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Date : 20190911


Dossier : IMM‑97‑19

Référence : 2019 CF 1161

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

EMMANUEL OSEMUDIAME IKHELOA

MORONKEJI OLUBUKOLA IKHELOA

KELVIN EHINOMIE IKHELOA

EMMANUELLA OSOSE IFEOLUWA IKHELOA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 14 décembre 2018 rendue par un commissaire de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la décision]. Ce dernier a confirmé la décision du 21 décembre 2017 par laquelle un commissaire de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger, suivant l’article 96 et le paragraphe 97(1), respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est raisonnable et que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

II.  Les faits

[3]  Les demandeurs, un couple marié et leurs deux enfants, sont tous citoyens du Nigéria. Leur demande d’asile repose sur l’orientation sexuelle du demandeur adulte [le demandeur principal] qui affirme être bisexuel et recherché par la police nigériane pour avoir eu une relation sexuelle avec un homme rencontré dans un bar [son ex-partenaire]. Il allègue que cette relation a été portée à l’attention de son oncle, la police s’étant présentée à la résidence de leur famille après que l’ex-partenaire l’eut dénoncé aux autorités comme étant son amant. L’oncle a alors exigé que les demandeurs se soumettent à des rituels de purification dans le cadre desquels l’épouse et la fille du demandeur principal auraient à subir une mutilation des organes génitaux de la femme [la MGF], tandis que des incisions devraient être pratiquées sur le visage et le corps du demandeur principal et de son fils. Les demandeurs ont quitté le Nigéria pour le Canada le 20 août 2017.

[4]  Après avoir conclu que le demandeur principal n’était pas crédible quant aux questions essentielles pour la prise de la décision relative à sa demande d’asile, la SPR a rejeté les demandes de protection des demandeurs fondées sur l’article 96 et le paragraphe 97(1) de la LIPR. Compte tenu des préoccupations quant à la crédibilité soulevées par l’utilisation d’affidavits non authentiques et de ses conclusions sur la fiabilité du témoignage du demandeur principal au sujet de son ex-partenaire, la SPR n’était pas convaincue que le demandeur principal était bisexuel, comme il l’affirmait. Elle n’était donc pas convaincue que quelqu’un avait tenté de nuire à son épouse ou à ses enfants, étant donné que le risque de préjudice allégué ne reposait que sur la bisexualité du demandeur principal.

[5]  Le demandeur principal a interjeté appel de cette décision devant la SAR. La SAR a admis de nouveaux documents en preuve, mais a refusé de tenir une audience après avoir jugé que ces éléments de preuve n’en justifiaient pas la tenue. Après avoir examiné la décision de la SPR et les arguments présentés par les demandeurs en appel, la SAR a conclu que la décision était correcte dans son ensemble et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles établissant que les demandeurs ont qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personnes à protéger.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[6]  Les arguments des demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité du demandeur principal (y compris dans son appréciation des éléments de preuve documentaire)?

  2. La SAR a‑t‑elle eu tort de ne pas tenir une audience?

  3. La SAR a‑t‑elle eu tort de ne pas se livrer à une évaluation indépendante du risque lié à la MGF?

  4. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation des risques, visés par l’article 97 de la LIPR, auxquels les demandeurs étaient exposés?

[7]  Les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, que ces questions sont susceptibles de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable (voir, p. ex., Haggar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 388, au par. 10; Al‑Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 360, au par. 11).

IV.  Analyse

A.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité du demandeur principal (y compris dans son appréciation des éléments de preuve documentaire)?

[8]  La SAR s’est appuyée sur plusieurs motifs, tous contestés par les demandeurs, pour conclure que le témoignage du demandeur principal sur sa relation avec son ex-partenaire n’était pas crédible. J’aborderai chacun de ces motifs successivement.

