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Date : 20190911


Dossier : IMM-6230-18

Référence : 2019 CF 1167

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

YESSICA ROXANA ZETINO TOBIAS

JONATHAN ALEXANDER ORTIZ ZETINO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs, une mère [la demanderesse] et son fils mineur [le demandeur mineur], sont tous deux citoyens du Salvador. Ils disent craindre d’être persécutés par le gang Mara 18 en raison d’un incident qui s’est produit en 2016, au cours duquel la demanderesse aurait été détenue, violée et menacée par les membres de ce gang, avant d’être libérée. Ils affirment également craindre d’être persécutés par l’ancien conjoint de fait de la demanderesse [l’ancien conjoint]. Dans sa décision du 21 novembre 2018 [la décision], la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a statué que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Elle a conclu que la crédibilité était la question déterminante. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[2]  Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie, car la SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant sur une incohérence entre le témoignage de la demanderesse et les notes d’une entrevue antérieure, sans tenir compte de son explication selon laquelle ces notes ne lui avaient pas été traduites ni lues pour qu’elle puisse confirmer si elles reflétaient avec exactitude les déclarations qu’elle avait faites durant l’entrevue. Par conséquent, cette conclusion était déraisonnable.

II.  Contexte

[3]  La demanderesse est une ancienne résidente du Salvador, où elle a vécu en union de fait avec son ancien conjoint de 2007 jusqu’à octobre 2013. Elle affirme qu’en 2009, son ancien conjoint a perdu son emploi et est devenu instable, buvait trop et la traitait avec violence. La demanderesse est devenue la seule personne à subvenir aux besoins de la famille grâce au kiosque qu’elle tenait dans un marché, où elle aurait reçu des menaces des membres de Mara 18 et aurait été extorquée par eux. Elle soutient également que son ancien conjoint avait commencé à côtoyer des membres du gang Mara 18, mais qu’il s’y était associé seulement après que les demandeurs aient fui le Salvador.

[4]  La demanderesse affirme que sa décision de fuir le Salvador découle d’un incident survenu le 17 mars 2016. Elle affirme qu’à environ 23 heures, alors qu’elle se trouvait dans sa chambre et que son frère Kevin était en bas en train de regarder la télévision, elle a entendu frapper à la porte. Elle est descendue et a vu que son frère avait laissé entrer dans la maison un homme qui avait été battu et était ensanglanté. Peu après, les membres du gang Mara 18 ont exigé d’entrer dans la maison et ont accusé la demanderesse et son frère d’héberger un membre du gang rival. Ces derniers ont nié cette allégation, et les membres du gang ont enlevé l’homme qu’ils cherchaient, ainsi que le frère de la demanderesse.

[5]  La demanderesse soutient qu’elle a été confinée dans une pièce par un des membres du gang Mara 18 pendant cinq heures, au cours desquelles elle a été agressée sexuellement et battue. Elle affirme également que le membre du gang a menacé de la tuer et de tuer le demandeur mineur, qui dormait dans une autre pièce. Finalement, deux membres du gang sont revenus avec son frère, qui avait été sauvagement battu. Les membres du gang leur ont dit de disparaître et qu’il s’agissait de leur dernier avertissement.

[6]  La demanderesse affirme qu’elle a ensuite appelé un autre frère, Walter, pour qu’il vienne les chercher. Walter est arrivé et a emmené les demandeurs et Kevin chez lui, à l’extérieur du territoire du gang Mara 18. Ils y sont demeurés pendant une semaine et ont ensuite emménagé chez la mère de la demanderesse et ont finalement quitté le Salvador.

[7]  Les demandeurs ont quitté le pays le 25 avril 2016 avec l’aide d’un passeur. Le 26 mai 2016, ils sont entrés aux États-Unis [É-U], où ils ont été détenus à titre de demandeurs d’asile jusqu’au 16 juin 2016. La demanderesse soutient que, après son arrivée aux É-U, elle a reçu des menaces de son ancien conjoint, qui était devenu membre du Mara 18. Le 27 janvier 2017, elle et son fils sont arrivés au Canada et ont ensuite demandé l’asile au motif qu’ils couraient un grave danger s’ils devaient retourner au Salvador à cause de l’ancien conjoint de la demanderesse et du gang Mara 18.

