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Date : 20190917


Dossier : IMM-775-19

Référence : 2019 CF 1182

Montréal (Québec), le 17 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

HARVEY YAMPIER CASILIMAS MURCIA

MARIA ELENA CASTANEDA ROBLES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 9 janvier 2019, laquelle décision conclut que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Les demandeurs sont un couple de nationalité colombienne qui résidait dans la ville de Bogota. Ils allèguent qu’ils risquent d’être persécutés en Colombie et qu’ils sont également des personnes à protéger en raison de leur implication dans une organisation non gouvernementale [ONG].

[3]  Le motif de Convention invoqué par les demandeurs devant la Section de la protection des réfugiés [SPR] était leur appartenance à un groupe social : « travailleurs sociaux visant à défendre les droits humains, membres d’un [sic] ONG qui travaille avec les personnes déplacées pour les aider à récupérer leurs terres » (dossier certifié du tribunal [DCT] à la page 371).

[4]  La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il y avait une possibilité raisonnable qu’ils soient persécutés pour un des motifs de la Convention ou que, selon la prépondérance des probabilités, ils étaient personnellement exposés au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’ils devaient retourner en Colombie. Essentiellement, la SPR a conclu que les demandeurs sont des « supporteurs logistiques » qui vivent à Bogota « loin des régions à risque » et qu’ils n’ont pas le profil d’individus qui seraient à risque du fait de leur soutien à cette cause.

[5]  Devant la SAR, les demandeurs ont essayé de déposer de nouveaux éléments de preuve selon lesquels le demandeur était un acteur important au sein de l’ONG et ils ont demandé la tenue d’une nouvelle audience. Les demandeurs ont également soutenu que des erreurs d’interprétation commises par leur traducteur lors de la première audience ont induit la SPR en erreur et les ont privés de leur droit à l’équité procédurale.

[6]  La SAR n’a pas retenu les nouveaux éléments de preuve ni les arguments concernant la traduction à l’audience devant la SPR et elle a confirmé la décision de la SPR. La tenue d’une nouvelle audience a été refusée. Pour le reste, la SAR a confirmé la décision de la SPR concluant que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

[7]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.  Contexte

[8]  Le demandeur, Harvey Yampier Casilimas Murcia, et la demanderesse, sa conjointe de fait, Maria Elena Castaneda Robles, se basent sur le récit déposé avec le Formulaire de demande d’asile [FDA] du demandeur. Entre autres allégations, le demandeur expose son implication auprès de Tierra Nuestra [TN], une ONG qui a pour mission d’aider des paysans dans leur lutte pour la restitution de leurs terres. Selon le FDA, les demandeurs ont créé TN en 2007 et y ont été impliqués jusqu’en 2016. De 2007 à 2012, TN a aidé environ 35 familles dont les membres sont des proches du demandeur à revendiquer leurs terres.

[9]  En 2012, toutes les familles assistées avaient réussi à récupérer leurs terres sans incident. Le travail de l’ONG avec ces 35 familles était donc terminé, et, selon le demandeur, jusqu’à ce point, il n’avait pas été exposé à des menaces ou à des risques pour sa vie.

[10]  Selon son FDA et son témoignage, le demandeur a réduit son rôle auprès de TN en 2013 parce qu’il avait commencé un emploi de comptable au sein d’une entreprise de construction.

[11]  En 2014, le demandeur a repris ses activités et les demandeurs ont assisté à des formations qui avaient pour objectif d’orienter et de former les chefs et les représentants des populations affectées par le conflit armé colombien, spécifiquement en ce qui concerne la restitution des terres. Entre 2014 et 2016, le demandeur a participé à plusieurs forums, réunions et formations sur la restitution des terres en Colombie, mais il a continué à travailler comme comptable à Bogota.

[12]  Le 1er septembre 2016, les défendeurs ont été invités à participer à un tel forum à San José del Guaviare. Durant l’événement, la police a arrêté certaines personnes soupçonnées de compromettre la sécurité de l’événement. Il a fallu abandonner le local pour des raisons de sécurité. Avant de retourner à Bogota, les demandeurs ont pris le temps de discuter avec des personnes victimes des déplacements et de la violence dans cette région du pays.

[13]  Le demandeur allègue que, le 30 septembre 2016, il a reçu un appel d’un homme disant s’appeler William Farro. M. Farro a déclaré être un leader dans le département du Nord de Santander. Le demandeur a trouvé cet appel suspect et n’a pas compris ce que M. Farro voulait. Quelques heures plus tard, M. Farro l’a rappelé et lui a demandé de l’information sur des personnes avec qui le demandeur avait tenu une réunion et qu’il avait aidées à Bogota. Le demandeur a prétendu ne pas comprendre ce que voulait M. Farro. Ultimement, M. Farro a menacé le demandeur, lui disant qu’il connaissait le nom des membres de sa famille.

[14]  Le 27 octobre 2016, soit presqu’un mois plus tard, les demandeurs ont fait l’objet d’une attaque de nuit alors qu’ils utilisaient le transport en commun près de leur résidence. Le demandeur portait un sac à dos contenant son ordinateur. Vers 23h, deux individus ont pris les demandeurs par le bras, ont ordonné au demandeur de leur remettre son ordinateur et ont tenté de lui voler son portefeuille dans sa poche. Un des hommes a frappé le demandeur au visage, l’a jeté par terre, lui a pointé une arme à feu au visage et lui a donné des coups de pieds dans le dos. Après que le demandeur leur a donné son sac à dos contenant son ordinateur portable, les hommes se sont enfuis. Le lendemain, le demandeur a déposé une plainte criminelle en ce qui concerne l’incident.

