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Date : 20190912


Dossier : IMM‑832‑19

Référence : 2019 CF 1166

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2019

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

IBE FELIX AMADI,

QUEENETT OGECHI IBE‑FELIX,

ADRIEL EKWUNDAZI IBE,

ELIORA SHINE IBE AMADI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, une famille de quatre, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 9 janvier 2019 rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Cette dernière a rejeté l’appel qu’ils ont interjeté contre la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait refusé leur demande de protection fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]  Pour les motifs exposés ci‑après, la demande est rejetée. La question déterminante dont étaient saisies à la fois la SPR et la SAR tenait à l’existence pour les demandeurs de possibilités de refuge intérieur [PRI] dans leur pays natal, le Nigéria. La SAR a conclu de façon raisonnable qu’ils pouvaient se prévaloir d’une PRI à Ibadan.

I.  Contexte/Aperçu

[3]  Les demandeurs, M. et Mme Amadi ainsi que leur fils et leur fille mineurs, sont des citoyens nigérians. À ce qu’ils prétendent, ils sont chrétiens, mais appartiennent à une grande famille puissante qui adhère à des pratiques traditionnelles, comme la mutilation génitale féminine et autres rituels. Ils affirment que s’ils retournaient au Nigéria, y compris à Ibadan, la PRI proposée, leur famille élargie les enlèverait et les soumettrait à des rituels, et forcerait notamment Mme Amadi et leur jeune fille à subir une mutilation génitale féminine [MGF]. Ils soutiennent également que leur fils risquerait d’être enlevé et tenu en otage jusqu’à ce que Mme Amadi et leur fille se soumettent aux rituels.

[4]  Dans l’exposé circonstancié joint à son formulaire Fondement de la demande d’asile, M. Amadi affirme que les membres de sa famille élargie sont des [traduction« adorateurs d’idoles » et qu’ils ont attribué le décès récent de parents au refus des demandeurs de se soumettre aux rituels traditionnels, notamment la MGF.

[5]  M. Amadi prétend qu’il a découvert pour la première fois que les membres de sa famille élargie avaient l’intention de les soumettre à des rituels le 2 septembre 2017. Il affirme qu’il s’est adressé à la police nigériane locale, mais ils ont refusé de l’aider et lui ont répondu qu’il s’agissait d’un problème culturel et traditionnel devant être résolu au sein de la famille élargie.

[6]  M. Amadi explique que sur le conseil de son avocat, lui et sa famille se sont enfuis aux États‑Unis [É.‑U.]. Craignant que leurs demandes d’asile dans ce pays ne soient pas accueillies, ils sont entrés au Canada et ont revendiqué le statut de réfugié le 12 septembre 2017.

A.  La décision de la SPR

[7]  La SPR a refusé leur demande d’asile et relevé certains problèmes de crédibilité, notamment en ce qui touchait la déclaration des demandeurs voulant que leur famille soit composée d’adorateurs d’idoles non chrétiens, étant donné que certains de leurs parents avaient été enterrés dans le cimetière anglican. La SPR a également relevé des préoccupations quant à la date du départ des demandeurs du Nigéria, motivé, selon eux, par la nécessité de fuir le danger que représentait leur famille, mais qui coïncide avec le moment où M. et Mme Amadi ont quitté leur emploi, et le refus de leur demande de visa pour le Canada. Cependant, la SPR a estimé que l’enjeu déterminant tenait au fait que les demandeurs bénéficiaient de PRI viables dans différentes villes du Nigéria, et en particulier à Ibadan.

[8]  La SPR a tenu compte du critère en deux volets relatif aux PRI, qui a été établi dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, aux par. 9 et 10, [1991] ACF no 1256 (QL) (CAF) [Rasaratnam].

