en raison de son opposition au projet Trans Mountain. J’examinerai ces déclarations plus en détail un peu plus loin.

[11]  La Loi a été adoptée et a reçu la sanction royale le 18 mai 2018. Elle est entrée en vigueur près d’un an plus tard, le 30 avril 2019, après l’entrée en fonction d’un nouveau gouvernement.

B.  Contenu de la loi

[12]  La disposition principale de la Loi est l’article 2, qui habilite la ministre à exiger que les exportateurs de produits pétroliers obtiennent un permis. Elle est rédigée ainsi :

[traduction]

2(1)  Nul ne doit, sans permis, exporter de l’Alberta une quelconque quantité de gaz naturel, de pétrole brut ou de combustibles raffinés.

(2)  Le paragraphe (1) s’applique seulement lorsque le ministre exige, par arrêté, qu’une personne ou une catégorie de personne obtienne un permis.

(3)  Avant de rendre un arrêté aux termes du paragraphe (2), le ministre doit déterminer s’il est dans l’intérêt public de l’Alberta de la faire, en ce qui a trait à

a)  la question de savoir s’il existe des oléoducs ayant une capacité adéquate pour maximiser le rendement économique du pétrole brut et du bitume dilué produit en Alberta,

b)  la question de savoir s’il y aura une offre et des réserves adéquates de gaz naturel, de pétrole brut et de combustibles raffinés pour répondre aux besoins actuels et futurs de l’Alberta,

c)  toute autre question jugée pertinente par le ministre.

[13]  L’article 4 habilite la ministre de l’Énergie à établir les modalités et conditions liées aux permis d’exportation, y compris [traduction] « à quel endroit un titulaire de permis peut exporter de l’Alberta une quelconque quantité de gaz naturel, de pétrole brut ou de combustibles raffinés », ainsi que des restrictions relatives aux quantités maximales et aux modes d’exportation. Aux termes de l’article 7, enfreindre les dispositions de la Loi ou les conditions d’un permis constitue une infraction. Un particulier contrevenant est passible d’une amende journalière jusqu’à concurrence de 1 000 000 $ et une entreprise contrevenante est passible d’une amende journalière pouvant s’élever à 10 000 000 $. L’article 10 prévoit une immunité contre les poursuites qui pourraient être intentées contre la ministre, la Couronne ou ses fonctionnaires en raison de gestes posés en vertu de la Loi. Aux termes de l’article 11, le lieutenant gouverneur en conseil est habilité à prendre des règlements sur plusieurs sujets, y compris les demandes de permis et les modalités et conditions des permis.

[14]  La Loi est assujettie à une « clause crépusculaire » : conformément à l’article 14, la Loi sera abrogée deux ans après être entrée en vigueur. Toutefois, l’Assemblée législative peut prolonger cette période par résolution.

[15]  À ce jour, la ministre de l’Énergie n’a pas exercé les pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi et le lieutenant gouverneur en conseil n’a pris aucun règlement en vertu de la Loi.

C.  Instances en Alberta

[16]  Quelques jours après que la Loi a reçu la sanction royale, la Colombie-Britannique a intenté une action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta en vue d’obtenir un jugement déclarant la Loi inconstitutionnelle. Cette action a été rejetée en raison de son caractère prématuré étant donné que la Loi n’était pas encore entrée en vigueur : British Columbia (Attorney General) c Alberta (Attorney General), 2019 ABQB 121.

[17]  Le 1er mai 2019, le lendemain de l’entrée en vigueur de la Loi, la Colombie-Britannique a intenté une nouvelle action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Elle a également demandé une injonction interlocutoire. L’Alberta, de son côté, a demandé le rejet de l’action pour le motif que la Colombie-Britannique n’avait pas qualité pour agir.

[18]  Le 19 juillet 2019, le juge Hall de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a accueilli en partie la requête de l’Alberta et suspendu l’action de la Colombie-Britannique : British Columbia (Attorney General) c Alberta (Attorney General), 2019 ABQB 550. Le juge Hall a conclu qu’aux termes de l’article 25 de la Judicature Act (loi sur l’organisation judiciaire) de l’Alberta, RSA 2000, c J-2, seuls le procureur général du Canada et celui de l’Alberta possèdent la qualité requise pour solliciter un jugement déclaratoire d’inconstitutionnalité devant les tribunaux albertains. Il s’est ensuite demandé si la Cour fédérale aurait compétence en la matière, en application de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales et a tiré la conclusion suivante, aux paragraphes 43 et 44 :

[traduction]

Bien que j’aie retenu l’argument du procureur général de l’Alberta selon lequel seuls le procureur général du Canada et celui de l’Alberta ont compétence pour solliciter un jugement déclaratoire d’invalidité constitutionnelle d’une loi de l’Alberta devant les tribunaux albertains, indépendamment de toute autre forme de réparation, une telle conclusion ne laisse pas le procureur général de la Colombie-Britannique sans recours et ne permet pas au procureur général de l’Alberta de se soustraire à une contestation constitutionnelle de la Loi.

La discussion qui précède montre que le Parlement fédéral et les assemblées législatives provinciales ont adopté les lois nécessaires pour donner compétence à la Cour fédérale dans les contentieux interprovinciaux de cette nature, ce qui tend à démontrer que le procureur général de la Colombie-Britannique a qualité pour intenter son action devant cette Cour.

[19]  On m’informe que l’ordonnance du juge Hall n’a pas été portée en appel.

D.  Instance devant la Cour fédérale

[20]  Le 14 juin 2019, la Colombie-Britannique a déposé la présente action. Je comprends que la déclaration est essentiellement semblable à celle déposée devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Dans une ordonnance rendue par mon collègue, le juge Alan Diner, l’action a été ajournée en attendant que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta examine la requête en rejet présentée par l’Alberta.

[21]  Le 14 août 2019, à la demande des deux parties, ma collègue la protonotaire Kathleen Ring a ordonné la gestion spéciale de l’instance et, le 15 août, le juge en chef m’a désigné en tant que juge chargé de la gestion de l’instance. J’ai ordonné la fin de l’ajournement de l’affaire. La Colombie-Britannique a ensuite déposé sa requête en injonction interlocutoire et l’Alberta, sa requête en radiation, et j’ai établi un calendrier menant à l’audition de ces deux requêtes. Il a été entendu que la preuve présentée au soutien de la requête de la Colombie-Britannique serait la même que celle qui appuyait une requête semblable devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

II.  Requête en radiation de l’Alberta

[22]  L’Alberta demande que l’action de la Colombie-Britannique soit radiée pour deux motifs : elle ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale et elle est prématurée. Je rejette la requête en radiation de l’Alberta, car celle-ci n’a fait valoir aucun motif qui écarte la compétence de la Cour et parce que l’affaire n’est pas prématurée.

[23]  Dans les pages qui suivent, après avoir expliqué le critère applicable à une requête en radiation, j’analyserai les arguments de l’Alberta quant à la compétence et à la prématurité. Comme je considère que plusieurs arguments de l’Alberta s’apparentent davantage à une contestation de la qualité de la Colombie-Britannique pour intenter la présente action, je les aborderai en tant que telle dans une section distincte.

A.  Critère applicable

[24]  Selon l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, la Cour peut, sur requête, radier un acte de procédure, tel que la déclaration de la Colombie-Britannique, si cet acte de procédure « ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable » ou « constitue autrement un abus de procédure ». Dans R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, au paragraphe 17, [2011] 3 RCS 45, la Cour suprême du Canada a décrit ainsi le critère qui permet de trancher une requête en radiation :

[...] [L]’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable [...] Autrement dit, la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours [...]

B.  Compétence

[25]  Une requête en radiation peut reposer sur l’absence de compétence de la Cour. Néanmoins, le critère reste le même : l’action sera radiée uniquement s’il est évident et manifeste que la Cour n’a pas compétence : Alberta c Canada [Alberta c Canada], 2018 CAF 83, au paragraphe 20; Apotex Inc. c Ambrose, 2017 CF 487, aux paragraphes 36 à 39, [2017] 4 RCF 510; Windsor (Ville) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, au paragraphe 24, [2016] 2 RCS 617.

[26]  Compte tenu du fait que la question de la compétence a été débattue en long et en large et qu’elle ne dépend d’aucune conclusion de fait, je suis en mesure de la trancher. Je conclus que la Cour a compétence à l’égard de l’action de la Colombie-Britannique.

[27]  La Colombie-Britannique fonde la compétence de la Cour pour entendre son action sur l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales et sur des lois provinciales analogues. L’article 19 est rédigé comme suit :

19. Lorsqu’une loi d’une province reconnaît sa compétence en l’espèce, — qu’elle y soit désignée sous le nom de Cour fédérale, Cour fédérale du Canada ou Cour de l’Échiquier du Canada — la Cour fédérale est compétente pour juger les cas de litige entre le Canada et cette province ou entre cette province et une ou plusieurs autres provinces ayant adopté une loi semblable.

19. If the legislature of a province has passed an Act agreeing that the Federal Court, the Federal Court of Canada or the Exchequer Court of Canada has jurisdiction in cases of controversies between Canada and that province, or between that province and any other province or provinces that have passed a like Act, the Federal Court has jurisdiction to determine the controversies.

[28]   La majorité des provinces canadiennes ont adopté des lois admettant la compétence de la Cour en ces matières. La Federal Courts Jurisdiction Act (Loi sur la compétence des cours fédérales), RSBC 1996, c 135, art 1, de la Colombie-Britannique reconnaît la compétence de la Cour à l’égard de [traduction] « litiges entre la Colombie-Britannique et toute autre province du Canada qui a adopté une loi semblable à la présente Loi ». Il en va de même concernant l’article 27 de la Judicature Act de l’Alberta, en ce qui a trait aux [traduction] « litiges entre l’Alberta et toute autre province ou tout autre territoire du Canada où une loi semblable à la présente Loi est en vigueur ».

[29]  Le concept commun aux trois lois pertinentes est celui de litige, en français, ou « controversy », en anglais. On pourrait penser qu’il existe de toute évidence un litige ou une « controversy » entre la Colombie-Britannique et l’Alberta concernant la validité constitutionnelle de la Loi. Néanmoins, le libellé d’un texte législatif ne doit pas être interprété isolément et peut parfois avoir une signification technique. Ainsi, en s’appuyant sur l’évolution historique de ce qu’est devenu l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales et l’interprétation de son libellé et d’expressions semblables dans la jurisprudence, l’Alberta affirme que le législateur fédéral n’a jamais eu l’intention de permettre à notre Cour de statuer sur la validité constitutionnelle des lois provinciales.

[30]  Je souligne que la contestation de l’Alberta n’est pas fondée sur des motifs constitutionnels. L’Alberta ne fait pas valoir que le jugement déclaratoire demandé par la Colombie-Britannique outrepasse les limites de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui ont été précisées dans des arrêts comme Quebec North Shore Paper c C.P. Ltée, [1977] 2 RCS 1054, et ITO-Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752. En effet, lorsque la Cour exerce sa compétence relativement à des litiges interprovinciaux, conformément à l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales et aux lois provinciales correspondantes, la source constitutionnelle de sa compétence ne se trouve pas seulement, et peut-être pas principalement, à l’article 101, mais aussi au paragraphe 92(14), qui confère compétence aux provinces relativement à l’administration de la justice : Alberta c Canada, au paragraphe 34. Il s’agit d’un exemple de fédéralisme coopératif que les tribunaux hésitent à invalider : Fédération des producteurs de volailles du Québec c Pelland, 2005 CSC 20, au paragraphe 38, [2005] 1 RCS 292; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, au paragraphe 18 [Deuxième renvoi relatif aux valeurs mobilières].

[31]  Ainsi, l’Alberta conteste la compétence de la Cour en se fondant essentiellement sur un exercice d’interprétation législative. Je vais donc recourir aux méthodes habituelles d’interprétation, c’est-à-dire l’examen du libellé, du contexte et de l’objet de la disposition pertinente. Le contexte comprend d’autres dispositions de la même loi, d’autres lois et des principes constitutionnels généraux. L’objet peut être tiré d’une analyse de la loi elle-même ainsi que des circonstances dans lesquelles elle a été adoptée. Je tiendrai également compte de l’orientation donnée par la Cour suprême du Canada selon laquelle des lois conférant compétence à la Cour fédérale doivent faire l’objet d’une interprétation généreuse et libérale plutôt que d’une interprétation étroite : Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626, au paragraphe 34.

(1)  Historique législatif et objet de l’article 19

[32]  Je commencerai par examiner les circonstances qui ont mené à l’adoption de ce qui est devenu l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales. Non seulement cela permettra-t-il de mieux cerner l’objet de cette disposition, mais cela fournira aussi une réponse complète à l’argument principal de l’Alberta selon lequel le législateur a précisément envisagé la contestation de la validité des lois provinciales et a choisi de conférer compétence à l’égard de ces contestations uniquement à la Cour suprême et non à la Cour de l’Échiquier, l’ancêtre de la Cour fédérale actuelle.

[33]  À l’époque de la Confédération, le concept de contrôle judiciaire était bien compris. Les législatures et les gouvernements coloniaux exerçaient un pouvoir limité. Les tribunaux avaient le pouvoir d’invalider les lois coloniales contraires aux lois impériales, ce qui découle clairement de la Colonial Laws Validity Act, 1865. Barry L. Strayer résume la situation ainsi dans The Canadian Constitution and the Courts, 3e éd., Toronto, Butterworths, 1988, à la page 14 [Strayer, Constitution].

[Traduction] « Nous pouvons ainsi voir que, peu de temps avant la Confédération, les juges et les avocats des colonies de l’Amérique du Nord britannique devaient connaître, dans une certaine mesure, la doctrine britannique du contrôle judiciaire des lois coloniales. Les tribunaux dans d’autres colonies s’étaient prévalus de ce processus, certains tribunaux de l’Amérique du Nord britannique s’étaient prévalus d’un processus analogue et les tribunaux anglais n’avaient pas hésité à statuer sur la validité des lois coloniales lorsque cela était utile aux instances dont ils étaient saisis. Le Comité judiciaire, en tant qu’organisme judiciaire suprême du système colonial, avait donné de nombreux exemples de contrôle judiciaire. Sa pratique aurait porté les tribunaux coloniaux à étudier la question de la validité, au besoin, en prévision du traitement de la question en appel à Londres. »

[34]  Une caractéristique de cette forme de contrôle doit être soulignée. Au Canada, chaque juge, quelle que soit l’instance, est habilité à examiner la validité constitutionnelle des lois. En droit constitutionnel comparé, on parle aujourd’hui de contrôle judiciaire « diffus » ou « décentralisé », puisque le mandat d’appliquer la Constitution n’est pas confié à un seul tribunal spécialisé. En s’appuyant sur l’exemple des États-Unis, le professeur Favoreu et ses collègues ont décrit ce concept de la manière suivante, dans Droit constitutionnel, 21e éd., Paris, Dalloz, 2019, à la page 257 [Favoreu, Droit constitutionnel] :

Appliquée au système américain, la qualification de contrôle « diffus » implique que le contrôle de constitutionnalité peut être exercé par n’importe quel juge fédéral ou étatique […] le juge saisi en première instance est compétent pour se prononcer sur l’ensemble des questions soulevées par un litige, qu’elles soient civiles, pénales, administratives ou constitutionnelles.