[15]  Le demandeur a informé de l’incident des leaders faisant partie de son réseau. Ils lui ont dit que « c’était un ordre des grands propriétaires des terrains qui faisaient l’objet des réclamations » et que c’était « leur façon de persuader les gens pour qu’ils arrêtent d’aider ».

[16]  Craignant une autre attaque, et après avoir consulté le frère du demandeur qui est sous-officier à la Police nationale de la Colombie, les demandeurs ont quitté la Colombie pour New York le 5 novembre 2016. Ils sont entrés illégalement au Canada deux jours plus tard, soit le 7 novembre 2016. Le FDA a été déposé le 21 novembre 2016.

II.  Décision de la SPR

[17]  La SPR a tenu des audiences les 6 et 9 janvier 2017. Le demandeur a témoigné les deux jours, tandis que la demanderesse a témoigné le deuxième jour. Les demandeurs ont eu des services de traduction par téléconférence (ce n’était pas le même traducteur les deux jours).

[18]  Avec la permission de la SPR, les demandeurs ont déposé le 16 janvier 2017 des observations écrites portant sur les risques visés aux articles 96 et 97 de la LIPR auxquels ils étaient exposés, surtout sur l’évaluation des faits et de la crédibilité, ainsi que sur l’insuffisance de la protection offerte par l’État colombien. À ce stade, les demandeurs n’avaient pas encore déposé d’observations sur les lacunes de la traduction.

[19]  Dans une décision datée du 6 février 2017, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il y avait possibilité raisonnable qu’ils soient persécutés pour un des motifs de la Convention ou que, selon la prépondérance des probabilités, ils étaient personnellement exposés au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’ils devaient retourner dans leur pays.

[20]  Après avoir résumé les allégations, la SPR a procédé à l’analyse du dossier.

[21]  La SPR a confirmé que le demandeur avait témoigné de façon crédible au sujet des éléments de preuve. Elle a accepté le fait que les demandeurs, avec des amis, avaient mis sur pied TN en 2007. La SPR a accepté le fait que le demandeur avait participé à des formations et à des réunions concernant la récupération des terres, qu’il possédait une base de données et qu’il avait donné des conseils informatiques aux leaders régionaux. Cependant, la SPR n’a pas été convaincue que ces activités mettaient les demandeurs en danger en Colombie.

[22]  Au sujet des appels téléphoniques du 30 septembre 2016, la SPR a retenu que le demandeur avait reçu l’appel de M. Farro, mais a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que sa vie serait en danger en Colombie; M. Farro n’a pas fait de demandes ni annoncé ses intentions, et le demandeur n’a pas été contacté par M. Farro après avoir changé de numéro de téléphone.

[23]  La SPR a aussi accepté le fait que le demandeur avait été victime de vol le 27 octobre 2016. Cependant, la SPR n’a pas reconnu que le vol avait un lien avec les activités du demandeur auprès de TN. Notamment, les voleurs ne se sont pas identifiés lors du vol et n’ont fait aucune mention de l’implication des demandeurs dans la restitution des terres. La SPR a conclu que les vols sont fréquents à Bogota et que les demandeurs se trouvaient dans un endroit sombre et solitaire vers 23 h. Même si les voleurs voulaient l’ordinateur du demandeur, cela n’établit pas qu’ils avaient un lien avec l’appel téléphonique de M. Farro, ni que le but du vol était l’ordinateur et son contenu.

[24]  Au sujet du motif de la Convention invoqué par les demandeurs, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas « des leaders dans la lutte pour récupérer des terres », mais des personnes qui s’intéressaient au sujet et qui prêtaient plutôt une « aide logistique » aux leaders régionaux.

[25]  De plus, la SPR a conclu que le demandeur avait « grandement exagéré son importance dans la lutte que mènent les leaders régionaux », pour plusieurs raisons, dont les suivantes :

  • le temps que le demandeur a passé à Cordoba ne lui aurait pas permis de faire le travail de terrain qu’il allègue avoir accompli pour 50 familles de cette région;

  • le demandeur a dit que des policiers et des militaires étaient présents lors de la réunion à San José del Guaviare le 1er septembre 2016, mais n’auraient pas été en mesure de protéger les demandeurs lorsque la réunion a pris fin. Après avoir questionné les demandeurs davantage, la SPR a conclu que les policiers et les militaires avaient protégé les participants de façon active, contrairement à ce que les demandeurs avaient voulu faire croire au tribunal;

  • le demandeur a pris des notes concernant des personnes déplacées qu’il a rencontrées dans la rue à la suite de la réunion du 1er septembre 2016. Cependant, il a admis qu’il ne « faisait rien » avec les notes;

  • les personnes qui sont à risque dans la lutte pour la restitution des terres sont des bénéficiaires, des leaders régionaux, des leaders paysans ou des leaders autochtones, ou encore des juges, des avocats, des journalistes ou des porte-paroles, et non pas des « supporteurs logistiques » qui habitent à Bogota, loin des régions.

[26]  Finalement, la SPR a tiré des inférences négatives concernant la question de la crainte subjective des demandeurs du fait qu’ils n’ont pas déposé de demande d’asile aux États-Unis.

III.  Décision de la SAR

[27]  Après avoir procédé à sa propre analyse du dossier et avoir déterminé qu’il ne s’agissait pas d’une situation où la SPR jouissait d’un avantage certain dans l’évaluation de la crédibilité, la SAR a appliqué la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica]; Rozas del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145).

[28]  En appel devant la SAR, les demandeurs ont déposé plusieurs documents à titre de nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR et ont demandé la tenue d’une nouvelle audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. La SAR a refusé d’admettre ces nouveaux éléments de preuve et, en conséquence, n’a pas tenu d’audience. Sur le fond, la SAR a confirmé que les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger.