[9]  La SPR a estimé qu’il n’existait pas de risque sérieux de persécution dans les PRI proposées, et fait remarquer que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles établissant la prétendue influence de leur famille élargie et sa capacité à les retrouver dans les PRI proposées. La SPR a également conclu qu’il serait raisonnable pour les demandeurs de déménager dans ces PRI. Même si ces derniers n’avaient pas soumis d’observations quant au second volet du critère sur les PRI, la SPR a tenu compte de leur religion et de leur langue, ainsi que de la possibilité d’obtenir un logement, un emploi, des soins de santé, et des services éducatifs et sociaux dans les PRI.

[10]  Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[11]  La SAR a effectué une analyse indépendante de la preuve au dossier et conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur. Elle a abordé chacun des nombreux motifs d’appel avancés par les demandeurs.

[12]  S’agissant de l’argument des demandeurs selon lequel la SPR a enfreint l’équité procédurale en ne tenant pas compte d’éléments de preuve, la SAR a souligné à juste titre que le défaut de mentionner chaque élément ne constitue pas une atteinte à l’équité procédurale.

[13]  La SAR a estimé que l’analyse des PRI effectuée par la SPR de même que les conclusions qu’elle a tirées à cet égard n’étaient entachées d’aucune erreur et que les demandeurs n’avaient pas établi une crainte fondée de persécution dans les PRI proposées, et surtout à Ibadan. Elle a pris note de la preuve documentaire objective dans laquelle il est reconnu que la MGF continue d’être pratiquée au Nigéria, mais que cette pratique n’est généralement pas imposée lorsque les deux parents s’y opposent. La SAR a fait remarquer que dans la preuve documentaire, le Nigéria est décrit comme un [traduction« pays où la prévalence [des MGF] est modérément faible » à [traduction« faible ». Elle a cité des documents relatifs aux conditions dans le pays et noté, entre autres renseignements, que : les parents nigérians peuvent refuser que leur fille subisse une MGF; les personnes plus instruites sont plus à même de résister à la pression culturelle; dans la grande ville cosmopolite de Lagos (l’une des nombreuses PRI possibles), les parents ne subissent pas de pression au sujet de la MGF; et les familles peuvent déménager en toute sécurité à l’intérieur du Nigéria.

[14]  La SAR a également considéré les affidavits soumis par les demandeurs, notamment ceux souscrits par leur frère et belle-sœur qui décrivent leur propre expérience de MGF pratiquées de force. La SAR a attribué une faible valeur probante et peu de poids à ces affidavits à l’égard desquels elle a relevé plusieurs irrégularités et fait remarquer qu’ils n’abordaient pas la question clé de la viabilité d’une PRI pour les demandeurs au Nigéria.

[15]  Contrairement à l’argument des demandeurs selon lequel ils n’avaient pas été questionnés quant à la manière dont leur famille pourrait les retrouver dans la PRI proposée, la SAR a estimé que la SPR s’était en fait penchée sur le sujet et elle a relevé trois demandes précises de renseignements. Pour la SAR, les demandeurs avaient eu l’opportunité d’expliquer comment leur famille pouvait les retrouver, mais ils n’ont pas réussi à convaincre la SPR que cela se produirait.

[16]  Pour ce qui est de l’argument des demandeurs portant que la SPR n’avait pas tenu compte du rapport psychologique concernant M. Amadi au moment d’évaluer son témoignage, la SAR a estimé que les demandeurs n’ont fourni aucun détail expliquant en quoi le témoignage en question avait été compromis par l’état psychologique de M. Amadi, et ajouté que ses prétendus symptômes psychologiques ne semblaient à aucun moment avoir entravé sa déposition.

[17]  S’agissant du second volet du critère sur les PRI, la SAR a estimé que les demandeurs d’asile n’auraient pas à vivre clandestinement dans les PRI proposées. Elle a fait remarquer que la SPR avait conclu qu’il n’existait aucune possibilité sérieuse de persécution, étant donné que les demandeurs n’avaient pas établi que leur famille avait la capacité de les retrouver ou que son influence était suffisante pour ce faire. La SAR a conclu de manière semblable que les demandeurs pouvaient vivre librement à Ibadan, ajoutant que même s’il était possible qu’ils aient des parents affiliés à la police dans diverses régions du Nigéria, rien n’indiquait que la police conspirerait avec leur famille élargie.

