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Date : 20190829


Dossier : T‑1380‑13

Référence : 2019 CF 1104

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 29 août 2019

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

WENGER SA, GROUP III INTERNATIONAL LTD. ET HOLIDAY GROUP INC.

demanderesses

et

TRAVELWAY GROUP INTERNATIONAL INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Les demanderesses ont interjeté appel de la décision de 2016 par laquelle Cour avait rejeté leur demande, et elles ont obtenu gain de cause (Group III International Ltd c Travelway Group International Ltd, 2017 CAF 215 [l’arrêt de la CAF]). La Cour d’appel fédérale a conclu que la défenderesse, Travelway Group International Ltd. (Travelway), avait contrefait les marques de commerce des demanderesses et avait fait passer ses marchandises pour celles des demanderesses. La Cour d’appel a accordé aux demanderesses un jugement déclarant que la défenderesse avait contrefait ses marques de commerce, elle a ordonné une injonction permanente interdisant à Travelway d’utiliser ses marques de commerce contrefaites et ordonné à Travelway de détruire ou de remettre tous les emballages, marchandises et étiquettes ainsi que tout le matériel publicitaire arborant les marques de commerce. Travelway confirme, au paragraphe 107 de ses observations écrites, qu’elle a mis fin à toutes les ventes dès la date de l’arrêt de la CAF.

[2]  La Cour d’appel fédérale a renvoyé à la Cour fédérale les questions suivantes : (1) Les enregistrements des marques de commerce contrefaites de Travelway doivent‑ils être biffés du registre des marques de commerce? (2) Les demanderesses peuvent‑elle obtenir le recouvrement de dommages‑intérêts et de profits? (3) Dans l’affirmative, quel est le montant qui doit être accordé et de quelle manière ce montant doit‑il être évalué?

II.  LES FAITS

[3]  Travelway a déposé, le 3 mars 2008, une demande d’enregistrement pour sa marque de commerce arborant un « S au centre d’un dessin en forme de croix » (la marque de Travelway en forme de croix) et, le 23 avril 2008, une autre pour sa marque de commerce arborant un « S au centre d’un dessin en forme de croix placé à l’intérieur d’un triangle » (la marque de Travelway en forme de triangle). Les deux demandes étaient fondées sur l’emploi projeté, en liaison avec des bagages, des sacs et d’autres marchandises de voyage, de deux marques arborant la lettre « S » placée au centre d’une croix. La marque visée par la demande déposée le 23 avril 2008 reprenait le même dessin à l’intérieur d’un triangle de couleur contrastante derrière la croix.

[4]  À ces dates, Wenger S.A., l’une des demanderesses, était la propriétaire de la marque de commerce déposée « SWISS GEAR & Dessin » (la marque SWISS GEAR), et elle avait déposé une demande d’enregistrement pour une autre marque de commerce, « WENGER & Dessin » (la marque WENGER). Les deux marques de commerce, employées en liaison avec des bagages, des sacs et d’autres marchandises de voyage, consistent essentiellement en un dessin en forme de croix auquel les mots « SWISS GEAR » ou « WENGER » sont ajoutés en dessous. Le 15 juin 2009, Wenger a déposé une demande d’enregistrement pour une autre marque de commerce consistant en un dessin en forme de croix (la marque de Wenger en forme de croix).

[5]  Le 14 mai 2009, les deux marques de commerce de Travelway ont été enregistrées. Le 26 janvier 2010 et le 10 janvier 2012, respectivement, la marque WENGER et la marque de Wenger en forme de croix ont été enregistrées.

[6]  Les demandes d’enregistrement déposées par Travelway n’ont pas fait l’objet d’une opposition. Selon la preuve au dossier, le mot [traduction] « croix » figurait dans les demandes; et les deux premiers éléments que le Bureau du registraire des marques de commerce a inscrits sur la liste des éléments figuratifs appartenant à la classification affichée dans l’historique des étapes relatives à chacune des demandes sont les suivants : « Croix contenant une inscription » ainsi que « Autres croix » ou « Croix grecque ou de St‑André » (compendium de la défenderesse, à la page 141 de l’onglet 4; à la page 171 de l’onglet 5).

[7]  En 2012, Travelway a commencé à utiliser une version modifiée de ses marques de commerce. Dans le premier cas, la lettre « S » était plus difficile à distinguer (le S plus effacé), et dans le second, la lettre « S » était complètement absente (le S omis).

