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Date : 20190911


Dossier : IMM‑5663‑18

Référence : 2019 CF 1159

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

NORDETTE LORAINE FRAY

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 9 novembre 2018 par laquelle un agent [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a refusé la demande de résidence permanente de la demanderesse [la décision contestée], car il n’était pas convaincu que la demanderesse appartenait à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada ou qu’elle était visée par la définition de conjoint de fait énoncée dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement].

[2]  Pour les motifs exposés plus en détail ci‑après, la demande de la demanderesse est rejetée. J’estime que la décision contestée est intelligible et qu’elle appartient aux issues acceptables suivant la norme du caractère raisonnable qui s’applique au présent contrôle judiciaire. Je conclus également qu’il n’y a eu aucun manquement aux principes d’équité procédurale dans le cadre du processus ayant mené à la décision contestée.

II.  Le contexte

[3]  La demanderesse, Nordette Loraine Fray, est une citoyenne jamaïcaine de 34 ans. Elle est arrivée au Canada en 2003 et, peu après, elle a présenté une demande d’asile avec sa mère et sa sœur. La demande de sa mère a été acceptée, mais la sienne et celle de sa sœur ont été rejetées. Elle a ensuite présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi, qui a également été rejetée. Elle ne s’est pas présentée pour son renvoi à la date prévue, en 2010, affirmant qu’elle craignait pour la sécurité de son fils né au Canada s’ils devaient retourner en Jamaïque.

[4]  Mme Fray a rencontré M. Stennett Downer en 2011. Elle affirme qu’ils ont commencé à vivre ensemble en union de fait le 15 janvier 2015, dans la maison de M. Downer. En juin 2017, l’ancien conseil de Mme Fray a présenté en son nom une demande de parrainage fondée sur sa relation avec M. Downer. La demande lui a toutefois été retournée par IRCC en raison de l’insuffisance des éléments de preuve fournis. Le conseil a soumis à nouveau la demande le 4 octobre 2017.

[5]  Le 5 septembre 2018, IRCC a demandé par écrit à la demanderesse de fournir davantage d’éléments de preuve montrant qu’elle entretenait une relation conjugale avec M. Downer et qu’ils avait cohabité pendant au moins un an avant la date de la présentation de sa demande, soit le 4 octobre 2017. La lettre donnait des exemples de documents acceptables. Son conseil a soumis en réponse plusieurs documents, notamment des lettres d’amis et de parents, des photographies de Mme Fray et de M. Downer posant ensemble, ainsi qu’un profil de client Chatr (téléphone cellulaire) faisant référence à un compte aux noms de la demanderesse et de M. Downer à la même adresse, activé le 12 octobre 2016. Elle a également présenté une lettre expliquant qu’elle ne pouvait soumettre aucun document attestant d’un compte bancaire conjoint étant donné que le compte précédent qu’elle partageait avec M. Downer était devenu inactif.

[6]  Le 4 octobre 2018, IRCC a envoyé une autre lettre à Mme Fray pour l’informer que, compte tenu des éléments de preuve limités qui avaient été fournis, l’agent n’était pas convaincu que Mme Fray et M. Downer avaient cohabité, dans le cadre d’une relation conjugale, pendant au moins un an avant le dépôt de la demande. La lettre faisait remarquer que le profil de client Chatr indiquait l’adresse actuelle au dossier et non celle qui était associée au compte lorsqu’il a été ouvert le 12 octobre 2016. La lettre réclamait des éléments de preuve additionnels et fournissait encore une fois des exemples de documents acceptables.

[7]  Le 12 octobre 2018, Mme Fray a soumis d’autres documents, notamment une lettre qu’elle avait envoyée le 16 avril 2016 à l’Agence du revenu du Canada [ARC] pour faire un changement d’adresse (la nouvelle adresse étant celle de M. Downer). Dans cette lettre, elle précisait qu’elle vivait en union de fait depuis 2015. Mme Fray a également fourni une lettre envoyée par M. Downer à l’ARC le 14 février 2017, indiquant qu’il vivait avec Mme Fray depuis janvier 2015; un avis de prestation Trillium de l’Ontario daté du 10 juillet 2017, adressé à Mme Fray à l’adresse de M. Downer et portant l’année de référence 2016; et deux pages non datées tirées de la déclaration générale de revenus T1 de Mme Fray pour 2015.

[8]  Le 25 octobre 2018, le conseil de Mme Fray a informé IRCC que la demanderesse avait soumis les seuls documents qu’elle avait pu se procurer. Le 29 octobre 2018, IRCC a confirmé à son conseil que les documents récemment soumis avaient été reçus.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  L’agent a conclu, dans la décision datée du 9 novembre 2018, que Mme Fray ne satisfaisait pas aux exigences pour immigrer au Canada. Il s’est appuyé sur les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et du Règlement en ce qui touche la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada.

