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Date : 20190918


Dossier : IMM‑4470‑18

Référence : 2019 CF 1187

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MARSEL IDRIZI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur, Marsel Idrizi, est un citoyen albanais de vingt-huit ans. Après son arrivée au Canada en janvier 2012, il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée en mars 2014; il est toutefois resté au Canada grâce à une série de permis de travail.

[2]  En juin 2016, M. Idrizi a épousé Valbona Ruko, à Vaughan (Ontario). Madame Ruko, elle aussi une citoyenne albanaise âgée de vingt-huit ans, avait acquis le statut de résidente permanente du Canada environ six mois plus tôt.

[3]  En août 2016, Mme Ruko a entrepris de parrainer la demande de résidence permanente de M. Idrizi à titre de membre de la catégorie des époux ou des conjoints de fait au Canada. Au moment de la demande, Mme Ruko était enceinte. Elle a accouché d’une fille en février 2017. Rien ne laisse croire que M. Idrizi n’est pas le père.

[4]  Dans une décision datée du 27 août 2018, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a refusé la demande de résidence permanente au motif que M. Idrizi et Mme Ruko n’avaient établi ni que leur mariage ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), ni qu’il était authentique.

[5]  Monsieur Idrizi sollicite à présent le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[6]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la décision de l’agent est déraisonnable. Il sera donc fait droit à la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il la réexamine.

II.  CONTEXTE

[7]  Monsieur Idrizi, qui est né en Albanie en février 1991, est arrivé au Canada le 20 janvier 2012. Le lendemain, il a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait, en tant qu’homosexuel, d’être persécuté en Albanie. Pour des motifs publiés le 25 mars 2014, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a déterminé que M. Idrizi n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger. Une demande de contrôle judiciaire visant cette décision a été rejetée par la juge Tremblay‑Lamer le 15 mai 2015 (dossier de la Cour no IMM‑2793‑14).

[8]  D’après M. Idrizi et Mme Ruko, ils se sont rencontrés pour la première fois à une fête en janvier 2015. Au début, ils étaient seulement amis, mais leur relation a pris une tournure romantique en juin 2015.

[9]  Madame Ruko avait également présenté une demande d’asile au Canada basée sur son orientation sexuelle. Elle prétendait craindre d’être persécutée en Albanie en tant que lesbienne. Sa demande d’asile a toutefois été acceptée, et elle est devenue résidente permanente au Canada le 7 décembre 2015.

[10]  Monsieur Idrizi et Mme Ruko affirment qu’ils ont décidé de vivre ensemble et loué un appartement à Etobicoke à partir du 1er mars 2016. Leurs deux noms figuraient sur le bail. Ils se sont mariés en juin 2016, et une centaine d’invités ont assisté au mariage. Pour leur lune de miel, ils sont allés à Montréal, à Mont‑Tremblant et à Niagara Falls. Peu de temps après, Mme Ruko a appris qu’elle était enceinte. Elle a accouché d’une fille en février 2017. Madame Ruko et M. Idrizi sont tous deux désignés comme les parents sur le formulaire Déclaration de naissance vivante.

[11]  La demande de résidence permanente de M. Idrizi a été soumise en août 2016. Au moment de son examen, un agent (différent de celui qui a rendu la décision) a déterminé, compte tenu des motifs qui avaient été avancés dans les demandes d’asile — à savoir que M. Idrizi était homosexuel et Mme Ruko, lesbienne —, que leur relation devait faire l’objet d’un examen plus approfondi.

[12]  Dans un courriel envoyé le 24 juillet 2018, M. Idrizi et Mme Ruko ont été convoqués à une entrevue qui devait se dérouler le 8 août 2018 suivant. La décision rejetant la demande a été rendue peu de temps après.

III.  DÉCISION SOUMISE AU CONTRÔLE

[13]  Aux termes de l’article 124 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (RIPR), fait partie de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada l’étranger qui remplit les conditions suivantes :

  • a) il est l’époux ou le conjoint de fait d’un répondant et vit avec ce répondant au Canada;

  • b) il détient le statut de résident temporaire au Canada;

  • c) une demande de parrainage a été déposée à son égard.

