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Date : 20190829


Dossier : IMM-6116-18

Référence : 2019 CF 1110

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

MANAL SAIDOUN

BASSEL KAROUT

RANI MOUNIR KAROUT

RENIA SIHAM KAROUT

ADAM KAROUT

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] de rejeter les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire présentées par les demandeurs au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II.  Question préliminaire

[2]  Le nom d’un des demandeurs dans l’intitulé de la cause diffère de celui apparaissant dans la documentation qui a été soumise. En effet, le nom Reina Siham Karout apparaît dans l’intitulé, alors qu’on peut lire Renia Siham Karout dans les documents des demandeurs. À l’audience, la Cour a demandé aux demandeurs d’indiquer, après la tenue de celle-ci, s’ils souhaitaient que l’intitulé soit modifié; puisqu’ils ne l’ont pas fait, aucune modification n’y sera apportée.

III.  Les faits

[3]  Les demandeurs forment une famille de cinq et sont tous citoyens du Liban. Manal Saidoun est la demanderesse principale, les autres demandeurs étant son mari, Bassel Karout, et leurs trois enfants, Adam Karout, âgé de 6 ans, puis Rani Mounir Karout et Reina Siham Karout, des sœurs jumelles âgées de 11 ans. En janvier 2016, ils sont venus au Canada et ont présenté des demandes d’asile, alléguant qu’ils avaient fui le Liban parce qu’ils craignaient pour leur sécurité.

[4]  Mme Saidoun travaillait dans une banque au Liban, où elle s’occupait de transactions avec les clients les plus importants. En août 2015, une femme prénommée Lina a communiqué avec Mme Saidoun pour lui demander de l’aider à mettre sur pied une entreprise au Liban.

[5]  Peu après leur première rencontre, les deux femmes se sont rencontrées de nouveau et Lina a offert de l’argent à Mme Saidoun en échange de renseignements personnels et financiers sur les clients de la banque les plus fortunés.

[6]  Selon ce qu’allègue Mme Saidoun, Lina aurait menacé de s’en prendre à elle et à sa famille si elle ne répondait pas à ses demandes; elle lui aurait aussi conseillé de ne pas faire appel à la police.

[7]  Mme Saidoun allègue que, le 19 août 2015, un homme au visage couvert l’a suivie dans un stationnement souterrain et l’a battue. L’homme aurait lui aussi menacé de faire du mal à ses enfants si elle ne répondait pas aux demandes de Lina. Craignant pour la sécurité de sa famille, Mme Saidoun n’a pas fait appel à la police; elle a cependant reçu des soins médicaux pour ses blessures.

[8]  Dans sa déclaration solennelle, Mme Saidoun a affirmé croire, sans toutefois en être certaine, que Lina et l’agresseur étaient liés au Hezbollah. Cette information n’avait pas été mentionnée initialement dans le formulaire intitulé Fondement de la demande.

[9]  Après l’incident, Mme Saidoun a continué de recevoir des appels menaçants. Elle a fini par démissionner de son emploi, retirer les enfants de l’école et se cacher avec sa famille chez un ami jusqu’en décembre 2015, moment où les demandeurs ont obtenu leurs visas d’entrée au Canada. La famille a présenté les demandes d’asile à son arrivée au Canada.

[10]  Mme Saidoun a déposé en preuve le rapport daté du 2 septembre 2015 dans lequel un psychiatre au Liban diagnostiquait qu’elle souffrait d’un trouble de stress post‑traumatique [TSPT] et de crises de panique graves après l’incident.

[11]  Selon un autre rapport psychiatrique, celui de Dre Parul Agarwal à Toronto, daté du 6 octobre 2017, Mme Saidoun s’est rétablie en partie lorsqu’elle s’est réfugiée au Canada avec sa famille pour demander l’asile, mais elle souffre maintenant d’une rechute psychotraumatique en raison du rejet des demandes d’asile et de sa peur de retourner au Liban.