(1)  Rencontre initiale avec l’ex-partenaire

[9]  Le demandeur principal a affirmé durant son témoignage avoir rencontré son ex-partenaire dans un bar au Nigéria, peu après son retour d’un séjour au Canada. Ils auraient eu une conversation au sujet de la protection des droits des LGBT au Canada, qu’ils ont comparée aux mauvais traitements réservés aux membres de cette communauté au Nigéria. La SPR a conclu que ce témoignage n’était pas crédible, en partie parce que les explications du demandeur sur la façon dont ils avaient commencé à parler des questions relatives à l’homosexualité étaient vagues. La SAR a rejeté l’analyse de la SPR à cet égard, estimant que la question de savoir comment la conversation avait commencé était un point mineur qui ne suffisait pas en soi à conclure que le demandeur principal n’était pas crédible. Elle a également souligné l’existence de certains éléments de preuve sur la manière dont la conversation avait été engagée, le demandeur principal ayant déclaré qu’il avait abordé la question du traitement des homosexuels au Nigéria.

[10]  Cependant, la SAR a souscrit au raisonnement général de la SPR selon lequel il était invraisemblable qu’une personne entame une conversation avec un étranger dans un bar sur un sujet aussi controversé et dangereux au Nigéria. Selon la SAR, ce raisonnement concordait avec la preuve documentaire sur le traitement des homosexuels au Nigéria. La SAR a également estimé que la SPR avait donné au demandeur principal l’occasion de s’expliquer sur ce point à l’audience, mais sa réponse vague a miné sa crédibilité.

[11]  Selon les demandeurs, l’analyse de la SAR repose sur des hypothèses et des conjectures. À leur avis, le demandeur principal a répondu aux questions de la SPR en donnant les renseignements qu’il croyait devoir fournir : il a ainsi expliqué que lui et son ex-partenaire étaient assis seuls au bar, à l’écart des autres, et qu’il se sentait désorienté après son retour du Canada.

[12]  J’estime que le caractère privé de la conversation ne remet pas en question le caractère raisonnable de l’analyse de la SAR, qui s’appuyait au moins en partie sur le fait que le demandeur principal et son ex-partenaire ne se connaissaient pas lorsqu’ils se sont rencontrés. S’agissant de la désorientation du demandeur principal, les demandeurs précisent que cet état d’esprit concorde avec le rapport d’un psychothérapeute soumis à l’appui de sa demande d’asile, ainsi qu’avec le type de préoccupations évoquées dans les Directives sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre (OSIGEG). Ils ajoutent que cette désorientation explique pourquoi le demandeur principal n’a pas pu se souvenir exactement de qui avait engagé la conversation, et qu’une demande d’asile ne doit pas être tranchée sur la base d’un test de mémoire. Cependant, comme je l’ai déjà souligné, les conclusions défavorables quant à la crédibilité que la SAR a tirées relativement à cette rencontre avec l’ex-partenaire ne découlent pas de l’incapacité du demandeur principal à se souvenir de qui a engagé la conversation. Rien ne me permet de penser que cette conclusion est déraisonnable.

(2)  Défaut de communiquer avec l’ex-partenaire

[13]  La SPR a également tiré une inférence défavorable du fait que le demandeur principal n’avait pris aucune mesure pour s’informer de ce qui était arrivé à son ex-partenaire. La SAR n’a pas retenu l’argument des demandeurs selon lequel cette conclusion devait être accessoire, étant donné qu’à son avis, le comportement du demandeur principal ne cadrait ni avec la preuve d’une relation qui a duré des mois ni avec la menace potentielle découlant du fait qu’un homme l’ait dénoncé aux autorités. Les demandeurs reprennent le même argument dans la présente demande de contrôle judiciaire. J’estime infondé leur argument selon lequel la conclusion en question était accessoire, car elle constitue un élément essentiel pour juger de la crédibilité du témoignage du demandeur principal sur sa relation avec son ex-partenaire, et je conclus que le raisonnement de la SAR appartient aux issues acceptables.