[14]  Seul l’alinéa 124a) du RIPR est en litige en l’espèce.

[15]  Par ailleurs, le paragraphe 4(1) du RIPR prévoit :

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

b) n’est pas authentique.

(b) is not genuine.

[…]

[…]

[16]  À l’entrevue du 8 août 2018, l’agent a porté cette disposition à l’attention de M. Idrizi et de Mme Ruko et les a questionnés, séparément d’abord, puis ensemble par la suite, quant à un certain nombre de sujets, notamment leurs routines quotidiennes, les choses qui s’étaient passées le matin de l’entrevue et le jour avant, la fréquence à laquelle chacun d’eux était en contact avec les parents ou d’autres membres de la famille de l’autre, et si M. Idrizi avait rencontré les parents de Mme Ruko. Même si un grand nombre de leurs réponses concordaient, l’agent a relevé plusieurs disparités à l’égard desquelles M. Idrizi et de Mme Ruko ont été priés de s’expliquer.

[17]  Huit de ces disparités étaient expressément mentionnées dans la décision de l’agent :

  • a) L’adresse d’Etobicoke où le couple prétendait avoir vécu ensemble depuis mars 2016 figurait sur le permis de conduire de Mme Ruko, mais celui de M. Idrizi (délivré en avril 2017) comportait une adresse à Waterloo (Ontario). Monsieur Idrizi a présenté à l’agent un formulaire de changement d’adresse daté du 26 juillet 2018, suivant lequel l’adresse figurant sur son permis de conduire était remplacée par celle d’Etobicoke. Monsieur Idrizi a expliqué qu’il s’était servi d’une fausse adresse sur son permis de conduire de manière à pouvoir obtenir un meilleur taux d’assurance pour sa voiture. Des documents d’assurance présentés indiquaient qu’il avait fourni l’adresse de Waterloo pour assurer sa voiture. Cependant, les mêmes documents montraient que M. Idrizi payait pour l’assurance habitation de la résidence située à cette adresse depuis au moins août 2017. (D’un autre côté, l’adresse de l’appartement d’Etobicoke figurait sur de nombreux documents comme étant celle de son domicile).

  • b) Monsieur Idrizi a déclaré qu’il rentrait habituellement du travail vers 19 h ou 19 h 30. Madame Ruko a déclaré qu’il rentrait habituellement à la maison entre 17 h et 18 h.

  • c) Monsieur Idrizi a déclaré qu’il était rentré à la maison vers 18 h le soir précédent. Madame Ruko a déclaré qu’il était revenu à 19 h 30.

  • d) Monsieur Idrizi a déclaré que Mme Ruko n’avait des contacts qu’avec sa mère. Cette dernière a déclaré qu’elle était en contact avec ses deux parents par Skype.

  • e) Monsieur Idrizi a déclaré que les parents de Mme Ruko n’étaient pas venus au Canada. Cette dernière a déclaré le contraire.

  • f) Monsieur Idrizi a déclaré qu’il n’avait jamais rencontré les parents de Mme Ruko. Cette dernière a déclaré que sa mère avait séjourné au Canada de février à la fin juillet 2017 (pour la naissance du bébé) et que ses deux parents étaient venus au Canada de décembre 2017 à juin 2018. M. Idrizi les avait rencontrés à l’occasion de ce séjour.

  • g) Monsieur Idrizi a déclaré qu’il n’avait des contacts qu’avec sa mère, et pas avec son père. Madame Ruko a déclaré qu’il communiquait avec sa famille par Skype et Facebook, et que son père l’appelait de temps en temps (ce qu’a reconnu par la suite M. Idrizi, avant d’ajouter toutefois que lui et son père ne s’entendaient pas).