[29]  D’abord, la SAR a refusé d’admettre les deux mêmes déclarations que la SPR avait refusé d’admettre, concluant qu’elles n’étaient pas pertinentes et que la SPR avait le pouvoir de les rejeter pour ce motif en vertu de l’alinéa 35a) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (DCT aux pages 59-70).

[30]  La SAR a ensuite refusé d’admettre les trois déclarations et deux lettres datées du 20 février 2017, du 21 février 2017, du 27 février 2017 et du 6 mars 2017 (DCT aux pages 75-92). Dans chaque cas, la SAR en est arrivée à la même conclusion. Bien que les documents aient des dates postérieures à la décision de la SPR rejetant les demandes, ils ne satisfont pas aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR concernant l’admissibilité des éléments de preuve en appel.

[31]  Finalement, la SAR a refusé d’admettre un tableau tiré d’une base de données concernant les victimes à Cordoba (DCT aux pages 93-98). La SAR a reconnu que les demandeurs avaient reçu ce document le 27 février 2017, soit après la décision de la SPR. Elle a de plus retenu l’explication des demandeurs selon laquelle ils avaient perdu ces données à cause du vol de l’ordinateur, et que c’est seulement avec l’aide de leurs amis en Colombie qu’ils ont pu reconstituer les données en utilisant de l’information contenue dans leurs courriels. La SAR conclut néanmoins que le tableau ne présente aucun élément de preuve qui serait survenu après le rejet des demandes d’asile par la SPR et que les demandeurs n’ont pas démontré pourquoi ils n’avaient pas communiqué avec leurs amis pour reconstituer le tableau avant que la SPR n’ait rejeté leurs demandes.

[32]  Concernant les problèmes de traduction, la SAR a d’abord conclu que les erreurs de traduction « portent sur des aspects marginaux des demandes d’asile et n’ont pas compromis la compréhension du sens général des témoignages des [demandeurs] ». La SAR a noté que l’avocate des demandeurs était intervenue à une occasion pendant l’audience après avoir constaté une erreur de traduction commise par l’interprète. Selon la SAR, l’avocate n’a jamais indiqué que l’interprétation comportait des lacunes qui pouvaient porter préjudice aux demandeurs.

[33]  Au sujet du profil des demandeurs, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas fait preuve de « zèle excessif » en minimisant leur rôle de leaders tel que le prétendent les demandeurs. La SAR confirme les conclusions de la SPR selon lesquelles les demandeurs ne correspondent pas au profil des personnes qui, en Colombie, sont ciblées pour leur travail auprès de personnes vulnérables dans la lutte pour la restitution des terres. Au sujet de l’incident du vol du 27 octobre, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs ont plutôt été les victimes d’un « acte criminel aléatoire ». La SAR a aussi confirmé l’inférence négative de la SPR selon laquelle la crainte subjective des demandeurs est décrédibilisée parce qu’ils n’ont pas déposé de demande d’asile aux États-Unis avant d’arriver au Canada le 7 novembre 2016.

[34]  Finalement, la SAR a fait observer que les demandeurs n’ont produit aucune preuve permettant d’établir que les voleurs voudraient toujours s’en prendre à eux.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[35]  La présente affaire soulève trois questions :

  • Est-ce que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs?

  • Est-ce que la SAR a commis une erreur en concluant que la traduction de l’audience devant la SPR n’avait pas violé le droit à l’équité procédurale des demandeurs?

  • Est-ce que la SAR a autrement commis une erreur susceptible de contrôle en analysant le fond des demandes?

[36]  Les parties sont d’accord sur la question de la norme de contrôle applicable à l’examen des conclusions de la SAR concernant les conclusions sur la crédibilité, soit la norme de la décision raisonnable. La Cour n’interviendra que si la décision faisant l’objet du contrôle n’est pas justifiée, transparente ou intelligible et ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits de l’espèce et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]; (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339 au para 59 [Khosa]). Ces critères sont respectés lorsque la cour de révision peut comprendre le fondement de la décision du tribunal et déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16 [Newfoundland]).

[37]  La décision de refuser d’admettre de nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1182 au para 5; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 aux paras 22-30 [Singh]).

[38]  L’analyse des allégations sur les erreurs de traduction soulève des questions d’équité procédurale et sera examinée selon la norme de la décision correcte (Khosa, au para 43).

[39]  Les conclusions de la SAR sur la question de savoir si les demandeurs sont des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger sont également susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable parce que cela implique des questions mixtes de fait et de droit (Olusola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 46 au para 6).

V.  Analyse

Refus d’admettre les nouveaux éléments de preuve et de tenir une nouvelle audience

[40]  Dans leur mémoire, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis des erreurs susceptibles de contrôle en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve. À leur avis, ces documents « favorisaient la crédibilité de la partie demanderesse dans le cadre de l’appel ». Pourtant, durant l’audience, l’avocat des demandeurs s’est limité à contester la décision de la SAR sur un seul de ces documents, soit le tableau tiré d’une base de données, qui prétendument démontre l’implication des demandeurs dans la cause.

[41]  À mon avis, la SAR n’a commis aucune erreur susceptible de révision en refusant d’admettre ces éléments de preuve.

[42]  D’emblée, il est utile d’abord de reproduire le paragraphe 110(4) de la LIPR :

110(4). Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles où, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présenté, dans les circonstances, au moment du rejet.

