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Date : 20190917


Dossier : T‑1094‑18

Référence : 2019 CF 1177

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2019

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DU BANGLADESH

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET NUR CHOWDHURY

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  En 1996, M. Nur Chowdhury et son épouse, citoyens du Bangladesh, ont obtenu le statut de visiteur au Canada. Peu de temps après, ils ont présenté une demande d’asile.

[2]  Entre-temps, au Bangladesh, M. Chowdhury a été jugé pour complicité dans le coup d’État de 1975, dans lequel le président Sheikh Mujibur Rahman, considéré par beaucoup comme le père de la nation, et sa famille ont été tués. M. Chowdhury a été déclaré coupable in absentia en 1998.

[3]  En 2002, M. Chowdhury et son épouse ont été exclus du régime de protection des réfugiés pour avoir commis un crime grave de droit commun. Puis, en 2006, ils ont été interdits de territoire au Canada pour grande criminalité.

[4]  En 2009, M. Chowdhury a demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR).

[5]  Depuis 2010, le Bangladesh est en discussion avec les autorités canadiennes au sujet du statut de M. Chowdhury au Canada, et il a exprimé des préoccupations quant au retard dans le traitement de la demande d’ERAR de M. Chowdhury. En 2018, le haut-commissaire du Bangladesh a envoyé une lettre au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté pour lui demander d’exercer le pouvoir que lui confère le sous-alinéa 8(2)m)(i) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21, et de communiquer, pour des raisons d’intérêt public, des renseignements sur l’état de la demande d’ERAR de M. Chowdhury et son statut d’immigrant au Canada.

[6]  Le ministre a refusé d’accéder à la demande du haut-commissaire au motif que le sous-alinéa 8(2)m)(i) ne s’appliquait pas et qu’il n’existait aucune entente sur l’échange de renseignements entre le Bangladesh et le Canada. Le haut-commissaire a cherché à conclure une entente limitée sur l’échange de renseignements avec le Canada, mais le ministre a refusé.

[7]  Le Bangladesh demande à présent le contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser de communiquer des renseignements sur l’état de la demande d’ERAR de M. Chowdhury. Le Bangladesh affirme que le ministre a appliqué le mauvais critère. En particulier, le Bangladesh soutient que le ministre n’a pas tenu compte des raisons d’intérêt public qui justifieraient la communication. De plus, le Bangladesh affirme que les motifs du refus du ministre étaient insuffisants.

[8]  En réponse, le ministre, à l’instar de M. Chowdhury, soutient que la demande du Bangladesh est prématurée et qu’elle n’est pas justiciable. Le ministre affirme en outre que la décision et les motifs étaient clairs et qu’ils ont bien tenu compte des raisons d’intérêt public en jeu.

[9]  Selon moi, la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie, car le ministre n’a pas sérieusement tenu compte des raisons d’intérêt public qui justifieraient la communication des renseignements demandés.

[10]  Il y a quatre questions à trancher :

  1. La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?

  2. Faudrait-il radier certaines parties des affidavits déposés par le Bangladesh?

  3. La présente affaire est-elle justiciable?

  4. La décision du ministre était-elle déraisonnable?

II.  Première question – La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?

[11]  Le ministre et M. Chowdhury font valoir que le défaut du Bangladesh de déposer une plainte auprès du commissaire à la protection de la vie privée l’empêche de demander un contrôle judiciaire devant la Cour. Ils affirment qu’il serait loisible au Bangladesh de présenter une demande de recours judiciaire plus tard, advenant que le commissaire rejette sa plainte.

[12]  Je ne suis pas de cet avis. Rien n’exige que le commissaire à la protection de la vie privée mène une enquête avant qu’un contrôle judiciaire soit demandé. La situation est différente dans le cas où les renseignements sont demandés sous le régime de l’article 12 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Dans ce cas, le contrôle judiciaire n’est possible qu’après une enquête menée par le commissaire. Or, en l’espèce, la demande a été présentée aux termes du sous-alinéa 8(2)m)(i), qui n’exige pas qu’une enquête soit menée avant la présentation d’une demande de contrôle judiciaire.

[13]  De plus, une enquête non contraignante menée par le commissaire n’est pas une solution de rechange adéquate au contrôle judiciaire (Canada (Syndicat des agents correctionnels) c Canada (Procureur général), 2019 CAF 212, au par. 37).

III.  Deuxième question – Faudrait-il radier certaines parties des affidavits déposés par le Bangladesh?

[14]  Le ministre affirme que la majeure partie de la preuve par affidavit déposée par le Bangladesh est peu pertinente et qu’il ne disposait pas de cette preuve au moment où il a rendu sa décision. Par conséquent, cette preuve devrait être radiée.

[15]  Je conviens que les éléments de preuve dont le ministre ne disposait pas ne sont pas pertinents dans le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, je n’en ai pas tenu compte.