[8]  Les demanderesses ont déposé leur demande de contrôle judiciaire dans la présente affaire le 14 août 2013. Elles alléguaient que l’enregistrement des deux marques de commerce de Travelway et leur emploi en liaison avec des bagages et des marchandises connexes (les marques de Travelway), ainsi que leurs variantes (le S plus effacé et le S omis), constituaient une contrefaçon de leurs marques de commerce et une commercialisation trompeuse. Au paragraphe 55 de leur avis de demande, les demanderesses affirmaient que les enregistrements des marques de Travelway étaient invalides et qu’ils devaient être radiés pour les raisons suivantes :

[TRADUCTION]

  • a) [Les marques de Travelway] n’étaient pas enregistrables à la date de l’enregistrement. À toutes les dates pertinentes, [les marques de Travelway] créaient et créent encore de la confusion avec les marques de Wenger – lesquelles étaient antérieurement employées ou révélées au Canada –, ou étaient susceptibles d’en créer.

  • b) [Les marques de Travelway] ne distinguent pas les marchandises ou les activités commerciales de Travelway de celles d’autres personnes. [Les marques de Travelway] ne distinguent pas véritablement les marchandises de Travelway de celles d’autres personnes, en particulier celles des demanderesses, ou ne sont pas adaptées à les distinguer ainsi.

  • c) Travelway n’était pas la personne ayant le droit d’obtenir l’enregistrement [des marques de Travelway] car, à la date du dépôt de la demande d’enregistrement, chacune des marques créait de la confusion avec les marques de Wenger – lesquelles étaient antérieurement employées, ou révélées, au Canada en liaison avec des marchandises similaires –, ou était susceptible d’en créer.

[9]  Au paragraphe 56 de leur demande, les demanderesses ajoutaient que [traduction] « l’enregistrement [des marques de Travelway] était invalide et nul ab initio parce que les demandes sous‑jacentes visaient à tromper le public ou à l’induire en erreur ».

[10]  Enfin, au paragraphe 69 de leur demande, les demanderesses affirmaient, d’une part, que la question de savoir si la défenderesse est responsable de la contrefaçon et celle de savoir si les demanderesses ont le droit d’obtenir un jugement déclaratoire et une injonction devaient être tranchées en premier, et d’autre part, que selon le jugement prononcé quant à la responsabilité, l’évaluation du montant des dommages‑intérêts ou des profits devait faire l’objet d’un renvoi.

III.  L’ARRÊT DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE

[11]  Le 6 novembre 2017, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel interjeté par les demanderesses. La Cour d’appel fédérale a examiné trois questions dans le cadre de l’appel, et elle a (1) conclu que la Cour fédérale avait eu tort de conclure qu’il n’existait aucune probabilité de confusion; (2) conclu que la Cour fédérale avait eu tort de conclure à l’absence de commercialisation trompeuse; et (3) accordé certaines mesures de réparation et renvoyé à la Cour fédérale les questions relatives à la radiation et aux dommages‑intérêts.

[12]  S’agissant de la première question, la Cour d’appel fédérale a conclu, en définitive, que « chacune des marques [de] Travelway crée de la confusion avec chacune des marques [de] Wenger » (arrêt de la CAF, au paragraphe 68).

[13]  La Cour d’appel fédérale a d’abord examiné si la marque de Travelway en forme de triangle créait de la confusion avec la marque de Wenger en forme de croix. Dans le cadre de son analyse, elle a estimé que le S plus effacé et le S omis ne constituaient pas des marques de commerce distinctes, mais qu’ils étaient plutôt de simples variantes de la marque de Travelway en forme de triangle susceptibles de créer de la confusion avec les marques de Wenger, et que, de ce fait, les marques déposées pouvaient également créer de la confusion. Elle a donc conclu à l’existence d’une très forte ressemblance et d’une forte probabilité de confusion entre la marque de Travelway en forme de triangle et la marque de Wenger en forme de croix.

[14]  La Cour d’appel fédérale s’est ensuite livrée à l’analyse de la confusion entre les marques en forme de croix de Travelway et de Wenger. Elle a conclu qu’il y avait une ressemblance entre les deux, et qu’il existait entre les deux une probabilité de confusion.

