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Date : 20190909


Dossier : IMM‑389‑19

Référence : 2019 CF 1150

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

MOHAMAD KHADRA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Mohamad Khadra, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté son appel et confirmé, en vertu du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Les faits

[3]  Le demandeur, citoyen du Liban, est né le 10 octobre 1982. Il était marié à une résidente permanente du Canada, mais il a divorcé le 16 janvier 2014, avant que sa demande de parrainage ait été finalisée.

[4]  Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur affirme que son oncle paternel, Imad Khadra, [traduction« participe activement aux activités des ailes politique et militaire » du Hezbollah. L’oncle a exercé des pressions sur le demandeur et son ex-épouse pour qu’ils demeurent au Liban. L’oncle a également exercé des pressions sur le demandeur pour qu’il devienne membre du Hezbollah afin qu’il [traduction« fasse honneur à la famille et se batte en Syrie ». Le demandeur affirme que son oncle l’a agressé le 14 mars 2014, lorsqu’il a refusé de se joindre au Hezbollah. L’oncle lui a ensuite ordonné de participer à un camp d’entraînement militaire du Hezbollah, le menaçant de [traduction« graves conséquences » s’il ne le faisait pas.

[5]  Le demandeur a fui sa ville natale, Sour, pour aller se réfugier chez un ami, à Beyrouth. Lorsque le demandeur ne s’est pas présenté au camp d’entraînement militaire, l’oncle a dit au père du demandeur que le demandeur serait abattu pour traîtrise s’il refusait de se battre.

[6]  Le demandeur a quitté le Liban pour les États‑Unis en mai 2014. Il est arrivé au Canada en octobre 2016, date à laquelle il a présenté une demande d’asile.

[7]  Le demandeur prétend que des agents du Hezbollah se sont rendus à plusieurs reprises chez son ami à Beyrouth pour tenter de le trouver. Les agents ont menacé cet ami et l’oncle a menacé le père du demandeur en lui disant qu’il y aurait [traduction« des conséquences désastreuses pour toute [la famille du demandeur], si au moins l’un d’entre nous [c’est-à-dire le demandeur ou l’un de ses frères] ne revenait pas pour se battre ». En plus des représailles de son oncle, le demandeur craint d’être [traduction« ostracisé et incapable de travailler nulle part » s’il retourne au Liban.

A.  La décision de la Section de la protection des réfugiés

[8]  Dans sa décision du 12 décembre 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, concluant qu’il n’avait pas établi, à la lumière de la preuve documentaire objective, qu’il craignait avec raison d’être recruté de force par le Hezbollah. La SPR a conclu que les recruteurs du Hezbollah ne prendraient probablement pas le demandeur pour cible en raison de son âge, de son refus de devenir membre du Hezbollah et de son profil en tant [TRADUCTION] « qu’homme ayant fait des études secondaires qui a occupé divers postes au Liban et aux États‑Unis et qui a beaucoup voyagé ». La SPR a jugé que la preuve du demandeur au sujet de son oncle et du recrutement forcé par le Hezbollah ne l’emportait pas sur d’autres éléments de preuve selon lesquels le Hezbollah ne recrutait pas ses membres par la force.

[9]  À l’audience devant la SPR, le demandeur a déclaré que son oncle était un [traduction« membre haut placé du Hezbollah ». Lorsque la SPR lui a demandé des documents concernant l’influence potentielle de son oncle auprès du Hezbollah, le demandeur a répondu que [traduction« toute sa famille sait qu’il est membre du Hezbollah, mais nous ne pouvons pas, nous n’avons pas de documents écrits […] pour le prouver ». La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi que son oncle est un membre haut placé du Hezbollah et que les éléments de preuve ne permettaient pas de conclure que l’oncle pourrait retrouver la trace du demandeur à Beyrouth. La SPR a conclu que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Beyrouth.

B.  La décision de la Section d’appel des réfugiés

[10]  Dans sa décision du 15 octobre 2018, la SAR a relevé les deux questions déterminantes, soit la question de savoir si la SPR avait commis une erreur en évaluant si l’appelant avait raison de craindre le Hezbollah et son oncle, et la question de savoir si la SPR avait commis une erreur en concluant que le demandeur disposait d’une PRI à Beyrouth.

[11]  La SAR a accepté les conclusions de la SPR concernant les pratiques de recrutement du Hezbollah, en se référant au cartable national de documentation pour le Liban et aux articles que le demandeur a déposés en preuve. La SAR a conclu que « [l]a SPR avait raison de souligner que la plupart des sources mentionnent que le Hezbollah ne recrute pas des membres de force » et que « les arguments présentés par l’appelant selon lesquels il était une recrue intéressante pour le Hezbollah sont spéculatifs ». La SAR a jugé que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risquait d’être recruté de force par le Hezbollah.