[35]  Bien que le concept de contrôle judiciaire soit bien connu, la structure des institutions judiciaires qui ferait respecter le partage des compétences établi dans la nouvelle Constitution a fait l’objet de vifs débats. Des moyens non judiciaires, comme le pouvoir de désaveu du cabinet fédéral ou l’arbitrage (voir à ce sujet Alberta c Canada, au paragraphe 31), ont été employés pendant un certain temps. Néanmoins, les Pères de la Confédération avaient prévu que les tribunaux joueraient un rôle majeur, même s’ils ne s’entendaient pas quant à savoir si c’était le comité judiciaire du Conseil privé de Londres ou plutôt une cour d’appel générale canadienne qui devait avoir le dernier mot concernant les litiges en matière de partage des compétences : Strayer, Constitution, aux pages 15 à 22. En outre, il existait plusieurs obstacles théoriques à la résolution judiciaire de différends impliquant des gouvernements, y compris l’immunité de la Couronne et le principe d’indivisibilité de la Couronne.

[36]  En 1875, une étape importante a été franchie en vue d’adapter le système judiciaire à la nouvelle structure fédérale avec l’adoption de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, SC 1875, c 11. Ce qui retient notre attention aux fins du présent débat, ce sont les moyens prévus par le législateur quant au règlement des litiges intergouvernementaux, y compris les litiges relatifs à la validité des lois, qui à cette époque étaient principalement liés au partage des compétences.

[37]  Le premier moyen était le pouvoir de renvoi du gouvernement fédéral. Au lieu d’attendre qu’une affaire fasse son chemin devant les différentes instances, le gouvernement pouvait renvoyer une question directement à la Cour suprême, en particulier lorsque la question portait sur la validité d’une loi. Ce pouvoir a été utilisé à de nombreuses reprises depuis. Une part importante de notre droit constitutionnel prend sa source dans les avis consultatifs émis par la Cour suprême dans des renvois.

[38]  Deux autres moyens ont aussi été prévus. Comme l’Alberta s’appuie fortement sur le texte de la disposition pertinente de l’Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, il est utile de le reproduire intégralement et de séparer ses divers composants pour en faciliter la lecture :

54. Lorsque la législature d’une province faisant partie du Canada aura passé un acte convenant et décrétant que la Cour Suprême et la Cour de l’Échiquier, ou la Cour Suprême seulement, selon le cas, auront juridiction dans aucun des cas suivants, savoir :

54. When the Legislature of any Province forming part of Canada shall have passed an Act agreeing and providing that the Supreme Court, and the Exchequer Court, or the Supreme Court alone, as the case may be, shall have jurisdiction in any of the following cases, viz.: –

(1.) Les contestations entre la Puissance du Canada et cette province;

(1st) Of controversies between the Dominion of Canada and such Province;

(2.) Les contestations entre cette province et quelque autre province ou quelques autres provinces qui auront passé un acte semblable;

(2nd) Of controversies between such Province and any other Province or Provinces, which may have passed a like Act;

(3.) Les poursuites, actions ou procédures dans lesquelles les parties auront, par leur plaidoyer, soulevé la question de la validité d’un acte du parlement du Canada, lorsque, dans l’opinion d’un juge de la cour devant laquelle elle est pendante, cette question est essentielle;

(3rd) Of suits, actions or, proceedings in which the parties thereto by their pleadings shall have raised the question of the validity of an Act of the Parliament of Canada, when in the opinion of a Judge of the Court in which the same are pending such question is material;

(4.) Les poursuites, actions ou procédures dans lesquelles les parties auront, par leur plaidoyer, soulevé la question de la validité d’un acte de la législature de cette province, lorsque, dans l’opinion d’un juge de la cour devant laquelle elle est pendante, cette question est essentielle;

(4th) Of suits, actions, or proceedings in which the parties thereto by their pleadings shall have raised the question of the validity of an Act of the Legislature of such Province, when in the opinion of a Judge of the Court in which the same are pending such question is material;

alors la présente section et les trois sections immédiatement suivantes du présent acte seront en vigueur dans la catégorie ou les catégories de cas à l’égard desquels tel acte convenant et décrétant comme susdit, pourra avoir été passé.

then this section and the three following sections of this Act shall be in force in the class or classes of cases in respect of which such Act so agreeing and providing, may have been passed.

[39]  L’article 55 prévoit que la Cour de l’Échiquier entendra des affaires de la première et de la deuxième catégorie mentionnées à l’article 54, et que ses décisions pourront être portées en appel à la Cour suprême. La procédure applicable à la troisième et à la quatrième catégorie est établie ainsi à l’article 56 :

56. Dans les cas en troisième et quatrième lieux mentionnés dans l’avant-dernière section immédiatement précédente, le juge qui aura décidé que cette question est essentielle ordonnera que la cause soit portée devant la Cour Suprême, afin que cette question y soit décidée, et elle y sera portée en conséquence; et après la décision de la Cour Suprême, la cause sera renvoyée, avec copie du jugement sur la question soulevée, à la cour ou au juge dont elle provient, pour y être alors décidée suivant la justice.

56. In the cases thirdly and fourthly mentioned in the next preceding section but one, the Judge who has decided that such question is material, shall order the case to be removed to the Supreme Court in order to the decision of such question, and it shall be removed accordingly, and after the decision of the Supreme Court, the said case shall be sent back, with a copy of the judgment on the question raised, to the Court or Judge whence it came, to be then and there dealt with as to justice may appertain.

[40]  L’Alberta affirme que la différence fondamentale entre les deux premières catégories de cas, qui relèvent de la compétence de la Cour de l’Échiquier, et les deux dernières, qui relèvent de la compétence exclusive de la Cour suprême, est que les deux dernières catégories de cas portent sur la validité des lois, ce qui n’est pas le cas des deux premières. En d’autres mots, les « contestations » mentionnées dans les deux premiers paragraphes ne peuvent pas porter sur la validité des lois qui n’est mentionnée que dans les deux derniers paragraphes. Lorsqu’une expression est utilisée à un endroit et qu’elle est omise ailleurs, l’omission est importante et la maxime latine inclusio unius, exclusio alterius est souvent utilisée pour exprimer une telle idée. Il s’ensuit, selon l’Alberta, que le législateur fédéral n’a jamais eu l’intention d’accorder à la Cour de l’Échiquier le pouvoir d’invalider une loi. Avec égards, il s’agit d’une mauvaise interprétation de ces dispositions.

[41]  L’argumentaire de l’Alberta fait l’impasse sur l’intention du législateur fédéral de prévoir, par ces dispositions, deux procédures totalement différentes en vue de régler les litiges susceptibles de survenir dans le nouveau contexte fédéral. Compte tenu de ces différences, la maxime inclusio unius, exclusio alterius est inapplicable. Voici pourquoi.

[42]  À l’époque de la Confédération, en raison de la manière dont on concevait l’immunité et l’indivisibilité de la Couronne, il n’existait aucun forum judiciaire évident pour le règlement des litiges entre les gouvernements au sein d’un système fédéral. Les deux premiers paragraphes de l’article 54, dont l’essentiel se retrouve maintenant à l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, ont ainsi créé un nouveau type de compétence qui permettrait de surmonter les restrictions découlant de l’immunité et de l’indivisibilité de la Couronne. En ce qui concerne les litiges interprovinciaux, ces dispositions offrent aussi un forum qui n’est pas un tribunal de l’une des provinces touchées. Dans R (Canada) c R (Île-du-Prince-Édouard), [1978] 1 CF 533 (CA), à la page 558 [Canada c IPÉ], le juge en chef Jackett a formulé le commentaire suivant sur l’objet de ces dispositions :

À mon sens, ces dispositions législatives (l’article 19 et la « loi » provinciale) créent une compétence qui diffère par sa nature de la compétence ordinaire conférée aux cours municipales pour trancher les différends entre les personnes ordinaires ou entre le souverain et une personne ordinaire. Elle tranche les différends entre des entités politiques et non pas entre des personnes juridiques reconnues devant les tribunaux municipaux ordinaires.

[43]  (Ici, le juge en chef utilise la phrase « cours municipales » comme synonyme de « tribunaux nationaux » en opposition aux tribunaux internationaux.)

[44]  Les deux derniers paragraphes de l’article 54 mettent sur pied un mécanisme très différent. On a tenté de mettre en œuvre ce qui est maintenant connu dans d’autres pays comme le contrôle judiciaire « concentré » ou « centralisé » : Favoreu, Droit constitutionnel, à la page 266; Juliane Kokott et Martin Kaspar, « Ensuring Constitutional Efficacy » dans Michel Rosenfeld et András Sajó (dir.), Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law (Oxford : Oxford University Press, 2012) 795, aux pages 807 à 815. L’idée était que, contrairement à la situation existante, les tribunaux ordinaires ne statueraient pas sur les questions constitutionnelles soulevées dans les affaires dont ils sont saisis, mais qu’ils les renverraient plutôt à une seule cour constitutionnelle centralisée, soit la Cour suprême : Peter H. Russell, « The Jurisdiction of the Supreme Court of Canada: Present Policies and a Programme for Reform » (1968) 6 Osgoode Hall LJ 1, aux pages 7 et 8. Il y aurait, selon les termes du professeur Favoreu, « une juridiction constitutionnelle spécifique disposant d’un monopole d’interprétation constitutionnelle » : Favoreu, Droit constitutionnel, à la page 266. Le processus établi à l’article 56 fait ressortir l’intention de mettre en œuvre un tel système, même si son utilisation n’était pas obligatoire, mais plutôt laissée à la discrétion du juge saisi de l’affaire.

[45]  En rendant le recours à ce processus facultatif, le législateur fédéral avait peut-être envisagé qu’il ne pouvait pas priver les cours supérieures provinciales de leur compétence pour appliquer la Constitution : Canada (Procureur général) c Law Society of British Columbia, [1982] 2 RCS 307. Ce caractère facultatif peut expliquer pourquoi le processus semble n’avoir jamais été utilisé. Quoi qu’il en soit, ce mécanisme a été abrogé en 1974, lors d’une réforme de la compétence de la Cour suprême. Le contrôle judiciaire concentré demeure étranger à notre tradition constitutionnelle.

[46]  La différence entre les deux mécanismes prévus à l’article 54 doit être soulignée et constitue la faille de l’argumentaire de l’Alberta. Le premier mécanisme est exclusivement axé sur les litiges entre gouvernements et vise à fournir un forum dans des cas où l’on croyait tout recours impossible. Le deuxième porte sur les questions constitutionnelles soulevées dans des litiges ordinaires, notamment des litiges entre des parties privées. Il est facile de comprendre pourquoi le législateur souhaitait que seules les questions constitutionnelles soient renvoyées à la Cour suprême par d’autres tribunaux. Il ne s’ensuit pas pour autant que la validité constitutionnelle d’une loi provinciale ne pourrait jamais être contestée au titre de la compétence de la Cour de l’Échiquier à l’égard de litiges intergouvernementaux. Les deux mécanismes présentés à la section 54 ne sont tout simplement pas liés et ne s’excluent pas l’un l’autre.

[47]  Bien au contraire, les objectifs du législateur en adoptant ce qui est devenu l’article 19 indiquent qu’il faut en faire une interprétation libérale. Comme le juge en chef Jackett l’a souligné, le but était de créer une nouvelle compétence pour instruire les litiges intergouvernementaux. Il aurait été évident pour les députés – plusieurs d’entre eux ayant pris part aux débats sur la Confédération pendant lesquels la question avait expressément été soulevée – que ces litiges comprendraient des questions liées à la conformité des lois avec le partage constitutionnel des compétences. Mis à part dans le contexte de litiges entre des parties privées, il n’existait aucune forum judiciaire évident pour trancher ces questions. Les gouvernements provinciaux n’étaient pas encore habilités à renvoyer des questions à la cour d’appel de leur province et ne pouvaient pas déférer une question directement à la Cour suprême : James L Huffman et MardiLyn Saathoff, « Advisory Opinions and Canadian Constitutional Development: The Supreme Court’s Reference Jurisdiction » (1990) 74 Minn L Rev 1251, à la page 1259.

[48]  Ainsi, contrairement aux prétentions de l’Alberta, rien dans l’historique législatif de l’article 19 n’indique que les questions constitutionnelles échappent à son champ d’application. Au contraire, le contexte dans lequel il a été adopté tend à démontrer qu’il devrait recevoir une interprétation généreuse et que ses auteurs avaient compris que les « litiges » que notre Cour doit trancher comprendraient les litiges liés à la validité des lois.

[49]  L’Alberta affirme aussi que sans égard à la portée de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, toute demande formée contre l’Alberta au titre de cette disposition doit aussi relever du champ d’application de l’article 27 de sa Judicature Act. C’est évidemment vrai. Toutefois, comme ces dispositions font partie d’un régime législatif fédéral-provincial imbriqué, j’hésite à leur prêter un sens différent en l’absence d’une indiction explicite à cet égard. L’Alberta affirme qu’une telle indication ressort d’autres dispositions de la Judicature Act. Selon cet argument, l’Assemblée législative de l’Alberta n’aurait pas donné à la Cour fédérale une compétence plus large en matière de questions constitutionnelles qu’aux propres tribunaux de la province. Avec égards, cet argument est spéculatif. En plus d’être fondé sur des hypothèses que je ne souhaite pas aborder ici, cet argument ne tient pas compte du fait qu’il est tout aussi possible que l’Assemblée législative de l’Alberta ait partagé la volonté du Parlement fédéral de prévoir un forum national afin de résoudre les différends intergouvernementaux, y compris ceux touchant à la validité des lois, et visant à combler toute lacune potentielle à cet égard.

(2)  Libellé et limites implicites

[50]  L’Alberta affirme également qu’il ne faut pas accorder un sens large au terme « litige », mais qu’il devrait plutôt être interprété selon certaines décisions canadiennes ou d’une manière semblable à l’expression [traduction] « causes et différends » qui se trouve dans la Constitution des États-Unis. Bien entendu, je suis tenu par les prononcés des tribunaux d’instance supérieure en ce qui a trait au sens de l’article 19. Un examen attentif de la jurisprudence invoquée par l’Alberta n’indique toutefois aucune intention de restreindre la portée de l’article 19 de la façon proposée. De plus, la jurisprudence américaine concernant les [traduction] « causes et différends » n’a tout simplement pas été appliquée au Canada.

[51]  L’Alberta affirme que pour qu’une affaire soit visée par l’article 19, elle doit porter sur « [un] droit, [une] obligation ou [une] responsabilité ». Cette expression est tirée des motifs du juge Le Dain dans Canada c IPÉ, à la page 583. Toutefois, le juge Le Dain ne cherchait pas à définir les limites de l’article 19. Il a utilisé ces termes pour faire valoir que la demande de l’Île-du-Prince-Édouard, dans cette affaire, était clairement visée par l’article 19. Le passage au complet est rédigé ainsi :

Le terme « litige » a un sens assez général pour embrasser tout genre de droit, d’obligation ou de responsabilité qui peut exister entre les gouvernements ou leur personnification juridique stricte. Le terme est certainement assez général pour comprendre un litige portant sur la question de savoir si une gouvernement est passible de dommages-intérêts envers un autre.

[52]  Le juge Le Dain n’a simplement pas abordé la question de savoir si une contestation de la validité d’une loi pouvait être définie comme un « litige ». De même, la référence à l’expression [traduction] « contrat ou fiducie » dans Ontario (Attorney General) c Canada (Attorney General) (1907), 39 RCS 14, aux paragraphes 45 et 46 était plutôt une description de la question en litige que des limites de la disposition qui a précédé l’article 19.