[15]  Enfin, après avoir fait un examen exhaustif la marque de Wenger en forme de croix, la Cour d’appel fédérale a examiné les deux autres marques de commerce de Wenger, soit la marque SWISS GEAR et la marque WENGER, et elle s’est là encore livré à une analyse de la confusion. Elle a conclu que les marques de Travelway créaient de la confusion avec chacune de ces deux marques de Wenger. La Cour d’appel fédérale n’a pas rendu de jugement déclarant que l’enregistrement des marques de Travelway était invalide.

[16]  S’agissant de la deuxième question, la Cour d’appel fédérale a conclu à l’existence d’une commercialisation trompeuse, pour les raisons suivantes : (1) les demanderesses se livrent à une entreprise établie qui réalise des ventes importantes et au développement de cette entreprise, de sorte qu’un achalandage est attaché aux marchandises associées aux marques de commerce de Wenger; (2) il y a eu fausse déclaration, vu l’existence d’une probabilité de confusion et le fait que Travelway a faussement affirmé que ses marchandises étaient d’origine suisse; et (3) un préjudice attribuable à la perte de ventes et de clients peut être inféré du fait que les parties sont directement en concurrence.

[17]  La Cour d’appel fédérale (1) a prononcé un jugement déclarant, conformément à l’alinéa 20(1)a) de la Loi sur les marques de commerce, LRC (1985), c T‑13 [la Loi], que Travelway avait contrefait les marques de Wenger; (2) a accordé une injonction permanente interdisant à Travelway d’employer ses marques en liaison avec les marchandises que spécifient les enregistrements des marques de Wenger; et (3) a ordonné à Travelway de remettre toutes les marchandises arborant les marques de Travelway qui sont spécifiées dans les enregistrements des marques de Wenger.

[18]  Enfin, la Cour d’appel fédérale a renvoyé les questions relatives à la radiation et aux dommages‑intérêts à la Cour fédérale.

[19]  S’agissant de la radiation, malgré les conclusions de fait qu’elle a tirées au terme de son analyse quant à l’existence d’une probabilité de confusion et d’une commercialisation trompeuse, la Cour d’appel fédérale a renvoyé à la Cour fédérale le soin de décider de l’opportunité de rendre une ordonnance fondée sur l’article 57 de la Loi en l’espèce et la responsabilité de justifier sa décision. Les paragraphes 95 et 96 de son arrêt l’indiquent clairement.

[20]  La Cour d’appel fédérale a également confirmé qu’en l’espèce, l’exercice du recours par voie de demande plutôt que par voie d’action ne doit pas faire obstacle à un renvoi, et qu’il appartient à la Cour fédérale de décider de la procédure qui convient le mieux.

IV.  RADIATION

A.  La thèse des demanderesses

[21]  Selon les demanderesses, les marques de Travelway devraient être radiées en application du paragraphe 57(1) de la Loi, parce que ses enregistrements sont invalides. Elles affirment que, selon la jurisprudence, si la validité d’un enregistrement constitue une défense absolue à une allégation de commercialisation trompeuse, le fait pour la Cour d’appel fédérale d’avoir conclu que Travelway s’était livrée à une commercialisation trompeuse signifie que les enregistrements de ses marques sont invalides. Les demanderesses invoquent trois motifs tirés du paragraphe 18(1) de la Loi pour affirmer que les enregistrements des marques de Travelway sont invalides, soit : (1) la non‑enregistrabilité, car la Cour d’appel fédérale a conclu que ces marques créent et ont toujours créé de la confusion avec la marque SWISS GEAR; (2) l’absence de caractère distinctif, car la Cour d’appel fédérale a conclu que ces marques étaient dénuées de caractère distinctif inhérent; et (3) l’absence de droit à l’enregistrement, car à la date du dépôt de la demande d’enregistrement pour ces marques : la marque SWISS GEAR était déjà une marque déposée, une demande d’enregistrement avait été déposée pour la marque WENGER, et la marque de Wenger en forme de croix avait été employée antérieurement.

