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Date : 20050923

Dossier : IMM-8686-04

Référence : 2005 CF 1306

Ottawa (Ontario), le 23 septembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

ENTRE :

NADEEM AKHTER ALI

demandeur

et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA[1]

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]                Être membre d'un mouvement ou d'une organisation dont on partage l'objet ou l'intention entraîne une responsabilité. Comment peut-on ne pas savoir, ne pas entendre, ne pas voir, quand on est de son plein gré membre à part entière?

[2]                S'agissant de l'existence d'un objet commun, un simple déni, même s'il est crédible,

[...] ne peut suffire à nier la présence d'une intention commune. Les agissements d'un demandeur peuvent être plus révélateurs que son témoignage et les circonstances peuvent être telles qu'on puisse en inférer qu'une personne partage les objectifs de ceux avec qui elle collabore[2].

Il est beaucoup trop facile de dire qu'on n'est pas au courant des actes de barbarie d'une organisation pour essayer de se distancier de ces actes de barbarie. Si, comme c'est le cas en l'espèce, un individu vit et travaille dans un pays où des personnes de son entourage disparaissent et où il entend parler d'arrestations et de torture, il me semble tout à fait invraisemblable qu'il ne soit pas au courant de ce qui se passe[3].

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[3]                Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi)[4], le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui, le 9 septembre 2004, lui a refusé la qualité de réfugié, expression définie dans l'article 96 de la Loi, ainsi que la qualité de personne à protéger, expression définie dans le paragraphe 97(1).

LES FAITS

[4]                Le demandeur, un ressortissant pakistanais âgé de 36 ans, dit qu'il s'est joint au Muttahida Qaumi Movement (le MQM) (orthographié « Mutlahida » par la CISR) en 1987, qu'il se présentait chaque jour aux bureaux du parti pour l'unité 183 et qu'il participait à de nombreux rassemblements et conférences du parti.

[5]                En 1988, année où le MQM avait remporté les élections et formé une coalition avec le gouvernement, M. Ali s'est mis à travailler comme adjoint du secrétaire aux finances ou du secrétaire à l'information de son unité. Toutefois, peu après, la police entreprenait d'arrêter des dirigeants et travailleurs du MQM, et nombre d'entre eux étaient allés se cacher.

[6]                M. Ali s'est rendu à Karachi et, durant les premiers jours du gouvernement Nawaz Shariff, il a trouvé un emploi à Karachi auprès de la Metropolitan Corporation, en sa qualité de membre du MQM. En 1992, la faction Haqiqi du MQM s'est désolidarisée de Altaf Hussain, le dirigeant du parti MQM, et le parti s'est scindé. Les membres du MQM ont été invités à se joindre à la faction MQM (H), et M. Ali s'est caché. Une fois, alors qu'il écrivait des slogans sur un mur, deux membres du groupe MQM (H) avaient voulu l'abattre, mais leur fusil s'était enrayé et M. Ali avait pris la fuite. M. Ali a décidé de quitter le Pakistan en 1994, il s'est rendu en République dominicaine, puis aux États-Unis, où il est demeuré illégalement. En 2003, M. Ali est arrivé au Canada, où il a présenté une demande d'asile.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[7]                La Commission a décidé, après examen de l'ensemble de la preuve, que M. Ali n'était pas un réfugié au sens de la Convention, car il ne craignait pas avec raison d'être persécuté au Pakistan pour un motif prévu par la Convention, et qu'il n'était pas, pour les raisons suivantes, une personne à protéger.

[8]                La Commission a jugé que, s'agissant des éléments essentiels de son récit, et compte tenu de la prépondérance de la preuve, M. Ali ne méritait pas une protection et qu'il était exclu en application de la section Fa) de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention).

[9]                La Commission a estimé qu'il n'était pas probable que M. Ali serait exposé à une menace pour sa vie, à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités ou à un risque de torture s'il devait retourner au Pakistan.

LES POINTS LITIGIEUX

[10]            1. L'exclusion était-elle un point déterminant selon la section Fa) de l'article premier de la Convention?

2. Le point de savoir si M. Ali est complice des crimes commis par le MQM est essentiellement un point de fait qui requiert d'évaluer sa situation personnelle[5]. La Cour fédérale a énuméré six facteurs qu'il convient de prendre en compte pour savoir si une personne est complice de crimes contre l'humanité :

            (1)        la nature de l'organisation;

            (2)        la méthode de recrutement;

            (3)        le poste ou le grade au sein de l'organisation;

            (4)        la connaissance des atrocités commises par l'organisation;

            (5)        la période de temps passée dans l'organisation; et

            (6)        la possibilité de quitter l'organisation.

L'application de ces facteurs à la présente affaire confirme la complicité de M. Ali.

ANALYSE

[11]            Les aspects qui mettent en jeu la section Fa) de l'article premier de la Convention procèdent du rôle joué par M. Ali au sein du Mohajir Qaumi Movement (MQM)[6], à Karachi, de 1987 à 1994. Le MQM est connu pour être l'auteur de crimes contre l'humanité, et, selon le ministre, M. Ali est complice de ces crimes de par le rôle qu'il exerçait au sein de l'organisation - en particulier comme travailleur du parti pour l'unité 183.

L'exclusion de la protection : la section Fa) de l'article premier

[12]            L'article 98 de la Loi dit que les personnes visées par la section Fa) de l'article premier de la Convention ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger[7]. La section Fa) de l'article premier est ainsi formulée :

Zone de Texte: Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
 
 a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;...
 
 Zone de Texte: The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:
 
 (a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;...

La charge de la preuve et la norme de preuve

[13]            La charge de prouver que M. Ali devrait être exclu de la protection incombe au ministre. Le ministre devait prouver qu'il existait « des raisons sérieuses de penser » que M. Ali avait « commis » un crime entraînant son exclusion. Cette norme de preuve requiert davantage que des soupçons ou des conjectures, mais moins qu'une preuve selon la prépondérance de la preuve[8].