[12]  La SAR a également reconnu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que son oncle est un membre haut placé du Hezbollah, et la SAR a souscrit à la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas démontré qu’il existait une preuve objective qu’il craignait avec raison son oncle et le Hezbollah.

[13]  La SAR a examiné les éléments de preuve concernant la PRI du demandeur à Beyrouth et a fait siens les motifs de la SPR. La SAR a jugé que le demandeur était à l’abri de son oncle à Beyrouth et qu’il était raisonnable que le demandeur s’y installe.

III.  Les questions en litige

[14]  La seule question à trancher consiste à savoir si la décision de la SAR était raisonnable. Le demandeur fait valoir que la SAR a commis les erreurs susceptibles de contrôle suivantes, sur des questions de fond :

  1. la SAR a commis une erreur dans son examen de la preuve au sujet des techniques de recrutement du Hezbollah et elle a donc tiré des conclusions déraisonnables en ce qui concerne le bien-fondé de la crainte du demandeur;

  2. la SAR a commis une erreur en confirmant l’exigence arbitraire imposée par la SPR selon laquelle le demandeur devait établir que son oncle était un membre haut placé du Hezbollah pour établir le bien-fondé de sa crainte;

  3. la SAR a commis une erreur en n’accordant pas au demandeur le bénéfice de la présomption de véracité concernant le rang de son oncle au sein du Hezbollah et en tirant une conclusion défavorable invalide en matière de crédibilité à cause de l’absence d’éléments de preuve corroborants à ce sujet;

  4. la SAR a commis une erreur de fait et de droit en concluant que Beyrouth constituerait une PRI viable pour le demandeur.

IV.  La norme de contrôle

[15]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Aux fins du contrôle judiciaire de la décision, la Cour doit établir si la décision est justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47.

V.  Analyse

A.  La crainte fondée du demandeur au sujet du recrutement forcé

[16]  À l’audience, la Cour a porté à l’attention des parties une décision rendue récemment par le juge John Norris dans l’affaire Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 [Zaiter], où certains des faits cités concordent en tous points avec ceux de l’espèce.

[17]  Dans l’affaire Zaiter, le demandeur était un Libanais (de la vallée de la Bekaa) qui craignait que le Hezbollah le recrute de force. Le demandeur a présenté des éléments de preuve concernant le recrutement forcé, comme un extrait du cartable national de documentation pour le Liban (réponse à la demande d’information du 29 octobre 2015), sur laquelle le demandeur s’appuie également en l’espèce. Voici l’extrait en question :

Dans une communication écrite envoyée à la Direction des recherches, un professeur d’histoire mondiale à l’École d’économie et de sciences politiques de Londres (London School of Economics and Political Science) dont les recherches portent sur le conflit armé au Moyen‑Orient a déclaré que des [traduction] « renseignements anecdotiques » laissent penser que le Hezbollah « a[vait] commencé à se livrer au recrutement forcé depuis qu’il particip[ait] plus activement au conflit en Syrie ». La même source a précisé que plusieurs chiites libanais [traduction] « se sent[ai]ent libanais et non syriens » et qu’ils hésitaient donc à se joindre au Hezbollah pour « se battre pour Asad ». Selon le professeur d’histoire mondiale, le recrutement forcé se produit surtout dans les régions rurales où le Hezbollah a une forte influence, comme le sud du Liban et la vallée de la Bekaa. La source a aussi déclaré avoir [traduction] « entendu parler de [la] disparition » de personnes qui avaient refusé de se joindre au Hezbollah, mais qu’à sa connaissance, dans aucun cas, les membres de la famille de ces personnes n’auraient été harcelés.
[Renvois omis.]

[18]  La SPR a rejeté la preuve de M. Zaiter, concluant qu’elle avait moins de valeur probante que la preuve selon laquelle le Hezbollah ne se livre pas au recrutement forcé. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le terme « anecdotiques » « [portait] à croire que le professeur qui a donné cette information ne considérait pas non plus que l’information était vérifiable ou fiable ». Le juge Norris n’était pas d’accord. Il a déclaré ce qui suit au paragraphe 16 de la décision Zaiter :

Les éléments de preuve anecdotiques peuvent s’avérer moins fiables en tant qu’indicateur de tendances ou de courants plus larges que les éléments de preuve obtenus par une étude systématique, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été vérifiés ni qu’ils sont intrinsèquement invérifiables. Le fait que le professeur ait décidé de transmettre l’information à la Direction des recherches de la CISR et qu’il ait fourni des précisions [...] portait à croire qu’il n’avait pas rejeté celle-ci comme étant invérifiable ou indigne de foi. Même s’il ne s’agissait que de cas isolés, ceux-ci corroboraient ce que le demandeur prétendait avoir vécu, y compris que le harcèlement avait commencé lorsqu’il résidait avec sa famille dans la vallée de la Bekaa.