[18]  La SAR a conclu, en se fondant sur son examen de l’ensemble de la preuve ainsi que sur le Guide jurisprudentiel relatif au Nigéria, que les conditions dans les PRI proposées étaient telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de déménager à Ibadan.

[19]  S’agissant de l’argument des demandeurs selon lequel la SPR a commis une erreur en n’évaluant pas séparément le risque auquel ils étaient exposés au titre de l’article 97 de la Loi, la SAR a estimé que la SPR avait correctement appliqué les articles 96 et 97, et fait remarquer qu’une conclusion portant qu’un demandeur d’asile bénéficie d’une PRI viable au titre de l’article 96 rend impossible toute protection au titre de l’article 97, attendu que le sous‑alinéa 97 (1)b)(ii) exige qu’il y ait exposition au risque « en tout lieu de ce pays ».

[20]  La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel les commentaires formulés par le commissaire de la SPR quant au fait qu’ils n’avaient pas mentionné Ibadan dans leur longue liste de PRI contestées attestaient une crainte raisonnable de partialité. Selon la SAR, le critère très strict à satisfaire pour établir la partialité n’avait pas été satisfait.

[21]  La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel la SPR n’avait pas tenu compte des Directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe, soulignant que les conclusions tirées par la SPR en matière de crédibilité se rapportaient à des questions sans rapport avec le sexe des demandeurs, telles que la date des événements allégués et la religion traditionnelle pratiquée par les membres de leur famille élargie.

[22]  La SAR a également rejeté l’argument des demandeurs portant que la SPR n’a pas appliqué les Directives sur les enfants qui revendiquent le statut de réfugié étant donné qu’elle n’a pas rendu de décision distincte à l’égard de chaque enfant. La SAR a estimé que toutes les demandes d’asile des demandeurs étaient interreliées et qu’elles avaient été examinées ensemble. Les conclusions de la SPR concernant les demandeurs adultes s’appliquaient également à leurs enfants mineurs.

III.  Les questions à trancher

[23]  Dans le présent contrôle judiciaire, les demandeurs soulèvent un grand nombre des mêmes arguments qu’ils avaient fait valoir durant leur appel devant la SAR.

[24]  Leurs arguments peuvent être résumés comme suit :

  • La SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’ensemble des risques allégués par chacun des demandeurs et ne s’est concentrée que sur le risque de MGF auquel était exposée leur fille;

  • La SAR a commis une erreur dans son analyse sur les PRI en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents qui contredisaient ses conclusions et en s’appuyant sélectivement sur la preuve documentaire en ce qui touchait le risque de MGF.

[25]  La question centrale concerne le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs peuvent se prévaloir d’une PRI à Ibadan. Les arguments de ces derniers ont été pris en compte dans ce contexte.

IV.  La norme de contrôle

[26]  À ce qu’affirment les demandeurs, leurs arguments – que la SAR a omis de considérer l’ensemble des risques et n’a pas tenu compte de la preuve sans motiver adéquatement sa démarche – font valoir un manquement à l’équité procédurale. Les demandeurs soutiennent qu’à cause de ces manquements, leur demande d’asile n’a pas fait l’objet d’une audition équitable. Cependant, les questions qu’ils soulèvent, justement décrites, ne mettent pas en jeu l’équité procédurale, mais le caractère raisonnable de la décision. Les demandeurs n’ont aucunement allégué qu’ils se sont vu refuser une opportunité de présenter leurs arguments, qu’ils ont été empêchés de témoigner ou de répondre aux questions de leur avocat ou de la SPR.