[8]  La SPR a initialement rejeté leurs demandes d’asile dans une décision du 19 mai 2017. Cependant, la Cour a annulé cette décision dans la décision Tobias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1087, au motif que la SPR n’avait pas appliqué les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe [les directives concernant la persécution fondée sur le sexe] lorsqu’elle a examiné les incohérences dans le témoignage de la demanderesse.

[9]  Les demandeurs ont eu droit à une audience de novo devant la SPR. Dans la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, la SPR a là encore rejeté la demande d’asile des demandeurs, concluant qu’ils n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. La SPR s’est fondée sur des incohérences et des omissions pour conclure que le témoignage de la demanderesse concernant l’agression sexuelle dont elle aurait été victime par un membre du gang Mara 18 n’était pas crédible. Elle a également conclu que l’ancien conjoint de la demanderesse n’était pas membre du gang Mara 18, en grande partie d’après son examen des éléments de preuve concernant les tatouages de l’ancien conjoint. La SPR a conclu qu’aucun élément de preuve crédible ne démontrait qu’il voulait faire du mal à la demanderesse ou à son fils, ou qu’il voulait recruter son fils dans son gang. La SPR a rejeté les demandes d’asile présentées par les demandeurs au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

III.  Analyse

[10]  Les demandeurs soulèvent un grand nombre de questions à l’appui de leur position selon laquelle la décision de la SPR révèle des erreurs susceptibles de contrôle. Ma décision de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire repose sur une question précise, à savoir la façon dont la SPR a traité une incohérence entre le témoignage de la demanderesse au sujet de l’incident du 17 mars 2016 et une déclaration qu’elle a faite au cours d’une entrevue menée par le département de la Sécurité intérieure [DSI] des États-Unis le 1er juin 2016 visant à établir si la crainte était crédible.

[11]  Plus précisément, la demanderesse a déclaré devant la SPR que son frère Kevin était à la maison avec elle le soir du présumé incident du 17 mars. Depuis son arrivée au Canada, elle a toujours donné le nom de Kevin dans les autres documents qu’elle a remplis. Toutefois, les notes de son entrevue au DSI visant à établir si la crainte était crédible indiquent que, lorsqu’elle a été questionnée au sujet de la personne qui se trouvait dans la maison au moment où le gang Mara 18 est arrivé, elle a nommé son autre frère Jose Luis. La SPR a tiré une conclusion défavorable de cette incohérence et a conclu que son témoignage à cet égard n’était pas crédible. À la lecture de la décision, il semble que cette incohérence était l’un des principaux motifs pour lesquels la SPR doutait que l’incident du 17 mars se soit produit et, par conséquent, elle a rejeté la demande d’asile.

[12]  Le principal argument de la demanderesse est que la SPR a commis une erreur en omettant une fois de plus de suivre les directives concernant la persécution fondée sur le sexe lors de l’analyse de sa demande d’asile. La demanderesse soutient notamment que la SPR n’a pas fait preuve de sensibilité dans sa décision, comme les directives concernant la persécution fondée sur le sexe l’exigent, puisqu’elle n’a pas abordé son explication de l’incohérence découlant des notes de son entrevue aux É-U. En particulier, elle fait référence à l’explication qui se trouve dans l’exposé circonstancié modifié qu’elle a présenté à l’audience de novo.