[12]  L’audience sur les demandes d’asile a eu lieu le 10 avril 2017. Le tribunal a conclu que Mme Saidoun et sa famille n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, puis il a rejeté leurs demandes d’asile. Plus précisément, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a jugé qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir que la demanderesse principale ou les membres de sa famille étaient ciblés comme ils l’alléguaient. La SPR est arrivée à la conclusion que Mme Saidoun avait probablement été victime d’un acte de violence commis sans raison particulière, malheureusement. Le facteur déterminant à l’audience était celui de la crédibilité. Cependant, il faut tenir pour acquis que la SPR a admis les éléments suivants :

  • l’agression subie par Mme Saidoun;

  • le rapport du premier psychiatre;

  • le diagnostic de TSPT établi par le deuxième psychiatre ainsi que les recommandations formulées pour éviter l’aggravation des symptômes.

[13]  Les demandeurs ont porté la décision de la SPR en appel devant la Section d’appel des réfugiés, qui a cependant rejeté l’appel pour défaut de mise en état.

[14]  Les demandeurs ont ensuite présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le 28 novembre 2018, un agent d’immigration a rejeté leur demande, estimant que la santé mentale de Mme Saidoun ainsi que l’intérêt supérieur des enfants ne justifiaient pas de l’accueillir.

IV.  Les questions en litige

[15]  Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  1. L’évaluation de l’état de santé mentale de Mme Saidoun par l’agent d’immigration était-elle déraisonnable?

  2. Subsidiairement, l’évaluation déraisonnable de l’état de santé mentale de Mme Saidoun a‑t‑elle rendu l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants déraisonnable elle aussi?

V.  La norme de contrôle applicable

[16]  La norme de contrôle applicable aux décisions d’accorder ou non une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, par. 44).

VI.  Analyse

(1)  L’évaluation de l’état de santé mentale de Mme Saidoun par l’agent d’immigration était-elle déraisonnable?

[17]  Lorsqu’un décideur examine une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il doit tenir compte des difficultés auxquelles l’étranger fait face (LIPR, par. 25(1.3)).

[18]  Dans la décision Sutherland, le juge Gascon a mentionné que l’agent d’immigration est tenu d’examiner les effets indésirables du renvoi sur l’état de santé mentale du demandeur ainsi que sur ses enfants, puisqu’il s’agit d’une « composante évidente de toute analyse des difficultés dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire » (Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1212, par. 16).

[19]  Lorsque la preuve indique que le retour dans le pays de renvoi emporte des difficultés inhérentes, l’agent doit examiner les effets du renvoi en tant que tel, et non pas fonder sa décision uniquement sur l’existence de possibilités d’obtenir des soins après renvoi (Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582, par. 57). Il est bien établi, dans la jurisprudence faisant autorité, que l’omission du décideur de tenir compte des effets du renvoi sur la santé mentale du demandeur d’asile rend sa décision déraisonnable :

Lorsque des rapports psychologiques sont disponibles, indiquant que la santé mentale des demandeurs s’aggraverait s’ils devaient être renvoyés du Canada, un agent doit analyser les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés s’ils retournaient dans leur pays d’origine. Un agent ne peut pas limiter l’analyse à la question de savoir si des soins de santé mentale sont offerts dans le pays de renvoi.

(Sutherland, précité, par. 17, citant Kanthasamy, précité, par. 48; Ashraf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1160, par. 5, et Davis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 97, par. 19.)

[20]  En l’espèce, la Dre Agarwal avait bel et bien indiqué dans son rapport que le traitement de Mme Saidoun ne serait efficace que dans des circonstances où elle se sentirait en sécurité à long terme, non seulement pour sa personne, mais aussi pour son mari et leurs enfants. La Dre Agarwal y mentionnait en outre qu’une personne ne peut guérir complètement avant d’avoir l’assurance que l’événement traumatisant ne se reproduira plus.