[27]  Les arguments des demandeurs renvoient à l’évaluation de la preuve, aux déterminations de fait et à l’application du droit aux faits. Il n’est pas contesté que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à ces questions (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 51, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[28]  La question décisive dont était saisie la SAR touchait à la conclusion portant que les demandeurs peuvent se prévaloir d’une PRI à Ibadan. La question dont la Cour est saisie est de savoir si la conclusion de la SAR est raisonnable (Ugbekile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1397, aux par. 12 à 14, 275 ACWS (3d) 360).

[29]  Le caractère raisonnable tient principalement à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au par. 47).

[30]  Contrairement à l’allégation des demandeurs selon laquelle les motifs de la SAR sont inadéquats et qu’un manquement à l’équité procédurale en a résulté, la jurisprudence établit que le caractère adéquat des motifs doit être examiné au moment de déterminer si la décision est raisonnable.

[31]  Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurse Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Treasury Board), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a explicité les exigences énoncées dans l’arrêt Dunsmuir, notant aux paragraphes 14 à 16 qu’il n’est pas nécessaire que les motifs fassent référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire. Le décideur n’est pas non plus tenu de se prononcer explicitement sur chaque élément qui a motivé la conclusion finale. Le caractère inadéquat des motifs ne justifie pas en soi un contrôle judiciaire; les motifs doivent plutôt « être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Newfoundland Nurses, au par. 14). De plus, si nécessaire, les tribunaux peuvent examiner le dossier pour évaluer le caractère raisonnable de l’issue (Newfoundland Nurses, au par. 15).

V.  Les observations des demandeurs

[32]  À l’audition de la présente demande, les demandeurs se sont concentrés sur deux arguments : la SAR a omis de tenir compte des risques allégués par les quatre demandeurs, sans donner d’explication; et elle n’a pas tenu compte du témoignage de M. Amadi quant à la manière dont sa famille élargie les retrouverait dans les PRI proposées. D’autres arguments sont invoqués dans leurs observations écrites. Tous les arguments ont été pris en compte pour déterminer le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR portant que les demandeurs peuvent se prévaloir d’une PRI à Ibadan.

[33]  Les demandeurs font valoir que la SAR a sélectivement invoqué certains extraits des documents sur les conditions dans le pays pour conclure que leur fille ne risquait pas de subir une MGF et n’a pas tenu compte d’autres extraits indiquant que les parents qui refusent d’obtempérer sont exposés à une menace à leur vie et que la police n’offre pas de protection contre les pratiques traditionnelles forcées. Ils ajoutent que la SAR n’a pas tenu compte du fait que Mme Amadi est exposée à un risque accru en tant que parent et victime potentielle de MGF.

[34]  Les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur dans son application des deux volets du critère sur les PRI. Premièrement, ils soutiennent qu’ils feraient face à un risque sérieux de persécution à Ibadan, la PRI proposée, étant donné que de nombreux membres de leur famille élargie résident à proximité. Les demandeurs reconnaissent qu’ils n’ont pas de famille à Ibadan, mais ils prétendent que son emplacement et sa proximité de Lagos, où la famille organise ses réunions, les mettraient à la portée d’un chef de famille influent, le chef Bidi Amadi.

[35]  Deuxièmement, les demandeurs font valoir, en s’appuyant sur Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, au par. 14, [1993] ACF no 1172 (QL) (CAF) [Thirunavukkarasu], qu’il serait déraisonnable de leur part de résider à Ibadan, attendu qu’ils devront vivre clandestinement pour ne pas que leur famille élargie les retrouve. Ils font remarquer que la jurisprudence a établi que la PRI n’est pas raisonnable si le demandeur d’asile est forcé de vivre dans la clandestinité.

[36]  Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte du témoignage de M. Amadi concernant l’influence de sa famille et sa capacité à les retrouver; ils citent les réponses qu’il a fournies aux questions posées par son avocat lors du réinterrogatoire à l’audience de la SPR. Les demandeurs font valoir qu’il est possible que M. Amadi ait fourni un témoignage faible lors de l’interrogatoire direct en raison de son affection psychologique, et que cela aurait dû être pris en compte. Ils ajoutent toutefois que ses réponses ultérieures étaient claires.