Les crimes contre l'humanité

[14]            Pour que M. Ali soit exclu, il faut que des crimes précis contre l'humanité puissent lui être imputés. L'un des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives aux crimes contre l'humanité est le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (le Statut de Rome)[9]. L'article 7 du Statut de Rome comprend, dans sa définition de « crime contre l'humanité » , le meurtre et la torture. La Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, une loi fédérale, entérine et incorpore expressément la définition de « crime contre l'humanité » donnée dans le Statut de Rome, affirmant que les crimes énumérés dans l'article 7 sont des crimes contre l'humanité selon le droit international coutumier[10].

[15]            La preuve documentaire montre que le MQM a commis de graves violations des droits de l'homme à l'encontre de la population civile, y compris d'autres formations politiques, au cours de la période durant laquelle M. Ali était un activiste. Le MQM est souvent qualifié d'organisation très violente dans les documents communiqués par le ministre (M-2, pages 3, 6, 9, 18-21, 30, 45, 68, 71, 86 et 92). On y trouve par exemple les phrases suivantes, qui confirment le caractère violent du MQM :

(1)        [traduction] « [...] la violence associée aux activités du MQM est manifeste, et presque tout le monde s'accorde à penser que le MQM a recouru à la violence tout au long de son histoire » . (M-2, page 3)

(2)         [traduction] « Les activités du MQM à l'intérieur du Pakistan sont immanquablement empreintes de violence. Chaque appel à la grève est marqué par la violence, c'est-à-dire s'accompagne de morts, de blessés et de déprédation » . (M-2, page 9)

Le meurtre

[16]            L'implication du MQM dans des meurtres est confirmée à maintes reprises dans les documents (M-2, pages 2, 7, 11, 18-21, 38, 59). Certains des exemples cités sont les suivants :

(1)         [traduction] « Outre les ailes politique et caritative de l'organisation, on entend dire aussi que l'organisation a une aile paramilitaire qui a été tenue responsable de milliers de morts, principalement à Karachi [...] » (M-2, page 2)

(2)         [traduction] « La période 1987-1989 a été marquée par des violences entre le MQM et le Jiye Sindh Movement, une organisation de défense des droits des Sindhis « d'origine » , et entre le MQM et le Punjabi-Pakhtoon Ittehad (PPI), un groupe formé d'extrémistes armés des communautés pashtoune et penjabi. Le plus souvent, les violences ont fauché les vies de non-combattants, tous les opposants s'attaquant indifféremment à n'importe quel civil » . (M-2, page 7)

(3)         [traduction] « [...] les diverses campagnes du gouvernement contre les militants du MQM ont entraîné des centaines de morts tandis que les combats interethniques et entre groupes ont coûté la vie à des milliers de gens à Karachi et Hyderabad » . (M-2, page 11)

(4)         [traduction] « L'année 1990 est l'année où le MQM joua un rôle horrible en mettant Karachi et Hyderabad à feu et à sang; il a montré jusqu'où il pouvait aller pour imposer des vues minoritaires à la majorité. Quatre cents personnes ont été éliminées au cours des six premiers mois de 1990, et bien d'autres ont été enlevées et séquestrées. Les mois de février et mai ont vu le plus grand nombre d'assassinats, les terroristes du MQM se livrant à d'affreuses tueries pour museler la dissidence politique » . (M-2, page 38)

La torture

[17]            Le rôle du MQM dans la torture est également confirmé à maintes reprises dans les documents (M-2, pages 6, 59, 67, 74-5, 86, 91, 108); par exemple :

(1)         [traduction] « Des chambres de torture censément tenues par le MQM(A) ont été découvertes, et l'on dit que des membres du parti y auraient torturé et parfois assassinés des dissidents et des membres d'autres partis » . (M-2, page 67)

(2)         [traduction] « Les efforts accomplis pour discréditer la faction Altaf en tant qu'"organisation criminelle" ont été appuyés par les affirmations de l'armée qui dit avoir découvert 23 chambres de torture du MQM, où des "centaines" d'opposants politiques et de dissidents du parti avaient été torturés et assassinés. » (M-2, page 86)

(3)         [traduction] « On entend depuis des années des rumeurs selon lesquelles le MQM recourt à des chambres de torture à l'encontre des opposants politiques et des dissidents du parti [...] » (M-2, page 91)

(4)         [traduction] « La faction MQM sous Altaf Hussain était considérée comme une organisation criminelle, et ce point de vue a été confirmé par les affirmations de l'armée, qui dit avoir découvert des chambres de torture du MQM et des caches d'armes. » (M-2, page 108)

Ces rumeurs et allégations concernant le rôle du MQM dans la torture - qui sont reprises ici par des organisations respectées telles que Amnesty International, la Direction de la recherche de la CISR et le Home Office du Royaume-Uni - donnent des raisons sérieuses de penser que le MQM a torturé ses opposants politiques et les dissidents du parti.

[18]            Selon le ministre, la responsabilité de M. Ali est engagée parce qu'il était complice des crimes de meurtre et de torture commis par le MQM, de par ses fonctions de travailleur du parti et de titulaire d'une charge honorifique.

La complicité - La responsabilité des complices

[19]            Une personne sera tenue responsable de crimes contre l'humanité si elle a été complice de tels crimes. La responsabilité des complices a été établie par l'article 6 de la Charte du Tribunal militaire international (la Charte du TMI), l'un des principaux instruments internationaux visés dans la section Fa) de l'article premier[11]. L'article 6 de la Charte du TMI est ainsi formulé :

Zone de Texte: Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l'élaboration ou à l'exécution d'un plan concerté ou d'un complot pour commettre l'un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. sponsible for all acts performed by any persons in execution of such plan. Zone de Texte: Leaders, organizers, instigators and accomplices participating in the formulation or execution of a common plan or conspiracy to commit any of the foregoing crimes are responsible for all acts performed by any persons in execution of such plan.