[14]  Les demandeurs ont également fait valoir devant la SAR que la SPR avait tiré une inférence défavorable parce qu’elle a jugé que le demandeur principal n’avait pas utilisé ses contacts pour s’informer de ce qui était arrivé à son ex-partenaire, sans toutefois chercher à savoir s’il l’avait fait. La SAR a estimé que la SPR avait abordé la question d’une manière suffisante, étant donné qu’après avoir cherché à savoir si le demandeur avait essayé de communiquer avec son ex-partenaire, elle lui a demandé avec qui il avait communiqué au Nigéria pour obtenir des renseignements. Les demandeurs soulèvent le même argument dans la présente demande de contrôle judiciaire, mais je ne vois rien de déraisonnable dans l’analyse de la SAR.

(3)  Affidavits

[15]  Les demandeurs ont produit devant la SPR trois affidavits souscrits par le beau-frère, la sœur et l’ami du demandeur principal, lesquels ont relaté les événements ayant entouré la découverte de la relation entre ce dernier et son ex-partenaire. Après avoir relevé des différences de police de caractères dans les documents, ainsi que des erreurs et des fautes de grammaire, de ponctuation et d’orthographe ‑ notamment quant à la graphie du nom de famille de la sœur dans l’affidavit que celle-ci avait souscrit ‑, la SPR a conclu que les trois affidavits n’étaient pas authentiques. Pour cette conclusion, la SPR s’est également appuyée sur des renseignements issus d’une réponse à une demande d’information [RDI] figurant parmi les documents sur la situation au Nigéria. Selon la RDI, il était peu probable que les personnes associées à des membres de la communauté LGBT souscrivent des affidavits de cette nature, compte tenu du degré important d’homophobie, de stigmatisation et de criminalisation associé aux relations entre personnes du même sexe au Nigéria.

[16]  Afin d’étayer l’authenticité des affidavits dans le cadre de l’appel, les demandeurs ont produit des lettres émanant des avocats qui avaient signé le constat d’assermentation dans les affidavits comportant les nombreuses erreurs, ainsi que l’avis juridique d’une avocate au Nigéria, et la SAR a admis ces éléments en preuve. Les avocats ont indiqué dans les lettres que les affidavits étaient authentiques, et l’avocate auteure de l’avis juridique a traité de la validité d’affidavits comportant des erreurs et s’est opposée au contenu de la RDI. La SAR a estimé que les motifs précisés dans les lettres des avocats pour expliquer les erreurs étaient insuffisants, et elle a préféré la preuve contenue dans la RDI à l’avis juridique. En conséquence, elle n’a accordé que peu de poids aux affidavits.

[17]  Les demandeurs soutiennent que même si la SAR traite du poids à accorder aux affidavits, sa conclusion selon laquelle ils n’étaient pas authentiques repose néanmoins sur un raisonnement semblable à celui de la SPR. J’en conviens et, par conséquent, j’ai tenu compte de l’argument du demandeur selon lequel les erreurs d’écriture ne sont pas nécessairement déterminantes pour ce qui est d’établir l’authenticité d’un document (voir Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170 [Mohamud]). Cependant, après avoir examiné le raisonnement de la SAR, notamment le fait qu’il serait inhabituel que deux affidavits provenant de deux avocats différents comportent des erreurs analogues, je ne crois pas que sa conclusion soit déraisonnable eu égard aux faits de la présente affaire.

[18]  Par ailleurs, l’analyse de la SAR porte non seulement sur les inexactitudes contenues dans les affidavits, mais aussi sur les éléments de preuve dont fait état la RDI. S’agissant de cette analyse, j’ai examiné non seulement les observations écrites présentées par les parties avant l’audience et celles qu’elles ont présentées de vive voix à l’audience, mais aussi celles concernant la manière dont la Cour a examiné cette même RDI dans Gbemudu c Canada (Citoyenneté, Réfugiés et Immigration), 2018 CF 451 [Gbemudu], qu’a exposées l’avocat des demandeurs dans une lettre postérieure à l’audience et celles que le défendeur a fournies en réponse.