[53]  Un autre arrêt de la Cour suprême de la même époque permet de mieux comprendre la portée de l’article 19. Province of Ontario c Dominion of Canada (1909), 42 RCS 1, conf. par [1910] AC 637 (CP), n’était pas une contestation de la validité de la loi, mais une demande du Canada visant à être remboursé par l’Ontario pour les annuités versées conformément à un traité conclu avec plusieurs peuples autochtones de cette province. Un certain temps après la conclusion du traité, le Conseil privé a conclu que, contrairement à ce que croyait le Canada, l’ « extinction » du titre ancestral profitait à l’Ontario. La demande de remboursement du Canada n’était pas fondée sur un droit reconnu par la loi ou la common law, mais sur des notions générales d’équité et sur une analogie avec le concept de quasi-contrat dans la tradition de droit civil. C’est dans ce contexte que le juge Duff a rédigé le passage suivant, cité dans le mémoire de l’Alberta, aux pages 118 et 119 :

[traduction]

La « Loi sur la Cour de l’Échiquier » confère à cette cour la compétence de juger ces litiges. Cette Loi ne prévoit rien quant à la règle à appliquer pour arriver à une décision; on ne doit toutefois pas supposer que cette Cour (lorsqu’elle agit à cet égard) instruit des affaires selon les seules opinions que le juge de la Cour peut avoir à l’égard de ce qui (selon la situation qui lui est présentée) serait juste, équitable et correct quant à ce que devrait faire l’une ou l’autre des parties au litige. Je pense que cette Loi, en prévoyant que la Cour peut trancher les litiges, vise les litiges se rapportant à des droits; présupposant une règle ou un principe voulant que de tels droits peuvent être établis et qui ne pourrait être, semblerait-il, que la règle ou le principe de droit applicable. Je pense que nous ne devrions pas présumer que la Cour de l’Échiquier a été autorisée à faire une règle de droit pour que soit tranché un tel litige ou à appliquer à un tel litige une règle ou un principe l’emportant dans un lieu alors que selon les principes reconnus, il devrait être tranché selon la loi d’un autre lieu.

[54]  De même, le juge Idington a écrit, à la page 101 :

[traduction]

Je pense que nous devrions d’abord examiner la nature de la compétence accordée par l’article 32 de la « Loi de la cour de l’Échiquier » en conférant à cette cour le pouvoir de « juger ces litiges » qui naissent entre le Dominion du Canada et une province qui a donné son adhésion à cette Loi.

Le libellé est suffisamment exhaustif pour couvrir des demandes fondées sur des principes d’honneur, de générosité ou de prétendue justice naturelle, mais, dans les observations, on ne s’est pas aventuré à dire qu’il avait été conféré à la Cour le droit d’agir sur le fondement de l’un ou l’autre de ces principes. Il semblait reconnu qu’il fallait fonder la demande sur une relation contractuelle (il faut garder à l’esprit que la contestation est entre la Couronne et la Couronne étant donné que les deux parties agissent au nom de la Couronne), une relation quasi contractuelle entre les parties aux présentes ou sur un motif d’équité juridique.

[55]  En faisant ces observations, les deux juges ont mis l’accent sur la nécessité pour le Canada d’asseoir sa demande sur un fondement juridique. [traduction] « Droits », [traduction] « contrat » et [traduction] « equity » étaient potentiellement les concepts juridiques les plus pertinents dans cette affaire, bien que la Cour ait finalement rejeté la demande du Canada puisqu’il n’avait pas conclu de contrat avec l’Ontario pour le remboursement des annuités prévues par le traité. Ce que nous pouvons en déduire quant au sens du mot « litige » dans l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales, c’est qu’un tel litige doit pouvoir être tranché en invoquant des motifs juridiques plutôt qu’en invoquant des motifs moraux ou de politique publique.

[56]  L’Alberta se fonde largement sur la jurisprudence américaine portant sur l’article III de la Constitution des États-Unis, dans lequel les mots « causes » et « différends » sont utilisés pour délimiter la compétence de la magistrature fédérale. Ces notions ont été interprétées comme imposant d’importantes restrictions à ce que l’on appelle une [traduction] « contestation intrinsèque », c’est-à-dire une contestation de la loi visée dans l’abstrait, indépendamment de son application à des circonstances précises et particulières : Washington State Grange v Washington State Republican Party, 552 US 442 (2008). Elles ont également donné lieu à des exigences rigoureuses visant la qualité pour agir qui découragent les jugements déclaratoires : Rescue Army v Municipal Court, 331 US 549 (1947).

[57]  Il va sans dire que la jurisprudence relative à l’interprétation de l’article III de la Constitution des États-Unis ne s’applique pas au Canada. Les tribunaux ont souvent souligné que l’approche canadienne est plus libérale. Par exemple, la Cour suprême du Canada a écrit que « les principes formulés par la Cour suprême des États-Unis relativement à la qualité pour agir sont plus limitatifs que ceux qui sont applicables au Canada » : Conseil canadien des Églises c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 236, à la page 248. De même, les [traduction] « contestations intrinsèques » sont aisément admises au Canada. De récents exemples comprennent notamment Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101 [Bedford], et Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 RCS 331 [Carter]. Dans le Renvoi relatif à la sécession, au paragraphe 13, la Cour suprême du Canada a rejeté l’application de la doctrine américaine des [traduction] « causes et différends » pour guider l’interprétation de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. De la même manière, elle ne devrait pas influer sur l’interprétation de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales.

[58]  L’Alberta prétend qu’on doit lire dans l’article 19 une limite implicite voulant que notre Cour ne puisse pas rendre de jugement déclaratoire, ou à tout le moins un jugement déclaratoire d’invalidité constitutionnelle, dans l’exercice de sa compétence en vertu de cette disposition. L’Alberta a invoqué des affaires dans lesquelles les limites constitutionnelles de la compétence de la Cour découlant de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 ont été abordées, y compris Windsor, Bilodeau-Massé c Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 RCF 386, et Deegan c Canada (Procureur général), 2019 CF 960. Cependant, ce n’est pas pertinent. Comme je l’ai mentionné précédemment, la compétence de la Cour en vertu de l’article 19 n’est pas restreinte par l’article 101 : Alberta c Canada, au paragraphe 34. L’absence d’une quelconque mention de jugements déclaratoires à l’article 19, contrairement à l’article 18, n’est pas déterminante. Une comparaison avec l’article 17, aux termes duquel des jugements déclaratoires peuvent sans aucun doute être rendus, serait plus appropriée. De plus, des jugements déclaratoires ont été rendus dans des affaires instruites selon l’article 19, notamment Canada c IPÉ.

[59]  Il n’y a ainsi aucun obstacle à l’interprétation généreuse du type de « litiges » qui peuvent être présentés à la Cour au titre de l’article 19. Les arguments de l’Alberta n’atténuent pas le poids des observations de la juge Johanne Gauthier dans Alberta c Canada, au paragraphe 26 :

[Traduction] « En ce qui concerne les matières visées par ces dispositions, et plus particulièrement l’article 19 de la Loi sur les CF, il semble qu’il n’y a pas de limite quant au type de litige auxquels elles s’appliqueraient. À ce stade et sans bénéfice d’arguments complets, l’évolution législative de l’article 19, de même que la manière dont les deux dispositions ont été appliquées semble étayer la portée générale suggérée par le sens ordinaire des mots « litige » ou « controversy » en anglais. »

[60]  Je ne vois donc aucune raison d’écarter les contestations liées à la validité des lois de l’application de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales.

(3)  Immunité de la Couronne

[61]  L’Alberta affirme qu’elle est à l’abri de poursuites devant la Cour fédérale. Tel qu’elle l’indique dans son mémoire : [traduction] « en l’absence d’un pouvoir législatif clair conféré par le souverain, les lois d’un souverain ne sont pas contestables au titre du principe de l’immunité de la Couronne ». Cet argument ne tient pas pour plusieurs raisons.

[62]  Autrefois une règle de common law, l’immunité de la Couronne tire maintenant sa source de l’article 17 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, rédigé comme suit :

17. Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives.

17. No enactment is binding on Her Majesty or affects Her Majesty or Her Majesty’s rights or prerogatives in any manner, except as mentioned or referred to in the enactment.

[63]  Dans Alberta Government Telephones c Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 2 RCS 225, à la page 281, la Cour suprême du Canada a expliqué dans quelles circonstances l’immunité de la Couronne est écartée :

Il me semble que les termes “mentionnée ou prévue” contenus à l’art. [17] peuvent comprendre : (1) des termes qui lient expressément la Couronne (“Sa Majesté est liée”); (2) une intention claire de lier qui, selon les termes de l’arrêt Bombay, “ressort du texte même de la loi”, en d’autres termes, une intention qui ressorte lorsque les dispositions sont interprétées dans le contexte d’autres dispositions, comme dans l’arrêt Ouellette, précité, et (3) une intention de lier lorsque l’objet de la loi serait “privé [...] de toute efficacité” si l’État n’était pas lié ou, en d’autres termes, s’il donnait lieu à une absurdité (par opposition à un simple résultat non souhaité). Ces trois éléments devraient servir de guide lorsqu’une loi comporte clairement une intention de lier la Couronne.

[64]  L’adhésion de l’Alberta au mécanisme prévu à l’article 19 comporte nécessairement une renonciation à l’immunité de la Couronne. Tous les litiges visés par l’article 19 sont, par définition, des poursuites contre la Couronne. Il faut nécessairement déduire de l’adoption de l’article 27 de sa Judicature Act que l’Alberta a renoncé à l’immunité de la Couronne : voir, par analogie, Canada (Procureur général) c Thouin, 2017 CSC 46 au paragraphe 24, [2017] 2 RCS 184. De plus, l’immunité de la Couronne priverait l’article 19 de toute efficacité ou le rendrait complètement inopérant.

[65]  D’ailleurs, dans Canada c IPÉ, à la page 583, le juge Le Dain a exprimé l’avis que :

[...] ni la doctrine de l’indivisibilité ni celle de l’immunité de la Couronne, que ce soit du point de vue de la procédure ou du droit positif, ne doivent empêcher de statuer sur la responsabilité intergouvernementale aux termes de [l’article 19] [...]

[66]  Plus récemment, dans Alberta c Canada, au paragraphe 25, la juge Johanne Gauthier a indiqué [traduction] « [qu’]il n’y a ainsi aucun doute qu’aucune question liée à l’immunité de la Couronne n’est soulevée concernant l’Alberta lorsque les articles 19 et 27 des lois susmentionnées s’appliquent ».

[67]  L’Alberta affirme aussi que les provinces sont à l’abri de poursuites devant la Cour fédérale. En pratique, de telles poursuites sont rares, mais en principe, ce n’est pas le cas. Chaque disposition conférant compétence à la Cour doit être examinée indépendamment : Première nation Pasqua c Canada (Procureur général), 2016 CAF 133 aux paragraphes 50 à 53,
[2017] 3 RCF 3. L’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales porte sur les poursuites contre la Couronne, définie à l’article 2 comme « Sa Majesté du chef du Canada ». Une province ne peut pas être poursuivie sur ce fondement. Cela explique l’une des affaires invoquées par l’Alberta, Greely c “Tami Joan” (The) (1996), 113 FTR 66. C’est aussi vrai pour l’article 18 sur lequel est fondée une grande proportion des affaires dont notre Cour est saisie. Cet article porte sur l’examen de décisions rendues par « tout office fédéral », dont la définition exclut expressément « un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou […] une personne ou […] un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ». Toutefois, une province peut être poursuivie devant notre Cour pour contrefaçon de brevet aux termes de l’article 20 : Bessette c Québec (Procureure générale), 2019 CF 393 [Bessette]. Je reconnais que la Cour en a décidé autrement relativement à des revendications de droit d’auteur : Trainor Surveys (1974) Ltd c New Brunswick, [1990] 2 FC 168 (1re inst.). Cette différence peut s’expliquer par la mention explicite selon laquelle la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, art 2.1, lie la Couronne et l’absence d’une mention correspondante dans la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42 : Bessette, au paragraphe 98. Quoiqu’il en soit, l’article 19 prévoit clairement des poursuites contre les gouvernements provinciaux et il est difficile de comprendre comment l’Alberta peut invoquer l’immunité malgré les dispositions de l’article 27 de sa propre Judicature Act.

[68]  Il existe une raison encore plus fondamentale pour laquelle l’Alberta ne peut pas invoquer l’immunité de la Couronne. Puisqu’elle trouve son origine dans une loi ou dans la common law, l’immunité de la Couronne est contraire au principe de suprématie de la Constitution. Lorsque la validité constitutionnelle d’une loi est en jeu, une législature ne peut pas prendre des mesures pour se mettre à l’abri d’un contrôle sans miner tout le fondement de l’édifice constitutionnel.

[69]  Dans British Columbia Power Corporation c British Columbia Electric Company,
[1962] RCS 642, aux pages 644 et 645 [BC Power], la Cour suprême du Canada a rejeté l’argument selon lequel l’immunité de la Couronne rendait impossible la nomination d’un séquestre de certains biens jusqu’à ce que la validité constitutionnelle d’une loi donnée soit décidée par les tribunaux :

[traduction]

À mon avis, dans un système fédératif où l’autorité législative se divise, comme les prérogatives de la Couronne, entre le Dominion et les provinces, il n’est pas permis à la Couronne, du chef du Canada ou d’une province, de réclamer une immunité fondée sur un droit dans certaine propriété, lorsque ce droit dépend entièrement et uniquement de la validité de la législation qu’elle a elle-même passée, s’il existe un doute raisonnable quant à la validité constitutionnelle de cette législation. Lui permettre d’agir ainsi serait lui permettre, par l’exercice de droits en vertu d’une législation qui excède ses pouvoirs, d’obtenir le même résultat que si cette législation était valide.

[70]  Une affaire quelque peu différente portait sur la tentative de l’Assemblée législative de la Saskatchewan de se protéger contre l’obligation de rembourser les taxes perçues au titre d’une loi ultérieurement déclarée inconstitutionnelle. Dans Amax Potash Ltd c Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 RCS 576, la Cour suprême du Canada, en se fondant sur son arrêt BC Power, a invalidé la loi qui faisait obstacle au recouvrement. Elle a affirmé, à la page 592 :

On peut résumer le principe régissant le présent pourvoi en ces termes : si une loi est déclarée ultra vires de la législature qui l’a adoptée, toute législation qui aurait pour effet d’attacher des conséquences juridiques aux actes accomplis en exécution de la loi invalide est également ultra vires puisqu’elle a trait à l’objet même de la première loi. Un état ne peut conserver par des mesures inconstitutionnelles ce qu’il ne peut prendre par de telles mesures.

[71]  La Cour suprême du Canada est revenue sur cette question dans Air Canada c Colombie-Britannique (P.G.), [1986] 2 RCS 539. À l’époque pertinente, personne ne pouvait poursuivre la Couronne provinciale en Colombie-Britannique sans d’abord obtenir une autorisation du gouvernement. Dans cette affaire, le gouvernement a refusé à Air Canada l’autorisation d’engager des procédures pour recouvrer des taxes payées aux termes d’une loi dont on alléguait l’inconstitutionnalité. La Cour a conclu que le gouvernement était tenu de donner l’autorisation, compte tenu de la nature constitutionnelle de la réclamation : « [t]ous les pouvoirs exécutifs, qu’ils découlent de la loi, de la common law ou d’une prérogative, doivent respecter les impératifs constitutionnels » (à la page 545).