[19]  Dans le même paragraphe, le juge Norris a également relevé des lacunes dans la preuve selon laquelle le Hezbollah ne se livrait pas au recrutement forcé :

De plus, bien que la Réponse à une demande d’information cite aussi les opinions d’autres professeurs voulant que le Hezbollah ne recrute pas ses membres de force, les preuves à l’appui de ces affirmations ne sont pas précisées. Nous ne savons pas si les affirmations découlent d’une étude systématique, de cas anecdotiques, ou de quoi que ce soit d’autre.

[20]  Le juge Norris a jugé qu’il était déraisonnable pour la SAR de privilégier la preuve documentaire objective montrant que le Hezbollah ne se livre pas au recrutement forcé, par rapport au témoignage du demandeur et à la preuve documentaire objective montrant que le Hezbollah se livre au recrutement forcé. Je reprends respectueusement son raisonnement.

[21]  En l’espèce, la SAR n’aborde aucunement la preuve documentaire objective du demandeur sur le recrutement forcé. Elle ne traite pas non plus des articles déposés par le demandeur, qui décrivent le recrutement forcé par le Hezbollah.

[22]  La SAR n’est pas tenue de faire référence à tous les éléments de preuve au dossier pour que sa décision soit raisonnable. Néanmoins, le fait que la SAR n’a pas mentionné un élément de preuve crucial peut rendre sa décision déraisonnable. L’obligation de la SAR de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés (voir Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF nº 1425 (CF 1re inst.), au par. 17).

[23]  Il n’est pas clair pourquoi la SAR a accordé une plus grande valeur probante à la preuve qui dit que le Hezbollah ne se livre pas au recrutement forcé, qu’au témoignage du demandeur et à d’autres éléments de preuve objectifs sur les tactiques de recrutement forcé du Hezbollah à l’époque où le demandeur a fui le Liban. Les motifs donnés ne me permettent pas de déterminer si la SAR a consulté l’ensemble de la preuve lorsqu’elle a tiré ses conclusions de fait ou si elle a négligé ou écarté les éléments de preuve contradictoires.

B.  Le bien-fondé de la crainte du demandeur à l’égard de son oncle

[24]  La SAR était d’accord avec la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que son oncle est un membre haut placé du Hezbollah. Il importe toutefois de mentionner noter que ni la SPR ni la SAR n’a tiré de conclusion défavorable en matière de crédibilité à l’endroit du demandeur.

[25]  À l’audience devant la SPR, le demandeur a déclaré que son oncle souhaitait que le demandeur ou l’un de ses frères rejoigne les rangs du Hezbollah et que, lorsque le demandeur ne s’est pas présenté à un camp d’entraînement, l’oncle a proféré des menaces à l’encontre de la famille et de l’ami du demandeur. Le demandeur a également parlé de l’affiliation politique et militaire de son oncle avec le Hezbollah. Il a déposé des déclarations sous serment de membres de sa famille qui attestent que l’oncle du demandeur fait partie du Hezbollah, qu’il est en colère et plein de ressentiment, qu’il a agressé le demandeur et qu’il a lancé des menaces à la famille du demandeur.

[26]  La SAR n’a pas établi que le témoignage du demandeur ou les déclarations de la famille du demandeur n’étaient pas crédibles. Elle s’est plutôt concentrée sur le rang de l’oncle au sein du Hezbollah. La SAR n’explique pas pourquoi elle n’a apparemment pas accordé de valeur probante aux connaissances personnelles du demandeur au sujet du rôle de son oncle dans le Hezbollah ou à l’explication du demandeur selon laquelle il ne pouvait pas produire de documents établissant le [traduction« rang » de son oncle au sein du Hezbollah.

[27]  Aucun passage des décisions des instances inférieures ne traite directement de la preuve du demandeur selon laquelle son oncle, quel que soit son rang, pourrait lui-même causer un préjudice au demandeur ou mobiliser le soutien d’autres membres du Hezbollah pour trouver et persécuter le demandeur. Cette preuve est au cœur des allégations du demandeur et elle n’aurait pas dû être écartée sans justification.

C.  La possibilité de refuge intérieur

[28]  La SAR disposait d’éléments de preuve selon lesquels le Hezbollah pose un risque pour toute la région du Liban. Le demandeur a également déclaré dans son témoignage, quoique par ouï-dire, que le Hezbollah avait réussi à le retrouver à Beyrouth après qu’il s’est caché. Dans les circonstances, il faudrait examiner de nouveau la question de savoir si le demandeur dispose d’une possibilité de refuge intérieur à Beyrouth en réévaluant le rôle et l’influence de son oncle au sein du Hezbollah.

VI.  Conclusion

[29]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[30]  Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑389‑19

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés du 15 octobre 2018 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑389‑19

 

INTITULÉ :

MOHAMAD KHADRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 août 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE

Le 9 septembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Allison Williams

 

Pour le demandeur

 

Kristina Dragaitis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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