  • h) Monsieur Idrizi a déclaré que lui et Mme Ruko avaient vu l’oncle Hasbee de cette dernière lorsqu’il était venu leur rendre visite à la maison, le mercredi précédent. Madame Ruko a déclaré qu’ils l’avaient vu pour la dernière fois chez eux le samedi précédent. Lorsque cette disparité a été signalée à M. Idrizi, il s’est rangé à l’avis de Mme Ruko.

[18]  L’agent a noté que M. Idrizi et Mme Ruko avaient [TRADUCTION] « fourni différents documents et renseignements propres à confirmer leur cohabitation et leur relation, notamment le certificat de naissance d’une enfant à l’égard de laquelle ils [étaient] tous deux désignés comme les parents ». (Bien que cela ne soit pas mentionné dans la décision, il n’est pas contesté que l’enfant était présente à l’entrevue avec ses parents). L’agent a toutefois estimé que ces renseignements ne l’emportaient pas sur les informations présentées à l’entrevue et ajouté : [TRADUCTION] « L’existence d’un enfant ne garantit pas une décision favorable, attendu qu’il est essentiel que le DP [le demandeur principal, M. Idrizi] et la répondante [Mme Ruko] remplissent les exigences de la catégorie ».

[19]  L’agent a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

Après avoir examiné l’ensemble de la preuve fournie, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le DP et la répondante sont unis par une relation conjugale authentique qui ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi. Cette conclusion repose sur une évaluation globale de la preuve documentaire et des renseignements fournis par le DP et la répondante durant leurs entrevues.

[20]  N’étant pas considéré comme un époux aux termes du paragraphe 4(1) du RIPR, M. Idrizi a donc été exclu de la catégorie des époux ou des conjoints de fait au Canada au sens de l’alinéa 124a) du RIPR. La demande de résidence permanente a, par conséquent, été refusée.

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[21]  Il est bien établi que les décisions rendues à l’égard de demandes de résidence permanente présentées au titre de la catégorie des époux ou des conjoints de fait vivant au Canada sont soumises à la norme de la raisonnabilité. La question de savoir si un mariage visait principalement des fins d’immigration ou s’il est authentique est hautement factuelle, et les tribunaux de révision doivent faire preuve de déférence à l’endroit des décideurs. Cela est particulièrement vrai lorsque ces derniers ont eu la possibilité de questionner les époux en personne : voir Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1141, au par. 9; Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1283, au par. 7; Pabla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1141, aux par. 11 à 13; Wong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1017, au par. 13; et Basanti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1068, au par. 13.

[22]  La norme en question « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision, ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, au par. 18). Le tribunal de révision examine « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » et détermine « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47 [Dunsmuir]). Ces critères sont remplis si « [les motifs] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 16). Le tribunal de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas remplis. Il ne lui appartient pas de procéder à une nouvelle pondération de la preuve ni de substituer son opinion à celle du décideur initial (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 59 et 61).

[23]  Dans les observations écrites qu’il a fournies à l’appui de la demande de contrôle judiciaire, M. Idrizi fait aussi valoir que l’agent a enfreint les exigences de l’équité procédurale, car il n’a pas signalé, que ce soit à lui-même ou à Mme Ruko, les disparités à l’origine de la décision. Un examen du dossier atteste toutefois que les préoccupations leur ont été communiquées dans les règles. La question de l’équité procédurale n’a pas été approfondie à l’audition de la présente affaire et, compte tenu de l’issue, il n’est pas nécessaire de l’examiner plus avant.

V.  ANALYSE

[24]  L’agent a conclu que M. Idrizi était exclu de la catégorie des époux ou des conjoints de fait vivant au Canada au titre du paragraphe 4(1) du RIPR. En particulier, il n’était pas convaincu que M. Idrizi et Mme Ruko [TRADUCTION] « [étaient] unis par une relation conjugale authentique qui ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi ». Cette conclusion, d’expliquer l’agent, [TRADUCTION] « reposait sur une évaluation globale de la preuve documentaire et des renseignements fournis par le DP et la répondante durant leurs entrevues ».