[72]  Pour ces motifs, l’Alberta ne peut pas alléguer être « à l’abri » de la compétence de la Cour selon l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales.

C.  Qualité pour agir

[73]  Plusieurs observations formulées par l’Alberta quant à la compétence de la Cour sont en réalité liées à la qualité de la Colombie-Britannique pour introduire la présente action.

[74]  L’Alberta prétend que [traduction] « dans la mesure où il y a des répercussions sur l’ordre constitutionnel, ces droits relèvent de la Couronne fédérale, et non des provinces ». Il s’ensuivrait que, selon cet argument, seul le Canada a qualité pour défendre sa propre compétence. Une province ne pourrait pas contester la validité d’une loi adoptée par une autre province.

[75]  J’avoue avoir un certain mal à comprendre cet argument. Après tout, il est bien établi que quiconque peut contester la validité d’une loi que l’on cherche à appliquer à son encontre :
R c Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295, aux pages 313 à 315. Au cours du dernier demi-siècle, les tribunaux ont progressivement reconnu, grâce au principe de la qualité pour agir dans l’intérêt public, que les citoyens peuvent, lorsque les circonstances s’y prêtent, contester la validité d’une loi sans avoir d’abord à l’enfeindre : Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 RCS 524. Ainsi, on voit mal pourquoi un procureur général ne serait pas en mesure, lorsque les circonstances s’y prêtent, de contester la validité de la loi d’une autre province, alors que toute autre personne peut le faire.

[76]  L’Alberta essaie de fonder cette présumée incapacité sur la structure fédérale du Canada. Un procureur général, affirme-t-on, peut seulement agir relativement à des questions qui relèvent de la compétence de sa province et du territoire de cette province.

[77]  Bien que la plupart des activités du procureur général d’une province respectent habituellement ces limites, on ne peut pas dire qu’il existe une interdiction absolue d’engager des poursuites dans d’autres circonstances. Notamment, en raison du caractère fédéral du Canada, une province est susceptible d’être touchée par les actions d’une autre province, tout particulièrement lorsque l’interdiction des lois extraterritoriales ou d’autres règles liées à l’intégration économique sont en jeu. Contester les lois d’une autre province n’est pas nécessairement un affront à l’« égale souveraineté » de cette autre province : 1068754 Alberta Ltd. c Québec (Agence du revenu), 2019 CSC 37, au paragraphe 83.

[78]  Le Renvoi relatif à Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 RCS 297 en est un exemple. Bien que l’affaire tire son origine d’un renvoi par le gouvernement de Terre-Neuve à la Cour d’appel de cette province, il s’agissait surtout d’une contestation par le Québec de la validité d’une loi de Terre-Neuve, dont on a jugé qu’elle empiétait sur des droits hors de la province. De même, l’un des composants du Deuxième renvoi relatif aux valeurs mobilières était une contestation par le Québec et l’Alberta de la validité d’un accord intergouvernemental auquel ces provinces n’était pas parties. Personne ne s’est sérieusement opposé à cette façon de procéder, même si une fois de plus, il s’agissait d’un renvoi.

[79]  S’il fallait déduire de l’argument de l’Alberta sur la qualité pour agir une proposition plus générale voulant que les lois d’une province soient à l’abri de toute contestation dans le système de justice d’une autre province, cette affirmation est démentie par l’arrêt Hunt c T&N plc, [1993] 4 RCS 289. Cette affaire traitait d’une action devant les tribunaux de la Colombie-Britannique à l’encontre d’une société québécoise. Cette société a refusé de produire plusieurs documents lors de l’interrogatoire préalable, car une loi québécoise interdisait le retrait de ces documents d’une province, lorsque cela était fait dans le but de respecter une ordonnance judiciaire. Le demandeur en Colombie-Britannique cherchait à contester la validité de la loi québécoise. La Cour suprême du Canada a conclu que les tribunaux de la Colombie-Britannique pouvaient entendre une contestation de la validité de la loi québécoise, surtout que « le point litigieux se [rapportait] à la constitutionnalité d’une loi provinciale qui a des effets dans une autre province » (à la page 315).

[80]  J’ajouterai simplement que le fait qu’il s’agisse de la première tentative de lancer une telle contestation devant notre Cour ne prouve pas que nous n’avons pas compétence. Nous ne savons pas si cette possibilité a été envisagée dans les affaires précitées ou dans une affaire mentionnée par l’Alberta, Attorney-General for Manitoba c Manitoba Egg and Poultry Association, [1971] RCS 689. Les avocats pourraient avoir été dissuadés par l’absence de précédents positifs. Cependant, il n’existe pas non plus de précédent négatif.

[81]  La structure constitutionnelle du pays ne prive donc pas la Colombie-Britannique de la qualité requise pour intenter la présente action.

D.  Prématurité

[82]  Le dernier motif sur lequel se fonde l’Alberta pour obtenir le rejet de l’action de la Colombie-Britannique est la prématurité. L’action, fait-on valoir, est [traduction] « fondée sur la simple supposition que la ministre de l’Énergie utilisera de manière inconstitutionnelle le pouvoir que lui confère la Loi ». En effet, jusqu’à présent, ni la ministre ni le lieutenant gouverneur en conseil n’ont pris de mesures en application de la Loi.

[83]  Les actions en jugement déclaratoire s’attirent, pratiquement par définition, ce type d’objection. On a parfois décrit de telles actions comme une forme de « justice préventive » :
R du chef de Terre-Neuve c Commission Hydro-Electrique de Québec, [1982] 2 RCS 79, aux pages 100 à 103 [Hydro-Québec]; Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441, à la page 457. Un jugement déclaratoire « peut être obtenu sans cause d’action, et les tribunaux rendent des jugements déclaratoires, peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée » : Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, au paragraphe 143, [2013] 1 RCS 623. La reconnaissance graduelle de la qualité pour agir dans l’intérêt public nécessite également une approche plus souple quant à la question de la prématurité. Il est donc possible d’obtenir un jugement déclaratoire lorsqu’un droit n’a pas été violé, mais simplement menacé.

[84]  Il est difficile de faire ressortir de la jurisprudence une règle abstraite régissant la disponibilité d’un jugement déclaratoire. Néanmoins, les situations dans lesquelles un tribunal rendra un jugement déclaratoire ont été résumées récemment par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, au paragraphe 11, [2016] 1 RCS 99 :

La partie qui demande réparation doit établir que le tribunal a compétence pour entendre le litige, que la question en cause est réelle et non pas simplement théorique et que la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue. Un jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique, c’est-à-dire s’il règle un « litige actuel » entre les parties […]

[85]  Au-delà des préoccupations relatives à l’affectation appropriée des ressources judiciaires limitées, la nécessité d’un « litige actuel » est liée aux exigences en matière de preuve. Si les tribunaux hésitent à rendre un jugement déclaratoire avant que la loi ne soit appliquée à une situation précise, c’est notamment parce qu’une telle situation offre un contexte factuel permettant aux tribunaux de comprendre les effets pratiques de la loi. Dans des cas relevant de la Charte, ces effets peuvent être d’une importance capitale pour prouver que les droits d’une personne ont été violés. De plus, une preuve est nécessaire pour analyser la justification fondée sur l’article premier. Malgré cela, les tribunaux se sont penchés, dans certaines circonstances, sur des actions en jugement déclaratoire visant des lois inconstitutionnelles, même si ces lois n’avaient pas encore été appliquées aux demandeurs: RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1995] 3 RCS 199; Libman c Québec (Procureur général), [1997] 3 RCS 569; Société Radio-Canada c Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 RCS 19; Bedford; Carter; B.C. Freedom of Information and Privacy Association c Colombie-Britannique (Procureur général), 2017 CSC 6, [2017] 1 RCS 93. Dans ces affaires, la Cour a été en mesure de statuer sur la validité de la loi contestée sans qu’il ne soit nécessaire de situer celle-ci dans un contexte factuel précis.

[86]  Le contexte factuel, en revanche, s’avère moins nécessaire lorsque la Charte n’est pas en cause, notamment en matière de partage des compétences. La façon dont une loi est appliquée ne change pas son caractère véritable. En effet, dans R c Morgentaler, [1993] 3 RCS 463, aux pages 485 à 488 [Morgentaler], la Cour suprême du Canada a noté que la preuve des effets pratiques d’une loi a peu de pertinence pour en déterminer le caractère véritable. Les tribunaux se sont souvent penchés sur le fond d’actions ou de requêtes en jugement déclaratoire portant sur la conformité d’une loi au partage des compétences ou à d’autres limites constitutionnelles au pouvoir législatif : Procureur général du Québec c Blaikie, [1979] 2 RCS 1016; Potter c Québec (Procureur général), [2001] RJQ 2823 (CA); Colombie-Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2005 CSC 49, [2005] 2 RCS 474; Colombie-Britannique (Procureur général) c Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 RCS 873; Banque canadienne de l’Ouest c Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 RCS 3 [Banque canadienne de l’Ouest]. Bien que ces affaires aient connu des cheminements procéduraux variés, il semble que dans tous ces cas, la Cour a tranché la question constitutionnelle sans se pencher sur la manière précise dont la loi serait appliquée.

[87]  En me fondant sur ces principes, je ne peux pas donner effet à l’objection concernant la prématurité soulevée par l’Alberta. La raison essentielle est que la Colombie-Britannique, dans son action, ne conteste aucune mesure prise conformément à la Loi; elle conteste la Loi elle-même. C’est ce que les Américains appelleraient une [traduction] « contestation intrinsèque ». La Loi est maintenant en vigueur. La principale question consistera à déterminer le caractère véritable de la Loi, ce qui, selon l’arrêt Morgentaler, ne nécessite aucune preuve quant à l’application de la Loi. Les difficultés de preuve ne constituent pas un obstacle en l’espèce.

[88]  De plus, il existe un « litige actuel », comme l’exige l’arrêt Daniels. Au cours des débats concernant la Loi, les membres de l’Assemblée législative de l’Alberta l’ont décrite comme ciblant la Colombie-Britannique. La Colombie-Britannique, à présent, affirme que la Loi est inconstitutionnelle. Il s’agit sans nul doute d’un litige actuel. L’utilité pratique d’une déclaration est incontestable.

[89]  Il importe peu que le lieutenant gouverneur en conseil doive prendre certains règlements et que la ministre doive prendre des décrets pour que la Loi ait des effets concrets. Dans les circonstances particulières de l’espèce, le simple fait d’adopter la Loi constitue une menace suffisante pour donner lieu à un « litige actuel » du genre envisagé par l’arrêt Daniels.

[90]  Sur ce point, l’arrêt Hydro-Québec fournit un bon exemple. Hydro-Québec a tenté d’obtenir un jugement déclaratoire contre Churchill Falls (Labrador) Corp Ltd concernant les conséquences d’un défaut éventuel de Churchill Falls aux termes du contrat d’approvisionnement en électricité conclu avec Hydro-Québec. Churchill Falls n’était pas encore en défaut; en fait, elle soutenait qu’elle avait la ferme intention d’assumer ses obligations. La possibilité de défaut résultait d’une demande du gouvernement de Terre-Neuve que Churchill Falls avait contestée devant les tribunaux de cette province. Même si les droits d’Hydro-Québec n’étaient pas touchés tant que l’affaire n’était pas réglée devant les tribunaux de Terre-Neuve, la Cour suprême du Canada a conclu que la requête en jugement déclaratoire déposée par Hydro-Québec n’était pas prématurée : Hydro-Québec, aux paragraphes 105 à 107.

[91]  Je dois souligner que l’analyse qui précède concerne la prématurité alléguée de l’action. La question de la prématurité de la requête en injonction interlocutoire soulève différentes préoccupations et sera abordée plus loin.

[92]  Par conséquent, la requête de l’Alberta visant à radier l’action de la Colombie-Britannique est rejetée. Je dois ensuite déterminer s’il faut accorder une injonction interlocutoire.

III.  Requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique

A.  Grille d’analyse

[93]  Une injonction interlocutoire est une mesure temporaire visant à préserver les droits des parties jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond de l'affaire. Une injonction interlocutoire est un redressement en equity. À ce titre, elle est de nature discrétionnaire, ce qui signifie qu’un juge peut prendre en considération tous les facteurs pertinents pour décider s’il convient d’émettre une telle injonction. Néanmoins, afin d’assurer une certaine cohérence, les tribunaux ont élaboré une grille d’analyse pour orienter leur raisonnement.

[94]  Dans une série d’arrêts bien connus, la Cour suprême du Canada a décrit cette grille d’analyse, tout particulièrement lorsque l’affaire soulève des questions de droit constitutionnel : Manitoba (P.G.) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110 [Metropolitan Stores]; RJR — Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR — MacDonald]; Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, [2000] 2 RCS 764; R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196. Cette grille d’analyse a récemment été résumée par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt PT c Alberta, 2019 ABCA 158, aux paragraphes 32 à 34 :

[traduction]

De manière générale, la partie qui présente la requête sollicitant une injonction provisoire doit démontrer 1) qu’au terme d’un examen préliminaire du fond de l’affaire, il existe une question sérieuse à juger, en d’autres termes, que la demande n’est ni futile ni vexatoire; 2) que le requérant subira un préjudice irréparable en cas de refus du redressement, le terme « irréparable » ayant trait à la nature du préjudice et non à son étendue; et 3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du redressement : RJR — MacDonald, aux pages 334, 335 et 341.

Comme la législation peut être comprise comme exprimant un choix raisonné du législateur, « les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes » [non souligné dans l’original]; « il s’ensuit qu’en évaluant la prépondérance des inconvénients », la Cour « saisi[e] de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative [...] a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable » : Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, au paragraphe 9, [2000] 2 RCS 764 [Harper].

Comme il est mentionné dans RJR — MacDonald, à la page 342 : « Compte tenu des exigences minimales relativement peu élevées du premier critère et des difficultés d’application du critère du préjudice irréparable dans des cas relevant de la Charte, c’est [au stade de la prépondérance des inconvénients] que seront décidées de nombreuses procédures interlocutoires ».

[95]  La dernière partie de cette citation souligne les considérations particulières qui entrent en jeu lorsqu’une injonction interlocutoire est sollicitée dans des affaires constitutionnelles. En résumé, nous devons garder à l’esprit que le jugement réfléchi du législateur ne doit être infirmé que par une décision judiciaire réfléchie, ce qui, dans bien des cas, n’est possible qu’au terme d’un procès sur le fond. Je reviendrai sur ces considérations particulières lorsque j’analyserai chacun des éléments de la grille d’analyse.

[96]  Une remarque de portée plus générale est de mise à ce stade. Le pouvoir d’émettre une injonction, y compris une injonction interlocutoire, est un pouvoir équitable et discrétionnaire. Le critère énoncé dans RJR — MacDonald et dans des affaires semblables ne vise pas à supprimer la discrétion judiciaire. Comme l’a écrit la Cour d’appel de la Saskatchewan dans Mosaic Potash Esterhazy Limited Partnership c Potash Corporation of Saskatchewan Inc, 2011 SKCA 120, au paragraphe 26 [Mosaic Potash], il ne s’agit pas d’un [traduction] « carcan rigide » ni de [traduction] « compartiments étanches ». En effet, dans Metropolitan Stores, à la page 127, le juge Beetz a souligné que la jurisprudence relative à ces critères était « relativement fluide » et que son analyse « relève plutôt de l’analyse doctrinale que de la prise de décisions judiciaires ».