[21]  L’agent d’immigration n’a pas tenu compte des effets que pourrait avoir le renvoi sur la santé mentale de Mme Saidoun, puisque son analyse s’est limitée aux soins qu’elle pourrait obtenir au Liban. Selon la jurisprudence faisant autorité en la matière, cela rend sa décision déraisonnable (Cardona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1345, par. 26-28 [Cardona]).

[22]  Dans sa décision, l’agent a indiqué que le diagnostic de la Dre Agarwal était fondé en partie sur une allégation de risque qui avait été jugée non crédible. Par ailleurs, il a affirmé avoir accordé un certain poids au diagnostic de TSPT ainsi qu’aux conséquences du retour au Liban. Or, il n’a pas réellement expliqué et examiné quelles seraient ces conséquences, puisque sa décision indiquait seulement que l’état de santé mentale de Mme Saidoun ne justifiait pas une dispense des critères et obligations applicables à l’octroi d’un visa, vu le soutien familial et les soins qu’elle pouvait obtenir au Liban.

[23]  Compte tenu de la jurisprudence susmentionnée, puisque le décideur avait admis le diagnostic médical de TSPT et la preuve indiquant que la demanderesse subirait de nouveau un traumatisme si elle retournait au Liban, il ne pouvait rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en s’appuyant uniquement sur l’existence de liens familiaux et de soins offerts dans des établissements de santé locaux au Liban.

[24]  À titre d’exemple, si un décideur admet des éléments de preuve indiquant qu’une personne sera victime d’une agression grave si elle retourne dans son pays, il ne peut affirmer que cette personne pourrait être renvoyée en toute sécurité puisque des policiers et des ambulanciers pourraient répondre à l’agression; un tel raisonnement ne serait ni justifié, ni cohérent, ni intelligible. En toute logique, puisqu’il s’agit dans cet exemple d’un cas de violence physique, la possibilité pour la personne d’obtenir du soutien et des soins en général ne fait pas le poids au regard du préjudice réel qu’elle subirait et qui l’obligerait à obtenir des soins médicaux. Dans le cas qui nous occupe, en raisonnant de façon similaire à l’égard de la santé mentale de la demanderesse, l’agent semble avoir minimisé l’importance du diagnostic et du traumatisme qu’elle subirait de nouveau à son retour au Liban, et ce, malgré le fait que la psychiatre avait souligné la détresse de la demanderesse, lorsqu’interrogée au sujet de sa crainte de retourner au Liban.

[25]  L’agent n’a pas examiné adéquatement le risque inhérent que la demanderesse subisse de nouveau un traumatisme du fait de retourner au Liban, puisque ses conclusions concernant le soutien familial et la possibilité d’obtenir des soins au Liban vont à l’encontre de la conclusion (non contestée) du psychiatre selon laquelle la demanderesse éprouverait de la souffrance si elle retournait dans un environnement qui n’est pas sûr et sécuritaire. Car les facteurs tels que les cauchemars, la crainte de quitter le domicile et les troubles de mémoire et d’attention (mentionnés dans le rapport médical et exposés de manière convaincante à l’audience par le conseil de la demanderesse) ont une incidence non seulement sur la santé mentale de la demanderesse, mais aussi en ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, ce qui rend les considérations de santé mentale d’autant plus importantes pour la prise de décision.

[26]  Il convient de rappeler que la SPR a admis les éléments suivants :

  • l’agression de Mme Saidoun;

  • l’expertise du premier psychiatrique;

  • le diagnostic établi par le deuxième psychiatre à la suite du TSPT et les recommandations formulées pour éviter l’aggravation des symptômes.

[27]  Vu de qui précède, je suis d’avis que la décision de l’agent en l’espèce est déraisonnable compte tenu de la règle générale selon laquelle l’analyse d’un agent d’immigration ne doit pas se limiter aux soins qui sont offerts dans le pays d’origine, puisqu’il est tenu d’examiner la probabilité que l’état de santé mentale de la personne visée se détériore en raison du renvoi, ce qui en l’espèce se traduirait par une rechute psychotraumatique.