[25]  Comme cela est expliqué ailleurs (voir, par exemple, Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCF 414, 2014 CF 1077 [Singh]), la version actuelle du paragraphe 4(1) du RIPR est entrée en vigueur le 30 septembre 2010 (DORS/2010‑208, art. 1). La disposition qu’elle est venue remplacer prévoyait :

4. Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait, le partenaire conjugal ou l’enfant adoptif d’une personne si le mariage, la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux ou l’adoption n’est pas authentique et vise principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la Loi.

4. For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner, a conjugal partner or an adopted child of a person if the marriage, common-law partnership, conjugal partnership or adoption is not genuine and was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act.

[26]  Aux fins de la présente affaire, la modification importante de la disposition tenait au remplacement d’un critère conjonctif aux fins de l’exclusion par un critère disjonctif. Pour être exclu de la catégorie des époux au titre de cette disposition, le décideur devait auparavant déterminer à la fois que le mariage n’était pas authentique et qu’il visait principalement une fin d’immigration. Les deux éléments sont étroitement liés; il n’est donc pas surprenant qu’ait émergé, au titre de l’ancienne disposition, une présomption réfutable suivant laquelle un mariage non authentique visait principalement une fin d’immigration (voir l’analyse dans Keo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1456, au par. 11). Inversement, toutefois, toujours suivant l’ancienne version du paragraphe 4(1), le mariage qui visait principalement une fin d’immigration, mais qui s’était transformé par la suite en relation authentique n’entraînait pas d’exclusion (voir Khera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 632, au par. 6). En rendant le critère disjonctif, la disposition modifiée vise à simplifier la décision d’exclure un époux : voir le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation concernant DORS/2010‑208 (30 septembre 2010), Gazette du Canada, partie II, vol. 144, no 21, pp. 1942 à 1946 [Étude d’impact de la réglementation].

[27]  Comme l’un ou l’autre des éléments du paragraphe 4(1) du RIPR suffit à présent à exclure un conjoint de la catégorie des époux, il peut être plus difficile pour ce dernier d’établir qu’il n’est pas exclu, car il devra démontrer à la fois que le mariage ne visait pas principalement une fin d’immigration et que la relation est authentique (Ferraro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 22, au par. 12 [Ferraro]).

[28]  Le critère du but principal et celui de l’authenticité, qui se retrouvent dans les deux versions, ancienne et actuelle, du paragraphe 4(1) du RIPR, se rapportent à des périodes différentes. Le critère relatif à l’objet principal renvoie au passé (c.‑à‑d., au moment du mariage); celui sur l’authenticité s’intéresse au présent (c.‑à‑d., la date de la décision) (Singh, au par. 20; Ferraro, au par. 13; Étude d’impact de la réglementation, à la p. 1944).

[29]  Il convient de noter que, lorsque le paragraphe 4(1) du RIPR a été modifié, il était attendu que dans la plupart des cas, les agents se concentreraient sur le critère du but principal (Étude d’impact de la réglementation, à la p. 1944). Cependant, « [t]out élément de preuve montrant que la relation n’est pas authentique est [...] aussi digne d’être pris en considération pour déterminer si la relation visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi » (ibid.). Ainsi, bien que la disposition modifiée établisse une distinction entre le critère du but principal et celui de l’authenticité, en considérant que chacun suffit, en soi, à fonder une conclusion d’exclusion de la catégorie des époux, ils peuvent malgré tout, dans certains cas, demeurer étroitement liés. La preuve établissant qu’un mariage n’est pas authentique peut étayer l’inférence suivant laquelle il visait principalement une fin d’immigration. L’inverse est aussi vrai.