[20]            L'existence d'une complicité dépend des circonstances de l'affaire, en particulier la connaissance que le présumé complice avait des crimes de l'organisation, et le degré de sa participation à tels crimes. La Cour fédérale a évalué un grand nombre de cas de complicité, et sa jurisprudence conduit à la conclusion que l'action et l'inaction de M. Ali suffisent à faire de lui un complice des crimes du MQM contre l'humanité.

[21]            Le point de départ de l'analyse menée par la Cour fédérale dans les cas de complicité est l'arrêt rendu par la Cour d'appel dans l'affaire Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (C.A.)[12]. Le juge MacGuigan était parti du postulat selon lequel la mens rea est requise avant que l'on puisse conclure à la complicité d'une personne et, selon lui, la mens rea résultait d'une participation personnelle et consciente. Il s'était exprimé ainsi :

J'estime que le critère de la « forme d'activité personnelle de persécution » , pris comme comportant un élément moral ou une connaissance, constitue une indication utile de la mens rea dans ce contexte. À l'évidence, personne ne peut avoir « commis » des crimes internationaux sans qu'il n'y ait eu un certain degré de participation personnelle et consciente. (paragraphe 15)

[22]            Le juge MacGuigan avait ensuite établi la « participation personnelle et consciente » et l'existence d'une « intention commune » ou d'un objet commun comme les conditions essentielles de la complicité. Il avait formulé le critère suivant :

Je crois que [...] la complicité dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont. (paragraphe 18)

Les facteurs de l'existence d'une complicité

[23]            Le point de savoir si M. Ali est complice des crimes commis par le MQM est essentiellement un point de fait qui requiert une évaluation de sa situation personnelle[13]. La Cour fédérale a énuméré six facteurs qu'il convient de prendre en compte pour savoir si une personne est complice de crimes contre l'humanité :

            (1)        la nature de l'organisation;

            (2)        la méthode de recrutement;

            (3)        le poste ou le grade au sein de l'organisation;

            (4)        la connaissance des atrocités commises par l'organisation;

            (5)        la période de temps passée dans l'organisation; et

            (6)        la possibilité de quitter l'organisation.

L'application de ces facteurs à la présente affaire confirme la complicité de M. Ali.

            (1)        La nature de l'organisation

[24]            Si une organisation a un dessein brutal et limité, la participation personnelle et consciente à l'objectif commun de commettre des crimes entraînant l'exclusion, peut être présumée du seul fait de l'appartenance à l'organisation. Le MQM n'a pas un dessein brutal et limité et, en conséquence, la complicité doit être établie par la preuve de la participation personnelle et consciente de M. Ali aux crimes commis par le MQM. Cette participation, ainsi que l'intention commune de M. Ali et du MQM, sont analysées ci-dessous.

            (2)        La méthode de recrutement

[25]            M. Ali s'est joint au MQM volontairement et à ce jour il en demeure un loyal partisan. Il n'a nullement été contraint de se joindre au MQM ou d'en demeurer membre.

            (3)        Le poste ou le grade au sein de l'organisation

[26]            M. Ali s'est lui-même appelé « travailleur du parti » , à la fois dans l'exposé circonstancié (paragraphe 1) de son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et dans son témoignage. Une lettre du Secrétariat international du MQM daté du 10 mai 1998 définit ainsi un travailleur du MQM :

[TRADUCTION] Un travailleur du MQM est une personne qui se joint volontairement au parti et qui, ayant compris son idéologie politique, ainsi que les buts et l'objet du combat, se consacre résolument aux activités politiques du parti. Il est en principe associé activement et en permanence au parti. Il entreprend les tâches selon les directives et les indications du parti. Et surtout, un travailleur observe la discipline du parti en tout temps. Il est également tenu de se mettre à la disposition du parti dès lors que le parti a besoin de ses services. En bref, un travailleur est une personne à laquelle le parti peut attribuer des responsabilités, en raison de sa loyauté et de ses aptitudes[14].

[27]            M. Ali a été nommé « titulaire d'une charge honorifique » (secrétaire adjoint aux finances) à partir de 1988 et il occupait donc un poste de direction au sein de son unité du MQM. Il était l'un des six à douze travailleurs actifs essentiels de l'unité n ° 183[15], il se rendait au bureau de l'unité chaque jour et il était l'un de huit ou dix représentants de son unité qui assistaient aux réunions de réflexion et aux séances d'information organisées par Altaf Hussain au quartier général du MQM à Karachi. Il a dit qu'il était invité à ces réunions parce qu'il était un « idéologue » qui était très loyal au parti.

[28]            M. Ali a dit qu'il recueillait des dons au nom du MQM, distribuait des tracts, inscrivait sur les murs les slogans du parti et participait à des rassemblements et des conférences. Son unité recueillait des dons considérables, qui, selon l'occasion, pouvaient aller de 25 000 roupies à 60 000 roupies. L'argent servait à payer les frais des rassemblements et des conférences, ainsi que les frais mensuels de l'unité 183 (loyer, électricité, etc.). Les rassemblements étaient tenus dans sa région pour célébrer les victoires électorales, mais autrement les rassemblements du MQM se déroulaient sur de grands terrains ou dans des parcs. Il participait à ces rassemblements et conférences, et le rôle qu'il y exerçait consistait à lever des fonds, à inscrire des slogans et à installer des bannières.

[29]            Dans l'arrêt Sivakumar, précité, le juge Linden décrivait ainsi le lien entre le grade ou le poste d'un membre au sein d'une organisation et la complicité de ce membre :

À mon avis, la complicité d'un individu dans des crimes internationaux est d'autant plus probable qu'il occupe des fonctions importantes dans l'organisation qui les a commis. Tout en gardant à l'esprit que chaque cas d'espèce doit être jugé à la lumière des faits qui le caractérisent, on peut dire que plus l'intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l'organisation, plus il est vraisemblable qu'il était au courant du crime commis et partageait le but poursuivi par l'organisation dans la perpétration de ce crime. (paragraphe 10)

[30]            La Cour est d'avis que le poste et les responsabilités de M. Ali au sein du MQM permettent de dire qu'il avait connaissance des crimes de l'organisation et que lui et l'organisation partageaient une intention commune.