110(4). On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

 

[43]  Il est établi que cette disposition impose un seuil d’admissibilité élevé et devrait donc être interprétée de façon restrictive (Ogundipe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 771 au para 25). Dans Singh, la Cour d’appel fédérale explique que cette disposition doit être interprétée à la lumière de l’intention du législateur de limiter l’introduction de nouveaux éléments de preuve (aux paras 32 et 51). Dans ce même arrêt, la Cour d’appel précise que la SAR n’a pas le pouvoir d’ordonner la tenue d’une audience à moins que les documents ne répondent aux critères d’admissibilité du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[44]  Compte tenu de ces principes, la SAR a eu raison de confirmer le rejet par la SPR des deux déclarations (une rédigée par un ami d’école secondaire du demandeur et l’autre, par la mère du demandeur) au motif qu’elles n’étaient pas pertinentes. Je suis d’accord que ces documents n’ont aucun lien avec les profils des demandeurs ou avec les incidents de septembre et d’octobre 2016 et parlent essentiellement de la personnalité générale du demandeur. De plus, ces documents n’apportent aucun élément de preuve survenu après le rejet des demandes d’asile par la SPR.

[45]  Concernant les trois autres déclarations ainsi que les deux lettres, il est raisonnable de conclure que ces éléments de preuve ne sont pas survenus depuis le rejet des demandes ou qu’ils étaient normalement accessibles. Bien que ces documents portent tous une date postérieure au rejet des demandes d’asile, les faits qu’ils attestent sont essentiellement l’implication passée des demandeurs au sein de TN ou des impressions sur le vol du 27 octobre 2016.

[46]  Concernant le tableau de données, soit le seul document qui demeure contesté devant moi, la SAR s’est exprimée clairement aux paragraphes 21 à 23 de sa décision. La SAR ne semble pas douter que ce tableau ait été reçu par les demandeurs après l’audience devant la SPR, mais note que trois mois se sont écoulés entre le vol de leur ordinateur et le rejet de leur demande d’asile par la SPR. La SAR note aussi que les demandeurs n’ont toutefois pas démontré pourquoi ils n’ont pas communiqué avec leurs amis afin de reconstituer cette base de données avant le rejet de leur demande d’asile.

[47]  La SAR a conclu que les défendeurs n’ont présenté aucun élément de preuve qui, selon les informations qu’il contient, serait survenu après le rejet des demandes d’asile par la SPR ou qui n’était pas normalement accessible avant le rejet des demandes par la SPR.

[48]  Étant donné que les demandeurs n’ont toutefois pas démontré pourquoi ce tableau, dans les circonstances, n’avait pas normalement été reconstitué à temps pour qu’il soit présenté devant la SPR, ce tableau ne satisfait ni au deuxième critère ni au troisième critère du paragraphe 110(4) de la LIPR.

[49]  Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans Singh :

[35] Ces conditions m’apparaissent incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR. D’une part, le texte même du paragraphe 110(4) précise que la personne en cause « ne peut présenter » (« may present only ») que des éléments de preuve qui entrent dans l’une ou l’autre de ces trois catégories, excluant du même coup tout autre élément de preuve.

[…]

[54] […] Le rôle de la SAR ne consiste pas à fournir la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit.

[50]  En conséquence, la SAR n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de les admettre. Comme nous le rappelle le juge Bell dans l’affaire Ilias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 661, le demandeur ne peut tenter de compléter une preuve déficiente ni présenter de nouveaux éléments de preuve « chaque fois qu’il ou elle est surpris par la décision de la SPR » (au para 34).

Mauvaise compréhension des éléments de preuve

[51]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a mal compris leur témoignage concernant certains éléments de preuve importants. Premièrement, dans son résumé des allégations, la SPR a affirmé que le demandeur avait abandonné l’ONG en 2013 à cause de son nouvel emploi, avait assisté à des formations en 2014 et avait repris des activités au sein l’ONG en 2015. L’avocat des demandeurs insiste sur le fait que les demandeurs n’ont jamais abandonné l’ONG en 2013, mais plutôt ont simplement réduit leurs efforts à cet égard.

[52]  Dans son FDA, le demandeur explique qu’en 2013 : « Malheureusement, au travers de cette année, je n’ai pas pu collaborer avec aucune famille avec la récupération des droits sur leurs terres. Mon travail me consommait et j’ai même abandonné un peu les actions propres de l’ONG. » Dans son témoignage devant la SPR, il a affirmé avoir « laissé un peu de côté » son travail social en 2013 à cause de son implication auprès de l’entreprise de construction.

[53]  Les événements sur lesquels les demandeurs fondent leurs demandes d’asile sont arrivés en 2016. Que le demandeur ait abandonné l’ONG en 2013 ou qu’il ait simplement abandonné un peu ou laissé un peu de côté son travail social n’est pas pour moi une distinction importante relativement à l’ensemble des questions en l’espèce.

Erreurs de traduction

[54]  Les demandeurs soutiennent que les erreurs de traduction qui sont survenues pendant la première audience devant la SPR ont violé leur droit à l’équité procédurale. Dans le mémoire des demandeurs, leur avocat donne quelques exemples de ces erreurs de traduction, en fournissant sa propre traduction française correcte, comme il l’a fait devant la SAR. À cet égard, les demandeurs allèguent que la conclusion tirée par la SPR selon laquelle le demandeur a exagéré son implication auprès de TN est le résultat de la mauvaise traduction.

[55]  Il faut d’abord préciser que le droit des demandeurs à une traduction fidèle pendant l’audience devant la SPR est protégé par l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.

[56]  Selon la Cour d’appel fédérale, il faut se demander si les services d’interprétation fournis ont donné lieu à un défaut de « compréhension linguistique », et non se demander si les demandeurs ont établi qu’ils ont subi un réel préjudice (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 aux paras 4-6, 16 [Mohammadian]). En d’autres mots, les demandeurs ont le fardeau de démontrer que les erreurs alléguées ont joué un rôle important dans les conclusions de la SPR (Kidane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 167 au para 23). La perfection n’est pas la norme; il faut que les services d’interprétation aient été continus, fidèles, compétents, impartiaux et concomitants (Mohammadian; Gebremedhin c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 497 au para 13).