[97]  Le lien entre la solidité de la cause du demandeur et les deux autres critères est un exemple de cette fluidité. Bien que le demandeur ne soit pas tenu de démontrer davantage qu’une « question sérieuse à juger », comme nous le verrons ci-dessous, il va sans dire que lorsqu’un demandeur apporte la preuve d’arguments très solides, la Cour peut se montrer moins exigeante quant aux autres critères. On dit aussi que la solidité des arguments peut être prise en considération au moment d’évaluer la prépondérance des inconvénients, ce qui revient au même. Robert J. Sharpe résume cette méthode dans son traité, Injunctions and Specific Performance, Toronto, LexisNexis, feuilles mobiles, au paragraphe 2.280 [Sharpe, Injunctions] :

[traduction]

Le poids à accorder à l’évaluation préliminaire de la solidité des arguments du demandeur est une question délicate qui variera selon le contexte et les circonstances. Comme l’issue probable du procès est un facteur pertinent, l’évaluation préliminaire du fond de l’affaire par le juge devrait, en règle générale, avoir un rôle important dans le processus. Toutefois, le poids à accorder à l’évaluation préliminaire devrait dépendre du degré de prévisibilité que permettent les questions factuelles et juridiques.

B.  Question sérieuse à juger

[98]  Dans RJR — MacDonald, à la page 337, la Cour suprême a indiqué que le critère relatif à la « question sérieuse à juger » est une exigence relativement minimale et est rempli lorsque « la demande n’est ni futile ni vexatoire ».

[99]  La Colombie-Britannique affirme que la Loi a trait au commerce interprovincial et qu’elle n’est pas autorisée par le paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans son mémoire, l’Alberta a présenté plusieurs arguments en réponse aux arguments de la Colombie-Britannique. À l’audience, toutefois, elle a admis que la validité de la Loi soulevait une question sérieuse. En dépit de cette concession, je dois me faire mon propre avis indépendant sur la question. Ce sera utile pour le troisième volet de l’analyse, la prépondérance des inconvénients, étape à laquelle la force des arguments du demandeur est une considération pertinente. Je commencerai l’analyse par une description du processus au moyen duquel les tribunaux qualifient les lois. Je décrirai ensuite brièvement les chefs de compétence pertinents. J’appliquerai ensuite ces principes à la Loi.

(1)  Processus de qualification des lois

[100]  Dans Morgentaler, aux pages 481 et 482, la Cour suprême du Canada a présenté le processus analytique devant être utilisé pour déterminer si une loi était adoptée par l’ordre de gouvernement pertinent :

La qualification des lois dans le cadre du fédéralisme suppose premièrement l’identification de la « matière » visée par la loi, puis son rangement dans l’une des « catégories de sujets » relativement auxquels les gouvernements fédéral et provinciaux exercent leur autorité législative sous le régime des art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. […]

La « matière » d’une loi est son idée maîtresse, souvent appelée son caractère véritable [...]  Il n’y a pas de critère unique du caractère véritable d’une loi. Il faut procéder avec souplesse et éviter tout formalisme. [...] [L]’objet et l’effet de la loi [sont] des facteurs pertinents dans le processus de qualification [...]

[101]  Cette méthode a été constamment suivie depuis : Bande Kitkatla c Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, aux paragraphes 52 à 54, [2002] 2 RCS 146; Banque canadienne de l’Ouest, aux paragraphes 25 à 30; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, aux paragraphes 19 et 184, [2010] 3 RCS 457; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, aux paragraphes 63 à 67, [2011] 3 RCS 837 [Renvoi relatif aux valeurs mobilières].

[102]  Pour décider du caractère véritable d’une loi, les tribunaux prennent en compte « le fond et non la forme de la loi » : Goodwin c Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, au paragraphe 23, [2015] 3 RCS 250. Ils examinent la situation factuelle qui a donné lieu à l’adoption de la loi pour en comprendre l’objet et les effets escomptés: Central Canada Potash Co Ltd c Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 RCS 42 à la page 75 [Central Canada Potash]; Morgentaler, aux pages 482 et 483; Renvoi relatif aux valeurs mobilières, aux paragraphes 63, 64, 98 et 99; Rogers Communications Inc c Châteauguay (Ville), 2016 CSC 23, au paragraphe 36, [2016] 1 RCS 467 [Châteauguay]; Reference re Environmental Management Act (British Columbia), 2019 BCCA 181, au paragraphe 105 [Environmental Management Act Reference].

[103]  Les débats législatifs peuvent apporter une preuve utile du caractère véritable d’une loi. Par exemple, dans l’arrêt Morgentaler, la Cour s’est appuyée sur les débats de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse pour conclure qu’une loi qui portait en apparence sur la privatisation des services médicaux visait en réalité à réglementer l’avortement et à empêcher le Dr Morgentaler d’ouvrir une clinique à Halifax. La série d’événements qui a précipité l’adoption des mesures contestées peut aussi témoigner de leur caractère véritable, comme dans Châteauguay, au paragraphe 43. Par ailleurs, les tribunaux ne sont pas liés par les préambules ni les énoncés d’objectifs qui figurent dans les lois : Reference re Validity of Section 5 (a) of the Dairy Industry Act, [1949] SCR 1, aux pages 47 et 48; Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 27.

[104]  Avant d’appliquer ces principes à la Loi, je souhaite souligner que l’analyse relative au partage des compétences n’implique pas de jugement sur le bien-fondé ou la sagesse de la loi en cause : Morgentaler, à la page 488; Renvoi relatif aux valeurs mobilières, au paragraphe 90. Les motivations du législateur ne sont pas non plus pertinentes. À cet égard, les opinions des membres de l’Assemblée législative de l’Alberta au sujet des actions du gouvernement de la Colombie-Britannique n’ont aucune incidence sur les questions dont je suis saisi. En outre, une fois qu’il a été conclu que la loi touchait une question relevant de la compétence de l’autorité qui l’a adoptée, les effets négatifs sur les politiques d’un autre gouvernement ne constituent pas des motifs indépendants d’invalidité : Québec (Procureur général) c Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 RCS 693.

(2)  Le partage des compétences en matière de commerce interprovincial et de ressources naturelles

[105]  Le partage des compétences établi dans les articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 vise à atteindre un équilibre entre les compétences fédérales et provinciales. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, au paragraphe 58, la Cour suprême du Canada a expliqué la raison d’être du fédéralisme :

Le principe du fédéralisme est une reconnaissance de la diversité des composantes de la Confédération et de l’autonomie dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence. La structure fédérale de notre pays facilite aussi la participation à la démocratie en conférant des pouvoirs au gouvernement que l’on croit le mieux placé pour atteindre un objectif sociétal donné dans le contexte de cette diversité.

[106]  Néanmoins, l’un des buts des auteurs de la constitution canadienne était d’unifier les colonies sur le plan économique. À cette fin, ils ont habilité le Parlement à légiférer sur des questions essentielles à l’intégration économique. Dans l’arrêt Morguard Investments Ltd c De Savoye, [1990] 3 RCS 1077, à la page 1099, le juge La Forest a souligné :

[...] l’intention manifeste de la Constitution d’établir un seul et même pays. Cela présuppose un objectif fondamental de stabilité et d’unité où de nombreux aspects de la vie ne sont pas confinés à un seul ressort. La citoyenneté commune assure aux Canadiens la mobilité d’une province à l’autre, ce qui est aujourd'hui renforcé par l'art. 6 de la Charte; voir l’arrêt Black c Law Society of Alberta, [1989] 1 RCS 591. Plus précisément, d’importantes mesures ont été prises pour favoriser l’intégration économique. L’un des principaux éléments des arrangements constitutionnels incorporés dans la Loi constitutionnelle de 1867 était la création d’un marché commun. L’article 121 a écarté les obstacles aux échanges interprovinciaux. Dans l’ensemble, les échanges et le commerce interprovinciaux étaient considérés comme un sujet qui intéressait le pays dans son ensemble [...]

[107]  À cet égard, le paragraphe 91(2) donne au Parlement compétence exclusive sur « the Regulation of Trade and Commerce », une expression traduite soit par « [l]a réglementation du trafic et du commerce », soit par « la réglementation des échanges et du commerce » dans les versions françaises officieuses de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce paragraphe a été interprété comme comprenant au moins la réglementation du commerce international et interprovincial. Par conséquent, les provinces ne peuvent pas adopter de lois portant sur le commerce interprovincial. Voir, par exemple, Lawson c Interior Tree Fruit and Vegetable Committee of Direction, [1931] SCR 357, et Texada Mines Ltd c Attorney-General of British Columbia, [1960] SCR 713.

[108]  Une exception à ce principe a été établie en 1982, par l’ajout de l’article 92A à la Loi constitutionnelle de 1867. L’article 92A est souvent appelé la « modification concernant les ressources » et a été adopté pour les raisons qui suivent.

[109]  En vertu des articles 92(5) et 109, les provinces ont compétence sur les terres publiques et, plus généralement, les ressources naturelles, et elles en ont la propriété : voir, pour un aperçu, Dwight Newman, Natural Resource Jurisdiction in Canada,Toronto, LexisNexis, 2013. Même si l’on a refusé d’accorder aux provinces des Prairies la propriété de leurs terres publiques, lors de leur création en 1870 et en 1905, la Loi constitutionnelle de 1930 a permis de remédier à cette situation et l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba ont été mis sur un pied d’égalité par rapport aux autres provinces à cet égard.

[110]  Néanmoins, les arrêts Canadian Industrial Gas & Oil Ltd c Gouvernement de la Saskatchewan, [1978] 2 RCS 545, et Central Canada Potash de la Cour suprême du Canada ont fait ressortir l’incapacité des provinces à établir des régimes exhaustifs d’administration de leurs propres ressources naturelles si ces régimes engendraient une taxation indirecte ou des restrictions quant au commerce interprovincial. Dans le contexte des bouleversements qu’ont connu les marchés internationaux de l’énergie dans les années 1970, ces arrêts ont amené les provinces des Prairies à demander que la constitution soit modifiée afin de remédier à ces limites. Voilà l’origine de l’article 92A : J Peter Meekison, Roy J Romanow et William D Moull, Origins and Meaning of Section 92A, Montréal: Institut de recherche en politiques publiques, 1985. Le deuxième paragraphe de cet article est pertinent en l’espèce. Il est rédigé ainsi :

(2) La législature de chaque province a compétence pour légiférer en ce qui concerne l'exportation, hors de la province, à destination d'une autre partie du Canada, de la production primaire tirée des ressources naturelles non renouvelables et des ressources forestières de la province, ainsi que de la production d'énergie électrique de la province, sous réserve de ne pas adopter de lois autorisant ou prévoyant des disparités de prix ou des disparités dans les exportations destinées à une autre partie du Canada.

(2) In each province, the legislature may make laws in relation to the export from the province to another part of Canada of the primary production from non-renewable natural resources and forestry resources in the province and the production from facilities in the province for the generation of electrical energy, but such laws may not authorize or provide for discrimination in prices or in supplies exported to another part of Canada.

[111]  Dans la sixième annexe à la Loi constitutionnelle de 1867, aussi ajoutée en 1982, la « production primaire » est définie comme excluant le « produit du raffinage du pétrole brut, du raffinage du pétrole brut lourd amélioré, du raffinage des gaz ou des liquides dérivés du charbon ou du raffinage d’un équivalent synthétique du pétrole brut ».

[112]  L'article 121 est une autre composante de la Loi constitutionnelle de 1867 destinée à créer un marché commun. Il est rédigé ainsi : [traduction] « Tous les produits – naturels, transformés ou manufacturés – issus d’une province sont, à compter de l’union, admis en franchise dans chacune des autres provinces. » La Cour suprême du Canada a récemment examiné le sens de l'article 121 dans R c Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 RCS 342. La Cour a résumé son analyse comme suit, au paragraphe 114 :

Bref, il ne sera enfreint à l’art. 121 qu’en présence de deux éléments. La loi doit avoir, comme un tarif, une incidence sur la circulation interprovinciale de biens, une incidence qui, à la limite, peut consister en une interdiction pure et simple. Il faut en outre que la restriction au commerce interprovincial constitue l’objet principal de la loi, de sorte que ne sont pas visées les lois adoptées pour l’atteinte d’autres objets, comme des lois qui font rationnellement partie de régimes législatifs plus larges dont les objets ne sont pas liés à l’entrave au commerce interprovincial.

(3)  Analyse

[113]  Je dois maintenant évaluer si la Colombie-Britannique a soulevé une question sérieuse en faisant valoir que la Loi outrepasse les limites de la compétence provinciale. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’elle a satisfait ce critère. J’expliquerai d’abord que le caractère véritable de la Loi est la réglementation de l’exportation de pétrole. Je démontrerai ensuite que la validité de la Loi n'est pas assurée par le paragraphe 92A(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 puisque la Loi ne se limite pas à la « production primaire » et autorise des disparités entre les provinces.

[114]  Dès un premier examen sommaire, on voit bien que la Loi vise la réglementation de l’exportation de pétrole. Sa disposition centrale, le paragraphe 2(1), est rédigée ainsi : [traduction] « Nul ne doit, sans permis, exporter de l’Alberta une quelconque quantité de gaz naturel, de pétrole brut ou de combustibles raffinés. » À première vue, ce genre de loi relève de la compétence du Parlement fédéral en matière de commerce interprovincial, conformément au paragraphe 91(2).

[115]  Bien entendu, tout cela est sous réserve du paragraphe 92A(2). À cet égard, l’Alberta affirme que le paragraphe 92A(2) ne devrait pas être considéré comme une exception au paragraphe 91(2). Je ne suis pas de cet avis. Bien que l’interaction entre les dispositions pertinentes puisse faire l’objet d’un débat plus étoffé au procès, à ce stade, je conclus que l’historique de l’article montre qu’il avait pour but de permettre aux provinces, sous certaines conditions, de remédier dans une certaine mesure aux conséquences de la compétence fédérale exclusive. Par conséquent, il semble que la grille d’analyse pertinente consiste à déterminer si la loi provinciale contestée est, selon son caractère véritable, liée au commerce interprovincial et, le cas échéant, si elle est néanmoins valide étant donné qu’elle respecte les conditions imposées aux termes du paragraphe 92A(2).

[116]  La Colombie-Britannique affirme que la Loi n’est pas conforme à deux de ces conditions. La première veut que le paragraphe 92A(2) ne couvre que la « production primaire », définie à la sixième annexe, précitée, comme excluant les produits pétroliers raffinés. En violation apparente du paragraphe 92A(2), le paragraphe 2(1) de la Loi vise non seulement le pétrole brut et le gaz, mais aussi les [traduction] « combustibles raffinés ».