            (4)        La connaissance des atrocités commises

[31]            La connaissance des atrocités commises et le soutien apporté au groupe persécuteur

Dans la décision Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[16], la Cour a jugé que le fait pour un individu de connaître les activités du groupe persécuteur et de lui apporter un soutien actif suffisait pour satisfaire au critère de complicité. Ainsi que l'écrivait la juge Reed :

[...] sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. (paragraphe 6)

[32]            La juge Reed a aussi approuvé la conclusion suivante de la Section du statut de réfugié :

En épousant les buts visés par l'armée et en y donnant son soutien efficace, il a également accepté les aspects plus sombres des opérations effectuées par l'armée et est devenu complice des crimes internationaux commis par celle-ci [...] (paragraphe 6)

La Cour estime que ce raisonnement s'applique à M. Ali.

[33]            Dans la décision El-Kachi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[17], la Cour a jugé que la connaissance des activités satisfait à la mens rea requise pour qu'il y ait complicité (participation personnelle et consciente et existence d'une intention commune). Le juge Blanchard y citait le critère de complicité exposé dans la décision Penate, précitée, affirmant que, compte tenu des expériences du demandeur au cours des 16 années qu'il avait passées dans l'Armée du Liban sud (ALS) et compte tenu de la preuve documentaire, le demandeur avait eu connaissance de la nature et de l'étendue des activités criminelles auxquelles se livrait l'ALS. La conclusion selon laquelle la mens rea était prouvée reposait sur le fait que El-Kachi avait eu connaissance des crimes commis par l'ALS et sur le fait qu'il ne s'en était pas dissocié[18]. Le juge Blanchard s'est exprimé ainsi :

En l'espèce, le demandeur, après s'être nécessairement rendu compte de la nature criminelle de plusieurs activités de l'ALS ne s'en est pas dissocié à la première occasion non risquée... La preuve démontre que le demandeur n'a fait aucun effort pour des dissocier de l'ALS à la première occasion. Il s'est contenté de continuer dans son poste d'officier et par ce comportement, en toute connaissance des atrocités commises par l'ALS, il appuyait implicitement les activités de l'ALS.

En l'espèce, je suis d'avis que le demandeur a fait preuve d'une participation personnelle et consciente aux crimes commis par l'ALS satisfaisant ainsi à l'exigence de la mens rea. (paragraphes 30 et 31)

M. Ali était un activiste du MQM

[34]            M. Ali correspond au profil suivant de l'activiste type du MQM, un profil préparé par le Centre de l'université York pour les études internationales et les études en matière de sécurité :

[TRADUCTION] L'activiste type du MQM est âgé entre 20 et 30 ans et se sent à l'étroit dans le système des quotas. S'agissant de l'aile paramilitaire, il existe des estimations selon lesquelles l'élément armé du MQM se chiffre à environ 3 000 terroristes. Le coeur de l'aile paramilitaire du MQM comprend 200 membres de chacun des 20 secteurs de Karachi qui ont prêté des serments de loyauté à l'organisation. Le niveau suivant des adhérents se compose des « travailleurs du parti » , qui sont en général dans la vingtaine ou dans la trentaine. Ces travailleurs du parti sont très loyaux au MQM et en sont venus à considérer comme une forme légitime de combat les guérillas urbaines et les luttes armées.[19]

[35]            M. Ali était âgé de 20 ans lorsqu'il s'est joint au MQM, et il y a été très actif jusqu'à son départ du Pakistan, juste avant qu'il atteigne l'âge de 27 ans. Il avait été touché par le système des quotas lorsqu'il avait tenté d'entrer dans les forces armées et il n'avait pas pu trouver un travail après la fin de ses études[20].

[36]            On peut lire dans une lettre du Secrétariat international du MQM datée du 10 mai 1998 : [traduction] « Le mot "activiste" est un mot généralement employé par les journaux pour définir les travailleurs appartenant au MQM » [21].

Non-crédibilité du déni de connaissance des atrocités

[37]            M. Ali a admis que l'ordre public était inexistant dans le pays, en particulier à Karachi, à l'époque de son engagement dans le MQM[22]. Toutefois, alors même qu'il était le groupe dominant à Karachi (M-2, page 7), M. Ali n'a pas reconnu que le MQM avait joué un rôle quelconque dans les violences.

[38]            M. Ali a été interrogé à propos d'extraits des documents de la Commission qui confirmaient le rôle du MQM dans diverses formes de violences, y compris le meurtre et la torture. Son témoignage concernant ces violences attestées a été le suivant :

(1)        L'existence d'une faction armée du MQM : M. Ali a affirmé catégoriquement qu'il n'y avait aucun groupe semblable au sein du MQM. Il a dit qu'il avait entendu parler d'une faction armée du MQM dans les journaux et les périodiques, et qu'il avait même demandé à son unité et à son secteur responsable en quoi elle consistait, mais qu'il ne l'avait jamais vue personnellement et n'avait jamais vu de membres du MQM porter la moindre arme.

(2)         Grèves : M. Ali a dit que le MQM faisait des appels à la grève pour se faire entendre et pour montrer au gouvernement qu'il avait du pouvoir. S'agissant de notre preuve selon laquelle tout appel du MQM à la grève « est marqué par la violence, c'est-à-dire s'accompagne de morts, de blessés et de déprédations » (M-2, page 9), cependant, il a dit que cela ne se produisait pas dans le district central où se trouvait son unité.

(3)        Le MQM en tant que groupe « terroriste » : Interrogé sur un document qui fait du MQM un groupe terroriste, M. Ali a dit que le MQM est un parti politique très pacifiste - le parti politique le plus pacifiste qui soit - et que les rumeurs à l'effet contraire étaient des faussetés répandues par le gouvernement.