[10]  Dans la décision contestée, l’agent a précisé qu’il a examiné le dossier, y compris les documents additionnels qui ont été soumis, mais il a affirmé qu’il n’était pas convaincu que Mme Fray était visée par la définition de conjoint de fait. Il a énuméré les documents fournis, y compris ceux qui ont été présentés en réponse aux lettres d’IRCC, et a conclu que Mme Fray n’avait pas établi qu’elle cohabitait avec son répondant dans le cadre d’une relation conjugale depuis au moins le 5 octobre 2016.

[11]  Comme l’agent n’était pas convaincu que Mme Fray faisait partie de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, la demande de résidence permanente de Mme Fray a été refusée.

IV.  Les questions à trancher et la norme de contrôle

[12]  La demanderesse soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  1. L’agent a‑t‑il omis de tenir compte de certains éléments de preuve lorsqu’il a conclu que la demanderesse et son répondant n’avaient pas vécu ensemble dans le cadre d’une relation conjugale pendant au moins 12 mois?

  2. L’agent a‑t‑il omis de motiver adéquatement sa décision?

  3. L’agent a‑t‑il contrevenu aux principes d’équité procédurale en ne tenant pas d’entrevue?

  4. L’agent a‑t‑il commis une erreur en ne communiquant pas ses préoccupations à la demanderesse?

[13]  La demanderesse fait valoir, et je suis d’accord avec elle, que les deux premières questions énoncées ci-dessus sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, tandis que les deux dernières sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, car elles mettent en jeu des questions d’équité procédurale.

V.  Analyse

A.  L’agent a‑t‑il omis de tenir compte de certains éléments de preuve lorsqu’il a conclu que la demanderesse et son répondant n’avaient pas vécu ensemble dans le cadre d’une relation conjugale pendant au moins 12 mois?

[14]  Mme Fray soutient que l’agent a omis de tenir compte de certains éléments de preuve lorsqu’il a conclu que son répondant et elle n’avaient pas vécu ensemble dans le cadre d’une relation conjugale pendant au moins 12 mois. Cependant, ses observations ne précisent pas quels éléments de preuve ont été omis dans la décision contestée ou les notes connexes consignées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) d’IRCC. La demanderesse semble plutôt faire valoir que, puisque l’agent disposait d’une preuve suffisante pour confirmer que M. Downer et elle avaient entretenu une relation conjugale pendant au moins un an avant le 4 octobre 2017, il devait avoir omis d’en tenir compte. Comme l’affirme le défendeur, cet argument se résume à un désaccord quant à la façon dont l’agent a évalué la preuve et ne constitue pas un motif justifiant l’intervention de la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire.

B.  L’agent a‑t‑il omis de motiver adéquatement sa décision?

[15]  Toujours d’après Mme Fray, la décision contestée ne précise pas pourquoi l’agent a conclu que la preuve qu’elle avait présentée était insuffisante. Elle soutient que la décision ne fait qu’énumérer les éléments de preuve présentés et conclure qu’ils sont insuffisants, sans fournir les motifs sur lesquels repose cette conclusion. Bien que le caractère adéquat des motifs ne permet pas à lui seul d’annuler une décision, une décision peut être déraisonnable si elle n’explique pas comment le décideur est parvenu à sa conclusion (voir, p. ex., Chakanyuka c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 313, aux par. 9 et 10, où le juge invoque Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, au par. 14).

[16]  Je reconnais que la décision contestée ne comporte aucune analyse explicite de la preuve qui explique comment l’agent est parvenu à sa conclusion. Cependant, il ne faut pas examiner les motifs d’un décideur dans l’abstrait; il faut les examiner dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus suivi pour en arriver à la décision (voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 18).

[17]  Les notes du SMGC rédigées au moment où les lettres du 5 septembre et du 4 octobre 2018 ont été envoyées par IRCC à Mme Fray contiennent des références entre parenthèses, insérées à la suite de bon nombre des éléments de preuve documentaire énumérés par l’agent, qui précisent les dates des documents en question. Des mentions analogues figurent dans la décision contestée. De plus, l’agent explique dans la lettre du 5 septembre 2018 et dans celle du 4 octobre 2018 qu’il attend de Mme Fray qu’elle produise une preuve suffisante de cohabitation remontant à au moins un an avant la date de sa demande. Il précise également le type de documents acceptables à cette fin. Je suis d’accord avec le défendeur lorsqu’il fait observer que les documents demandés par l’agent peuvent être caractérisés principalement comme des documents produits par des tiers et visant à corroborer de façon indépendante l’affirmation de Mme Fray selon laquelle M. Downer et elle ont cohabité pendant la période requise.