[19]  Selon les demandeurs, la RDI ne mentionne nulle part le cas de personnes ayant été punies ou exposées à des risques pour avoir souscrit un affidavit traitant de l’orientation sexuelle de quelqu’un d’autre. Ils ajoutent que les renseignements contenus dans la RDI sont conjecturaux, en ce qu’ils se rapportent à la question de savoir si les avocats sont habilités à recevoir des affidavits visant à authentifier l’orientation sexuelle d’une personne. Les demandeurs invoquent Gbemudu, au paragraphe 81, dans laquelle le juge Russell a formulé des observations en ce sens concernant la RDI en question.

[20]  À mon avis, les observations faites dans Gbemudu ne sont d’aucun secours aux demandeurs. Dans cette affaire, la Cour a jugé déraisonnable la décision de la SAR d’exclure un affidavit, en raison notamment de préoccupations quant à la crédibilité soulevées dans la RDI. Cependant, la Cour a souligné que l’auteur de l’affidavit n’avait pas déclaré avoir une connaissance personnelle de la sexualité du demandeur. À mon avis, le raisonnement de la Cour tient, en partie à tout le moins, à l’énoncé figurant dans la RDI selon lequel un avocat peut être puni s’il ne signale pas les atteintes à la loi nigériane interdisant les mariages entre personnes de même sexe dont il a connaissance, et au fait que l’auteur de l’affidavit n’avait pas précisé avoir une telle connaissance. Ce fait permet d’établir une distinction avec les circonstances de l’espèce, vu que les auteurs des affidavits font état de conversations qu’ils ont eues avec les demandeurs au sujet de la bisexualité du demandeur principal.

[21]  La question que la Cour doit trancher en l’espèce est celle de savoir s’il était raisonnable de la part de la SAR de s’appuyer sur la RDI. Je comprends que l’avocate au Nigéria s’oppose dans son avis juridique, produit par les demandeurs, à la conclusion de la RDI selon laquelle il serait étrange ou inhabituel de souscrire un affidavit concernant l’homosexualité de quelqu’un d’autre. La SAR a tenu compte des motifs d’opposition de l’avocate, et de son observation selon laquelle il est possible pour quiconque de déclarer n’importe quoi sous serment dans un affidavit. Selon la SAR, même si cela est vrai, la RDI ne met pas en cause cette possibilité, mais examine plutôt la probabilité que quelqu’un le fasse. En outre, bien que l’avocate évoque la confidentialité des communications entre un notaire et l’auteur d’un affidavit, la SAR fait remarquer que le document peut être communiqué à des tiers, de sorte que cette confidentialité ne diminue pas le risque auquel est exposé l’auteur de l’affidavit.

[22]  La SAR signale que la majorité des sources indiquent qu’il est peu probable qu’une personne déclare sous serment qu’une autre appartient à la communauté LGBT au Nigéria et, après avoir pondéré les éléments qui lui ont été présentés, elle conclut de même. Bien que l’avis juridique produit par les demandeurs contienne des conclusions différentes de celles de la RDI, la SAR en a manifestement tenu compte, et la Cour n’a aucune raison de conclure que son analyse de la RDI et l’importance qu’elle lui accorde dans sa décision sont déraisonnables.