B.  La thèse de Travelway

[22]  Travelway concède que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale fait en sorte que ses marques de commerce doivent être radiées, mais elle s’oppose à certains motifs de radiation. Premièrement, Travelway fait valoir que le motif de radiation fondé sur la non‑enregistrabilité, tel qu’il est formulé au paragraphe 55a) de la demande reproduit ci‑dessus, n’est pas justifié en droit, étant donné qu’il indique que ce sont les marques de Travelway qui créent de la confusion avec les marques de Wenger, alors qu’une seule des marques de Wenger était une marque déposée à la date pertinente. Deuxièmement, Travelway soutient que l’argument selon lequel les demandes d’enregistrement visaient délibérément à tromper le public ou à l’induire en erreur ne saurait être opposé aux marques déposées et qu’il devrait être rejeté. Travelway ne conteste pas les motifs de radiation fondés sur l’absence de caractère distinctif et sur l’absence de droit à l’enregistrement, étant donné qu’ils découlent directement de la conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle les marques de Travelway ressemblent aux marques de Wenger au point de créer de la confusion.

C.  Décision

[23]  Je tiens à souligner, à titre préliminaire, que je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que le fait pour la Cour d’appel fédérale d’avoir conclu à l’existence d’une commercialisation trompeuse signifie qu’elle a implicitement conclu que l’enregistrement des marques de Travelway était invalide, même si elle ne l’a pas indiqué explicitement dans ses conclusions. La jurisprudence indique en effet que « l’emploi d’une marque de commerce déposée constitue une défense absolue à l’encontre d’une action en commercialisation trompeuse » (Remo Imports Ltd. c Jaguar Cars Ltd., 2007 CAF 258 [Remo CAF], au paragraphe 111). Rien ne me porte à croire que la Cour d’appel fédérale avait l’intention de s’écarter de la jurisprudence.

[24]  Je suis d’accord avec les parties pour dire que les marques doivent être radiées, compte tenu de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale.

[25]  Comme les parties s’entendent sur deux des motifs, soit l’absence de caractère distinctif et l’absence du droit à l’enregistrement (les alinéas 18b) et 18d) de la Loi), et que ces motifs sont suffisants, je n’ai pas à trancher leur débat sur les autres motifs.

[26]  La Cour fédérale a compétence exclusive pour ordonner qu’une inscription dans le registre soit biffée si elle n’exprime ou ne définit pas exactement les droits existants de la personne apparaissant être le propriétaire inscrit de la marque de commerce (article 57 de la Loi). En conséquence, j’ordonne la radiation de ces marques de commerce.

V.  RÉPARATION PÉCUNIAIRE

A.  La thèse des demanderesses

[27]  Selon les demanderesses, comme la contrefaçon et la commercialisation trompeuse ont été prouvées, l’article 53.2 de la Loi leur donne droit à une indemnisation (Electric Chain Co of Canada Ltd c Art Metal Works Inc [1933] RCS 581, à la page 590; Dubiner c Cheerio Toys & Games Ltd (1966), 55 DLR (2d) 420, aux pages 431 à 433 (C. de l’É.); Hughes c Sheriff, [1950] OR 206 (HC)). Les demanderesses soutiennent, contrairement à ce qu’avance Travelway, que rien ne justifie de leur refuser toute forme d’indemnisation, et que des dommages‑intérêts symboliques ont été accordés que ce soit dans les affaires où la partie demanderesse n’a pu établir qu’elle avait subi des pertes ou dans les cas de commercialisation trompeuse de bonne foi.

[28]  Selon les demanderesses, le recouvrement de profits est une mesure de réparation discrétionnaire, objective et équitable, et elle constitue la réparation appropriée compte tenu des quatre facteurs suivants : (1) Travelway a manifestement et sciemment contrefait les marques de Wenger; (2) les demanderesses ont agi avec diligence et de manière raisonnable, et leur attitude a en tout temps été irréprochable; (3) on peut inférer des conclusions de la Cour d’appel fédérale relativement à la commercialisation trompeuse l’existence d’une véritable confusion, et la preuve démontre qu’il y a eu confusion; et (4) même si l’évaluation des sommes à recouvrer est un exercice complexe, on ne peut affirmer qu’il est démesuré par rapport aux montants en jeu.