[57]  Je noterai qu’en l’espèce, les demandeurs n’ont pas fourni de traduction en parallèle de toute l’audience. Par conséquent, tout comme la SAR, la Cour peut uniquement se baser sur les extraits traduits par l’avocat des demandeurs reproduits dans le mémoire des faits et du droit des demandeurs (ainsi que leur mémoire substantiellement similaire déposé devant la SAR (DCT aux pages 99-133)), afin de déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce (Nebret c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 769 au para 12).

[58]  Pour comprendre cette conclusion, il faut d’abord se pencher sur les trois erreurs de traduction alléguées par les demandeurs devant la SAR ainsi que devant la Cour. Ces erreurs peuvent se résumer de la façon suivante :

  • Le demandeur a expliqué qu’il a aidé 50 familles à revendiquer leur territoire dans trois régions distinctes : 1) Cordoba, 2) Nord de Santander et 3) San José del Guaviare. Cependant, le traducteur a seulement dit : « à Cordoba, au nord de Santander ». La SPR a compris que les demandeurs ont seulement aidé des familles dans une région (Cordoba, au nord de Santander) (mémoire aux paras 38-42) (la première erreur);

  • Le demandeur a dit qu’il avait réussi à « connaître » le témoignage des victimes de violence et du conflit armé. Cependant, le traducteur a plutôt dit que le demandeur a « collecté » le témoignage des victimes (mémoire aux paras 47-48) (la deuxième erreur);

  • Pendant l’appel entre le demandeur et M. Farro, ce dernier lui a demandé de fournir « de l’information par rapport à certains leaders » avec lesquels le demandeur principal s’était réuni à Bogota, dans les mots du traducteur à l’audience. Par contre, selon le demandeur, M. Farro lui a demandé de fournir « l’information de certains leaders », c’est-à-dire leurs coordonnées (mémoire aux paras 65-70) (la troisième erreur).

[59]  Au sujet de la première erreur de traduction alléguée, les observations des demandeurs sur la question peuvent se résumer ainsi :

  • a) l’erreur de traduction a supposément amené le commissaire de la SPR à croire que les demandeurs se sont rendus uniquement à Cordoba afin de faire des recherches de titres pour les 50 familles, malgré le fait que le demandeur ait initialement témoigné qu’il l’avait fait dans trois régions distinctes. Les demandeurs ont mentionné qu’ils avaient aidé environ 50 familles, mais qu’en raison des erreurs d’interprétation, il y a eu confusion quant à la période pendant laquelle ces familles ont été aidées, au nombre d’heures qui leur ont été consacrées et à la façon dont les demandeurs se sont impliqués auprès d’elles.

  • b) lorsqu’on analyse l’interprétation qui a réellement été faite, les demandeurs ont mentionné durant l’audience qu’ils ont voyagé en avion cinq fois. Cela ne veut pas dire qu’ils ne se sont pas déplacés par d’autres moyens, surtout dans un contexte où ils déclarent s’être déplacés très souvent dans différentes régions.

[60]  Après lecture intégrale de la décision de la SPR et écoute de l’enregistrement de l’audience, il n’y a pas de doute que la SPR ainsi que la SAR ont compris que les demandeurs avaient voyagé dans quatre régions distinctes en Colombie. À ce sujet, la SPR a conclu ce qui suit :

[36] […] [La SPR] croit aussi que le demandeur principal s’est déplacé à cinq reprises dans quatre régions différentes pour des réunions depuis 2014. […]

[37] [La demanderesse], qui agissait en tant que secrétaire de l’ONG, aurait acheté cinq billets d’avion durant les trois dernières années pour Cordoba où le demandeur principal a voyagé, deux fois pour 24 heures; Villa Vincensio [sic] dans le département de Meta pour une journée; deux jours au Nord Santander et une journée à San José Gueviera [sic].

[61]  Je suis conscient du fait que la SPR a conclu que le demandeur a exagéré son implication auprès de TN en disant qu’il a aidé 50 familles à Cordoba à revendiquer leurs terres, alors que le nombre de jours passés à Cordoba semblait insuffisant pour permettre au demandeur de faire le « travail de terrain » nécessaire pour les aider.

[62]  À cet égard, pendant l’audience, le commissaire de la SPR a demandé au demandeur de spécifier dans quelles autres régions de la Colombie les demandeurs avaient exercé des activités. Le demandeur a répondu qu’ils avaient exercé des activités à San José del Guaviare, au sud du pays, deux fois : en juin et en septembre 2016 [1:00]. Le demandeur a témoigné qu’il avait assisté à des réunions sur la revendication de terres pendant ces voyages.

[63]  Plus tard pendant l’audience, le commissaire de la SPR a demandé, à part le travail à Cordoba et à San José, « est-ce qu’il y a d’autres régions en Colombie où vous avez… pour qui vous avez fait du travail? » [1:17]. Le demandeur a répondu qu’il était allé au Nord de Santander une fois pour une formation sur la restitution des terres en 2015 et qu’il ne s’est jamais rendu au Nord de Santander avant ou après. Le demandeur a témoigné qu’il n’avait pas directement aidé de citoyens du Nord de Santander, mais qu’il avait obtenu de l’information auprès des leaders pour alimenter sa base de données. Le demandeur a aussi répondu qu’il était aussi allé à une réunion dans la municipalité colombienne de Villavicencio une fois. D’ailleurs, la demanderesse a témoigné qu’elle et le demandeur avaient pris l’avion cinq fois de 2014 à 2016 pour visiter Cordoba, Villavicencio (pour un jour), San José del Guaviare (pour un jour), et le Nord de Santander (pour deux jours).