VI.  Les observations du défendeur

[37]  Le défendeur soutient que la SAR a évalué la preuve de manière indépendante et qu’elle a conclu de façon raisonnable que les demandeurs pouvaient déménager à Ibadan.

[38]  S’agissant du premier volet du critère sur les PRI, le défendeur soutient que l’observation des demandeurs portant qu’Ibadan est proche des lieux de résidence de la famille élargie n’explique pas comment celle‑ci pourrait les retrouver dans la grande ville d’Ibadan.

[39]  Pour ce qui est du second volet du critère, le défendeur fait valoir que les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils seraient forcés de vivre dans la clandestinité à Ibadan. Il fait remarquer que la SAR a estimé de façon raisonnable qu’ils pouvaient vivre librement dans cette ville, attendu qu’aucune preuve convaincante n’établissait qu’ils étaient exposés à un risque de subir les prétendus rituels ou que des membres de leur famille pouvaient les retrouver à Ibadan.

[40]  Le défendeur soutient que la SAR a explicitement mentionné le témoignage de M. Amadi tout au long de la décision. Il ajoute que le rapport psychologique le concernant ne traite nullement de sa capacité à témoigner.

VII.  La décision de la SAR est raisonnable

[41]  Comme je l’ai déjà fait remarquer, la question décisive dont étaient saisies la SPR et la SAR tenait à la conclusion que les demandeurs pouvaient se prévaloir d’une PRI à Ibadan et y déménager. Je ne crois pas que la SAR a omis de tenir compte des risques auxquels Mme Amadi ou le fils des demandeurs étaient exposés. Quoi qu’il en soit, la question de savoir si chaque risque a fait l’objet d’une évaluation individuelle ne change rien au fait que les demandeurs, dont les demandes d’asile ont été présentées et évaluées ensemble, bénéficient d’une PRI viable à Ibadan.

[42]  Il est établi en droit que la présentation d’une demande d’asile dans un autre pays doit être une mesure de dernier recours et qu’un déménagement à l’intérieur du pays doit d’abord être envisagé. Dans Siliya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 120, au par. 25 [Siliya], le juge Boswell a convenu avec la SAR que « [l]a question de la possibilité de refuge intérieur fait partie intégrante de la définition de réfugié au sens de la Convention et de celle de personne à protéger ».

[43]  Le critère en deux volets relatif aux PRI, qui a été établi dans la décision Thirunavukkarasu tient compte des principes énoncés dans la décision Rasaratnam. Le critère est le suivant : 1) le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la PRI proposée; et, 2) les conditions dans la PRI proposée doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, après examen de l’ensemble des circonstances, dont celles particulières au demandeur d’asile, que ce dernier y cherche refuge.

[44]  Comme le soulignait la Cour dans la décision Thirunavukkarasu, au par. 14 :

[14]  La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s’offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S’il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n’est pas un réfugié.

[Non souligné dans l’original.]

[45]  Le demandeur doit s’acquitter du lourd fardeau de démontrer qu’une PRI proposée est déraisonnable (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, [2000] ACF no 2118 (CAF), au par. 15).

[46]  Dans Argote et al c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 128, au par. 12, [2009] ACF no 153 (QL) [Argote], la Cour a fait remarquer qu’il incombe au demandeur d’établir par une preuve objective qu’il est déraisonnable de déménager dans la PRI.