[29]  Les demanderesses avancent que la période visée par l’indemnisation devrait commencer à la date de premier emploi des marques de Travelway, compte tenu des conclusions de la Cour d’appel fédérale selon lesquelles ces marques étaient semblables aux marques de Wenger dès le moment où les marchandises de Travelway sont entrées sur le marché en 2009. Les demanderesses écartent les deux affaires que Travelway invoque pour s’opposer à leur thèse, pour les raisons suivantes : (1) au paragraphe 16 de l’arrêt Veuve Clicquot Ponsardin c Boutique Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, le juge Binnie émet seulement une hypothèse; et (2) les faits de l’affaire Remo Imports Ltd c Jaguar Canada Ltd, 2006 CF 21 [Remo CF] sont très différents de ceux de l’espèce, puisque Travelway connaissait l’existence des marques de Wenger quand elle a présenté sa demande d’enregistrement. Subsidiairement, les demanderesses se réservent le droit de demander que la période visée par l’indemnisation commence soit à la date de premier emploi des variantes, soit à la date où Wenger a allégué pour la première fois, au moyen d’une mise en demeure, l’existence de la contrefaçon, soit à la date du dépôt de leur demande.

B.  La thèse de Travelway

[30]  Selon Travelway, la demande d’indemnisation devrait être rejetée parce que rien n’indique que les deux motifs d’invalidité qu’elle a admis rendent ses enregistrements nuls ab initio, et parce qu’elle a mis fin à toutes les ventes dès la date de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale.

[31]  En outre, Travelway soutient que le premier motif de radiation – la non‑enregistrabilité –, ne permet pas que l’indemnisation vise la période où l’enregistrement des marques de commerce étaient en vigueur, compte tenu des remarques formulées par le juge Binnie au paragraphe 16 de l’arrêt Veuve Clicquot de la Cour suprême.

[32]  Enfin, Travelway s’appuie sur l’arrêt Remo CAF pour affirmer que la diminution de la valeur et la tromperie du public ne constituent pas des motifs de radiation. Comme cela avait été le cas dans l’affaire Remo CAF, il est possible de se prévaloir de l’article 19 de la Loi lorsque l’enregistrement n’est pas nul ab initio. Selon Travelway, rares sont les cas où les tribunaux ont déclaré nuls ab initio des enregistrements de marques de commerce, et les circonstances précises dans lesquelles ils ont affirmé pouvoir le faire n’existent pas en l’espèce.

[33]  Travelway ajoute qu’elle devrait pouvoir se prévaloir de l’article 19 de la Loi en ce qui concerne les variantes de ses marques de commerce, étant donné que la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il s’agissait de variantes permises.

[34]  Si une indemnisation est accordée, Travelway s’oppose au fait que les demanderesses optent pour le recouvrement de profits au lieu du recouvrement de dommages‑intérêts. Elle soutient que le recouvrement de profits est un recours en equity qui dépend du pouvoir discrétionnaire de la Cour, que les demanderesses ont attendu cinq ans avant de prendre des mesures pour protéger les marques de Wenger, que Travelway a agi convenablement, et qu’il serait extrêmement complexe de distinguer la part des profits à recouvrer de celle que Travelway a légitimement réalisée.

C.  Décision

[35]  Travelway soutient, au paragraphe 107 de ses observations écrites, qu’elle a [traduction] « mis fin à toutes les ventes dès la date de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale ». Les demanderesses l’ont confirmé indirectement, au paragraphe 65 de leurs observations écrites, où elles ont précisé ce qui suit : [traduction] « La contrefaçon de la marque de commerce et la commercialisation trompeuse auxquelles s’est livrée Travelway ont duré plusieurs années, de 2009 jusqu’à ce que la Cour d’appel délivre une injonction vers la fin de 2017 ».

[36]  Depuis le prononcé de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, aucun préjudice n’est survenu et aucun profit n’a été réalisé, et il n’y en aura aucun non plus après la présente décision emportant la radiation des marques de commerce. Par conséquent, la véritable question qui se pose est celle de savoir si des mesures de réparation peuvent être accordées pour le passé.

[37]  Comme Travelway l’a précisé à l’audience, jamais des dommages n’ont été accordés pour le passé dans une décision emportant la radiation d’une marque de commerce. Les arrêts Remo CAF et Veuve Clicquot appuient son argument.

[38]  Dans la décision Remo CF, la Cour fédérale a radié les marques de commerce de Remo, mais a refusé d’accorder des dommages pour le passé. Selon la Cour, « aucune [des parties] ne devrait être obligée de rendre des comptes à l’autre pour le passé, ni subir de conséquences financières sur la base de ce passé » (Remo CF, au paragraphe 7). Elle est arrivée à cette conclusion en se fondant sur le fait que « les deux parties prétendent l’une et l’autre que son propre échelon de direction ne connaissait pas l’existence de l’autre lors de l’introduction de l’action » (Remo CF, au paragraphe 5).