[23]  Par ailleurs, bien qu’aucune des parties n’ait cité cette décision, je tiens à faire remarquer que Mohamud a été suivi dans Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, aux par. 17 à 30 [Oranye]. Dans cette affaire, la SAR a examiné des affidavits faisant état de la sexualité d’une demanderesse et ne leur a accordé que peu de poids, notamment en raison d’erreurs de grammaire et d’orthographe et parce que la preuve établissait qu’il est facile de se procurer des documents frauduleux au Nigéria. La Cour a conclu que la décision de la SAR était déraisonnable, parce que celle-ci s’était appuyée sur les erreurs typographiques et les fautes d’orthographe ou de grammaire et parce qu’elle s’était gardée de se prononcer sur l’authenticité des affidavits et qu’elle les avait plutôt abordés sous l’angle de l’importance qu’elle devait leur accorder, sans justifier pourquoi ces affidavits précis n’étaient pas authentiques.

[24]  Je souscris au raisonnement tenu dans Oranye selon lequel la SAR ne doit pas dissimuler ses conclusions quant à l’authenticité de documents derrière la valeur probante qu’elle leur accorde. Cependant, en l’espèce, j’estime qu’il ne s’agit pas d’un motif justifiant l’annulation de la décision. Comme je l’ai déjà souligné, j’ai trouvé raisonnables l’analyse de la SAR portant qu’il est inhabituel que deux affidavits provenant de deux avocats différents comportent des erreurs analogues, et le fait qu’elle s’est appuyée sur la RDI pour renforcer sa conclusion à l’égard des affidavits. De plus, comme je l’expliquerai plus loin lorsque j’examinerai sa décision de ne pas tenir d’audience, j’estime que la SAR a également conclu à raison que, compte tenu de la présence de préoccupations concernant la crédibilité autres que celles que soulevaient les affidavits, les éléments de preuve concernant les affidavits n’étaient pas essentiels à la prise de la décision relative à la demande d’asile.

(4)  Documents d’appui à la communauté LGBT

[25]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur parce qu’elle ne s’est pas livrée à une évaluation indépendante des éléments de preuve tirés des documents provenant d’organismes qui soutiennent la communauté LGBT au Canada. Je conviens avec le défendeur que cet argument ne permet pas d’affirmer que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle, étant donné que selon le mémoire des arguments qu’ils ont produit devant la SAR, les demandeurs n’ont pas contesté en appel les conclusions de la SPR à l’égard des documents en question (voir Abdulmaula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 14, aux par. 15 et 16 [Abdulmaula]).

B.  La SAR a‑t‑elle eu tort de ne pas tenir d’audience?

[26]  Comme je l’ai déjà mentionné, la SAR a admis en preuve de nouveaux éléments produits par les demandeurs lors de l’appel, après avoir conclu que les exigences énoncées au paragraphe 110(4) et dans la jurisprudence qui les concerne avaient été remplies. Elle a ensuite examiné si, compte tenu des nouveaux éléments qui étaient admis, elle devait tenir l’audience sollicitée par les demandeurs, suivant le paragraphe 110(6) de la LIPR. Le juge Roussel a expliqué dans Tchangoue c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 334 [Tchangoue], au par. 1, comment s’applique le paragraphe 110(6) :

11.  Le paragraphe 110(3) de la LIPR énonce la règle générale selon laquelle la SAR doit procéder sans tenir d’audience. Cependant, conformément au paragraphe 110(6) de la LIPR, la SAR peut tenir une audience lorsque de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés, et que ces éléments : a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause; b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile; c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

[27]  Voici l’analyse de la SAR sur cette question (au paragraphe 14 de sa décision) :

Le paragraphe 110(6) de la Loi établit les circonstances dans lesquelles la SAR peut tenir une audience. Il stipule que la SAR peut tenir une audience lorsque de nouveaux éléments de preuve soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité. Les éléments de preuve doivent aussi être essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile. En outre, il est exigé que les éléments de preuve justifient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas. Les appelants font valoir que la nouvelle preuve documentaire et la preuve documentaire tardive répondent aux critères prévus au paragraphe 110(6), mais ils ne précisent pas comment elles y répondent. En l’espèce, je n’estime pas que les éléments de preuve documentaire soulèvent une grave question de crédibilité puisque la crédibilité est déjà contestée. Par ailleurs, je n’estime pas que les nouveaux éléments de preuve et les éléments de preuve tardifs concernant les affidavits sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile; c’est l’effet cumulatif de diverses lacunes qui a donné lieu à cette décision. Enfin, les nouveaux éléments de preuve et les éléments de preuve tardifs ne suffisent pas à eux seuls pour justifier que la demande d’asile soit acceptée ou rejetée. Encore une fois, il y a plusieurs lacunes, pas seulement les affidavits, qui ont entraîné le rejet de la demande d’asile.