(4)        Réputation de groupe violent : M. Ali a déclaré que, avant de se joindre au MQM en novembre 1987, il ne savait pas que le MQM avait une réputation de groupe violent et il n'avait jamais lu aucun reportage tendant à montrer que le MQM se rendait coupables de violences.

(5)        Guérillas urbaines : M. Ali a dit que le MQM n'avait pas d'armes ni de munitions et n'était nullement impliqué dans des guérillas urbaines. Il a dit que les Mohajirs étaient autorisés à se protéger dans leurs foyers, mais non dans les rues.

(6)        Extorsion : M. Ali a indiqué que le MQM ne pratiquait pas l'extorsion (bhatta) (M-2, pages 92 et 115). Il a dit que, lorsque lui et un compagnon recueillaient des dons, ils tentaient de convaincre les gens de contribuer à l'oeuvre du MQM; si les gens sollicités refusaient, lui et son compagnon partaient tout simplement. Il a dit que, à sa connaissance, une seule personne avait battu un boutiquier parce qu'il avait refusé de faire un don, mais que cette personne avait été bannie du parti en 1989[23]. De manière générale, il a déclaré qu'il n'avait jamais entendu dire que la bhatta était pratiquée par le MQM, ajoutant que, si la pratique existait dans sa région, il en aurait eu connaissance.

(7)        Traitement des dissidents du MQM : M. Ali a déclaré qu'il ne savait pas que les dissidents du MQM étaient éliminés. Tout ce qu'il savait, c'est qu'ils n'étaient pas autorisés à prendre part aux activités, et que les partisans du MQM ne leur parlaient pas ni ne s'associaient à eux d'aucune façon. C'était la sanction la plus importante infligée par le MQM à ses dissidents, et les gens avaient peur de ce genre de sanction. Il a déclaré aussi que, si d'autres travailleurs du MQM s'étaient livrés à des violences contre les dissidents ou les avaient assassinés, il en aurait eu connaissance.

(8)         Meurtre : M. Ali a déclaré qu'il n'avait pas connaissance de gens ayant été éliminés par le MQM.

(9)         Chambres de torture : M. Ali a vu dans les bulletins de nouvelles des comptes rendus et des photos portant sur des chambres de torture du MQM, mais, selon lui, les reportages étaient de purs mensonges et personne n'y croyait. Il a plus tard ajouté que, si le MQM disposait vraiment de chambres de torture, alors elles devaient se trouver dans le district central.

[39]            Dans la décision Shakarabi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[24], la Cour a estimé qu'un témoin qui affirme tout ignorer de violations des droits de l'homme peut être jugé non crédible. Le juge Teitelbaum s'est exprimé ainsi :

Il est beaucoup trop facile de dire qu'on n'est pas au courant des actes de barbarie d'une organisation pour essayer de se distancier de ces actes de barbarie. Si, comme c'est le cas en l'espèce, un individu vit et travaille dans un pays où des personnes de son entourage disparaissent et où il entend parler d'arrestations et de torture, il me semble tout à fait invraisemblable qu'il ne soit pas au courant de ce qui se passe. (paragraphe 25)

[40]            Le MQM est reconnu pour nombre d'activités criminelles qui sont attestées dans la documentation : violences (M-2, pages 21-2, 30-4), possession d'armes (M-2, pages 43, 69), grèves violentes (M-2, page 9), sévices contre les dissidents (M-2, page 9), extorsion (M-2, page 92), participation aux guérillas urbaines (M-2, page 82), meurtres (M-2, pages 38, 65) et torture (M-2, pages 67, 86). Lorsque M. Ali affirme ne pas être au courant de ces activités ou lorsqu'il dément leur existence, il n'est pas crédible. Il y a des raisons sérieuses de penser que, si M. Ali n'a pas personnellement commis de crimes contre l'humanité, à tout le moins il savait que le MQM se livrait régulièrement au meurtre et à la torture, et il a soutenu la perpétration de ces crimes en tant que loyal travailleur du parti.

[41]            La non-crédibilité de M. Ali concernant les violences commises par le MQM, et la connaissance qu'il avait de ces violences, sont évidentes au vu des contradictions entre son témoignage et la preuve documentaire, et au vu des contradictions mêmes de son témoignage. Les fondateurs du MQM (Haqiqi), Afaq Ahmed et Aamir Khan en sont un exemple. M. Ali semblait être bien informé sur ces individus, qui, a-t-il dit, occupaient des postes élevés au sein du MQM avant qu'il ne se scinde[25]. Lorsqu'on lui a lu une déclaration selon laquelle tous deux avaient été des [traduction] « membres haut placés de l'aile armée du MQM » et avaient été [traduction] « à l'origine d'actes de guérilla urbaine » (M-2, p. 121), il a dit qu'il n'avait jamais entendu parler de cela. En revanche, il a dit que ces deux individus étaient connus pour leurs qualités oratoires. Puisqu'il connaissait bien Afaq Ahmed et Aamir Khan - fondateurs de l'organisation qu'il a décrite comme un repaire de tueurs et de [traduction] « brutes accomplies » (exposé circonstancié de son FRP, paragraphes 5 et 10) - il est impossible de croire que M. Ali ignorait leur penchant pour la violence armée lorsqu'ils étaient dirigeants du MQM.

[42]            Un autre exemple concerne les deux partisans du Haqiqi qui, d'après M. Ali, avaient tenté de l'abattre en février 1994. Lorsque son avocat lui a demandé comment il savait que ces individus étaient des partisans du Haqiqi, il a répondu qu'ils lui avaient dit qu'ils appartenaient au Haqiqi. Prié de préciser sa pensée, il a dit qu'en fait il les avait reconnus et qu'ils avaient tous deux fait partie auparavant de son unité. L'un d'eux s'y était joint avant lui et l'autre en 1987, et l'un avait été un membre actif. (Il a plus tard modifié sa version des faits en disant que Gogi, le plus actif, avait en fait été membre de l'unité n ° 180, non de son unité à lui.) Il a prétendu qu'il n'avait jamais vu ces types devenir violents avant qu'ils ne se joignent au Haqiqi - il les avait vus avoir des désaccords, mais non commettre des violences de ce genre. Les acrobaties et contradictions du témoignage de M. Ali sur ce point s'expliquent par sa volonté de maintenir que le MQM était un parti politique non violent, non armé et pacifiste. Malheureusement, il est difficile d'admettre que les Mohajirs, totalement pacifiques tant qu'ils sont membres du MQM, deviennent soudainement des voyous armés dès qu'ils se joignent au Haqiqi.