[18]  Dans ce contexte, le raisonnement de l’agent est intelligible. Les dates figurant sur la plupart des documents soumis ne permettent pas d’établir l’adresse à laquelle Mme Fray résidait le 5 octobre 2016 ou avant. La lettre adressée à l’ARC concernant le changement d’adresse de Mme Fray est effectivement antérieure au 5 octobre 2016. Cependant, comme l’agent l’a fait remarquer dans la décision contestée, ce document a été rédigé par Mme Fray. Ni cette lettre ni les lettres de parents et d’amis attestant de la relation entre Mme Fray et M. Downer (y compris une lettre des enfants de ce dernier datée du 17 mars 2017 et précisant que le couple vivait ensemble depuis plus de deux ans) ne correspondent au type de documents que l’agent cherchait à obtenir, c’est-à-dire des documents émanant de tiers et confirmant de manière indépendante la cohabitation. L’examen de la décision contestée à la lumière du dossier plus large révèle le raisonnement de l’agent, et rien ne justifie de conclure que la décision n’appartient pas aux issues acceptables. Elle est donc raisonnable.

C.  L’équité procédurale

[19]  Comme les deux derniers arguments de la demanderesse sont liés et qu’ils renvoient tous deux à des observations concernant l’équité procédurale, je les examinerai ensemble.

[20]  La demanderesse fait remarquer que les notes du SMGC datées du 5 septembre et du 4 octobre 2018 (ces deux dates correspondent à celles des lettres d’IRCC adressées à Mme Fray) mentionnent les préoccupations que nourrissait l’agent quant à l’authenticité de la relation entre Mme Fray et M. Downer. Mme Fray soutient, en s’appuyant sur cette partie du dossier, que l’agent était préoccupé non seulement par les dates de la cohabitation du couple, mais aussi par la bonne foi de la relation. Toujours selon elle, ces préoccupations pourraient avoir influencé la décision contestée, si bien que l’agent était tenu, suivant les principes d’équité procédurale, de lui communiquer ses préoccupations.

[21]  Mme Fray soutient également que les préoccupations de cette nature quant à l’authenticité de la relation obligeaient l’agent à la convoquer à une entrevue avant de se prononcer sur sa demande. Elle invoque la jurisprudence qui établit la nécessité de tenir une entrevue lorsqu’un agent d’IRCC a des doutes quant à l’authenticité des renseignements présentés (voir, p. ex., Dimgba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 14 [Dimgba], au par. 17). Elle invoque également les instructions d’IRCC, publiées sur son site Web et décrites comme « des politiques, des procédures et des instructions destinées au personnel d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada » [les instructions d’IRCC], qui énoncent les circonstances dans lesquelles les demandeurs dans la catégorie des époux ou conjoints de fait pourraient être convoqués à une entrevue.

[22]  Le défendeur ne nie pas que les notes du SMGC attestent de ces préoccupations. Il reconnaît que si l’agent avait jugé que la preuve présentée à l’appui de la période de cohabitation requise était suffisante, il se serait probablement attelé à évaluer la bonne foi de la relation. Cependant, le défendeur fait valoir que la demande n’a pas atteint ce stade d’enquête et que rien au dossier n’indique que des préoccupations touchant à la bonne foi de la relation ont eu une influence sur les conclusions de l’agent quant à la période de cohabitation. Je souscris à cette description du dossier : je ne pense pas que la décision contestée a été influencée par un doute quant à l’authenticité de la relation. Dans les circonstances, l’agent n’était pas tenu de communiquer ses préoccupations à Mme Fray ni de lui donner la possibilité de les dissiper dans le cadre d’une entrevue (suivant le raisonnement adopté dans la décision Dimgba).

[23]  Je prends note également de l’observation de Mme Fray selon laquelle elle a fourni une déclaration personnelle très détaillée expliquant qu’elle vivait avec M. Downer depuis janvier 2015, et que la preuve dont disposait l’agent comprenait des déclarations sous serment se rapportant à la période de cohabitation du couple. Cependant, elle n’a trouvé aucune décision confirmant la nécessité de tenir une entrevue dans ce contexte, et la jurisprudence invoquée par le défendeur appuie la conclusion contraire (voir Nzau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 74, au par. 13).

[24]  L’argument de Mme Fray n’est pas non plus appuyé par les instructions d’IRCC selon lesquelles un agent peut demander des renseignements additionnels ou tenir une entrevue s’il doute qu’un demandeur vive avec le répondant. La possibilité d’une entrevue est présentée en termes facultatifs et non obligatoires. L’agent a d’ailleurs effectué un suivi auprès de Mme Fray à deux reprises, réclamant des renseignements additionnels afin de dissiper ses doutes quant à la question de savoir si elle cohabitait avec M. Downer. Je ne relève aucune incohérence propre à susciter des préoccupations en matière d’équité procédurale entre l’approche adoptée par l’agent à l’égard de la présente demande et les instructions d’IRCC.

VI.  Conclusion

[25]  J’ai examiné les arguments de la demanderesse et je n’ai relevé aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision contestée. La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel et aucune n’est formulée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5663‑18

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5663‑18

INTITULÉ :

NORDETTE LORAINE FRAY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AOÛT 2019

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE southcott

DATE DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LA DEMANDEURESSE

Christopher Crighton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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