[47]  Contrairement à ce qu’ont fait valoir les demandeurs dans leurs observations, la SAR a tenu compte de tous les risques allégués. Elle a souligné au début de la décision que le risque de préjudice invoqué par la famille concernait principalement les demanderesses. La SAR a également pris note de l’argument plus large selon lequel les demandeurs risquaient de subir des pratiques traditionnelles [traduction« y compris la MGF ». Il était raisonnable de la part la SAR de se concentrer sur la MGF, attendu que les demandes d’asile des demandeurs portaient surtout sur le risque d’une telle pratique et qu’ils ont déclaré que leur fils risquait d’être enlevé si les demanderesses ne s’y soumettaient pas. À l’évidence, les risques auxquels faisaient face tous les demandeurs étaient interdépendants et découlaient du risque principal de MGF auquel étaient exposées les demanderesses. De plus, s’agissant des allégations des demandeurs selon lesquelles les Directives sur les enfants qui revendiquent le statut de réfugié n’ont pas été appliquées, la SAR a encore une fois souligné que toutes les demandes d’asile étaient interreliées.

[48]  Je ne crois pas que la SAR a sélectivement invoqué la preuve documentaire pour évaluer les risques auxquels les demandeurs seraient exposés, notamment dans la PRI. Elle a reconnu que les MGF continuent d’être pratiquées au Nigéria, mais que la prévalence de cette pratique était [traduction« modérément faible » à « faible ». Ayant fait remarquer que les parents au Nigéria – en particulier ceux qui sont instruits et vivent dans des régions urbaines – peuvent généralement refuser que leurs enfants subissent des MGF, la SAR a mentionné les renseignements dans les documents sur les conditions dans le pays qui étaient pertinents au regard des demandes d’asile des demandeurs, des parents instruits opposés à la pratique.

[49]  Les demandeurs tentent de réinterpréter d’autres passages des documents sur les conditions dans le pays afin d’appuyer leurs arguments quant au risque de MGF. Les documents en question comprennent notamment des références à des articles évoquant la possibilité [traduction« d’une discrimination et d’un ostracisme sociétaux en cas d’opposition aux traditions culturelles ou familiales » ainsi que des commentaires d’individus indiquant qu’ils ne veulent pas subir les conséquences d’un refus. Cependant, les passages invoqués par les demandeurs ne donnent pas à penser que ceux qui refusent la MGF risquent leur vie.

[50]  Les demandeurs reconnaissent que la SAR n’était pas tenue de mentionner chaque élément de preuve dont elle disposait. Ils admettent qu’elle est présumée avoir considéré l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée, à moins que le contraire ne puisse être établi. Les demandeurs n’ont pas montré que la SAR n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve, seulement qu’elle n’a pas explicitement mentionné des passages particuliers ou qu’elle n’a pas donné aux documents sur les conditions dans le pays la même interprétation que celle qu’ils ont retenue.

[51]  Même s’il est reconnu dans la preuve documentaire que les lois nigérianes contre la MGF font l’objet de critiques parce qu’elles sont inefficaces et inappliquées, la conclusion décisive est que les demandeurs ne risqueront pas d’être soumis à de telles pratiques à Ibadan. Ces derniers ne prétendent pas que l’État les soumettrait à des rituels, mais plutôt que leur famille élargie le fera. La SAR a conclu de façon raisonnable qu’ils peuvent déménager en toute sécurité à Ibadan sans que leur famille élargie ne les retrouve.

[52]  Contrairement à ce que les demandeurs ont fait valoir, la SAR n’a pas commis d’erreur en ne mentionnant pas spécifiquement les réponses fournies par M. Amadi aux questions de son avocat durant son témoignage à l’audience de la SPR. La SAR n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve. Elle est présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait, à moins que le contraire ne soit établi. (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598, au par. 1, [1993] ACF no 598 (CA) [Florea]; Newfoundland Nurses, au par. 16).