[117]  L’Alberta répond que la référence aux [traduction] « combustibles raffinés » est « nécessairement accessoire » à son exercice du pouvoir de réglementer l’exportation de pétrole brut, et qu’elle est donc valide : General Motors of Canada Ltd. c City National Leasing, [1989] 1 RCS 641 [General Motors]. Bien que je comprenne que l’oléoduc Trans Mountain transporte à la fois du pétrole brut et des combustibles raffinés, on ne m’a pas démontré pourquoi il serait nécessaire de réglementer l’exportation de combustibles raffinés pour réussir à réglementer l’exportation de pétrole brut. L’oléoduc Trans Mountain est une entreprise fédérale et une province ne peut pas réglementer ce qu’il transporte : Environmental Management Act Reference, au paragraphe 105. Quoi qu’il en soit, je doute fort que la doctrine des pouvoirs accessoires énoncée dans General Motors puisse être appliquée dans le but d’écarter les limites explicites du paragraphe 92A(2) dès que cela semble opportun.

[118]  C’est pourquoi la Colombie-Britannique a soulevé une question sérieuse faisant valoir que la Loi, relativement aux combustibles raffinés, outrepasse les pouvoirs conférés par le paragraphe 92A(2).

[119]  Selon la Colombie-Britannique, la Loi ne respecte pas les exigences du paragraphe 92A(2) sur un autre plan : elle « autoris[e] ou prévo[it] […] des disparités dans les exportations destinées à une autre partie du Canada » (en anglais, « authorize[s] or provide[s] for discrimination … in supplies exported to another part of Canada »). L’Alberta nie que la Loi fasse quoi que ce soit de la sorte et affirme que des disparités ne pourraient découler que de mesures concrètes prises en vertu de la Loi. Elle affirme que la Loi, à première vue, vise des fins provinciales légitimes.

[120]  Je ne suis pas d’accord avec la thèse de l’Alberta. À première vue, les mots « autorisant » et « prévoyant », qui figurent au paragraphe 92A(2), réfèrent à des notions distinctes. « [A]utorisant », dans son sens ordinaire, comprend la délégation d’un pouvoir qui peut être utilisé pour créer des disparités. À cet égard, la Loi habilite la ministre à délivrer des permis renfermant des restrictions concernant le lieu d’exportation à partir de l’Alberta. À l’évidence, elle autorise des disparités entre les provinces situées à l’ouest et à l’est de l’Alberta.

[121]  Surtout, un examen détaillé des débats législatifs montre que la Loi vise précisément à imposer une forme de disparité à l’encontre de la Colombie-Britannique.

[122]  Comme je l’ai mentionné précédemment, le gouvernement de l’Alberta a annoncé son intention de déposer le projet de loi 12, qui devenu la Loi, le 9 avril 2018, soit le lendemain du jour où Kinder Morgan a annoncé qu’elle suspendrait tous les travaux non essentiels liés au projet Trans Mountain et laissé entendre que le projet ne serait pas viable. Il est juste de dire que tous les députés qui se sont exprimés étaient bouleversés par l’annonce et par ses conséquences sur l’industrie du pétrole et du gaz de l’Alberta. Bien que les causes de la suspension du projet puissent faire l’objet d’un débat, de nombreux députés ont blâmé les gestes posés par le gouvernement de la Colombie-Britannique. (J’ouvre une parenthèse pour souligner que mon rôle n’est pas de décider si les gestes posés par la Colombie-Britannique étaient constitutionnels, légaux ou judicieux, et je n’exprime aucune opinion sur ces questions.)

[123]  C’est dans ce contexte que la ministre de l’Énergie a affirmé à maintes reprises que le gouvernement allait bientôt déposer un projet de loi visant à restreindre l’exportation de produits pétroliers vers la Colombie-Britannique. Les remarques suivantes résument fidèlement le discours de la ministre :

[traduction]

Comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, nous allons utiliser tous les outils à notre disposition pour combattre les décisions que prend le gouvernement de la Colombie-Britannique. Comme je l’ai mentionné, au cours des prochains jours, nous introduirons un projet de loi, et j’espère que vous l’appuierez, pour restreindre les ressources à destination de la Colombie-Britannique, afin de lui causer des difficultés économiques pour qu’elle comprenne les conséquences de ses décisions.

(Alberta Hansard, 9 avril 2018, à la page 441)

[124]  Le même jour, le chef de l’opposition a pris la parole pour faire remarquer qu’il avait réclamé des mesures semblables depuis plusieurs mois. Il a dit ce qui suit :

[traduction] « Nous ne pouvons pas admettre cela, madame la Présidente, et c’est pourquoi, depuis neuf mois, je demande à ce gouvernement de mettre en place une véritable stratégie de défense. D’abord, en juillet dernier, j’ai demandé des mesures symboliques comme le boycott du vin. J’ai demandé des inspections de la salubrité des produits de la Colombie-Britannique transitant par l’Alberta. J’ai dit que nous devrions nous préparer à envisager d’imposer des droits sur le gaz de la Colombie-Britannique qui emprunte les gazoducs de l’Alberta jusqu’aux marchés américains, si le gouvernement de la Colombie-Britannique entend faire barrage à cet oléoduc et violer la Constitution dont j’ai parlé. J’ai dit que nous serions prêts à faire ce que Peter Lougheed a fait en 1980, en nous préparant à fermer les vannes des chargements de pétrole qui alimentent actuellement l’économie de la vallée du bas Fraser. »

(Alberta Hansard, 9 avril 2018, à la page 451)

[125]  En effet, l’expression [traduction] « fermer les vannes » (« turn off the taps ») utilisée par le chef de l’opposition est employée familièrement pour désigner la loi.

[126]  Après que le projet de loi 12 a officiellement été déposé, des membres de l’Assemblée législative issus des deux principales formations politiques ont continué de décrire son objet en évoquant les gestes du gouvernement de la Colombie-Britannique concernant le projet Trans Mountain, même si l’on a aussi parlé de la maximisation du rendement économique des ressources naturelles de l’Alberta. Par exemple, lors du discours de clôture à la deuxième lecture du projet de loi, la ministre de l’Énergie a dit :

[traduction]

Tout d’abord, ce projet de loi correspond à une situation particulière que les membres de la présente Assemblée législative comprennent très bien, c’est-à-dire les obstacles qui ont retardé le projet Trans Mountain. Ces obstacles ont été érigés par le gouvernement de la Colombie-Britannique qui allègue avoir le droit de retarder un projet qui a été approuvé par le gouvernement du Canada.

(Alberta Hansard, 7 mai 2018, aux pages 854 et 855)

[127]  D’après ces déclarations, il est possible de conclure que : 1) la Loi vise à limiter l’exportation de produits pétroliers depuis l’Alberta; 2) l’application de la Loi a seulement été envisagée relativement à la Colombie-Britannique. Je tirerai d’autres conclusions à partir de ces déclarations lorsque j’aborderai la question du préjudice irréparable.

[128]  Le fait que la Loi visait à imposer des disparités d’approvisionnement à la Colombie-Britannique est confirmé par le paragraphe 2(3) de la Loi, dans lequel sont énoncés les facteurs que la ministre doit prendre en considération avant d’imposer l’obtention de permis d’exportation de pétrole. Le premier facteur est celui de [traduction] « la question de savoir s’il existe des oléoducs ayant une capacité adéquate pour maximiser le rendement économique du pétrole brut et du bitume dilué produit en Alberta ». Dans un contexte où la seule expansion envisagée de la capacité des oléoducs est le projet Trans Mountain, ce facteur est un moyen évident de permettre à la ministre d’arrêter les exportations selon ce qu’elle pense de l'avancée du projet.

[129]  À l’encontre de cette conclusion, l’Alberta affirme que la Loi peut viser d’autres objectifs qui n’entraînent pas de disparités. Elle souligne que son préambule mentionne des objectifs tels que [traduction] « maximiser la valeur des ressources naturelles énergétiques de l’Alberta pour les Canadiens » et [traduction] « s’assurer que les intérêts des Albertains sont optimisés avant d’autoriser l’exportation de l’Alberta de gaz naturel, de pétrole brut ou de combustibles raffinés », qui ne créent pas de disparités en soi et relèvent bien de la compétence provinciale. Elle affirme aussi qu’à de nombreuses occasions, les membres de l’Assemblée législative ont employé des termes généraux de cette nature afin de décrire la Loi.

[130]  Toutefois, lorsqu’il a été conclu qu’une loi, du fait de son caractère véritable, porte sur une question ne relevant pas des pouvoirs de l’autorité qui l’a adoptée, elle sera généralement déclarée entièrement invalide. Par exemple, la loi et les règlements en cause dans l’affaire Morgentaler ont été déclarés entièrement invalides, car ils portaient sur l’avortement, même si les règlements interdisaient la réalisation d’autres types d’interventions médicales dans des cliniques privées. De même, dans le Renvoi relatif aux valeurs mobilières, la Cour suprême a affirmé que le Parlement pouvait réglementer certains aspects des valeurs mobilières à certaines fins. Elle a toutefois conclu que la loi fédérale proposée était entièrement invalide puisque son but était de s’approprier la compétence des provinces en matière de valeurs mobilières. Il incombait au Parlement, et non à la Cour, de concevoir un régime qui répondrait aux exigences constitutionnelles.

[131]  À ce stade de l’analyse, toutefois, il me suffit de dire que compte tenu de la preuve dont je suis saisi, l’Alberta n’a pas contredit la question sérieuse soulevée par la Colombie-Britannique selon laquelle la Loi contrevient au paragraphe 92A(2) en autorisant des disparités.

[132]  Compte tenu de la conclusion qui précède, il n’est pas nécessaire d’aborder l’argument de la Colombie-Britannique fondé sur l'article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Je me contenterai de souligner que l’application de l'article 121 à une loi provinciale adoptée en vertu du paragraphe 92A(2) soulève une difficulté conceptuelle. Le paragraphe 92A(2) habilite explicitement les provinces à légiférer sur les exportations vers d’autres provinces. En toute logique, cela pourrait autoriser certaines restrictions à la libre circulation des biens dans le pays. La question de savoir comment concilier cela avec l’article 121 n’a, à ma connaissance, jamais fait l’objet d’une analyse approfondie. Pour cette raison, je n’en dirais pas plus au sujet de l’article 121.

C.  Préjudice irréparable

[133]  Le préjudice irréparable est le deuxième volet de la grille d’analyse de l’arrêt
RJR — MacDonald. La Colombie-Britannique affirme que deux formes de préjudice irréparable découleraient de l’application de la Loi. Le premier type de préjudice porte sur les conséquences d’un embargo mis sur le pétrole comme celui auquel les membres de l'Assemblée législative ont fait allusion. Un tel embargo priverait la Colombie-Britannique d’un approvisionnement essentiel en carburant, ce qui pourrait entraîner de graves conséquences économiques et, selon la durée de l’embargo, des menaces à la sécurité publique. Ensuite, la Colombie-Britannique prétend que la simple menace de la mise en œuvre de la Loi porte atteinte à la relation entre l’Alberta et la Colombie-Britannique et exerce une pression injustifiée sur la liberté de la Colombie-Britannique à se gouverner selon son propre jugement. En réponse, l’Alberta conteste la suffisance de la preuve, mais elle affirme surtout que le préjudice est hypothétique, étant donné que l’Alberta n’a fourni aucune indication quant à la question de savoir si elle mettra en œuvre la Loi, quand elle le fera et comment.

[134]  Je conclus que le premier type de préjudice allégué par la Colombie-Britannique est suffisant pour accorder une injonction, bien que sa mise en œuvre dépende ultimement de la volonté de l'Alberta. Dans les pages qui suivent, je décrirai les principes applicables et j’examinerai la preuve déposée par les parties. J’examinerai ensuite les arguments des parties et j’expliquerai pourquoi je conclus que l’injonction demandée par la Colombie-Britannique est nécessaire pour éviter qu'un préjudice irréparable ne soit causé.

(1)  Principes et fardeau de la preuve

[135]  Lorsque l’on évalue le préjudice irréparable, la question fondamentale est de savoir si l’intervention immédiate de la Cour est justifiée pour protéger les droits du demandeur jusqu’au procès. En matière civile et commerciale, le préjudice irréparable a souvent été défini selon l’insuffisance des dommages-intérêts pour compenser les conséquences de la violation des droits du demandeur. Il est inhabituel d’adjuger des dommages-intérêts dans des affaires de droit public, notamment dans des affaires de droit constitutionnel. Dans de tels cas, il faut adopter une perspective plus large au sujet de ce qui peut constituer un préjudice irréparable. Ainsi, dans l'arrêt RJR — MacDonald, à la page 341, la Cour suprême du Canada a résumé cet aspect de la grille d’analyse dans une seule question de portée générale :

[...] [L]a seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire.

[136]  Le fardeau de prouver un préjudice irréparable incombe à la partie qui sollicite une injonction. La norme de preuve applicable n’est pas toujours facile à préciser, car l’exercice est nécessairement prospectif et comme la Cour d’appel de la Saskatchewan l’a souligné, il « nécessite, et doit nécessiter, une pondération des risques plutôt qu’une pondération des certitudes » (Mosaic Potash, au paragraphe 58). Lors de cet exercice, il faut prendre en compte [traduction] « à la fois la probabilité que le préjudice soit infligé et son ampleur ou son importance » (ibid, au paragraphe 59). En examinant des allégations de préjudice irréparable, notre Cour a souvent utilisé un langage catégorique qui, pourrait-on croire, équivaut à une exigence de certitude. Toutefois, un tel langage sert principalement à faire comprendre aux demandeurs la nécessité de fournir une preuve qui va au-delà d’une simple supposition ou de simples hypothèses quant à un futur préjudice, dans des affaires où la preuve est nettement insuffisante. Dans une décision récente, le juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale offre un examen utile de la jurisprudence et résume le critère applicable ainsi : « La partie qui présente la requête en sursis a le fardeau de produire des éléments de preuve précis et détaillés établissant la probabilité d’un préjudice irréparable » (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102, au paragraphe 30). [Non souligné dans l’original].

(2)  Éléments de preuve

[137]  À titre de preuve du préjudice, la Colombie-Britannique a présenté l’affidavit de M. Michael Rensing, directeur de la direction générale du carburant à faible teneur en carbone du ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources pétrolières. Son affidavit aborde plusieurs thèmes.

[138]  D’abord, M. Rensing fournit des données de base sur la consommation de pétrole et les sources d’approvisionnement en pétrole de la Colombie-Britannique. Il indique que près de 55 % de l’essence de la Colombie-Britannique et 71 % de son diésel sont importés de l’Alberta. De plus, la raffinerie Parkland, qui est la plus importante de la Colombie-Britannique, dépend presque exclusivement du pétrole brut de l’Alberta. Par conséquent, M. Rensing indique que la Colombie-Britannique dépend de l’Alberta pour 80 % de son essence et de son diésel.

[139]  Deuxièmement, M. Rensing explique qu’il serait très difficile pour la Colombie-Britannique d’obtenir rapidement des combustibles raffinés auprès d’autres sources, s’il fallait remplacer l’approvisionnement actuel provenant de l’Alberta. Les oléoducs et les installations portuaires existantes ne peuvent pas prendre en charge un tel changement et le transport ferroviaire de produits pétroliers fonctionne actuellement à plein régime.

[140]  Troisièmement, M. Rensing donne des renseignements sur les conséquences potentielles d’un arrêt des expéditions de pétrole depuis l’Alberta. Il affirme, et c’est l’évidence même, que des pénuries peuvent entraîner des hausses des prix. Il donne aussi l’exemple d’une situation où la crainte qu’un incident interrompe l’exploitation de la raffinerie Parkland a engendré une hausse du prix de l’essence de 10 cents le litre à certains endroits, bien que, dans les faits, le transport n’ait pas été interrompu. Il souligne aussi qu’une pénurie de carburant aurait des répercussions disproportionnées sur les collectivités éloignées et certaines industries énergivores.