IV.  Troisième question – La présente affaire est-elle justiciable?

[16]  Le ministre soutient que les communications entre le Canada et les États étrangers sont menées conformément à la prérogative de la Couronne touchant les relations extérieures et ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire, à moins qu’elles portent atteinte aux droits individuels (Black c Canada (2001), 54 OR (3d) 215, aux par. 47‑51 (CA Ont)).

[17]  M. Chowdhury affirme que le Bangladesh n’a pas la qualité requise pour demander la communication de renseignements, parce qu’il n’est pas un individu aux termes de l’article 12 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et qu’il n’est pas signataire d’une entente sur l’échange de renseignements avec le Canada suivant l’alinéa 8(2)f) de la Loi.

[18]  Je ne suis pas du même avis que le ministre et M. Chowdhury. Le Bangladesh a expressément demandé au ministre d’appliquer le sous-alinéa 8(2)m)(i) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui ne prévoit aucune exception pour la prérogative royale. La Cour devrait refuser de répondre à une question uniquement dans les cas où celle-ci revêt un caractère purement politique et ne présente pas un aspect suffisamment juridique (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 RCS 525, à la p. 545), ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[19]  La décision du ministre ne revêtait pas un caractère purement politique et ne relevait pas principalement des affaires étrangères. Il s’agissait simplement du produit de l’interprétation d’une loi fédérale. Par conséquent, elle est justiciable.

V.  Quatrième question – La décision du ministre était-elle déraisonnable?

[20]  Le ministre et M. Chowdhury soutiennent que la décision du ministre était raisonnable, car il n’y avait simplement aucune raison d’intérêt public qui justifierait la communication des renseignements demandés. Ils affirment que la communication de renseignements personnels comme ceux demandés par le Bangladesh serait exceptionnelle (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Kahlon, 2005 CF 1000, au par. 36).

[21]  De plus, le ministre et M. Chowdhury soutiennent que la demande présentée par le Bangladesh n’était qu’une demande de renseignements informelle qui ne nécessitait pas une réponse officielle. Ils affirment en outre que le Bangladesh a omis de préciser de quelle façon la communication des renseignements demandés servirait l’intérêt public.

[22]  Le ministre et M. Chowdhury affirment de plus que les renseignements liés à une demande d’ERAR mettent en jeu un droit important, soit le droit à la vie privée. Ces renseignements devraient être communiqués seulement dans les cas où les attentes en matière de vie privée de la personne concernée sont minimales ou sans conséquence.

[23]  Enfin, le ministre et M. Chowdhury soutiennent que le ministre a fourni des motifs suffisants concernant le refus de communiquer les renseignements demandés et qu’il a donné un exemple d’un cas où des raisons d’intérêt public pourraient justifier la violation de la vie privée (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux par. 51‑55).

[24]  Je ne peux pas souscrire aux observations du ministre et de M. Chowdhury. Bien que le ministre ait énoncé le bon critère, soit il ne l’a pas appliqué, soit il a omis d’expliquer comment il l’a appliqué.

[25]  J’aimerais d’abord souligner que la demande présentée par le Bangladesh a en fait été considérée et traitée comme une demande officielle.

[26]  Le ministre a déclaré que le critère exigeait que les raisons d’intérêt public justifient clairement toute violation de la vie privée. Il a poursuivi : [traduction« la raison justifiant la communication doit clairement démontrer que l’intérêt public est tel que les attentes en matière de vie privée de la personne visée sont minimales ou sans conséquence ». Ce critère revient à soupeser l’intérêt public et les préoccupations en matière de protection de la vie privée.

[27]  Le Bangladesh a déclaré que la communication des renseignements demandés lui permettrait d’obtenir un avis juridique dans le dossier de M. Chowdhury. Il soutient également que cette communication renforcerait la relation entre le Canada et le Bangladesh. Enfin, il a fait remarquer que les citoyens du Canada et du Bangladesh seraient mieux servis si des mesures étaient prises pour s’assurer que les criminels reconnus ne sont pas autorisés à vivre librement.

[28]  Aucun de ces facteurs n’a été mentionné par le ministre. Dans les conseils ministériels que le ministre a reçus et sur lesquels il se serait fondé, le seul facteur qui a été considéré est le fait que la communication des renseignements pourrait nuire à M. Chowdhury et entraîner de graves conséquences. Il s’agit de toute évidence d’un facteur pertinent et important, mais ce n’est pas le seul. Ce facteur doit être soupesé par rapport aux raisons d’intérêt public qui justifieraient la communication.

[29]  Il semble donc que le ministre n’a pas été en mesure d’évaluer de manière équilibrée les facteurs pertinents. Subsidiairement, les motifs donnés par le ministre sont insuffisants, parce qu’ils ne mentionnent pas le critère applicable (Edw. Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, aux par. 119‑123 et 141‑144).

VI.  Conclusion et dispositif

[30]  Le ministre n’a pas appliqué le bon critère au moment de déterminer si les renseignements demandés par le Bangladesh devaient être communiqués. Subsidiairement, les motifs donnés par le ministre sont insuffisants, parce qu’ils n’ont pas tenu compte du critère pertinent.