[43]            Un troisième exemple de la non-crédibilité de M. Ali est le démenti qu'il oppose lorsqu'on lui dit qu'il savait, avant de devenir un travailleur du parti en 1987, que le MQM pratiquait la violence. Cela n'apparaît pas crédible et ne s'accorde pas avec d'autres déclarations de M. Ali. En 1986 et 1987, plusieurs reportages avaient fait état du rôle du MQM dans des manifestations violentes survenues à Karachi et ailleurs dans la province du Sindh et, le 31 octobre 1987, juste avant que M. Ali se joigne au MQM, le MQM avait lancé un ordre de grève générale à Karachi, qui s'était soldé par deux morts et 85 blessés à Karachi, ainsi que par des émeutes à Kotri et Hyderabad (M-2, page 21). M. Ali a dit que, chaque fois que surviennent des incidents, le gouvernement accuse le MQM et que, chez lui, il lisait le journal Jang, un journal qui, a-t-il indiqué plus tard, s'exprimait toujours contre le MQM.

[44]            Un dernier exemple concerne le rôle du MQM dans l'extorsion. Le MQM pratique l'extorsion, cela est confirmé par la Federation of American Scientists (M-2, pages 40 et 43), Human Rights Watch (M-2, page 59), Amnesty International (M-2, page 71) et le Département d'État des États-Unis (M-2, page 115). Cette pratique est décrite en détail dans un document de la Direction générale de la recherche de la CISR de 1996 sur le MQM :

[TRADUCTION] La plupart des partis et factions politiques à Karachi collectent la bhatta (argent donné en échange d'une protection) auprès des gens d'affaires, des boutiquiers, des négociants et des citoyens ordinaires, et ils s'en servent pour armer et maintenir leurs milices. Pratique ancienne à Karachi et dans d'autres régions du Pakistan, la collecte de la bhatta serait devenue « beaucoup plus meurtrière et organisée » à la fin des années 1980 et au début des années 1990, lorsque « le MQM et certains activistes du PPP sont venus à l'avant-scène de cette pratique » . La pratique est devenue très suivie dans les districts du Centre et de l'Est, où elle était considérée comme un « procédé normal » , les goondas (hommes de main) du parti allant solliciter les gens chez eux. L'argent est extorqué à la pointe du fusil ou sous la menace, et ceux qui refusent de payer sont battus, et leurs entreprises ou leurs biens sont endommagés. La bhatta est collectée par les deux factions du MQM à Karachi, mais la faction Haqiqi s'est acquise une « réputation » dans cette pratique[26].

[45]            Comme la collecte de la bhatta est qualifiée d' « ancienne » , de « procédé normal » , et de pratique « qui est devenue très suivie dans les districts du Centre et de l'Est » de Karachi - une pratique à l'égard de laquelle le MQM est venu à l'avant-scène à la fin des années 1980 et au début des années 1990 - le démenti opposé par M. Ali à cette pratique répandue et au rôle qu'il y jouait n'est absolument pas crédible.

            (5)        La période de temps passée dans l'organisation

[46]            M. Ali a été un adhérent loyal du MQM durant 17 ans, et ce facteur permet de conclure à sa complicité. M. Ali a été un travailleur du parti MQM durant sept ans (de 1987 à 1994) et un partisan loyal du MQM durant 10 années supplémentaires (de 1994 à 2004). Depuis qu'il a quitté le Pakistan, il s'est joint à des sections locales aux États-Unis et au Canada, il a recueilli des directives auprès de l'unité responsable à propos de questions d'immigration, il a assisté à des assemblées du MQM et il a donné de l'argent au MQM, aux États-Unis et au Canada. En dépit des documents attestant les violations des droits de l'homme commises par le MQM, et débattues durant l'audience, M. Ali a dit qu'il est encore loyal au MQM et qu'il fera tout ce qu'il pourra pour l'appuyer.

            (6)         La possibilité de quitter l'organisation

[47]            M. Ali a reconnu qu'il aurait pu démissionner du MQM à tout moment sans risque pour sa sécurité personnelle.

La complicité de M. Ali

[48]            Le travail accompli par M. Ali au nom du MQM, ce à quoi il faut ajouter la connaissance qu'il avait des crimes contre l'humanité commis par l'organisation, fait de lui un complice des crimes de l'organisation, même s'il n'a pas lui-même commis de crimes entraînant l'exclusion. Dans l'arrêt Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[27], un arrêt récent de la Cour d'appel, le juge Décary a confirmé que, une fois que l'organisation à laquelle on était associé a commis des crimes entraînant l'exclusion et que sont réunies les conditions de la complicité qui ont été fixées par les précédents, l'exclusion prévue par la section Fa) de l'article premier de la Convention s'applique, quand bien même les actes particuliers commis par l'individu ne seraient pas des crimes contre l'humanité (paragraphe 11). S'agissant de l'existence d'une intention commune, le juge Décary écrivait qu'un simple démenti, même s'il est crédible,

... ne peut suffire à nier la présence d'une intention commune. Les agissements d'un demandeur peuvent être plus révélateurs que son témoignage et les circonstances peuvent être telles qu'on puisse en inférer qu'une personne partage les objectifs de ceux avec qui elle collabore. (paragraphe 27)

[49]            Un autre facteur attestant la complicité de M. Ali dans la présente affaire est son rôle dans les levées de fonds organisées pour le MQM. Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Hajialikhani[28], le rôle du demandeur d'asile dans les levées de fonds organisées pour les moudjahidines avait été un facteur qui établissait sa complicité. La juge Reed écrivait : « Il ne fait aucun doute que le fait de contribuer au financement de crimes constitue un acte de complicité » (paragraphe 41)[29]. De même, dans la décision Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[30], le juge Blais écrivait : « En se livrant au trafic de stupéfiants - qui sert essentiellement au financement de crimes - , le demandeur s'est fait complice des LTTE en les appuyant » (paragraphe 48). Puisque la violence faisait partie intégrante des activités du MQM (le MQM y avait recours par exemple dans ses grèves et ses rassemblements, sans compter le meurtre et la torture pratiqués à l'encontre d'opposants et de dissidents), les levées de fonds conduites par M. Ali pour le compte du MQM peuvent être assimilées à un financement des crimes commis par le MQM.