[64]  Bien que le traducteur ait omis de mentionner au début de l’audience que les demandeurs s’étaient rendus au Nord de Santander et à San José del Guaviare, le tribunal a poussé son questionnement et a ultimement obtenu des éclaircissements sur les régions de Colombie où les demandeurs s’étaient rendus pour TN et sur le but de chaque visite. En fait, à la suite d’un échange quelque peu déroutant, on note ce qui suit :

SPR : Alors, expliquez-moi, comment vous pouvez faire en une journée la recherche de titre, la reconnaissance de terrain pour 50 familles, si vous êtes allé que deux jours à Cordoba en quatre ans.

Demandeur : Là nous nous sommes réunis avec un autre groupe de leaders de la région, qui coopérait avec nous avec cette information et nous alimentions la base de données générale de victimes.

[…]

SPR : Ok, mais vous avez faite ça que deux fois en dedans de quatre ans pour 50 famille à Cordoba c’est exact?

Demandeur : Oui, nous ne sommes allés que deux fois seulement, mais nous travaillions ensemble avec d’autres leaders de la région.

[65]  En conséquence, j’estime que la conclusion tirée par la SPA était quand même raisonnable étant donné les échanges qui ont eu lieu. Aucun défaut de communication n’est survenu en l’espèce à cet égard. D’ailleurs, la SPR a donné au demandeur l’occasion de faire connaître toutes les activités faites pour TN dans les régions, ainsi qu’une chance de se reprendre sur la question de savoir si les 50 familles supposément aidées se trouvaient seulement dans la région de Cordoba.

[66]  Au sujet des deux dernières erreurs alléguées, je souscris à l’opinion de la SAR selon laquelle elles sont d’importance minime. Il s’agit essentiellement d’objections d’ordre sémantique. Peut-être le traducteur aurait-il pu mieux choisir ses mots, mais la perfection n’est pas la norme. Ces erreurs sont mineures et n’ont pas nui à la capacité du demandeur de faire connaître ses prétentions et de répondre aux questions (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1028 au para 71). À cet égard, les mots choisis n’ont pas induit la SPR en erreur.

[67]  Je noterai qu’au sujet de la troisième erreur alléguée, le récit dans le FDA du demandeur (traduit en français) indique que M. Farro aurait utilisé les termes suivants : « J’ai besoin que vous me collaboriez [sic] avec de l’information sur des personnes avec lesquelles selon mes connaissances vous vous êtes réuni et que vous avez aidé à Bogota. » C’est conforme à ce qu’a compris la SPR.

[68]  D’après moi, c’est une question d’interprétation. Selon la traduction, M. Farro demande de l’information. Mais quand on écoute en espagnol ce qu’il demande, c’est l’information sur les leaders. Les demandeurs prétendent que les personnes cherchaient à obtenir les informations de contact, et non pas des informations générales. Après examen de la décision de la SAR, je conclus qu’elle s’est penchée attentivement sur les problèmes de traduction soulevés par les demandeurs. La SAR mentionne que le tribunal a bien écouté l’enregistrement de l’audience et a évalué les passages comportant, selon les demandeurs, des lacunes quant à la traduction. La SAR a conclu que ces différences portent sur des aspects marginaux des demandes d’asile et n’ont pas compromis la compréhension du sens général des témoignages des défendeurs. Je ne vois rien de déraisonnable dans ces conclusions.

[69]  Les demandeurs croient que la SAR a commis une erreur en évaluant leurs arguments quant aux erreurs de traductions. Ils soutiennent que la SAR a imposé un fardeau indu à l’avocate hispanophone des demandeurs et que la SAR ne pouvait pas lui imputer la responsabilité de corriger les erreurs de traduction.

[70]  Pour sa part, le défendeur soutient que la SAR a analysé la traduction et que c’est à bon droit qu’elle a conclu qu’il n’y avait eu aucun manquement à l’équité procédurale et que, de toute façon, les demandeurs auraient dû soulever les erreurs de traduction le plus tôt possible, ce qu’ils n’ont pas fait puisqu’ils ont attendu l’appel devant la SAR. Le défendeur fait observer que le demandeur n’a pas mentionné ces erreurs de traduction dans son affidavit et que la demanderesse n’a pas déposé d’affidavit. La SAR avait également noté que l’avocate hispanophone des demandeurs n’avait pas allégué de lacunes dans l’interprétation dans ses observations écrites produites après l’audience devant la SPR.

[71]  La jurisprudence établit que la question de savoir si on doit s’attendre à ce qu’une plainte sur l’interprétation soit présentée est une question de fait qui doit être déterminée dans chaque cas, et que des lacunes dans la qualité de l’interprétation pouvant porter préjudice aux demandeurs doivent être soulevées à la première occasion (Mohammadian au para 13).

[72]  L’avocat des demandeurs souligne que c’est seulement avec la décision de la SPR rejetant la demande que les parties ont obtenu une copie de l’enregistrement de l’audience. Je noterai d’abord que la conclusion de la SAR (au para 29 de sa décision) selon laquelle l’avocate hispanophone des demandeurs aurait dû intervenir à l’audience, ou mentionner les erreurs de traduction dans ses observations écrites après l’audience, est discutable.

[73]  Les erreurs soulevées par les demandeurs sont subtiles et peuvent échapper même à l’auditeur le plus diligent s’il ne bénéficie pas d’une transcription ou d’un enregistrement.

[74]  D’après moi, en l’espèce, les demandeurs ont eu l’occasion de soulever les erreurs de traduction lors de l’appel devant la SAR puisque les demandeurs ont pu constater les erreurs de traduction alléguées après avoir reçu les motifs écrits de la SPR (Fu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 155 aux paras 6-7; Quiroa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 271 aux paras 9-10).