[31]  Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens, et renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1094-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour d’octobre 2019

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


Annexe

Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC (1985) ch P‑21

Privacy Act, RSC 1985, P-21

Cas d’autorisation

Where personal information may be disclosed

8 (2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

8 (2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed

[…]

f) communication aux termes d’accords ou d’ententes conclus d’une part entre le gouvernement du Canada ou l’un de ses organismes et, d’autre part, le gouvernement d’une province ou d’un État étranger, une organisation internationale d’États ou de gouvernements, le conseil de la première nation de Westbank, le conseil de la première nation participante — au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la compétence des premières nations en matière d’éducation en Colombie‑Britannique —, le conseil de la première nation participante — au sens de l’article 2 de la Loi sur l’accord en matière d’éducation conclu avec la Nation des Anishinabes — ou l’un de leurs organismes, en vue de l’application des lois ou pour la tenue d’enquêtes licites;

(f) under an agreement or arrangement between the Government of Canada or any of its institutions and the government of a province, the council of the Westbank First Nation, the council of a participating First Nation as defined in subsection 2(1) of the First Nations Jurisdiction over Education in British Columbia Act, the council of a participating First Nation as defined in section 2 of the Anishinabek Nation Education Agreement Act, the government of a foreign state, an international organization of states or an international organization established by the governments of states, or any institution of any such government or organization, for the purpose of administering or enforcing any law or carrying out a lawful investigation;

[…]

m) communication à toute autre fin dans les cas où, de l’avis du responsable de l’institution :

(m) for any purpose where, in the opinion of the head of the institution,

i) des raisons d’intérêt public justifieraient nettement une éventuelle violation de la vie privée, …

(i) the public interest in disclosure clearly outweighs any invasion of privacy that could result from the disclosure …

Droit d’accès

Right of access

12 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, tout citoyen canadien et tout résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ont le droit de se faire communiquer sur demande :

12 (1) Subject to this Act, every individual who is a Canadian citizen or a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act has a right to and shall, on request, be given access to:

a) les renseignements personnels le concernant et versés dans un fichier de renseignements personnels;

(a) any personal information about the individual contained in a personal information bank; and

b) les autres renseignements personnels le concernant et relevant d’une institution fédérale, dans la mesure où il peut fournir sur leur localisation des indications suffisamment précises pour que l’institution fédérale puisse les retrouver sans problèmes sérieux

(b) any other personal information about the individual under the control of a government institution with respect to which the individual is able to provide sufficiently specific information on the location of the information as to render it reasonably retrievable by the government institution.

Autres droits

Other rights relating to personal information

(2) Tout individu qui reçoit communication, en vertu de l’alinéa (1)a), de renseignements personnels qui ont été, sont ou peuvent être utilisés à des fins administratives, a le droit :

(2) Every individual who is given access under paragraph (1)(a) to personal information that has been used, is being used or is available for use for an administrative purpose is entitled to

a) de demander la correction des renseignements personnels le concernant qui, selon lui, sont erronés ou incomplets;

(a) request correction of the personal information where the individual believes there is an error or omission therein;

b) d’exiger, s’il y a lieu, qu’il soit fait mention des corrections qui ont été demandées mais non effectuées;

(b) require that a notation be attached to the information reflecting any correction requested but not made; and

c) d’exiger :

(c) require that any person or body to whom that information has been disclosed for use for an administrative purpose within two years prior to the time a correction is requested or a notation is required under this subsection in respect of that information

(i) que toute personne ou tout organisme à qui ces renseignements ont été communiqués pour servir à des fins administratives dans les deux ans précédant la demande de correction ou de mention des corrections non effectuées soient avisés de la correction ou de la mention,

(i) be notified of the correction or notation, and

 

(ii) que l’organisme, s’il s’agit d’une institution fédérale, effectue la correction ou porte la mention sur toute copie de document contenant les renseignements qui relèvent de lui.

(ii) where the disclosure is to a government institution, the institution make the correction or notation on any copy of the information under its control.

Extension par décret

Extension of right of access by order

(3) Le gouverneur en conseil peut, par décret, étendre, conditionnellement ou non, le droit d’accès visé au paragraphe (1) à des individus autres que ceux qui y sont mentionnés.

(3) The Governor in Council may, by order, extend the right to be given access to personal information under subsection (1) to include individuals not referred to in that subsection and may set such conditions as the Governor in Council deems appropriate.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1094‑18

 

INTITULÉ :

LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DU BANGLADESH c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET NUR CHOWDHURY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mars 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 septembre 2019

 

COMPARUTIONS :

John Terry

Ryan Lax

Jonathan Silver

 

pour le demandeur

 

James Todd

Veronica Cham

 

POUR L’INTIMÉ

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Non représenté

 

pour l’intimé NUR CHOWDHURY

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉ

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Jackman, Nazami and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

pour l’intimé NUR CHOWDHURY

 

 

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