[13]  La décision démontre que la SPR était au courant de l’exposé circonstancié modifié, puisqu’elle y fait référence et fournit l’analyse suivante :

[traduction]

Le tribunal a également tenu compte de l’explication donnée par la demandeure d’asile concernant cette incohérence aux paragraphes 4 à 14 de l’exposé circonstancié modifié présenté à l’audience de novo. Cependant, le tribunal considère que les explications qu’elle a fournies subséquemment dans son exposé modifié concernant la raison pour laquelle elle a nommé son frère Jose au DSI ne sont pas convaincantes. La demandeure d’asile a fourni en partie les explications suivantes : son frère et elle étaient détenus dans une pièce bondée, il n’y avait aucune chaise, seulement des bancs en ciment, il faisait froid et ils n’avaient aucune intimité dans la salle de bains, il n’y avait pas de fenêtre, l’impression de la demandeure d’asile que l’agent avait l’habitude de conduire l’entrevue de façon hâtive, l’interprétation par téléphone, le fait que les notes de l’agent [traduction] « n’étaient pas une transcription exacte », le fait que la demandeure d’asile ne savait pas que la personne à qui elle avait parlé [en face d’elle] n’était pas un avocat et, en dernier lieu, comme [traduction] « elle décrivai[t] une agression vraiment traumatisante, il se pourrait qu’[elle ait] commis une erreur ». Le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, il est invraisemblable que quelqu’un qui se trompe écrive le nom de Jose Luis Tobias Escobar au lieu de Kevin, nom que seule la demandeure d’asile était en mesure de donner.

[14]  Toutefois, cette analyse omet un aspect important de l’explication de la demanderesse. La SPR remarque avec justesse que, dans son explication, la demanderesse reconnaît qu’elle a peut‑être commis une erreur en répondant aux questions de l’agent du DSI. Or, la partie modifiée de l’exposé circonstancié indique que la demanderesse est certaine qu’elle aurait nommé le bon frère. Plus important encore, la demanderesse explique également que personne aux É‑U ne lui a traduit ou lu les notes en question. Dans son analyse, la SPR ne tient pas compte de cet aspect de l’explication de la demanderesse.

[15]  Les demandeurs s’appuient sur la décision Sadeghi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1236 [Sadeghi], où la Cour a conclu qu’il était déraisonnable pour la SPR de se fonder sur des incohérences entre les éléments de preuve présentés par une demandeure d’asile et un formulaire d’immigration rempli par un agent qui l’a reçu en entrevue à son arrivée au Canada. La décision de la Cour reposait sur le fait que le contenu du formulaire rempli n’avait pas été traduit à la demandeure d’asile pour lui donner l’occasion de confirmer que le document reflétait ce qu’elle avait dit à l’agent lors de l’entrevue. Dans la décision Sadeghi, la Cour s’est appuyée sur la décision Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 274 [Xu], dans laquelle la demande de contrôle judiciaire avait été accueillie en partie sur le fondement d’une analyse semblable.

[16]  En l’espèce, il semble que nul ne conteste que les notes de l’entrevue menée aux É‑U visant à établir si la crainte était crédible n’aient pas été traduites à la demanderesse pour qu’elle confirme leur exactitude. Je ne conclurais pas qu’il était nécessairement déraisonnable pour la SPR de se fonder sur l’incohérence dans l’entrevue visant à établir si la crainte était crédible pour formuler une conclusion défavorable quant à la crédibilité. En effet, au paragraphe 14 de la décision Xu, le juge Phelan a souligné qu’il ne concluait pas qu’il y avait une obligation absolue de lire les notes d’entrevue pour en assurer l’exactitude. Cela dit, à mon sens, il était manifestement nécessaire pour la SPR de tenir compte de l’explication de la demanderesse, à savoir que les notes ne lui ont pas été lues ni traduites, lorsqu’elle a examiné si les notes constituaient un fondement fiable pour contester la crédibilité de la demanderesse. Peu importe si ce fait préoccupant constitue ou non une inobservation des directives concernant la persécution fondée sur le sexe, comme la demanderesse le soutient, j’estime qu’il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle et que, par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[17]  Aucune des parties n’a proposé de question pour certification en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6230-18

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour d’octobre 2019.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6230-18

INTITULÉ :

YESSICA ROXANA ZETINO TOBIAS

JONATHAN ALEXANDER ORTIZ ZETINO

c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 août 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Southcott

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 11 septembre 2019

COMPARUTIONS :

Christian Julien

POUR LES DEMANDEURS

Nora Dorcine

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Crossley Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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