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Date : 20190829


Dossier : T-1323-18

Référence : 2019 CF 1108

Ottawa (Ontario), le 29 août 2019

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LÉOPOLD CAMILLE YODJEU NTEMDE MARLYSE MBAKOP

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, le Procureur général du Canada (PGC), demande que les défendeurs, Léopold Camille Yodjeu Ntemde et Marlyse Mbakop, soient déclarés plaideurs quérulents, conformément à l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. Le PGC désire qu’il soit interdit aux défendeurs d'introduire de nouvelles demande en justice devant cette Cour à moins d'obtenir l'autorisation préalable du juge en chef.

[2]  Une requête semblable a été déposée simultanément devant la Cour d’appel fédérale.

I.  Le contexte

[3]  Pour établir le contexte de ce jugement, je reprends les faits tels que résumés par le demandeur dans son mémoire, ce dernier étant contenu dans un dossier volumineux de plus de 1 800 pages.

[4]  À partir du mois de juillet 2014 et jusqu’à la date de dépôt de la présente requête, M. Yodjeu, seul ou avec Mme Mbakop, a déposé trois (3) litiges devant cette Cour contre, selon le dossier, le PGC, Sa Majesté la Reine ou Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) ainsi que dix (10) appels devant la Cour d’appel fédérale dont huit (8) étant à l’encontre d’ordonnances interlocutoires. 

[5]  Essentiellement, les reproches des défendeurs envers les autorités canadiennes découlent du fait que la demande de parrainage de M. Yodjeu au bénéfice des demandes de résidence permanente (DRP) de sa conjointe, Mme Mbakop, et de leur fille, ainsi que les DRP elles-mêmes, aient initialement été refusées par CIC.

[6]  M. Yodjeu et Mme Mbakop s’estiment lésés et ont entamé plusieurs recours devant cette Cour et d’autres tribunaux, notamment la Cour d’appel fédérale, la Cour du Québec, la Commission des droits de la personne, le Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada, et le Conseil canadien de la magistrature, pour obtenir ce qu’ils considèrent être leur juste dû dans les circonstances.

[7]  Au moment du dépôt de la présente demande, dans le cadre des treize (13) litiges qu’ils ont initiés devant les Cours fédérales, les défendeurs avaient déposé au moins quatre-vingt-trois (83) requêtes, ainsi qu’une multitude de demandes de directives, de lettres argumentatives et d’autres types de communications auxquelles le PGC a été dans l’obligation de répondre et sur lesquelles les Cours ont eu à se pencher.

[8]  À ce jour, les trois demandes devant cette Cour ont toutes été rejetées avec dépens. Quant aux instances introduites par les défendeurs devant la Cour d’appel fédérale, elles ont soit été rejetés ou elles ont été suspendues indéfiniment, tel qu'expliqué plus loin.

II.  Audition de la requête

[9]  Au stade de l’audition de la requête en déclaration de quérulence, un plaideur a la pleine opportunité de faire valoir ses arguments. Conformément à une Ordonnance émise le 24 juin 2019, l’audition de la présente demande a été fixée au 22 août 2019 pour une durée de trois heures.

[10]  Le 14 août 2019, Mme Mbakop informe le greffe qu’elle a décidé de se retirer de toutes les procédures en cours. Conséquemment, cette dernière n’était pas présente à l’audience.

[11]  La méthode de la procédure minutée dite « chess-clock » a été employée à l’audience afin d’assurer la gestion du temps. Les deux parties disposaient de quatre-vingt-dix minutes chacune pour leur plaidoirie. Après l’audition, M. Yodjeu tente de déposer une nouvelle requête qui contient un rapport de l’audience qu’il a lui-même rédigé et qu’il dit avoir publié sur sa page Facebook. Il écrit en outre que le soussigné « s’est parfaitement bien comporté à l’audience et je lui dis merci. »

III.  Question en litige

[12]  Il faut signaler, au départ, que ce jugement traite uniquement de quérulence des défendeurs. La Cour n’a pas à se prononcer sur le bien-fondé des décisions rendues par d’autres instances, mais doit plutôt décider si les défendeurs exercent leur droit d’ester en justice de façon raisonnable. C’est donc davantage le comportement des défendeurs face aux décisions adverses et à l’autorité des tribunaux qui est en cause.

[13]  En plus d’un dossier de 675 pages, M. Yodjeu a soumis quelques jours avant le début de l’audience un document intitulé « Propos liminaires ».  Dans cette procédure qui compte 19 pages, M. Yodjeu réitère qu’il est la victime de plusieurs employés du Gouvernement du Canada.  Il revient sur ce qu’il qualifie de « modus operandi criminel » des fonctionnaires, procureurs et huissiers en justice qui ont été impliqués dans les instances devant cette Cour.