[28]  Les demandeurs observent que la SPR n’était pas convaincue de la bisexualité du demandeur principal, notamment à cause de préoccupations quant à la crédibilité découlant de la présentation d’affidavits non authentiques. C’est pourquoi ils font valoir que les affidavits étaient essentiels pour la prise de la décision relative à leur demande d’asile; que, vu que les nouveaux éléments de preuve appuyaient l’authenticité de ces affidavits, ceux-ci auraient pu justifier qu’il soit fait droit à la demande d’asile; et qu’une audience aurait dû être tenue.

[29]  Comme je l’ai déjà souligné, j’ai retenu l’argument des demandeurs selon lequel la décision de la SAR de donner peu de valeur aux affidavits est assimilable à une conclusion, semblable à celle tirée par la SPR, portant que les affidavits en question ne sont pas authentiques. Je souscris également à leur argument selon lequel les affidavits et, en conséquence, les nouveaux éléments de preuve les concernant, sont pertinents pour apprécier la crédibilité étant donné que les affidavits faisaient partie des éléments sur lesquels se fonde la SPR pour juger le demandeur principal non crédible. Cependant, l’analyse de la SAR relativement au paragraphe 110(6) ne donne pas à penser qu’elle a négligé ce point. Elle n’a pas conclu que les nouveaux éléments de preuve étaient dépourvus d’utilité dans l’appréciation de la crédibilité; elle a plutôt conclu qu’ils ne soulevaient pas une question importante à cet égard, étant donné que la crédibilité avait déjà été mise en doute devant la SPR. De plus, comme les réserves qu’elle avait quant à la crédibilité ne provenaient pas seulement des affidavits, elle a conclu que les nouveaux éléments de preuve liés aux affidavits n’étaient pas essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile et ne justifiaient pas que la demande d’asile soit accordée ou refusée.

[30]  Les demandeurs invoquent Tchangoue ‑ où la Cour a estimé que les nouveaux éléments de preuve produits en appel étaient essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile et qu’ils auraient justifié, à supposer qu’ils soient admis, que la demande d’asile soit accordée ou refusée ‑ et la décision rendue récemment par le juge Mosley dans Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147, dans laquelle la Cour a conclu que les nouveaux éléments de preuve se rattachaient fondamentalement à la crédibilité des demandeurs d’asile. Une distinction peut être établie entre ces décisions et la présente affaire, étant donné qu’en l’espèce la SAR s’est livrée à une analyse approfondie des dispositions du paragraphe 110(6) et qu’elle a conclu que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas essentiels à la prise de la décision relative à la demande d’asile. Je ne vois rien de déraisonnable dans son analyse ni dans sa décision qui en résulte de ne pas tenir d’audience.

C.  La SAR a‑t‑elle eu tort de ne pas se livrer à une évaluation indépendante du risque lié à la MGF?

[31]  Selon les demandeurs, la SAR a eu tort de ne pas se livrer à une évaluation indépendante des éléments de preuve dont elle disposait concernant le risque de MGF auquel étaient exposées les demanderesses. La SPR n’était pas convaincue que quelqu’un avait tenté de nuire à l’épouse du demandeur principal ou à leurs enfants, étant donné que le risque de préjudice ne reposait que sur la bisexualité du demandeur principal et que celle-ci n’avait pas été établie. La SAR a fait remarquer que les demandeurs n’avaient soulevé aucune question précise à l’égard des conclusions de la SPR concernant la MGF, mais après avoir examiné le dossier, elle n’a décelé aucune erreur. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs n’ont pas contesté les conclusions de la SPR quant au risque de MGF dans leur mémoire des arguments qu’ils ont produit devant la SAR, et qu’ils ne peuvent se fonder sur une telle contestation pour faire annuler la décision de la SAR (voir, également, Abdulmaula).