[53]  Les demandeurs s’arrêtent sur quelques questions ayant été posées à M. Amadi pour savoir s’ils se sentiraient en sécurité dans les PRI proposées; en particulier, à Ibadan, où les demandeurs n’ont pas de famille élargie. M. Amadi a répondu qu’ils ne se [traduction« sentiraient [pas] en sécurité » et qu’ils devront vivre dans la clandestinité, étant donné que le chef Bibi Amadi vit à deux heures de distance à Lagos et que son influence s’étend à toute la région, y compris à Ibadan. Cette preuve ne faisait que reprendre ce que M. Amadi avait déclaré dans son exposé circonstancié écrit ainsi que durant son interrogatoire direct. Les déclarations – dont les demandeurs soutiennent qu’elles n’ont pas été prises en compte – n’expliquent pas comment la famille des demandeurs exerce son influence ni comment ils pourraient être retrouvés à Ibadan, une ville de plus de trois millions d’habitants. Ce témoignage ne fournit pas la preuve objective requise pour établir que la PRI proposée est déraisonnable (Argote, au par. 12).

[54]  La SAR a mentionné avoir examiné l’ensemble de la preuve au dossier, notamment le témoignage de M. Amadi, et effectué une analyse indépendante. La SPR a entendu le témoignage de M. Amadi et noté qu’il avait répété que le chef réussirait à retrouver les demandeurs, mais sans fournir de détail. Il n’y a aucune raison de douter que la SAR a examiné l’ensemble de la preuve.

[55]  La SAR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que le rapport du psychologue n’intéressait nullement le témoignage fourni par M. Amadi. La Cour souligne que le rapport en question n’évoque pas la capacité de ce dernier à témoigner. De plus, le psychologue indique à titre de mise en garde que les symptômes signalés par M. Amadi, dont un grand nombre ont été décrits de manière extrême, étaient intrinsèquement incohérents. Le psychologue fait remarquer que ses observations collectives soulèvent des questions quant à la validité des renseignements rapportés et conclut à l’impossibilité d’établir un diagnostic définitif.

[56]  Enfin, s’agissant de la question déterminante, la SAR n’a pas commis d’erreur dans sa formulation du critère relatif aux PRI ni dans son application de ce critère aux faits.

[57]  Il incombait aux demandeurs d’établir qu’ils seraient exposés à un risque de persécution dans les PRI proposées et qu’il ne serait pas raisonnable d’y déménager dans toutes les circonstances. Ils ne l’ont pas fait. Les demandeurs n’ont fourni aucune preuve objective attestant l’influence de leur famille élargie ou sa capacité à les retrouver à Ibadan. Ils réitèrent simplement leur argument portant que cette famille élargie les retrouverait – une conclusion qui a été rejetée par la SAR. Dans Thirunavukkarasu, aux par. 12 à 14, la Cour a expliqué qu’il doit être objectivement raisonnable de vivre dans la PRI. En d’autres termes, le caractère raisonnable de la PRI ne repose pas seulement sur l’avis subjectif du demandeur d’asile. Le fait que la Cour a mentionné que les demandeurs d’asile n’étaient pas censés vivre dans la clandestinité renvoie à des circonstances extrêmes où il s’agit d’éviter toute détection.

[58]  La SAR n’a pas commis d’erreur dans sa formulation du critère relatif aux PRI ni dans son application. Elle a tenu compte des deux volets du critère en question et conclu de façon raisonnable que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque de persécution à Ibadan. Elle a également estimé qu’il serait raisonnable pour eux de déménager dans cette ville dans les circonstances. La SAR a souscrit à l’évaluation de la SPR qui avait examiné plusieurs considérations sociales, économiques et culturelles, notamment le fait que les demandeurs parlent anglais, sont instruits, peuvent trouver un emploi et un logement, accéder à des services sociaux et à des soins de santé et pratiquer leur religion chrétienne, qui est aussi celle de la moitié de la population nigériane.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑832‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’octobre 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑832‑19

 

INTITULÉ :

IBE FELIX AMADI, QUEENETT OGECHI IBE‑FELIX, ADRIEL EKWUNDAZI IBE, ELIORA SHINE IBE AMADI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 SEPTEMBRE 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Josephat Nwabuokei

 

POUR Les demandeurs

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blue House Law Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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