[75]  Cela dit, je partage toutefois l’opinion de la SAR selon laquelle les erreurs de traduction reproduites ci-dessus portent sur des aspects marginaux des demandes et n’ont pas joué de rôle important dans la décision confirmée par la SAR. Il n’y a donc aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[76]  Les demandeurs soulèvent aussi le fait que l’interprétation durant l’audience devant la SPR a été faite par téléphone. Les précisions sur lesquelles on s’est trompé auraient causé des préjudices graves à la crédibilité des demandeurs en ce qui concerne l’intérêt et les éléments permettant de conclure qu’il y a vraiment persécution.

[77]  Il faut examiner ces erreurs dans leur contexte. À mon avis, les erreurs de traduction soulevées par les demandeurs n’ont pas donné lieu à des défauts de compréhension linguistique. De toute façon, ces erreurs n’ont pas joué de rôle important dans la décision de la SPR ou de la SAR. La SAR a donc correctement conclu que le droit à l’équité procédurale des demandeurs a été respecté par la SPR.

[78]  En conséquence, les demandeurs n’ont pas réussi à me convaincre que les erreurs possibles qui ont été relevées étaient suffisamment graves pour avoir causé un préjudice aux demandeurs. En tout cas, je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de la SAR au sujet des erreurs de traduction alléguées.

Raisonnabilité de la décision

[79]  Sur le fond, les demandeurs contestent les conclusions de la SPR, confirmées par la SAR, que les deux incidents survenus avant leur départ de Colombie (l’appel du 30 septembre 2016 et le vol du 27 octobre 2016) n’ont aucun lien avec un motif de la Convention et n’établissent pas de risque personnalisé. De surcroît, ils contestent la conclusion de la SPR, confirmée par la SAR selon laquelle les demandeurs n’ont pas établi de possibilité raisonnable de persécution à cause de leur profil général de personnes impliquées auprès d’une ONG qui revendique des terres. À leur avis, la SPR et la SAR ont déraisonnablement minimisé l’importance de leurs rôles respectifs auprès de TN.

[80]  Les demandeurs tentent de relier plusieurs indices factuels afin de conclure qu’il y a persécution. Ils ajoutent que, lorsqu’on observe l’ensemble des éléments, soit les faits que les demandeurs ont aidé plusieurs familles, qu’ils ont participé à des réunions où ils ont rencontré d’autres personnes, qu’ils se sont rendus dans plusieurs régions pendant plusieurs années et finalement qu’ils ont reçu des appels dans lesquels on leur demandait de l’information sur des personnes impliquées dans la lutte pour la restitution des terres de personnes qui sont justement ciblées et recherchées activement, on devrait arriver à la conclusion qu’il y a persécution, particulièrement dans le cas où les demandeurs ont clairement établi leur participation sociale surtout en ce qui concerne la restitution des terres.

[81]  À mon avis, même si elles croyaient les demandeurs en ce qui concerne la nature de leurs activités, ni la SPR ni la SAR n’étaient prêtes à tirer des conclusions hâtives sur la qualité de leader des demandeurs.

[82]  La décision de la SAR est justifiée, transparente, intelligible et elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir). Je comprends que les motifs de la SAR étaient très brefs sur le fond. Il n’empêche, les motifs de la SAR et ceux de la SPR qui ont été confirmés sont suffisants pour permettre à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland aux paras 11-16; Asif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1323 au para 30).

[83]  D’abord, la SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en concluant que l’appel téléphonique du 30 septembre 2016 et l’incident du 27 octobre 2016 étaient insuffisants pour établir que les demandeurs sont des réfugiés ou des personnes à protéger.

[84]  De plus, il n’était pas déraisonnable pour la SAR de confirmer la conclusion de la SPR selon laquelle la demande de M. Farro n’était pas suffisamment claire pour donner lieu à une crainte raisonnable de persécution. D’ailleurs, comme l’a souligné la SPR et l’a confirmé la SAR, le demandeur n’a pas été contacté par l’homme après l’appel. Il était donc raisonnable de conclure que M. Farro ne s’intéressait pas sérieusement aux demandeurs.

[85]  Au sujet du vol survenu le 27 octobre 2016 à Bogota, les conclusions de la SAR sont également raisonnables. Comme l’a constaté la SPR, les voleurs n’ont fait aucune mention de TN ou des activités des demandeurs auprès de TN. Tout au plus, ces individus ont demandé au demandeur de leur remettre son ordinateur (ainsi que son portefeuille), l’ont attaqué et se sont enfuis dès qu’ils ont eu l’ordinateur. Sans lien clair démontré entre les activités des demandeurs auprès de TN et M. Farro, il était raisonnable pour la SAR d’inférer que l’incident constituait un acte criminel aléatoire plutôt qu’un incident lié au profil des demandeurs ou pouvant donner lieu à un risque personnalisé.

[86]  Il est établi qu’à défaut de démontrer qu’un acte criminel a été commis en raison de l’appartenance de la victime à un groupe énuméré à l’article 96 de la LIPR ou résulte d’un risque personnalisé au sens de l’article 97 de la LIPR, il ne peut être conclu que la victime est un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger (Salazar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 83 aux paras 56, 65).

[87]  Ayant raisonnablement conclu que les incidents subis par les demandeurs dans le passé ne pouvaient pas donner lieu à une possibilité raisonnable de persécution pour un motif de la Convention ni à un risque personnalisé au sens de l’article 97 de la LIPR, il faut maintenant déterminer si la SAR a raisonnablement conclu que le profil général des demandeurs ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de persécution pour un motif de la Convention.