[30]  Comme le souligne l’Étude d’impact de la réglementation, ces déterminations peuvent s’avérer extrêmement difficiles. Les agents doivent « procéder avec soin et prudence en ayant constamment en mémoire la nécessité de faciliter la réunification des familles tout en préservant, parallèlement, l’intégrité du processus d’immigration » (à la p. 1944). Un objet irrégulier sera rarement étayé par une preuve directe. Au lieu de cela, les agents doivent normalement « déduire cette intention du comportement des parties et des circonstances particulières qui se rapportent au cas » (ibid.). Par conséquent, même s’il ne suffit plus que les époux se contentent d’établir que leur mariage est authentique (attendu que le décideur peut exclure le mariage uniquement parce qu’il visait principalement une fin d’immigration), la preuve ayant trait à l’authenticité du mariage peut demeurer pertinente pour ce qui est de savoir si une conclusion défavorable doit être tirée quant aux intentions des parties au moment du mariage (Lawrence c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 369, aux par. 14 et 15; Trieu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 925, aux par. 37 et 38). Le défaut de prendre en considération de tels éléments de preuve peut constituer une erreur susceptible de contrôle.

[31]  En l’espèce, l’agent a déclaré par écrit que [TRADUCTION] « [l’]article 4 prévoit qu’un étranger ne sera pas considéré comme un époux si le mariage n’est pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi ». On pourrait avancer qu’il s’agit là d’une erreur, puisque cette formulation reprend l’ancienne version du paragraphe 4(1) du RIPR, et non la version actuelle. Cependant, cela n’est d’aucun secours à M. Idrizi, puisqu’une erreur de cet ordre tournerait à son avantage et, de toute façon, l’agent cite ailleurs la bonne version du paragraphe 4(1) du RIPR.

[32]  La difficulté réelle que pose la décision vient de ce que, une fois qu’il a eu décidé de se concentrer sur la preuve liée à la question de savoir si M. Idrizi et Mme Ruko vivaient ensemble, l’agent n’a pas tiré les conclusions de fait qui étaient indispensables pour pouvoir lier ladite preuve aux deux questions en litige. Monsieur Idrizi et Mme Ruko devaient démontrer qu’ils ne s’étaient pas mariés à des fins d’immigration, et que leur mariage était authentique. Suivant la logique et le sens commun, la preuve ayant trait à la cohabitation est pertinente au regard de ces questions. L’agent a conclu que le statut d’époux ne devait être reconnu au titre d’aucun des deux motifs prévus au paragraphe 4(1) du RIPR : selon lui, le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi et il n’était pas authentique. Cependant, l’agent n’a pas tiré les conclusions de fait nécessaires pour étayer ces conclusions. Sa décision manque donc de justification, de transparence et d’intelligibilité.

[33]  Il est incontestable que les conditions de vie actuelles ou récentes de M. Idrizi et de Mme Ruko peuvent indirectement révéler des choses quant à leurs intentions au moment de leur mariage en juin 2016. Le problème vient de ce que l’agent n’a pas tiré de conclusion explicite portant qu’ils ne vivaient pas (ou n’avaient pas vécu) ensemble, pas plus qu’il n’a établi de lien entre une telle conclusion et leurs intentions au moment du mariage. À l’entrevue, l’agent n’a pas du tout questionné M. Idrizi ou Mme Ruko à ce sujet. Dans la décision, l’agent n’explique pas le moindrement en quoi la preuve relative à leur cohabitation confirme que le mariage visait principalement une fin d’immigration. Au demeurant, aucun autre élément de preuve n’est cité à l’appui de cette conclusion. Même si des éléments de preuve se rapportaient sans doute plus directement aux intentions de M. Idrizi et de Mme Ruko lorsqu’ils ont décidé de se marier (à savoir leurs antécédents respectifs au sein du processus d’immigration et de demande d’asile), la décision est muette à ce sujet.