[14]  Tous les arguments mis de l’avant par les défendeurs pour contester la demande relèvent de questions dont la Cour n’est pas saisie. Les défendeurs ont fait état de plusieurs allégations contre divers agents de CIC et les procureurs et employés du PGC les accusant de fautes pénales ou civiles visant à persécuter la famille Yodjeu au Canada.  Ceux-ci ont été étudiés à fond par le juge Yvan Roy dans l’arrêt Yodjeu Ntemde c Canada, 2018 CF 410. Dans son jugement, le juge Roy fait une revue exhaustive de la kyrielle de plaintes, allégations et procédures dont M. Yodjeu était l’instigateur suite au refus de sa demande de parrainage, au bénéfice de son épouse, Mme Mbakop et de leur fille, en août 2012, ainsi que le rejet des DRP de ces dernières, en mai 2013. L’action des défendeurs en dommages a été rejetée par voie de jugement sommaire. Aucun appel n'a été logé à l'encontre de cette décision.

IV.  Question en litige

[15]  L'enjeu principal de cette demande est le droit des défendeurs de dorénavant engager des procédures devant cette Cour avec ou sans autorisation préalable.

[16]  La jurisprudence de cette Cour retient généralement sept critères permettant d'établir qu'une personne exerce son droit d'ester en justice de manière excessive ou déraisonnable. Ces traits particuliers ou « marques »  ont ainsi été définis par le juge Luc Martineau dans l’arrêt Olumide c Canada, 2016 CF 1106, au paragraphe 10:

(a) Le plaideur a été sermonné par divers tribunaux pour avoir eu un comportement vexatoire et abusif.

(b) Le plaideur intente des poursuites frivoles (y compris des requêtes, des demandes, des actions en justice et des appels).

(c) Le plaideur fait des allégations scandaleuses et non fondées contre les parties adverses à la Cour.

(d) Le plaideur remet en litige des questions ayant déjà été tranchées contre [le plaideur quérulent].

(e) Le plaideur interjette couramment et systématiquement appel de décisions interlocutoires et finales, et ce, sans succès.

(f) Le plaideur fait fi des ordonnances des tribunaux et des règles des tribunaux.

(g) Le plaideur refuse de payer les dépens non réglés adjugés contre lui.

[17]  Cela dit, pour conclure à un comportement quérulent, excessif et déraisonnable sur la foi de ces caractéristiques, il ne faut pas qu’elles soient nécessairement toutes présentes. Chaque cas est un cas d’espèce. C’est la globalité de l’analyse qui importe.

V.  Analyse et décision

[18]  Le 12 juin 2019, le juge Yves de Montigny de la Cour d’appel fédérale a prononcé à l’endroit des défendeurs une déclaration de quérulence : Canada (Procureur général) c Yodjeu, 2019 CAF 178. L’analyse entreprise par le juge de Montigny expose les abus de procédure auxquels M. Yodjeu s’est livré depuis 2014, et auxquels sa femme s’est jointe en 2017. Il est superflu de refaire l’exercice, et je m’en remets à ce chapitre à la description figurant dans son jugement.

[19]  Il incombe au demandeur en l’espèce de prouver la conduite vexatoire selon la prépondérance des probabilités. Toutefois, comme l’explique le juge David Stratas dans l’arrêt Canada c Olumide, [2018] 2 RCF 328, 2017 CAF 42 au paragraphe 38 : « … sur le plan pratique, compte tenu du poids qui peut être accordé aux conclusions rendues par les autres tribunaux, le défendeur devra sûrement produire des éléments de preuve extrêmement crédibles pour faire obstacle à la demande. »

[20]  Force est de conclure que les défendeurs présentent pratiquement toutes les marques de quérulence reconnus par la jurisprudence.

[21]  Les défendeurs multiplient les recours vexatoires en déposant des requêtes interlocutoires et des avis d’appels et en écorchant au passage les juges ou protonotaires qui ne leur ont pas donné raison. Malgré les jugements rendus par cette Cour et la Cour d’appel fédérale qui, tous, leur donnent tort, rien ne cesse. Au contraire, avec le temps, tout s'amplifie de façon exponentielle. Ils réitèrent les mêmes questions par des recours successifs, toujours à la recherche du même résultat, et ce, malgré des échecs répétés. Ils interprètent l’échec de leurs recours devant les tribunaux comme la confirmation qu’ils n’ont pas encore obtenu justice. De plus, ils présentent des arguments à la limite du rationnel.

[22]  Plus encore, les faits sont faussement interprétés par les défendeurs.

[23]  Pour ne citer que quelques exemples, dans ses propos liminaires et lors de sa plaidoirie, M. Yodjeu a soutenu que M. Denis Bilodeau, le sous commissaire du Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada, « a identifié que le Gouvernement du Canada et plusieurs de ses employés ont commis trois catégories de graves fautes contre eux. » Cependant, lorsque questionné à ce sujet par le soussigné, M. Yodjeu a avoué qu’aucune décision n’avait été rendue par M. Bilodeau quant aux actes répréhensibles reprochés. M. Bilodeau avait clairement indiqué dans sa lettre du 21 septembre 2018 qu’il avait décidé de ne pas mener une enquête sur les allégations que M. Yodjeu avait soulevées dans sa divulgation.