(2)  Subsidiairement, l’évaluation déraisonnable de l’état de santé mentale de Mme Saidoun a-t-elle rendu l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants déraisonnable?

[28]  Quant à elle, la règle générale concernant l’intérêt supérieur de l’enfant exige que l’agent d’immigration soit « réceptif, attentif et sensible » à l’égard des intérêts de l’enfant (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125).

[29]  Dans la décision Shin c Canada (Citoyenneté et Immigration), le juge Southcott a déclaré que le défaut de l’agent d’immigration d’examiner les conséquences que pouvait entraîner la détérioration de la santé mentale des parents à l’égard des enfants signifiait qu’il n’avait pas été attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant; cette omission rendait la décision de l’agent déraisonnable (Shin, 2018 CF 1274). Dans la décision Cardona, au par. 33, je me suis prononcée moi aussi sur l’incidence que pouvait avoir la détérioration de l’état de santé mentale de la mère sur sa jeune fille advenant leur renvoi en Colombie.

[30]  En l’espèce, l’agent ne s’est pas penché sur la question de savoir si l’état de santé mentale de Mme Saidoun se détériorerait advenant un renvoi, pas plus qu’il n’a examiné les conséquences qui pourraient en résulter pour les enfants.

[31]  L’agent a simplement déclaré que les enfants bénéficieraient du soutien de leur famille; il n’a pas analysé concrètement l’intérêt supérieur de ces derniers, compte tenu des troubles de santé mentale de leur mère. Au regard de la décision Shin, cela rend sa décision déraisonnable.

[32]  Bien que le défendeur soutienne que l’intérêt supérieur des enfants ne constitue pas un facteur prépondérant, il n’en demeure pas moins que l’incidence défavorable du renvoi sur l’état de santé mentale de Mme Saidoun aurait certainement des répercussions sur ses enfants, répercussions auxquelles il convient d’accorder davantage de poids que ne leur a accordé l’agent en l’espèce.

VII.  Conclusion

[33]  La Cour fédérale a récemment rejeté plusieurs demandes de contrôle judiciaire visant des décisions à l’égard de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire; dans la plupart des cas, les demandeurs alléguaient qu’ils subiraient de nouveau un traumatisme s’ils étaient renvoyés, tandis que les agents d’immigration et la Cour fédérale n’avaient pas cru leurs prétentions concernant le TSPT et le risque de subir un traumatisme de nouveau advenant leur renvoi. La différence en l’espèce est que l’agent a affirmé ceci : [traduction] « J’admets l’expertise de la Dre Agarwal ainsi que son diagnostic et ses recommandations. »

[34]  La décision de l’agent est déraisonnable en raison de son omission d’examiner à fond l’incidence du renvoi sur la santé mentale de Mme Saidoun, malgré le rapport psychiatrique qui avait été admis et les éléments que la SPR avait jugé crédibles. L’agent a aussi omis de prendre en compte le risque de détérioration de l’état de santé mentale de Mme Saidoun dans le cadre de l’examen de l’intérêt supérieur des enfants en ce qui a trait à ses capacités et ses responsabilités en tant que parent. Pour ces motifs, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un autre agent.

[35]  Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de la certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6116-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueille et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de septembre 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6116-18

INTITULÉ :

MANAL SAIDOUN, BASSEL KAROUT, RANI MOUNIR KAROUT, REINA SIHAM KAROUT, ADAM KAROUT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

tORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 août 2019

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

La juge MCVEIGH

DATE DES MOTIFS :

Le 29 août 2019

COMPARUTIONS :

Ashley Fisch

POUR LEs DEMANDEURs

Prathima Prashad

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ashley Fisch

POUR LEs DEMANDEURs

Prathima Prashad

Ministère de la Justice

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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