[34]  La preuve concernant les conditions de vie de M. Idrizi et de Mme Ruko était également pertinente au regard de l’authenticité de leur mariage aujourd’hui. Des éléments de preuve laissaient penser qu’ils ne vivaient pas ensemble, ce qui pourrait confirmer que leur mariage n’est pas authentique. D’autres éléments donnaient également à penser qu’ils vivaient ensemble, ce qui pourrait appuyer la conclusion inverse. Il y avait même des éléments de preuve suggérant qu’ils pourraient avoir vécu ensemble à certaines périodes, mais pas à d’autres. L’agent devait pondérer l’ensemble de ces éléments de preuve et tirer les conclusions de fait nécessaires. Il ne revient pas au tribunal de révision de se perdre en conjectures quant à cet exercice de pondération. Cependant, comme je l’ai déjà noté, l’agent n’a jamais explicitement conclu que M. Idrizi et Mme Ruko ne vivaient pas ensemble. Il a plutôt estimé que les contradictions dans la preuve sur ce point suffisaient à conclure que la relation n’était pas authentique. En l’absence d’une conclusion de fait intéressant la question clé de savoir si M. Idrizi et Mme Ruko vivaient ensemble, le fondement de la conclusion ultime tirée par l’agent est, au mieux, incertain.

[35]  Monsieur Idrizi affirme que l’agent a commis l’erreur de s’appuyer sur des incohérences liées à des détails ou à des questions périphériques propres à entraîner des erreurs de bonne foi. Bien que cet argument puisse se défendre à certains égards (p. ex., l’heure à laquelle M. Idrizi était rentré du travail le soir précédent), il est très douteux quant à d’autres (p. ex., la question de savoir s’il avait rencontré les parents de Mme Ruko).

[36]  À mon avis, la lacune la plus révélatrice de la décision, parmi celles relevées par M. Idrizi, tient au défaut de l’agent d’avoir examiné sérieusement un élément de preuve qui était susceptible de peser lourdement en faveur de l’authenticité du mariage — à savoir que M. Idrizi et Mme Ruko avaient eu un enfant ensemble. L’agent n’a posé que quelques questions sans grande importance à propos de l’enfant et de la question de savoir si M. Idrizi et Mme Ruko voulaient en avoir un autre (questions auxquelles ils ont fourni des réponses concordantes). La déclaration faite par l’agent en conclusion, selon laquelle [TRADUCTION] « l’existence d’un enfant ne garantit pas une décision favorable », bien qu’elle soit correcte, laisse à désirer. À quelque titre que ce soit, le fait que M. Idrizi et Mme Ruko aient eu un enfant ensemble est une considération importante au moment d’évaluer l’authenticité de leur mariage, mais elle a pourtant été écartée de manière totalement hâtive. Il pourrait très bien y avoir de bonnes raisons de conclure que ce fait ne militait pas en faveur de M. Idrizi. Mais il incombait cependant à l’agent d’énoncer ces raisons de manière compréhensible. Il ne l’a pas fait.

[37]  Le fait que M. Idrizi et Mme Ruko aient eu un enfant ensemble pouvait également étayer l’inférence que leur mariage ne visait pas principalement une fin d’immigration. Or, l’agent n’aborde pas le moindrement cette question avant que de tirer une conclusion défavorable quant à la raison pour laquelle M. Idrizi et Mme Ruko se sont mariés.

[38]  Lus dans leur intégralité et en fonction du contexte du dossier, les motifs ne remplissent pas le critère énoncé dans l’arrêt Dunsmuir. Ils ne permettent tout simplement pas au tribunal de révision de comprendre pourquoi la preuve a engendré la conclusion, pas plus qu’ils ne permettent à la cour de déterminer si cette conclusion appartient aux issues possibles acceptables. Il n’appartient pas au tribunal de révision « de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées » (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au par. 11, cité avec approbation dans Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au par. 28). Par conséquent, la décision doit être infirmée et l’affaire, réexaminée.

VI.  CONCLUSION

[39]  Pour ces motifs, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire. La décision de l’agent d’IRCC datée du 27 août 2018 est infirmée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il la réexamine.

[40]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins d’une certification au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4470‑18

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

  2. La décision de l’agent d’IRCC datée du 27 août 2018 est infirmée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il la réexamine.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour d’octobre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4470‑18

 

INTITULÉ :

MARSEL IDRIZI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MAI 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Robert Gertler

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Laoura Christodoulides

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gertler Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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