[39]  En appel, la Cour d’appel fédérale a convenu qu’il n’y avait pas lieu d’accorder des dommages‑intérêts pour le passé, mais elle en est arrivée [traduction] « à la même conclusion pour des motifs différents » (Remo CAF, au paragraphe 127). La Cour d’appel fédérale a plutôt souligné que Remo « détenait un enregistrement valide jusqu’à ce que celui‑ci soit invalidé et radié par le juge en 2006 », et elle était d’avis que Remo avait le droit de se prévaloir de l’article 19 de la Loi (Remo CAF, au paragraphe 110). En outre, la Cour d’appel fédérale n’a pas retenu l’observation selon laquelle l’enregistrement de la marque de commerce de Remo était nul ab initio, puisque Remo n’avait fait aucune fausse déclaration et n’avait pas agi de mauvaise foi au moment de l’enregistrement.

[40]  De même, conformément à l’arrêt Remo CAF, Travelway a le droit en l’espèce de se prévaloir de l’article 19 de la Loi, lequel dispose : « [L]’enregistrement d’une marque de commerce à l’égard de produits ou services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au propriétaire le droit exclusif à l’emploi de celle‑ci, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces produits ou services. » Comme aucun acte de mauvaise foi n’a été établi en l’espèce, rien ne justifie de ne pas suivre l’arrêt Remo.

[41]  Au paragraphe 16 de l’arrêt Veuve Clicquot, le juge Binnie a indiqué ce qui suit : « Si l’appelante avait gain de cause et obtenait la radiation de l’inscription, les intimées pourraient assurément plaider qu’elles ne devraient pas être tenues de verser une indemnité pour la période pendant laquelle leurs propres inscriptions étaient en vigueur. » Comme l’appelante n’a pas eu gain de cause dans cette affaire, ses remarques sont donc de nature incidente. Cependant, bien que les remarques incidentes ne soient normalement pas contraignantes, les juridictions inférieures sont tenues de s’y conformer si la Cour suprême du Canada en est l’auteure (Sellars c R, [1980] 1 RCS 527).

[42]  Les décisions sur lesquelles les demanderesses s’appuient pour affirmer que la contrefaçon de marques de commerce devrait donner lieu à indemnisation se distinguent de la présente espèce, vu qu’aucune ne visait des marques de commerce déposées. Les demanderesses l’ont d’ailleurs confirmé, mais elles affirment que le principe s’applique même dans les cas où les marques de commerce sont déposées.

[43]  Vu la protection que confère l’article 19 de la Loi, les motifs de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Remo CAF, les remarques incidentes de la Cour suprême dans l’arrêt Veuve Clicquot et l’absence de circonstances qui permettent de déclarer les enregistrements nuls ab initio, la Cour rejette la thèse des demanderesses.

[44]  Enfin, même si j’avais examiné les autres motifs de radiation contestés, ma décision sur le droit à une réparation pécuniaire serait la même.

[45]  Si je fais erreur et si les demanderesses ont droit à une indemnisation pour le passé, j’estime qu’elle devrait être fondée sur le recouvrement des profits réalisés par Travelway, conformément à ce que demandent les demanderesses, et non sur le recouvrement de dommages‑intérêts. Travelway a eu un comportement fautif et a ainsi réalisé des profits qui devraient revenir aux demanderesses.

[46]  Le critère qui permet de décider de l’opportunité de sanctionner une conduite répréhensible en ordonnant le recouvrement des profits est multifactoriel. Le critère a été énoncé dans la décision Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Limitée, 2015 CF 364 [Philip Morris CF] et confirmé en appel dans l’arrêt Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Limited, 2016 CAF 55 [Philip Morris CAF]. La liste des facteurs n’est pas exhaustive, et aucun n’est, en soi, véritablement déterminant. Cependant, la partie qui cherche à obtenir le recouvrement de profits « n’[a] pas un droit à la restitution des bénéfices, mais [elle] ne devrait pas se voir refuser cette possibilité en l’absence d’un motif convaincant », et le « pouvoir discrétionnaire [d’un juge] d’accorder une réparation en equity n’est pas illimité » (Philip Morris CAF, au paragraphe 8).