D.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation des risques, visés par l’article 97 de la LIPR, auxquels les demandeurs étaient exposés?

[32]  Enfin, les demandeurs affirment que la SAR était tenue d’évaluer les risques, visés par l’article 97 de la LIPR, auxquels était exposé le demandeur principal, peu importe qu’elle ait eu ou non des préoccupations quant à sa crédibilité. À leur avis, bien qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité puisse être concluante quant à une demande d’asile présentée sur le fondement de l’article 96 de la LIPR, elle ne l’est pas nécessairement dans le cas d’une demande d’asile présentée sur le fondement de l’article 97 (voir Odetoyinbo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 501, au par. 7). Selon les observations des demandeurs, le fait que le demandeur principal soit perçu comme un homme bisexuel l’exposerait à des risques à son retour au Nigéria, que cette perception soit juste ou non.

[33]  La SAR a examiné cet argument et estimé que même si une conclusion défavorable quant à la crédibilité n’est peut-être pas nécessairement concluante quant à une demande d’asile fondée sur l’article 97, elle l’était en l’espèce, étant donné que la relation alléguée du demandeur principal avec son ex-partenaire – qui n’a pas été établie ‑ était essentielle pour établir sa bisexualité et, par conséquent, pour démontrer qu’il serait exposé à un risque au Nigéria. Je ne vois aucune erreur dans ce raisonnement.

V.  Conclusion

[34]  J’estime qu’aucun des arguments avancés par les demandeurs ne me permet de conclure au caractère déraisonnable de la décision et, en conséquence, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

VI.  Question certifiée

[35]  Les demandeurs proposent que la question suivante soit certifiée aux fins d’un appel :

[traduction]

Existe-t-il un critère pour déterminer ce qui constitue une question importante en ce qui concerne la crédibilité lorsque les nouveaux éléments admis en preuve sont essentiels pour la prise de la décision, par la SPR, relative à la demande d’asile et qu’ils permettent de justifier que la demande d’asile soit accordée ou refusée, justifiant ainsi la tenue d’une audience?

[36]  Aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR, je dois examiner si la question proposée soulève une question grave de portée générale qui permettrait de régler le sort de l’appel. Le défendeur s’oppose à la certification de cette question, et fait observer que la décision de la SAR de tenir une audience est discrétionnaire (voir Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 584, au par. 34).

[37]  Pour savoir si la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a décidé de ne pas tenir d’audience, il faut se demander si la SAR a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable, compte tenu des éléments de preuve précis produits par les demandeurs en appel et de leur rôle par rapport à l’ensemble de la preuve. Vu que la conclusion de la SAR et l’issue du présent contrôle judiciaire reposent en grande partie sur les faits de la présente affaire, je ne puis conclure que la question proposée par les demandeurs est une question de portée générale qui permettrait de régler le sort de l’appel. La demande de certification est donc rejetée.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑97‑19

LA COUR ORDONNE : La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’octobre 2019.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑97‑19

INTITULÉ :

EMMANUEL OSEMUDIAME IKHELOA

MORONKEJI OLUBUKOLA IKHELOA

KELVIN EHINOMIE IKHELOA

EMMANUELLA OSOSE IFEOLUWA IKHELOA

c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 AOÛT 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE southcott

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 SEPTEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Dotun Davies

POUR Les demandeurs

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Topmarké Attorneys s.r.l.

Brampton (Ontario)

POUR Les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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