Une attaque généralisée ou systématique

[50]            Une autre condition juridique communément acceptée comme partie de la définition de « crimes contre l'humanité » est que les crimes doivent généralement être commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique[31]. Selon le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), le caractère « généralisé » résulte du fait que l'acte présente un caractère massif, fréquent, et que mené collectivement, il revêt une gravité considérable et est dirigé contre une multiplicité de victimes. Le caractère « systématique » tient, quant à lui, au fait que l'acte est soigneusement organisé selon un modèle régulier en exécution d'une politique concertée mettant en oeuvre des moyens publics ou privés considérables[32].

[51]            Le MQM a commis des meurtres par milliers (M-2, pages 2, 11), il a géré durant des années des chambres de torture où des centaines d'opposants et de dissidents ont été torturés (M-2, pages 2, 11), et il a collecté la bhatta en tant qu'usage observé à Karachi (M-2, page 86). Par conséquent, ces crimes contre l'humanité ont été commis dans le cadre d'une attaque généralisée et/ou systématique, avant, durant et après la période au cours de laquelle M. Ali exerçait les fonctions d'un travailleur du parti pour l'unité n ° 183.

Le lien avec des crimes précis

[52]            La SPR est généralement tenue de rattacher un demandeur d'asile à des crimes précis contre l'humanité. Toutefois, si M. Ali n'est pas considéré comme une personne à protéger, alors l'obligation de le rattacher à des crimes précis est levée.

[53]            La nécessité de préciser les crimes remonte à l'arrêt Sivakumar, où le juge Linden écrivait :

On ne saurait sous-estimer l'importance qu'il y a à articuler les conclusions sur les faits, c'est-à-dire sur les crimes contre l'humanité spécifiques que le demandeur aurait commis dans un cas comme celui-ci, où la Section du statut a reconnu que le demandeur craignait avec raison d'être persécuté par les autorités sri-lankaises [...] (paragraphe 33)

[54]            Dans la décision Castillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[33], le juge Jerome faisait observer que l'une des difficultés, dans l'affaire Sivakumar, était que le demandeur d'asile allait être exposé à la persécution s'il était renvoyé au Sri Lanka, et la Cour d'appel avait voulu s'assurer, dans cette affaire, que, si l'on enlevait d'importants droits au demandeur d'asile, il existait une solide raison de le faire. Dans l'affaire Castillo, cependant, la Commission estimait que, puisqu'il n'existait qu'un risque négligeable de persécution pour le cas où le demandeur d'asile serait renvoyé au Pérou, « en conséquence, les mêmes droits n'étaient pas en jeu comme dans l'affaire Sivakumar, et la Commission n'était pas strictement tenue de lier le demandeur d'asile à des crimes particuliers » (paragraphe 8). Donc, si l'on juge que M. Ali n'a pas une crainte fondée de persécution, alors la Cour n'est pas aussi rigoureusement tenue de le rattacher à des crimes précis.

DISPOSITIF

[55]            Le défendeur a produit une preuve irrésistible, digne de foi et corroborée[34], qui permet de dire que le MQM a commis des crimes généralisés et systématiques contre l'humanité et que M. Ali était complice de tels crimes. Les faits, tels qu'ils sont attestés, établissent que le MQM est responsable du meurtre et de la torture de civils, crimes commis d'une manière généralisée et/ou systématique, et que M. Ali participait sciemment et activement aux activités du MQM menées à Nazimabad et à Karachi. Même s'il n'a jamais lui-même infligé les sévices ou appuyé sur la détente, il faisait partie intégrante des opérations du MQM et il devait avoir connaissance des atrocités commises par cette organisation.

[56]            En conclusion, il existe des raisons sérieuses de penser que M. Ali a été le complice de crimes contre l'humanité, qu'il entre dans les paramètres de la section Fa) de l'article premier de la Convention et qu'il devrait être exclu de toute protection au Canada.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.         Aucune question n'est certifiée.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-8686-04

INTITULÉ :                                                    NADEEM AKHTER ALI

                                                                        c.

                                                                        LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 7 SEPTEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 23 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

John Grice                                                         POUR LE DEMANDEUR

Ladan Shahrooz                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DAVIS & GRICE                                             POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

JOHN H. SIMS, c.r.                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-ministre de la Justice et

Sous-procureur général



[1] En conséquence de la création de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et de la réaffectation à cet organisme des fonctions de mise en application, l'avocat du ministre représente maintenant le solliciteur général du Canada et non le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration.

[2] Le juge Décary, au paragraphe 27 de l'arrêt Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. n ° 108 (QL), 2003 CAF 39.

[3] Le juge Teitelbaum, dans la décision Shakarabi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. n ° 444 (QL).

[4] L.C. 2001, ch. 27.

[5]Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 1145 (QL), au paragraphe 2; Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. n ° 1209 (QL).

[6] En 1992, le MQM s'est scindé en deux factions - un groupe loyal à son fondateur, Altaf Hussain (le MQM(A)), et un groupe appelé la faction Haqiqi (le MQM(H)). M. Ali est demeuré au sein du MQM(A), et cette faction a modifié son nom en 1997 pour s'appeler Muttahida Qaumi Movement. La Cour désignera le MQM(A) par le sigle MQM, et le MQM(H) par le nom Haqiqi. (Voir la pièce R-1, article 10.2, PAK32639.EX, Direction de la recherche de la CISR, 9 août 1999, page 13, note 2.).