[24]  M. Yodjeu affirme dans ses propos liminaires que le soussigné avait fixé l’audition le 22 août 2019 sans demander au préalable sa disponibilité, et ce, malgré qu’il avait connaissance des directives écrites du juge Denis Gascon émises le 8 mai 2019, qui se terminent comme suit :

Par ailleurs, afin de pouvoir fixer l’audience sur le fond de la demande dans le présent dossier, les défendeurs devront soumettre, et ce dans les cinq (5) jours de la présente directive, leurs dates de disponibilité/non-disponibilité jusqu’à la fin de 2019 pour la tenue de cette audience.

[25]  Confronté avec cette information, M. Yodjeu a admis qu’il ne s’est pas conformé aux directives de la Cour et qu’il n’a soulevé aucune objection quant à la date d’audition avant le 18 août 2019.

[26]  Fait plus préoccupant, M. Yodjeu déclare dans un affidavit assermenté le 26 août 2019, souscrit à l’appui d’une toute nouvelle requête, que l’idée de déposer une demande de contrôle judiciaire de la décision de M. Bilodeau du 21 septembre 2018 lui a été suggérée par le soussigné à l’audience. Je ne peux passer sous silence ce qui est manifestement une grave déformation de la réalité. Cette allégation est tout simplement fausse.

[27]  En date d’aujourd’hui, les défendeurs ont introduit trois litiges devant cette Cour et douze appels devant la Cour d’appel fédérale. Ces instances ont donné lieu à presqu’une centaine de requêtes, multiples demandes de directives du greffe, et lettres de toutes sortes. Ces dossiers ont mené au prononcé de plusieurs directives, ordonnances ou jugements sur les débats soulevés. Pour tout dire, l'escalade des procédures judiciaires est constante, continue et, malheureusement, sans fin.

[28]  En tentant d’entamer des nouvelles procédures devant cette Cour pendant que la présente affaire demeurait en délibéré, M. Yodjeu fait lui-même la démonstration de la présence d’un symptôme de quérulence. L’on sent que cette affaire le perturbe énormément. Il le dit lui-même :

« Le fait est que je ne me cache plus et je m’assume; je fais partie de la classe des âmes incarnées sur cette terre pour apporter de la Lumière et je réaliserai ma mission sur cette terre et personne ne m’y empêchera. »

[29]  Évidemment, M. Yodjeu ne lâchera pas jusqu’à ce que sa réputation soit rétablie. Somme toute, M. Yodjeu continue à remettre continuellement en question le passé.  

[30]  Cela suffit. J’estime que le temps est venu d'intervenir pour arrêter ces débordements. Tout comme le juge Montigny, je suis d’avis qu’il y a lieu de déclarer les défendeurs plaideurs quérulents et de dorénavant banaliser l'encadrement de leur droit d'ester en justice.


JUGEMENT dans le dossier T-1323-18

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

  1. DÉCLARE les défendeurs plaideurs quérulents sujets à autorisation préalable au sens de l'article 40 de la Loi sur les Cours fédérales;

  2. INTERDIT aux défendeurs, directement ou indirectement, à quelque titre que ce soit, individuellement ou conjointement avec toute autre personne physique ou morale, de déposer toute nouvelle demande en justice, requête, plainte ou autre procédure de quelque nature devant cette Cour sans avoir obtenu l’autorisation préalable du juge en chef ou d’un juge désigné par lui;

  3. INTERDIT aux défendeurs de communiquer avec le greffe par téléphone et par courriel ou de soumettre tout documents par voie électronique, par télécopieur ou au comptoir;

  4. REFUSE le dépôt de toutes les requêtes et correspondances soumises par les défendeurs au mois d’août 2019;

  5. ORDONNE que toute demande d’autorisation, le cas échéant, soit faite exclusivement par le biais d'une requête écrite transmise par courrier postal;

  6. ORDONNE l'exécution provisoire du présent jugement, nonobstant appel;

  7. CONDAMNE les défendeurs à payer au demandeur les dépens fixés à 5000 $ à titre d'honoraires judiciaires et les débours.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1323-18

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c LÉOPOLD CAMILLE YODJEU NTEMDE et MARLYSE MBAKOP

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 août 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 août 2019

 

COMPARUTIONS :

Patricia Nobl

 

Pour le demandeur

 

Léopold Camille Yodjeu Ntemde

 

défendeurs

(POUR SON PROPRE COMPTE)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Québec (Québec)

 

Pour le demandeur

 

 

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