[141]  M. Rensing a été contre-interrogé. Bien que l’essentiel de son affidavit demeure valide, ses réponses ont démontré la difficulté inhérente à la prévision des conséquences d’un arrêt des expéditions de pétrole depuis l’Alberta. Notamment, le prix de l’essence subit déjà d’importantes variations. En outre, l’existence d’installations d’entreposage associées à des oléoducs existants, à des terminaux maritimes ou à des raffineries pourrait vraisemblablement retarder l’incidence d’un arrêt des expéditions. M. Rensing a également indiqué qu’à sa connaissance, le gouvernement de la Colombie-Britannique n’a établi aucun plan d’urgence pour remédier à un potentiel arrêt des expéditions de pétrole depuis l’Alberta.

[142]  En réponse à la requête, l’Alberta a déposé le rapport intitulé Inquiry into Gasoline and Diesel Prices in British Columbia, publié le 30 août 2019 par la British Columbia Utilities Commission [la Commission]. Cette enquête a été lancée après des hausses considérables du prix de détail de l’essence au cours des derniers mois. L’une des principales conclusions de l’enquête est que le sud de la Colombie-Britannique subit un [traduction] « écart inexpliqué » de 13 cents par litre d’essence. Ce constat, comme de nombreux autres auxquels a abouti la Commission, ne concerne pas directement la question dont je suis saisi.

[143]  Néanmoins, le rapport de la Commission contient des renseignements de base sur la chaîne d’approvisionnement en essence et en diésel en Colombie-Britannique, et ces renseignements confirment les déclarations faites par M. Rensing dans son affidavit. Ainsi, la Commission a écrit ce qui suit :

[traduction]

L’infrastructure utilisée pour l’importation et le stockage de produits raffinés a été mise en place en grande partie autour de la capacité de l’oléoduc Trans Mountain. Cette infrastructure comprend des installations portuaires situées principalement dans la vallée du bas Fraser et l’île de Vancouver pour le déchargement de produits raffinés. La Colombie-Britannique, si elle devait remplacer les produits raffinés actuellement fournis par l’oléoduc Trans Mountain, ne dispose pas d’une infrastructure adéquate pour transporter, recevoir, stocker et distribuer d’importantes quantités de combustibles raffinés provenant d’un marché autre que celui de l’Alberta. Il faut donc examiner la nécessité de développer davantage l’infrastructure. On pourrait ainsi offrir une certaine flexibilité et avoir la possibilité de gérer les éventuelles pénuries. (à la page 6)

[...]

Les raffineries de Colombie-Britannique peuvent répondre à environ 30 % des besoins en essence de la province, qui a recours à l’importation pour les 70 % restants. Les principales sources d’importation de la province pour l’essence et le diésel ont toujours été Edmonton et le PNW (raffineries de l’État de Washington). (à la page 34)

[...]

D’après les chiffres des importations obtenus auprès du ministère des Finances, l’Alberta est la plus grande source d’importation de diésel : environ 60 % des importations en proviennent, tandis qu’environ 20 % proviennent de [l’ouest des États-Unis] et que des quantités plus modestes proviennent de [la côte américaine du golfe du Mexique] et d’autres endroits. (aux pages 35 et 36)

[...]

En ce qui concerne l’essence, les résultats sont plus ou moins semblables, l’Alberta fournissant de 72 % à 84 % environ des importations d’essence raffinée. (à la page 36)

[144]  Les déclarations des députés de l’Assemblée législative de l’Alberta que j’ai examinées plus haut sont également pertinentes quant à la question du préjudice irréparable. Ces déclarations indiquent très clairement que la Loi vise à infliger un préjudice économique à la Colombie-Britannique en imposant un embargo sur l’exportation de produits pétroliers vers cette province.

[145]  En plus de ces éléments de preuve, je crois qu’il est approprié de prendre connaissance d’office du fait que le fonctionnement quotidien de notre société dépend dans une large mesure des produits pétroliers, et plus particulièrement de l’essence et du diésel.

(3)  Analyse

[146]  Le premier type de préjudice allégué par la Colombie-Britannique est celui qui résulterait de la perturbation de son approvisionnement en produits pétroliers. La preuve montre clairement que la Colombie-Britannique dépend de l’Alberta pour une très grande proportion de son essence et de son diésel. Il est évident qu’un embargo sur les exportations vers la Colombie-Britannique ferait grimper considérablement le prix de l’essence et du diésel dans cette province. Selon sa durée, l’embargo pourrait également entraîner des pénuries de carburant susceptibles de mettre en péril la sécurité du public de différentes manières. Il est évident qu’un tel embargo aura immédiatement des conséquences négatives sur les finances publiques de la Colombie-Britannique et, surtout, sur les résidents de cette province. Compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, je conclus également qu’il serait impossible pour les résidents de la Colombie-Britannique d’obtenir rapidement des quantités suffisantes de carburant en se tournant vers d’autres sources.

[147]  Ces conséquences sont irréparables, au sens où ce concept est interprété dans l’arrêt
RJR — MacDonald. Elles ne pourraient pas être véritablement effacées. Compte tenu de l’état actuel du droit, une réparation par des dommages-intérêts est très peu probable. En plus des problèmes de procédure et de preuve associés à la présentation d’une demande fondée sur des formes complexes de préjudice susceptibles de toucher une grande partie de la population de la Colombie-Britannique, toute demande de dommages-intérêts se heurterait probablement à une défense d’immunité. Dans des arrêts tels que Guimond c Québec (Procureur général),
[1996] 3 RCS 347,
aux paragraphes 13 à 19, et Mackin c Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, aux paragraphes 78 à 82, [2002] 1 RCS 405, la Cour suprême du Canada a conclu que des dommages-intérêts ne pouvaient normalement être accordés pour des actes accomplis en exécution d’une loi qui est par la suite déclarée inconstitutionnelle.

[148]  Il importe peu que la manière précise dont la Loi serait mise en œuvre ne soit pas connue et qu’il soit difficile de prédire l’étendue du préjudice que causerait un embargo pétrolier. Dans l’arrêt RJR — MacDonald, à la page 341, la Cour suprême a noté que l’important était « la nature du préjudice subi plutôt [que] son étendue ». Les critiques formulées par l’Alberta à l’égard de la preuve fournie par M. Rensing se rapportent principalement à l’incapacité de ce dernier à prévoir dans quelle mesure un embargo accomplirait ses objectifs. Ce n’est toutefois pas ce que M. Rensing s’employait à prouver, et cela a peu d’importance puisque cela concerne l’étendue du préjudice et non sa nature.

[149]  La principale réponse de l’Alberta face aux allégations de préjudice irréparable, cependant, est que rien ne prouve que la ministre utilisera les pouvoirs que lui confère la Loi, et encore moins qu’elle les utilisera de manière inconstitutionnelle. En conséquence, la Colombie-Britannique n’aurait pas établi l’existence d’un risque élevé de préjudice. C’est ce que doit démontrer un demandeur qui réclame une injonction avant que le préjudice ne se réalise (une injonction quia timet, ou injonction préventive). Il y aurait en effet une présomption selon laquelle, si la ministre exerce les pouvoirs que lui confère la Loi, elle le fera d’une manière compatible avec la Constitution. Autrement dit, puisque la survenance d’un quelconque préjudice demeure hypothétique pour le moment, l’injonction interlocutoire serait prématurée.

[150]  Je ne peux pas accepter arguments de l’Alberta, pour plusieurs raisons.

[151]  Premièrement, la thèse de l’Alberta contourne une question fondamentale. Comme je l’ai mentionné précédemment, une question sérieuse se pose quant à la validité de la Loi dans son intégralité. Il ne saurait y avoir d’exercice valide du pouvoir discrétionnaire en vertu d’une loi invalide.

[152]  Deuxièmement, l’Alberta ne donne aucun exemple de ce qui constituerait un exercice valide du pouvoir discrétionnaire octroyé par la Loi. Le dossier ne renferme aucun indice quant à la nature de telles mesures. L’Alberta reconnaît que la validité de la Loi soulève une question importante et ne fait pas explicitement valoir qu’un embargo sur le transport de pétrole brut, d’essence et de diésel vers la Colombie-Britannique serait constitutionnel. Dans les circonstances de l'espèce, l’idée que la Loi puisse être appliquée de manière constitutionnelle n’est pas vraisemblable.

[153]  Troisièmement, c’est uniquement la conduite de l’Alberta qui fait en sorte que l’on ne sait pas si la Loi sera mise en application ni de quelle façon. Après l’adoption de la Loi, les membres du gouvernement ont pris soin de ne faire aucune déclaration à ce sujet. Au cours des procédures devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta ou devant notre Cour, l’Alberta n’a voulu donner aucune indication ou garantie à cet égard et a refusé de s’engager à donner une quelconque forme de préavis avant la mise en application de la Loi. Or, l’Alberta ne devrait pas pouvoir tirer profit d’une incertitude qu’elle a elle-même créée.

[154]  Si les tribunaux sont réticents à délivrer des injonctions quia timet, c’est parce qu’il est par essence difficile d’évaluer et de soupeser les conséquences d’un préjudice qui ne s’est pas encore produit. Robert Sharpe explique ce qui suit dans son ouvrage intitulé Injunctions, au paragraphe 1.670 :

[traduction]

Ainsi, bien que toutes les injonctions nécessitent de prévoir l’avenir, l’expression quia timet et le problème de la prématurité se rapportent à une situation dans laquelle il est plus difficile de prévoir l’avenir en ce sens que le demandeur sollicite une injonction avant d’avoir subi le préjudice que l’injonction vise à prévenir.

[155]  Le but de cette approche prudente, cependant, n’est pas de permettre aux défendeurs de proférer des menaces puis de s’opposer à une injonction en disant qu’on ne connaît pas la probabilité qu’ils mettent leurs menaces à exécution. Le but n’est pas non plus de donner aux défendeurs l’occasion d’infliger un préjudice aux demandeurs avant la délivrance d’une injonction. Cela est bien compris dans le domaine des relations de travail, où des injonctions ont été délivrées en réponse à des menaces d’actions illégales de grève, de lock-out ou de piquetage : Holland America Cruises c Gralewicz (1975), 60 DLR (3d) 512 (CSCB). Par exemple, l’arrêt bien connu SDGMR c Dolphin Delivery Ltd, [1986] 2 RCS 573, tire son origine d’une demande d’injonction interlocutoire visant à interdire le piquetage avant même que celui-ci ne se produise. Or, le juge McIntyre, au nom de la majorité de la Cour suprême, n’a eu aucune difficulté à conclure que la menace brandie par le syndicat, si elle était mise à exécution, causerait un préjudice à la demanderesse :

Compte tenu des conclusions de fait déjà mentionnées, il est évident que le piquetage envisagé en l’espèce avait pour objet d’inciter à la rupture du contrat entre l’intimée et Supercourier et, par ce moyen, d’exercer sur elle une pression économique qui la forcerait à cesser de faire affaires avec Supercourier. Il est évident aussi qu’en cas de réussite le piquetage aurait causé à l’intimée un préjudice grave. Cela n’a toutefois rien de remarquable puisque tout piquetage vise à exercer une pression économique sur la personne qui en fait l’objet et à provoquer des pertes financières tant que le but du piquetage n’est pas atteint. (à la page 588)

[156]  En effet, lorsqu’une loi vise à produire une conséquence particulière, on ne peut tout simplement pas répondre qu’il n’est pas certain que cette conséquence se produise ou que cela dépend de l’exercice de pouvoirs discrétionnaires. Pensons par exemple à la situation dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 SCC 32, [2014] 1 RCS 704. La loi proposée en cause dans cette affaire prévoyait la tenue d’élections consultatives. Elle disposait que le premier ministre devait tenir compte des résultats de telles élections avant de nommer des sénateurs, mais elle n’indiquait pas qu’il était tenu de nommer le candidat ayant remporté les élections. La Cour suprême a déclaré que le pouvoir discrétionnaire théorique du premier ministre de ne pas tenir compte des résultats des élections n’était pas pertinent (au paragraphe 62) :

Certes, en théorie, le premier ministre pourrait ignorer les résultats des élections et ne recommander au gouverneur général que rarement, voire jamais, les gagnants des élections consultatives. Cependant, l’objet des projets de loi est clair : que le Sénat devienne une entité dotée d’un mandat populaire. Nous ne pouvons tenir pour acquis que les futurs premiers ministres contrecarreront cet objet en ignorant les résultats d’élections consultatives coûteuses et âprement disputées […]. Une analyse juridique de la nature et des incidences constitutionnelles de projets de loi ne peut se fonder sur l’hypothèse que la loi échouera à entraîner les changements qu’elle vise à mettre en œuvre.

[157]  Pour situer les choses dans leur contexte, il est intéressant de rappeler que la première mesure prise par le nouveau gouvernement de l’Alberta, à son arrivée au pouvoir, a été de faire entrer la Loi en vigueur. Le nouveau premier ministre a alors fait publier le texte d’opinion qui suit dans le Vancouver Sun pour expliquer les motivations de ce geste :

[traduction]

Mardi, lors de la première réunion du Cabinet du nouveau gouvernement de l’Alberta, nous avons mis en vigueur la loi intitulée Preserving Canada’s Economic Prosperity Act, qui permet à notre gouvernement de limiter le transport de pétrole depuis l’Alberta.

Cette loi n’a pas été promulguée pour réduire le transport de produits énergétiques vers la Colombie-Britannique, mais pour avoir le pouvoir de protéger la capacité de l’Alberta de profiter au maximum de ses ressources, si les circonstances l’exigent.

[...]

Malheureusement, depuis son arrivée au pouvoir en juillet 2017, le gouvernement de la Colombie-Britannique s’oppose constamment au projet d’expansion, comme il l’a fait tout récemment devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique.

[...]

En mettant cette loi en vigueur, nous montrons que nous avons à cœur de protéger les intérêts économiques vitaux du Canada. Cette loi ne signifie pas que le transport de produits énergétiques sera immédiatement réduit, mais que notre gouvernement pourra désormais avoir recours à la loi si la situation l’exige.

[158]  Ces déclarations laissent le lecteur dans l’incertitude quant à l’application de la Loi. Ce n’est toutefois pas le genre d’incertitude que l’Alberta peut invoquer à son avantage. En acceptant l’argument de l’Alberta selon lequel cette demande est prématurée, on mettrait vraisemblablement, en pratique, l’application de la Loi à l’abri de toute forme de contrôle. Je conclus que le préjudice allégué par la Colombie-Britannique satisfait au critère applicable en matière d’injonctions interlocutoires.

[159]  Compte tenu de ma conclusion quant au premier type de préjudice allégué par la Colombie-Britannique, il n’est pas strictement nécessaire que j’examine le deuxième type de préjudice irréparable. À cet égard, je mentionnerai simplement que la Colombie-Britannique n’a fourni aucun élément de preuve concret quant à ce préjudice, même si elle affirme qu’il se produit déjà. De plus, bien que le contexte soit différent, ce « préjudice aux relations » apparaît semblable à celui que la Cour d’appel de l’Alberta a récemment rejeté dans Alberta Union of Provincial Employees c Alberta, 2019 ABCA 320, aux paragraphes 22 et 23.