[47]  Figurent parmi les facteurs pertinents en l’espèce : la conduite des demanderesses, la conduite de Travelway, la complexité d’évaluer les sommes à recouvrer et la présence ou l’absence d’une véritable confusion. Aucun des facteurs susmentionnés n’interdit aux demanderesses d’opter pour le recouvrement de profits. Il n’y a donc aucun motif impérieux de rejeter le choix des demanderesses.

VI.  RENVOI

A.  La thèse des demanderesses

[48]  Selon les demanderesses, un renvoi sur la question des dommages‑intérêts, conformément à l’article 153 des Règles de la Cour fédérale, DORS/98‑106 [les Règles] est opportun en l’espèce pour évaluer les profits de Travelway, tout comme cela avait été le cas dans l’arrêt MacKay c Scott Packing & Warehousing Co (Can), (1998), 226 NR 130 (CA). Les demanderesses soutiennent que le renvoi obéit aux principes d’économie judiciaire et que le juge d’instruction devrait être le juge responsable de la gestion de l’instance. Un renvoi permettrait aux parties de présenter, relativement aux profits de Travelway, des éléments de preuve qui n’ont pas été produits au dossier de la demande initiale ni exposés dans les affidavits déposés.

B.  La thèse de Travelway

[49]  Sur la question du renvoi, Travelway fait valoir que les demanderesses ne se sont pas pliées aux exigences des articles 107 et 153 des Règles, selon lesquelles l’instruction distincte de questions en litige et un renvoi doivent être sollicités par voie de requête. Travelway soutient qu’une telle requête doit être déposée aussitôt que possible dans l’instance et qu’il incombe à la partie demanderesse de la justifier. En outre, Travelway soutient qu’une indemnité accordée en fonction du dossier tel que constitué en première instance constituerait une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

C.  Décision

[50]  Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, j’estime que, compte tenu de l’article 19 de la Loi et de la jurisprudence, les demanderesses n’ont pas droit à une indemnisation pour le passé. Cependant, si je fais erreur et si une indemnisation est accordée aux demanderesses, je dois tout de même décider si un renvoi est approprié.

[51]  Les demanderesses sollicitent, au paragraphe 69 de leur avis de demande, un renvoi pour régler la question du montant des dommages‑intérêts ou des profits, si un tel montant doit être fixé. La Cour d’appel fédérale a par ailleurs confirmé, dans ses motifs, que les parties à une demande peuvent solliciter un renvoi (arrêt de la CAF, au paragraphe 98).

[52]  Si les demanderesses ont le droit de recouvrer les profits de Travelway, j’estime que le montant doit être fixé par renvoi, étant donné qu’il faudra des éléments de preuve supplémentaires pour l’évaluer. Comme les demanderesses le soutiennent, le renvoi constitue la meilleure façon pour les parties de présenter de nouveaux éléments de preuve qui ne figurent pas au dossier.

VII.  DÉPENS

[53]  Les demanderesses sollicitent les dépens afférents à la présente audience et au renvoi. Elles demandent à la Cour d’en fixer le montant au terme du renvoi, et d’y inclure les dépens afférents à la demande. Travelway est d’accord avec les demanderesses pour dire que la question des dépens devrait être tranchée uniquement après que la Cour aura rendu sa décision au terme de la présente audience, ou à l’issue de tout renvoi dont la Cour pourrait être saisie.

[54]  Comme j’en suis arrivée à la conclusion que les présentes circonstances ne donnent pas lieu à indemnisation et qu’en conséquence, aucun renvoi n’est nécessaire, j’adjugerai sans délai les dépens afférents à la présente audience.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. Les inscriptions nos LMC740,206 et LMC740,200 sont biffées du registre des marques de commerce.

  2. Aucun recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits n’est accordé aux demanderesses.

  3. Les dépens sont adjugés aux demanderesses.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour d’octobre 2019.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1380‑13

INTITULÉ :

WENGER SA, GROUP III INTERNATIONAL LTD. AND HOLIDAY GROUP INC. c TRAVELWAY GROUP INTERNATIONAL INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 AVRIL 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST‑LOUIS

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 29 août 2019

COMPARUTIONS :

Brendon Van Niejenhuis

Andrea Gonsalves

pour les demanderesses

Bob H. Sotiriadis

pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stockwoods LLP

Toronto (Ontario)

pour les demanderesses

Robic, S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

pour la défenderesse

 

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