[88]  Selon les demandeurs, les décisions de la SPR et de la SAR portent à croire que les demandeurs n’étaient plus impliqués après 2013, et ce contrairement à la preuve montrant qu’il y avait une implication continuelle, mais réduite de la part des demandeurs durant les années 2014 à 2016. Selon les demandeurs, il existe plusieurs indices factuels qui montrent qu’ils sont des personnes potentiellement ciblées en raison de leur implication dans la lutte pour la restitution des terres, et que des problèmes d’interprétation ont fait en sorte qu’il a été conclu que les demandeurs exagéraient leurs activités. À cause de cela, il y a eu atteinte à la crédibilité des demandeurs lorsqu’ils alléguaient avoir le profil des personnes qui sont habituellement persécutées. Étant donné que ces conclusions résultent d’erreurs d’interprétation lors de l’audience, elles deviennent déraisonnables.

[89]  Les demandeurs ajoutent que la pièce C-13 décrit le profil des gens qui sont persécutés dans ce contexte, soit les juges, les policiers, les journalistes et les avocats. L’avocat prétend que ce ne sont pas les titres qu’on attaque, mais plutôt les activités qu’exercent ces gens-là, et leur participation dans ces types d’affaires.

[90]  À cet égard, je noterai en passant qu’il n’est pas nécessaire de démontrer qu’il y a eu persécution dans le passé pour établir une possibilité raisonnable de persécution dans le futur. La Cour d’appel fédérale s’est prononcée en ce sens (Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250, 1990 CanLII 7978 (FCA); Arocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 468 aux paras 13, 23-24).

[91]  Aussi, je trouve utile de reproduire un extrait contenu dans les Cartables nationaux de documentation [CND] (devant la SAR au stade de l’appel) : Restitution des terres en Colombie : pourquoi si peu de demandes? (Centre d’études sur les réfugiés, University of Oxford) :

Mais il existe peut-être une menace plus urgente que toute autre pour le processus de restitution: les tentatives de l’écraser en recourant à la violence. Au moins 72 demandeurs et leaders de la restitution des terres ont été assassinés, tandis qu’ils sont des milliers à avoir reçu des menaces de mort. Dans certains cas, les personnes déplacées sont forcées de fuir de chez elles une fois encore, en raison de leur participation au processus de restitution. Les représentants des organisations accompagnatrices et les défenseurs des droits de l’homme, de même que les fonctionnaires travaillant sur les cas de restitution, ont également été ciblés. Les « successeurs » des groupes paramilitaires sont responsables de la majorité des crimes à l’encontre des demandeurs de terres et des leaders de la restitution, un fait largement reconnu et bien établi.

[92]  La SPR a également cité dans ses motifs datés du mois de février 2017 l’extrait suivant d’un document du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés figurant dans le CND (UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Colombia) :

Depending on the particular circumstances of the case, UNHCR considers that human rights defenders, including but not limited to land restitution claimants and their leaders, may be in need of international refugee protection on the basis of their (imputed) political opinion, or on the basis of other Convention grounds.

[93]  Ces extraits résument bien, de manière générale, la documentation au dossier certifié sur la situation en Colombie pour les individus impliqués dans les revendications des terres.

[94]  Les demandeurs soutiennent que ce ne sont plus seulement les leaders sociaux qui sont victimes de persécution, mais que toute personne exerçant les mêmes activités que les demandeurs est une victime potentielle des agents de préjudice et de persécution (mémoire para 18).

[95]  Je ne pense pas que la documentation étaye les arguments des demandeurs. À cet égard, je crois que les conclusions de la SAR sont raisonnables. Tel que l’a noté la SPR, ce n’est pas chaque personne qui aide les victimes de déplacement à revendiquer leurs terres qui est nécessairement à risque. Cela dépend du rôle de la personne en question. La conclusion essentielle de la SPR, confirmée par la SAR, est que les demandeurs étaient essentiellement des « personnes qui s’intéressent au sujet [de la revendication des terres] et qui prêtent, à partir de Bogota, une aide logistique aux leaders régionaux ».

[96]  Bref, aucun lien crédible n’a été établi entre les indices factuels et la preuve documentaire. De ce que je peux voir, les demandeurs ne se sont simplement pas acquittés de leur fardeau de preuve. En fait, le lien que les demandeurs veulent faire entre leur situation, l’appel téléphonique, le vol de leur ordinateur et leur profil de leaders sociaux de premier rang n’a pas été établi à la satisfaction de la SPR ni de la SAR.

[97]  Ultimement, il n’était pas déraisonnable de conclure que la preuve n’a pas établi que les demandeurs avaient été impliqués dans des cas de restitution de terres de manière aussi importante que les personnes qui, selon la documentation objective, sont exposées à un risque de persécution.

[98]  La SAR a procédé à l’analyse de la décision de la SPR selon la norme de la décision correcte. Elle a donné des motifs clairs et étoffés démontrant qu’elle avait considéré l’ensemble de la preuve et des allégations. Il ressort clairement de la décision de la SAR qu’en ce qui concerne le rejet de leur demande d’asile, les demandeurs n’ont pas fait le lien d’une façon suffisante entre leur niveau d’implication dans les efforts pour la récupération des terres et le profil des personnes visées aux paragraphes 96 et 97 de la LIPR. Je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de la SAR concernant ces questions.

VI.  Conclusion

[99]  Pour ces motifs, je conclus que la décision de la SAR est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question grave de portée générale n’a été soulevée et ne se soulève en l’espèce.


JUGEMENT au dossier IMM-775-19

LA COUR STATUE QUE:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-775-19

 

INTITULÉ :

HARVEY YAMPIER CASILIMAS MURCIA, MARIA ELENA CASTANEDA ROBLES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 juillet 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 septembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Cristian Roa-Riveros

 

Pour les demandeurs

Isabelle Brochu

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cristian Roa-Riveros

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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