D.  Prépondérance des inconvénients

[160]  À ce dernier stade du cadre de l’arrêt RJR — MacDonald, la Cour doit comparer le préjudice que subira le demandeur si l’injonction n’est pas accordée et le préjudice que subira le défendeur si l’injonction est accordée, mais qu’au bout du compte, c’est le défendeur qui a gain de cause sur le fond. De façon plus générale, il est reconnu que la Cour peut tenir compte, à ce stade, d’un éventail illimité de facteurs pertinents dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[161]  Les injonctions interlocutoires visant à empêcher l’application d’une loi avant que sa constitutionnalité soit finalement déterminée ne sont émises que dans les « cas manifestes » : Harper, au paragraphe 9. Elles donnent lieu à des questions particulières qui ont été abordées dans RJR — MacDonald et dans des affaires semblables. Tout d'abord, les tribunaux doivent partir du principe que la loi est adoptée dans l’intérêt public. C’est par là que je commencerai mon analyse de la prépondérance des inconvénients. Ensuite, l’arrêt RJR — MacDonald permet également d’affirmer que le concept de maintien du statu quo a peu de pertinence, voire aucune, dans les questions constitutionnelles. C’est pourquoi je concentrerai mon analyse sur l’évaluation du préjudice qu’une injonction ferait subir à l’Alberta, et non sur le maintien du statu quo. J’examinerai également la solidité des arguments de la Colombie-Britannique. Cette analyse m’amène à conclure que la prépondérance des inconvénients favorise la Colombie-Britannique.

(1)  Intérêt public

[162]  Dans les arrêts Metropolitan Stores et RJR — MacDonald, la Cour suprême du Canada a établi la présomption suivant laquelle, lorsqu’ils apprécient la prépondérance des inconvénients, les tribunaux doivent présumer que la loi contestée a été adoptée dans l’intérêt public et servira effectivement l’intérêt public. Il ne faut toutefois pas oublier les origines de cette présomption. Dans ces deux affaires, la Cour suprême faisait face à des parties privées qui affirmaient que leurs droits garantis par la Charte devraient, même au stade interlocutoire, l’emporter sur la volonté du législateur . La Cour suprême a indiqué ce qui suit aux pages 344 et 345 de l’arrêt RJR — MacDonald :

À notre avis, il convient d’autoriser les deux parties à une procédure interlocutoire relevant de la Charte à invoquer des considérations d’intérêt public. Chaque partie a droit de faire connaître au tribunal le préjudice qu’elle pourrait subir avant la décision sur le fond. En outre, le requérant ou l’intimé peut faire pencher la balance des inconvénients en sa faveur en démontrant au tribunal que l’intérêt public commande l’octroi ou le refus du redressement demandé. «L’intérêt public» comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables.

[...]

Lorsqu’un particulier soutient qu’un préjudice est causé à l’intérêt public, ce préjudice doit être prouvé puisqu’on présume ordinairement qu’un particulier poursuit son propre intérêt et non celui de l’ensemble du public. Dans l’examen de la prépondérance des inconvénients et de l’intérêt public, il n’est pas utile à un requérant de soutenir qu’une autorité gouvernementale donnée ne représente pas l’intérêt public. Il faut plutôt que le requérant convainque le tribunal des avantages, pour l’intérêt public, qui découleront de l’octroi du redressement demandé.

[163]  Cette présomption d’intérêt public a amené les tribunaux à souligner le fait que les injonctions interdisant l’application d’une loi ne seraient accordées que dans les cas manifestes, comme je l’ai mentionné au début de cette partie des présents motifs. Il est tout de même arrivé, à l’occasion, que de telles injonctions soient accordées : Law Society of British Columbia c Canada (Attorney General), 2001 BCSC 1593; Québec (Procureur général) c Canada (Procureur général) [affaire du Registre des armes d’épaule], 2012 QCCS 1614; Alberta Union of Provincial Employees c Alberta, 2014 ABQB 97 [AUPE]; Tłı̨chǫ Government c Canada (Attorney General), 2015 NWTSC 9; National Council of Canadian Muslims c Québec (Procureur général), 2018 QCCS 2766 [Council of Muslims].

[164]  Cette présomption peut avoir moins de force lorsqu’il ne s’agit pas d’une contestation entamée par une partie privée, mais d’un différend opposant deux autorités publiques ou deux gouvernements : Toronto (City) c Ontario (Attorney General), 2018 ONCA 761, au paragraphe 20; Registre des armes d’épaule, au paragraphe 63. Elle peut aussi s’avérer moins pertinente dans les affaires portant sur le partage des compétences puisque la question de la justification en vertu de l’article 1 de la Charte ne se pose pas.

[165]  Quoi qu’il en soit, l’application de cette présomption en l’espèce soulève un problème fondamental. Je ne dispose tout simplement d’aucun renseignement quant à la façon dont la Loi sert l’intérêt public. Comme je l’ai déjà souligné, l’Alberta ne fournit aucun exemple d’exercice constitutionnel des pouvoirs que lui confère la Loi et se garde bien d’affirmer que les genres d’embargos évoqués par les députés de l’Assemblée législative de l’Alberta lors de leurs débats sur la Loi seraient constitutionnels. J’ignore donc ce que je dois présumer. Malgré la présomption d’intérêt public, le défendeur n’est pas dispensé d’expliquer à la Cour en quoi consiste cet intérêt : Council of Muslims, au paragraphe 73.

[166]  Néanmoins, la présente affaire comporte un aspect où la présomption d’intérêt public établie dans l’arrêt RJR — MacDonald est particulièrement pertinente. Le procureur général de la Colombie-Britannique affirme que l’incidence négative que l’entrée en vigueur de la loi aurait sur l’Alberta même est un facteur à prendre en considération dans la prépondérance des inconvénients. En d’autres mots, restreindre les exportations vers la Colombie-Britannique serait nécessairement préjudiciable à l’industrie du pétrole de l’Alberta et à une partie importante de la population de l’Alberta qui dépend directement ou indirectement de la santé de cette industrie. Je ne suis pas d’accord avec la thèse de la Colombie-Britannique. Si je prenais ce facteur en compte, en réalité, je remettrais en question l’évaluation de l’Assemblée législative de l’Alberta selon laquelle les avantages devant découler de la Loi l’emportent sur ses effets négatifs. Il s’agit d’une question purement politique qui doit être tranchée par les électeurs plutôt que par les tribunaux. Je ne tiendrai pas compte de ce facteur dans mon évaluation.

(2)  Inconvénients pour le défendeur

[167]  Cela m’amène à évaluer les inconvénients qu’une injonction aurait pour l’Alberta. Qu’est-ce qu’une injonction empêcherait l’Alberta de faire?

[168]  On en vient, encore une fois, au fait que l’Alberta ne donne aucun exemple d’exercice constitutionnel des pouvoirs que confère la Loi. Si l’Alberta n’envisage pas un tel exercice des pouvoirs, alors elle ne subit guère d’inconvénients.

[169]  À cet égard, la Colombie-Britannique affirme que les lois albertaines actuelles prévoient déjà divers types de mesures visant à maximiser la valeur des ressources naturelles de la province, notamment des restrictions n’entraînant pas de disparités en matière d’exportation : Gas Resources Preservation Act (loi visant la préservation des ressources gazières), RSA 2000, c G-4; Oil and Gas Conservation Act (loi visant la conservation du pétrole et du gaz), RSA 2000, c O-6; Oil Sands Conservation Act (loi visant la conservation des sables bitumineux), RSA 2000, c O-7; Responsible Energy Development Act (loi sur la mise en valeur responsable des ressources énergétiques), RSA 2012, c R-17.3. Conformément aux pouvoirs que lui confèrent ces lois, l’Alberta a récemment imposé des quotas de production afin de faire grimper les prix : Curtailment Rules (règles sur la réduction), Atla Reg 214/2018.

[170]  L’Alberta ne dément pas ce fait. Elle n’explique pas en quoi la Loi permettrait de faire des choses que les lois existantes ne permettent pas déjà.

[171]  Je souligne également que si le but de la Loi était de servir un objectif valable sans créer de disparités, on comprend mal pourquoi elle a été assortie d’une clause crépusculaire de deux ans.

[172]  Le seul inconvénient restant pour l’Alberta est le fait qu’une injonction l’empêcherait de mettre en place un embargo pétrolier du genre de celui envisagé par les députés de l’Assemblée législative de l’Alberta lors des débats. Cependant, j’accorde peu de poids à cette possibilité puisque la Colombie-Britannique dispose d’arguments solides quant à l’invalidité constitutionnelle de la Loi. Je me penche maintenant sur cette question.

(3)  Solidité des arguments du demandeur

[173]  Même s’il suffit à un demandeur de démontrer, au premier stade de la grille d’analyse de l’arrêt RJR — MacDonald, l'existence d’une « question sérieuse à juger », ce qui est présenté comme un « [seuil] peu [élevé] », un tribunal peut néanmoins tenir compte de la solidité des arguments du demandeur lorsqu’il évalue la prépondérance des inconvénients : AUPE, aux paragraphes 109 et 110; Council of Muslims, aux paragraphes 39 et 67.

[174]  Compte tenu de la stratégie adoptée par l’Alberta pour répondre à la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique, je suis porté à conclure que la Colombie-Britannique dispose d’arguments solides.

[175]  Rappelons-nous l’élément principal de la demande de la Colombie-Britannique. La Colombie-Britannique affirme que la Loi est invalide en totalité puisqu’il est clair que l’embargo pétrolier qu’elle vise à mettre en place est une mesure concernant le commerce interprovincial qui n’est pas autorisée par le paragraphe 92A(2).

[176]  L’Alberta a décidé de ne pas répondre au principal point soulevé par la Colombie-Britannique. Elle présente plutôt un certain nombre d’arguments afin de détourner l’attention de la question principale :

  • Certaines parties de la Loi pourraient être valides (mais elle ne précise pas lesquelles ni à quels égards).

  • La ministre pourrait exercer les pouvoirs que lui confère la Loi de façon conforme à la Constitution (mais elle ne donne aucun exemple).

  • Le but de la Loi est de maximiser la valeur des ressources naturelles de l’Alberta (mais elle n’explique jamais de quelle façon cet objectif serait atteint autrement qu’en imposant un embargo pétrolier à la Colombie-Britannique).

  • Nous ne savons pas si la Loi sera un jour mise en application (mais elle n’est pas disposée à offrir de garanties à ce sujet).

[177]  L’Alberta cherche à protéger la Loi en s’appuyant sur une série de présomptions : la loi est présumée constitutionnelle, elle est présumée avoir été adoptée dans l’intérêt public et on présume que la ministre agira de manière compatible avec la Constitution. Mais les présomptions ne sont rien de plus que des fictions juridiques. Or, le droit constitutionnel s’intéresse au fond et non à la forme, c’est-à-dire à la réalité et non à la fiction juridique.

[178]  En réalité, la Loi a été adoptée pour donner au gouvernement de l’Alberta le pouvoir d’imposer un embargo pétrolier à la Colombie-Britannique. Voici comment l’a présentée la première ministre de l’Alberta à l’époque :

[traduction]

Alors que le gouvernement de la Colombie-Britannique cherche à limiter les produits énergétiques qui peuvent traverser les frontières provinciales, nous avons le droit de prendre notre propre décision en ce qui concerne l’exportation. Le projet de loi 12 nous donne le pouvoir de le faire.

(Alberta Hansard, 16 mai 2018, à la page 1141)

[179]  L’Alberta dispose peut-être d’un argument pour étayer la validité constitutionnelle d’une telle mesure. Elle dévoilera peut-être cet argument au procès, mais elle ne me l’a pas fait connaître. La décision stratégique de l’Alberta de reconnaître que la validité de la Loi soulève une question sérieuse ne saurait m’empêcher d’apprécier la solidité des arguments de la Colombie-Britannique. L’Alberta ne présente aucun argument étayant la validité de la Loi, ce qui m’amène nécessairement à conclure que la Colombie-Britannique dispose d’arguments solides.

(4)  Résumé

[180]  En conclusion, j’estime que le préjudice irréparable que subirait la Colombie-Britannique si l’injonction n’est pas accordée surpasse de loin tout inconvénient que l’injonction pourrait imposer à l’Alberta.

[181]  Par conséquent, le critère de l’arrêt RJR — MacDonald est respecté et la requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique sera accordée.

E.  Conditions de l’injonction

[182]  La Colombie-Britannique sollicite une ordonnance qui empêcherait la ministre d’exercer les pouvoirs que lui confère la Loi, à moins qu’elle n’obtienne d’abord une autorisation de notre Cour. L’objectif est de réduire la portée de la restriction que l’injonction imposerait à l’exercice du pouvoir exécutif. L’Alberta s’oppose à une telle condition, soutenant que cela constituerait une intervention inadmissible dans les décisions de politique publique. La Colombie-Britannique affirme que si notre Cour n’est pas disposée à subordonner l’injonction à cette condition, elle sollicite alors une injonction sans la condition.

[183]  À cet égard, je suis d’accord avec l’Alberta. Il est vrai qu’il y a place pour la créativité judiciaire en matière constitutionnelle : Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 RCS 3. Cette créativité n'est toutefois pas requise en l’espèce.

[184]  Le rôle que jouerait notre Cour si la ministre demandait une autorisation n’est pas clair. Vraisemblablement, on pourrait demander à notre Cour d’autoriser l’exercice des pouvoirs que confère la Loi si la ministre peut démontrer que cela ne donnera lieu à aucune violation de la Constitution.

[185]  Lorsque les tribunaux jugent qu’une loi est inconstitutionnelle, la réparation habituelle consiste à invalider la loi et à laisser le législateur la remplacer par une loi valide. Les tribunaux n’ont pas l’habitude de se lancer dans la réécriture de régimes législatifs complexes dans le but de les rendre valides. Bien que l’analogie soit imparfaite, la condition proposée par la Colombie-Britannique ferait intervenir notre Cour selon un processus semblable, mais au cas par cas. Il n’appartient pas à la Cour de tenter de préserver ce qui pourrait être constitutionnel dans la Loi.

[186]  De toute façon, au risque de me répéter, on ne m’a fourni aucun exemple d’un exercice constitutionnel des pouvoirs que confère la Loi, ce qui rendrait utile la condition proposée. Je refuse donc d’inclure dans mon ordonnance la condition proposée.

IV.  Dispositif et dépens

[187]  La requête en radiation de la déclaration déposée par l’Alberta sera rejetée. La requête en injonction interlocutoire de la Colombie-Britannique sera accordée. Dans les deux cas, les dépens sont adjugés à la Colombie-Britannique.


ORDONNANCE dans le dossier T-982-19

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête du défendeur en radiation de la déclaration est rejetée, avec dépens.

  2. La requête du demandeur en injonction interlocutoire est accordée, avec dépens.

  3. Il est interdit à la ministre de l’Énergie de l’Alberta de rendre un arrêté aux termes du paragraphe 2(2) de la Preserving Canada’s Economic Prosperity Act, SA 2018, c P-21.5, tant qu’un jugement définitif n’a pas été rendu à l’égard de la présente action, y compris tout appel éventuel.

 « Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-982-19

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE c PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 12 et 13 septembre 2019

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 24 SEPTEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

J. Gareth Morley

Robert Danay

POUR LE DEMANDEUR

 

Evan Dixon

Paul Chiswell

Mark MacAulay

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ministère du Procureur général

Direction générale des services juridiques

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

 

Burnet, Duckworth & Palmer LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.