[7] La Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951. La section 1(F) de l'article premier de la Convention est reproduit dans l'annexe 1 de la Loi.

[8] Le juge Linden, de la Cour d'appel fédérale, écrivait, dans l'arrêt Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (C.A.), [1993] A.C.F. n ° 1145 (QL), [1994] 1 C.F. 433, que « la différence, si différence il y a, [entre des "motifs raisonnables de croire" et des "raisons sérieuses de penser"] est minime » (paragraphe 18). Les « motifs raisonnables de croire » ont été définis comme « la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi » (Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. n ° 131 (QL), [1998] 2 C.F. 642 (1re inst.), au paragraphe 27, confirmé : [2001] A.C.F. n ° 2043 (QL), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.)).

[9] Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (le Statut de Rome) a été adopté le 17 juillet 1998 par la Conférence diplomatique de plénipotentiaires des Nations Unies sur la création d'une cour criminelle internationale.

[10]Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, par. 4(4).

[11] Le Statut et le jugement du Tribunal de Nuremberg : Historique et analyse. Annexe II - Assemblée générale des Nations Unies - Commission du droit international 1949 (A/CN.4/5 du 3 mars 1949).

[12] [1992] A.C.F. n ° 109 (QL), [1992] 2 C.F. 306.

[13]Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 1145 (QL), au paragraphe 2; Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. n ° 1209 (QL).

[14] Dossier d'information de la SPR, R-1, article 10.1, annexe du document PAK29445.E, Direction générale de la recherche de la CISR, 15 mai 1998, pages 1-2

[15] Selon l'avocat du ministre, il est mentionné dans les notes de M. David Cranton que, interrogé sur le statut des travailleurs du parti, M. Ali a déclaré qu'il y avait de 10 à 12 membres actifs dans l'unité n ° 183. Plus tard, prié de dire ce qu'il avait fait de février à octobre 1994, il a dit que lui et les six ou sept autres membres actifs du MQM de son unité se cachaient.

[16] [1993] A.C.F. n ° 1292 (QL).

[17] [2002] A.C.F. n ° 554 (QL).

[18] Dans l'affaire El-Kachi, le demandeur d'asile s'était volontairement engagé dans l'ALS et y avait travaillé, il avait été promu au grade d'adjudant et à un grade plus élevé, il avait exercé des fonctions de surveillance, il avait participé à des attaques militaires, il avait souscrit aux objectifs de l'ALS, et il souhaitait contribuer à leur réalisation. La Commission a estimé qu'il n'était tout simplement pas vraisemblable que le revendicateur n'ait pas eu connaissance des violations flagrantes des droits de l'homme qui étaient commises par l'ALS. Il était demeuré au sein de l'organisation durant 16 ans et lui avait apporté son aide alors qu'il savait qu'elle pratiquait la détention illégale, la torture, la destruction de récoltes, l'infliction de peines à des gens innocents et le bombardement aveugle de populations civiles (paragraphes 18 et 27). Le juge Blanchard, appliquant le critère de la décision Penate, a conclu que le demandeur d'asile avait participé personnellement et sciemment aux crimes, et que l'existence de la mens rea était donc établie. La Commission avait aussi estimé que l'ALS était une organisation dont l'objectif était limité et brutal; cependant, le juge Blanchard a dit expressément que sa conclusion n'était pas fondée sur ce fait, mais sur une analyse de la participation personnelle et consciente du demandeur d'asile, compte tenu de l'ensemble de la preuve (paragraphe 36).

[19] (M-2, page 6).

[20] M. Ali a dit que le quota limitait à 2 p. 100 des postes de la fonction publique la population mohajir, qui représente 90 p. 100 de la population de Karachi.

[21] Dossier d'information de la SPR, R-1, article 10.1, annexe du document PAK29445.E, Direction générale de la recherche de la CISR, 15 mai 1998, pages 1 et 2.

[22] M. Ali a dit que cette situation existait depuis l'époque du gouvernement de Benazir Bhutto (1987-1989).

[23] Voir M-2, pages 88 et 89, à propos du peu d'empressement du MQM de discipliner ses membres violents.

[24] [1998] A.C.F. n ° 444 (QL).

[25] M. Ali a dit qu'ils étaient dans le cabinet du MQM et qu'ils étaient en charge des districts Est et Ouest de Karachi.

[26] (M-2, page 92, renvois omis).

[27] [2003] A.C.F. n ° 108 (QL).

[28] [1998] A.C.F. n ° 1464 (1re inst.) (QL) (juge Reed).

[29]Ibid, la juge Reed s'était exprimée ainsi : « Je conviens avec l'avocate du ministre que la Commission n'a pas cherché à analyser les déclarations du demandeur de statut et qu'elle n'a pas appliqué le bon critère lorsqu'elle l'a interrogé pour savoir s'il avait personnellement pris part aux crimes dont il est fait état, au sens où il aurait été physiquement présent sur les lieux de ces crimes, au lieu de lui demander si sa participation n'aurait pas consisté à encourager et à faciliter la commission des prétendus crimes par d'autres personnes. Il ne fait aucun doute que le fait de contribuer au financement de crimes constitue un acte de complicité » .

[30] [2002] A.C.F. n ° 1207 (1re inst.) (QL) (juge Blais.).

[31] Cette exigence figure dans la définition de « crimes contre l'humanité » donnée dans le Statut de Rome (article 7, alinéa 1).

[32] Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, jugement de première instance du 2 septembre 1998, Affaire n ° ICTR-96-4T, au paragraphe 580 (www.ictr.org).

[33] [1996] A.C.F. n ° 50 (QL) (juge en chef adjoint Jerome).

[34] Sabour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. n ° 1615 (QL), au paragraphe 17.

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